DU BOIS, Louis : Notice sur Charles Graindorge d'Orgeville, Baron de Ménil-Durand in Almanach de la ville et de l'arrondissement de Lisieux pour 1839. - Lisieux : Veuve Tissot, [1839].- p. 75-80.
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Notice sur Charles Graindorge d'Orgeville, Baron de Ménil-Durand par Louis DU BOIS

Comme ce tacticien distingué n'a jusque à ce jour été l'objet d'aucun article biographique, même dans nos plus volumineux dictionnaires historiques, nous avons cru devoir rappeler en peu de mots à la mémoire de nos concitoyens un officier-général qui a vécu parmi eux et dont les descendans habitent encore notre arrondissement.

Charles Graindorge d'Orgeville, baron de Ménil-Durand, descendait d'une famille noble de la commune d'Ecorches (département de l'Orne : arrondissement d'Argentan). Il naquit à Ménil-Durand le 1er septembre 1736 ; il est mort à Londres le 13 thermidor an VII (31 juillet 1799), âgé de 63 ans, moins un mois.

Après avoir été quelque temps colonel en second du régiment de Navarre, infanterie, il avait été nommé le 1er janvier 1784 Maréchal-de-Camp : c'est en cette qualité qu'il commandait au commencement de 1789 une des quatre brigades d'infanterie (les régimens d'Ile-de-France et de Lorraine) de la 17e division qui embrassait alors la Normandie. Lié avec le maréchal de Broglie, il le suivit dans l'émigration du mois de juillet 1789, qui suivit de près cette chûte de la Bastille qui annonçait celle de l'ancienne monarchie.

Le baron de Ménil-Durand avait à peine vingt ans, lorsque, sous le voile de l'anonyme dont il continua de couvrir ses autres productions, il publia son premier ouvrage. C'était le Projet d'un Ordre Français en tactique, ou la phalange coupée et doublée, soutenue par le mélange des armes, proposée comme système général, dont on prouve l'excellence et la supériorité en comparant perpétuellement à la méthode actuellement en usage celle-ci qui n'est autre chose que le système de Folard étendu et développé, auquel on a joint les idées des plus grands maîtres, particulièrement du maréchal de Saxe, fortifiant le tout par un grand nombre de nouvelles preuves, autorités et réponses aux objections. Paris: Boudet, 1775, 1 volume in-4°. Ce projet divisé en quinze chapitres a pour objet de substituer, pour l'ordre de bataille, au système qui était en usage des bataillons minces composés de 685 hommes alignés directement, des colonnes de 768 hommes à 24 de front et 32 de hauteur. L'auteur accompagne chacune de ces colonnes (qu'il désigne sous le nom de Plésions) de deux peletons de grenadiers, formés chacun de 48 hommes à 3 de hauteur, et qui s'établiraient à quelques pas en arrière sur le flanc des Plésions. Il place ensuite deux petites troupes de cavalerie, chacune de 24 hommes sur deux rangs en arrière des grenadiers. Comme les détails de ce système ne peuvent intéresser que des tacticiens, nous les renvoyons à l'ouvrage même qui fut bien accueilli par beaucoup d'hommes habiles en stratégie. L'auteur donna à ce Projet une Suite en 1758.

Au surplus cette grave question, qui ne tarda guères à partager les tacticiens entre l'ORDRE PROFOND et l'ORDRE MINCE, occupa vivement Ménil-Durand partisan du premier. On doit dire à sa louange qu'il se donna le temps d'étudier conscientieusement la matière, car ce ne fut qu'en 1764 qu'il livra à l'impression ses Fragmens de Tactique, ouvrage composé de six memoires sur les chasseurs et la charge, sur la manoeuvre de l'infanterie, sur la colonne, sur l'essai général de tactique etc., 1 vol. in-4°. Ils ne tardèrent pas à être suivis d'une Suite contenant trois nouveaux mémoires, 1 vol. in-4°. Ce fut en 1772 qu'il mit au jour ses Observations sur le canon par rapport à l'infanterie en général et à la colonne en particulier, suivies de quelques extraits de l'Essai sur l'usage de l'artillerie. Paris, Jombert. 1 vol. in-4°.

Comme on l'a vu, il ne s'agissait de rien moins que de substituer un nouvel ordre de bataille à celui qui était alors commun à la France avec les autres puissances de l'Europe. Le chevalier de Folard avait dès longtemps attaqué le système dominant, parce qu'il avait cru voir dans la profondeur de l'ordonnance de bataille des Grecs la principale cause de la supériorité stratégique qu'il leur attribuait sur les tacticiens modernes. Ce fut surtout durant la paix qui suivit la guerre de 1741 que cette opinion du commentateur de Polybe avait occasionné une grande discussion à l'importance de laquelle donna principalement lieu l'ouvrage que le maréchal de Saxe intitula Mes Rêveries, qu'il avait composé en 13 nuits et qu'il avait fini en décembre 1732 impr. en 1757).

Après le système proposé et défendu par Ménil-Durand la polémique se ranima plus vive sur ce sujet important où Maizeroy (auteur de La Tactique Discutée : 1773) s'était réuni au défenseur de l'Ordre Profond. Pour leur répondre le chevalier Tronçon du Coudray fit imprimer en 1776 une brochure anonyme qui avait pour objet de considérer les deux Ordres par rapport aux effets de l'artillerie.

De son côté le brillant acteur de l'Essai général de tactique, le comte de Guibert, s'était en 1773 rangé du côté des partisans de l'Ordre Mince, parce que, disait-il, «l'artillerie étant le principe le plus destructeur de tout ordre profond, il suffisait seul pour empêcher cet ordre de se rétablir, quand même il serait le plus avantageux de tous pour la mobilité et la facilité des dispositions». C'est là que Du Coudray avait renfermé le fond de la question. Ménil Durand ne laissa pas sans réfutation les objections de Du Coudray : il publia en 1776, in-4° une Réponse, forte de discussion et de style, à la brochure intitulée : L'ordre Profond et l'Ordre Mince considérés par rapport aux effets de l'artillerie. Paris, Jombert. 1716, in-8°.

La discussion ayant acquis plus de vigueur et son objet plus d'importance, le gouvernement se décida à livrer à l'épreuve d'une expérience publique et solennelle les deux systèmes stratégiques : il ordonna la réunion de 30,000 hommes en un camp de manoeuvres à Vaussieux dans le voisinage de la ville de Baïeux, sous les ordres du maréchal de Broglie, partisan de ce qu'il a plu au baron de Bezenval d'appeler «la difficile et diffuse tactique de M. de Ménil-Durand». Le maréchal fit donc essayer les deux Ordres au camp de Vaussieux (en 1778), et, comme disait Guibert, mit ainsi un poids immense dans la balance.

Toutefois cette grande influence ne fit pas réussir autant qu'on s'y attendait les nouvelles doctrines proposées, dont l'essai ne fut peut-être pas fait comme devait l'attendre l'auteur. Quoi qu'il en fût, le maréchal de Broglie commanda au camp de Vaussieux l'Ordre Profond avec une armée supérieure qui n'en fut pas moins battue constamment par le général Luckner auquel avait été confié le commandement de l'Ordre Mince. Ménil-Durand dit quelque part que son système, essayé en 1775, dédaigné en 1776 par l'effet du caractère futile du ministre Saint-Germain, avait été pratiqué en 1778 par une armée lorsque les défenseurs de la méthode en usage virent l'affaire devenue sérieuse et l'objet d'attaques plus vives que jamais.

Le défaut de succès ne découragea pas Ménil-Durand, et la protection du maréchal ne ferma pas la bouche à Guibert qui se crut obligé de défendre et qui défendit habilement l'opinion de l'armée contre celle de son général dans un livre dont nous donnerons le titre plus bas.

En 1779 la polémique continuait dans les ouvrages périodiques, tels que le Journal Militaire, le Journal des Sciences et des Beaux-Arts, et le Journal Encyclopédique. On lit dans la correspondance de Grimm, à la date de mai 1779 : «Ce fut à la suite du Camp de Baïeux que cette grande question fut agitée avec le plus de vivacité. M. de Guibert a réveillé les esprits sur cet objet intéressant par un ouvrage intitulé : Défense du système de guerre moderne ou réfutation complète du système de M. De Ménil-Durand. M. De Broglie continue de favoriser le système de l'Ordre Profond malgré la réclamation presque universelle de l'armée». On sait au surplus que cette discussion brouilla Guibert avec le maréchal.

Le baron de Ménil-Durand ne se tint pas pour battu quoiqu'il lui fallût tenir tête à forte partie : il donna en 1780 une Collection de diverses pièces et mémoires pour achever d'instruire la grande affaire de tactique et donner les derniers éclaircissemens sur l'ordre français proposé. Paris, 1780. 2 vol. in-8°. C'était le fruit, bien élaboré assurément, de 27 années de reflexions et d'études sérieuses.

En 1787, le savant tacticien fut employé à ces vastes travaux du port de Cherbourg qui avaient pour but, en réalisant les vues du maréchal de Vauban, d'assurer dans la Manche une retraite qui avait manqué en 1692 à la flotte française après la bataille de La Hogue, et de pouvoir plus certainement et de plus près menacer l'Angleterre. Il s'occupa aussi d'un projet de pont sur le Grand Vé où il était si dangereux de traverser à gué la rivière de Vire : construction d'une haute importance, d'une dépense considérable et d'une difficile exécution, qui fut entreprise sur le Petit Vé et qu'il était donné à notre époque de voir complètement exécuter.

Outre les productions que nous avons fait connaître, Ménil-Durand avait composé plusieurs autres écrits qui n'ont pas vu le jour, tels qu'une tragédie comique dont Judith était l'héroïne, etc. Il avait consigné sur les marges de la «Lettre (anonyme) à un partisan de l'Ordre Profond et de l'Ordre Mince combinés pour faire le meilleur Ordre possible», des notes et des observations que nous possédons et qui sont fort piquantes.

Je crois devoir lui attribuer une brochure curieuse, très rare, imprimée en 1784 (vraisembablement à Lisieux, chez Mistral). Elle a pour titre : Journal Extraordinaire en un seul volume, ou Extrait de quelques ouvrages assez intéressans, les uns philosophiques, les autres militaires, par une société d'officiers français. Genève. 1 vol. in-8°, de 269 pages. Ces Extraits, au nombre de neuf, offrent des réflexions sur diverses productions de Raynal, etc, et principalement sur des ouvrages de tactique du baron de Rohan, du général major Warneri, du comte d'Hodicq, et du chevalier de Buffon ; le neuvième et dernier article est un conte allégorique intitulé : Tactique, par ***, brigadier des armées du roi.

Deux ans avant sa mort, Ménil-Durand fit imprimer à Londres (1797, in-8°. de 48 pages) une petite brochure qui a pour titre : Lettres sur les systèmes et les esprits systématiques dans les sciences et dans les affaires, suivies de pensées sur l'ambition, sur le désir et les moyens de s'avancer.

Des deux fils du baron de Ménil-Durand, l'un, ancien collaborateur des Actes des Apôtres, faussement accusé de conspiration, fut exécuté à Paris le 6 thermidor an II (24 juillet 1794) ; l'autre, rentré de l'émigration sous le consulat, habite Versailles et vient passer la belle saison à sa terre de Balthasar dans la commune de Ménil-Durand. M. son fils (Gaston Graindorge d'Orgeville de Ménil-Durand) est membre des sociétés littéraires de Falaise et de Lisieux.


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