VALLES, Jules (1832-1885) : Hernani, (La Rue, 29 juin 1867).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (04.05.1998)
Texte relu par : A. Guézou
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texte établi d'après l'édition de 1879 sur un exemplaire de l'édition en fac-simile des éditions du Lérot (Tusson, 1987).

Hernani
par
Jules Vallès

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Je m'étais posté au café même du théâtre, où le patron m'avait donné la meilleure place : il me voyait venir autrefois avec Gustave Planche, au temps où le pauvre homme commençait à souffrir du mal qui devait l'emporter et où je soutenais sur mon bras de vingt ans sa vieillesse précoce. J'aperçus, à deux tables plus loin, Toussenel qui venait aussi et qui est resté un habitué : ce bon Toussenel, toujours simple et modeste, en tenue d'officier retraité, chapeau de feutre mou, redingote boutonnée, moustache et barbiche blanches. Nous causâmes une minute du passé, mais une minute seulement ; il était sept heures et l'on allait jouer Hernani.

Toussenel n'avait pas de place, quelques autres assez célèbres non plus, mais un tas de petits jeunes gens inconnus serraient dans leur main, humide de fièvre, un billet d'orchestre ou de parterre, un amphithéâtre ou un strapontin qu'avait donné Vacquerie ! Ils avaient promis d'applaudir, et la salle, ce soir-là, devait appartenir aux admirateurs, point au public.

Pipe-en-Bois lui-même était là, qui m'avoua être venu, non en gaulois, mais en romain : Pipe-en-Bois passé à l'ennemi ! Il représentait hier le scepticisme, sauvegarde des républiques, aujourd'hui il chauffait l'enthousiasme, fils des respects aveugles ! Lui aussi : Tu quoque fili !

Je sortis, je souffrais à voir qu'il n'y aurait absolument que des perroquets et pas un merle sur le chemin du triomphateur.

On criait vers la rue Saint-Honoré : c'était le grand Dumas qui arrivait, appuyé sur sa fille. Janin passa, crevant d'obésité, gonflé de joie ; les dames, en burnous blanc ou châle rouge, s'échappaient des fiacres, descendaient des calèches, avec des airs de figurantes, des couronnes de muses. Tout d'un coup quelqu'un dit :
«Voici les poètes !»

J'aperçus quatre ou cinq garçons berchus, blafards, étiques, allant deux à deux, comme des distiques de la décadence, et dont la gravité me fit peur !

Je m'attendais au foulard tulipe, au gilet cerise, au frac vert, au chapeau pointu ! N'était-ce point l'uniforme des hugolâtres à la première de Hernani ? Avaient-ils au moins dans leurs poches, des cervelas, pistolets de cochon, qu'ils tireraient pendant les entr'actes ? Hélas ! non ! - En queues de morue et cravates blanches, ils rappelaient le second invité dans les pièces de l'Odéon ; ils arrivaient, en omnibus, d'une petite crémerie de la rue de Seine où, pendant huit jours, ils s'étaient jetés mutuellement dans les bras les uns des autres, la figure suante d'émotion et barbouillée de jaune d'oeuf, en criant : «Hugo est Dieu ! - n'est-ce pas Coppée ? - et Banville est son prophète !» - Passe-moi le cognac, Glatigny !

Des poitrines de poulet, des mollets de coq ! - On dit que ceux de 1830 agitaient des têtes de lion sur des cous d'athlète ; avec cela des appétits à manger un veau, des poings à tuer un boeuf !

C'est donc que le romantisme a vieilli ou que, bourré de mauvaise graisse, il a fait des fils rachitiques.

N'importe, tout maigres qu'ils fussent, ils tenaient de la place, et j'eus de la peine, moi réaliste, à me caser. J'y parvins pourtant.

La salle était pleine du parterre au paradis ; il y avait là toute la grande critique et la Grande Bohême, les Lousteaux de petit journal et les d'Estrigauds de bouibouis, Desgenais à côté de Pet-de-Loup, et Giboyer près du marquis de Carabas.

On frappa les trois coups.

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Pendant quatre heures, les bravos ont éclaté retentissants et frénétiques, et tous nous avons crevé nos gants pour applaudir, chaque fois que passait un vers qui semblait être un écho de nos douleurs ou de nos espérances ! - Le bruit a été grand, le succès a paru immense.

Mais maintenant, maintenant que le lustre est éteint, que nous avons entendu battre tout haut le coeur de la foule et que nous savons bien ce qu'elle aime et ce qu'elle hait, faut-il laisser croire que l'honneur du triomphe revient au poète tout seul, et qu'il a soulevé l'enthousiasme rien qu'avec le levier de son génie ?

Ce serait être ingrat envers la foule et bêtement flatteur pour le poète.

Puis c'est pour n'avoir pas été avertis en face et parce qu'on n'y a pas mis assez de froideur ou de franchise, que des hommes se sont crus grands, trop grands, et il y a eu des malentendus qui ont amené des malheurs publics : on me comprend.

Jugeons donc froidement les choses, et voyons d'un coup d'oeil ce que vaut Hernani !

Il y a de grands vers sans doute, mais pas une situation juste et puissante, et surtout rien, rien qui ressemble de près ou de loin à une oeuvre de liberté et de combat ! Quoi ! c'est de ce mélodrame qu'on a dit qu'il fut le point de départ d'une révolution !

En quoi, pourquoi ? - Parce qu'au lieu de singer Eschyle, M. Victor Hugo imita Lope de Vega ou Shakespeare ? Parce qu'il rompit avec les trois unités, cette vieillerie classique qui allait , comme feuille pourrie, se mêler au fumier des règles mortes ? Parce qu'au lieu de faire marcher le vers comme marche un soldat, l'oeil à quinze pas, et le petit doigt sur la couture du pantalon, il cassa l'os à la césure et inventa l'enjambement ?

Mais tout cela est misérable, et l'on serait grand homme à trop bon marché, s'il suffisait de ces bêtises, maintenant, pour enlever une popularité !

La pièce a peut-être une âme : Non.

Un roi qui court, pérore et pardonne ; un bandit qui se moque du peuple comme de Colin-Tampon, s'amende pour rien, se vend pour un ruban, qui porte derrière son dos, comme une excroissance, un cor au son duquel on l'appelle et on le tue, ainsi qu'un chevreau savant ; des conjurés qui ont l'air de conspirer dans les caves de l'hôtel Rambouillet ou de sentimentaliser dans un souterrain de Ducray-Duminil...

Voilà le drame ! Il n'y a point là de quoi faire tourner les têtes ni déranger les sergents de ville ! Le boulevard du Temple en a vu bien d'autres.

Et là, au moins, la pièce ne se jouait pas entre empereurs et papes, féodaux et bandits : ce n'était pas l'invraisemblance du roman avec le pédantisme insolent de l'histoire !

Comment ! on se fait depuis vingt ans ruiner, emprisonner, tuer, par haine du passé, et ce passé, vous nous le ramenez insolent et bavard par la main ! il avance sur le théâtre dans les bottes d'un empereur ou dans la mule d'un pape ; et il se trouve des critiques pour applaudir à ce méli-mélo de pape et d'empereur comme à la résurrection d'une liberté !

Que le Chargé d'affaires et les parents de M. Hugo applaudissent ! c'est bien : ils sont éblouis ou payés. Mais nous serions, nous, leur complice ou leur dupe ! Vous voulez nous faire prendre vos flambeaux de palais et vos lampes d'autel pour les lanternes d'une révolution !

O misère ! profaner ce grand mot ! quand sous cette enseigne déchirée par les balles, nos pères, nos amis et nos frères ont versé leur sang qui a coulé comme l'eau des fontaines, inondant de son flot tiède nos fronts, nos mains, quand la terre est humide encore, vous venez nous jeter à la face votre poison en fiole, votre rouge en pot, vos poignards en zinc, vos couronnes en carton, vos tiares de papier, et nous dire : il y a là une révolution !

Non : et ne nous y trompons pas ! ne confondons pas faiseur d'antithèses et meneur de peuples, peintre et tribun !

M. Victor Hugo n'est qu'un superbe monstre.

Il est venu au monde, la tête et la poitrine vides, sans cerveau ni coeur ; mais, comme ce Memnon dont il parle, il chante dès qu'un rayon le touche, rayon de soleil ou de gloire, feu d'église ou éclair d'épée, flamme qui jaillit de la couronne d'un roi ou du fusil d'un émeutier !

Il fut le Memnon de beaucoup de gens et de bien des choses : de Napoléon Ier, de Charles X, de Louis-Philippe, le sous-Memnon du Président, et le voilà redevenu le Memnon en chef de la liberté !

Qu'il soit cela : une statue creuse que quelques-uns planteront comme le dieu de la défaite ; où l'on accrochera des ex-voto et sur laquelle on frappera, comme les paysans sur les casseroles, pour rappeler ou maudire les abeilles ! Cela, et rien de plus !

Il espère davantage et on veut mieux pour lui ; je le sais, et c'est bien pourquoi j'écris qu'il n'est qu'un prétexte et qu'on ne doit pas se tromper sur le triomphe qu'on lui a fait.

Fils d'une mère catholique, M. Hugo a dans le sang l'amour des tiares et des diadèmes, comme un nègre a l'amour du clinquant et des verroteries, il aime les pèlerins, les moines, découpe dans l'air des cathédrales, et je parie qu'il croit aux revenants !

Fils d'un père soldat, il a chanté la guerre, la guerre horrible, d'où les tyrans sortent éperonnés, bottés, en criant : la Patrie, c'est moi !

Ses souffrances, qu'il a de quoi consoler, ne me font pas lui pardonner celles qui n'ont ni consolation, ni remède. Il est pour moitié, avec un autre poëte, Béranger, dans notre malheur !

Je préfère sans doute son exil là-bas, aux funérailles de l'autre, entre des haies de sergents de ville qui saluaient. Mais n'oublions rien ; et n'écrivons pas que Hernani est un chef-d'oeuvre, - ce qui serait une sottise, - ni que M. Victor Hugo est un révolutionnaire ! - ce qui serait un mensonge et un danger !

29 juin 1867.


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