SAINT-LAMBERT, Jean-François, chevalier puis marquis de (1716-1803) : Sara Th.. (1769).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (06.XII.2001)
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : n.c.) de l'édition des Saisons donnée à Amsterdam en 1769.
 
Sara Th..
par
le marquis de Saint-Lambert

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IL y avoit plus de cinq ans que j'avois achevé mes voyages, & qu'après avoir étudié l'homme dans les différentes parties de l'Europe, dans les grandes villes, dans les cours, dans les états de la vie les plus enviés, j'étois persuadé que les pays que j'avois vus & le mien même n'étoient pas la patrie du bonheur & de la raison. Ma famille vouloit me marier : mon pere se flattoit de me trouver une femme qui me feroit oublier une parente que j'avois aimée dans mon enfance, & que la mort m'avoit enlevée : en attendant il vouloit que je m'occupasse des biens qui devoient m'être cédés au moment de mon mariage ; il me fit partir pour le nord de l'Ecosse où nous possédons une terre aux environs d'Aberdeen ; je me mis en chemin vers la fin du printemps & dans les plus beaux moments de l'année. Le soleil étoit prêt à se coucher lorsque j'arrivai à huit mille d'Hamstead (c'est le nom de cette campagne.) Je sçavois qu'elle étoit mal bâtie & mal meublée, & que je ne pouvois y trouver qu'un mauvais souper & un méchant lit ; j'étois fatigué & j'avois faim ; je me déterminai à passer la nuit dans une métairie qui par sa situation, & par un certain air de commodité, de propreté & d'abondance champêtre avoir fixé mon attention.

Cette ferme étoit placée sur le penchant d'un côteau qui la garantissoit du vent d'ouest si violent dans ces contrées ; elle étoit à cent toises d'une petite riviere qui coule dans un joli vallon : des prairies artificielles, des vergers remplis de pommiers à cidre, des champs couverts de légumes l'environnoient ; il y avoit à quelque distance de la maison un petit bois de hêtre ; des chevaux, des boeufs, des brebis paissoient dans le vallon & sur les côteaux ; quatre enfants de la plus agréable figure jouoient dans une cour peuplée de volaille de toute espèce : à la porte de la cour je vis une femme de l'âge de vingt-cinq à trente ans ; elle étoit blonde & fraîche, quoiqu'un peu hâlée ; elle avoit de grands yeux noirs & une gorge très-blanche qu'elle laissoit voir toute entiere en donnant à tetter à un enfant de cinq ou six mois. Il me sembla que les traits de cette charmante paysanne ne m'étoient pas inconnus : je lui demandai à qui appartenoit cette ferme, & si mes gens & moi nous pouvions y passer la nuit : je l'assurai que mes hôtes seroient très-contents de nous. Elle me répondit que la ferme appartenoit à son mari ; que personne ne logeoit chez eux pour de l'argent ; mais qu'ils recevoient de leur mieux les étrangers de toute sorte d'états. Elle m'invita sur le champ à descendre de cheval & me conduisit sans cérémonie à la chambre qu'elle me destinoit. Cette chambre étoit agréable ; les meubles en étoient simples & propres ; de la fenêtre la vue s'étendoit & s'enfonçoit dans le vallon en suivant le cours & les détours de la petite riviere.

Sara Philips (c'étoit ainsi que s'appeloit la jolie fermiere) me dit qu'elle alloit préparer mon souper ; qu'en attendant j'avois à choisir de me reposer dans ma chambre, ou dans le jardin sur un banc de gazon qui étoit sous des arbres, auprès d'une petite fontaine. La soirée étoit belle ; l'air avoit été brûlant pendant le jour ; je choisis de me rendre dans le jardin. Vous avez raison, me dit la fermière, & vous allez goûter deux de nos grands plaisirs, le frais après la chaleur, & le repos après la fatigue ; si cependant vous vouliez lire en attendant le souper, voilà des livres : en disant ces mots elle me montroit un cabinet où j'entrai.

J'étois curieux de voir la bibliothèque d'un païsan ; je m'attendois à y trouver quelques-uns de ces petits romans barbares qui nous viennent des Provençaux, & des livres de dévotion : je vis d'abord les ouvrages de Tull & à peu-près tout ce qu'on a écrit de mieux sur l'Agriculture : je fus étonné de trouver là les Mémoires de l'Académie de Rennes, livre excellent, mais écrit dans une langue qui devoit être inconnue à mes hôtes : bientôt je ne doutai plus qu'ils n'entendissent le François, lorsque je vis sur une tablette les Essais de Montagne, le Droit Naturel, et le Poëme de la Loi Naturelle : je vis aussi une traduction Françoise du Prædium Rusticum, Poëme du Jésuite Vanières. Le reste de la bibliothèque étoit dans notre langue ; c'étoit les Caractéristiques du Lord Shastesbury, le Systême moral d'Hutcheson, &c. Quoi ! disois-je, des livres de Philosophie chez des païsans ! les meilleurs Philosophes Anglois & François dans une métairie auprès d'Hamstead ! ils doivent être bien étonnés de se trouver là ! quel usage peuvent faire ces bonnes gens de tous ces livres ! ils appartiennent sans doute à quelque Gentilhomme du voisinage qui, charmé de cette campagne, ou peut-être de cette fermiere, vient passer ici le tems de la belle saison. J'achevai ensuite la revue de la bibliothèque, je n'y vis plus que quelques livres de Méchanique & de Médecine-Pratique, les romans de Richardson, des traductions des Idylles de Théocrite, des Eglogues & des Georgiques de Virgile, des Poésies de Tibulle, de Gesner & de Haller : je ne vis des ouvrages de nos Poëtes que les Pastorales de Philips, les Délices de la vie champêtre, par Cowley, quelques morceaux de Spencer, la Fable de Philemon & Baucis, par Dryden, & les Saisons de Thomson : je pris le Poëme de la Loi Naturelle, & j'allai le lire sur le banc de gazon.

Je m'étois à peine assis que j'entendis de grands cris autour de la maison. Les enfants qui m'avoient suivi dans le jardin & qui m'examinoient curieusement coururent à la porte ; j'y vis courir la fermiere : ils alloient au-devant d'un chariot vuide qui entroit dans la cour : ce chariot étoit conduit par le fermier qui revenoit d'Aberdeen où il avoit été vendre du seigle, & où ses affaires l'avoient retenu quelques jours. Je connus aisément le maître du logis à la maniere dont il fut reçu ; sa femme l'embrassa tendrement ; elle prit deux de ses enfants sur ses bras ; elle les éleva jusqu'aux joues de leur pere qui se laissa baiser : il tenoit en même tems par les mains deux autres de ses enfants qui attendoient leur tour de le baiser aussi. Après ces douces caresses, ils vinrent tous vers le jardin, & j'allai au-devant d'eux. Le fermier étoit un homme de trente ans, fort bien fait ; son visage étoit assez beau, & sa physionomie étoit noble & agréable : il me remercia de la préférence que j'avois donnée à sa maison pour y passer la nuit. Ils me quitterent ensuite, & je les vis entrer dans une chambre qui donnoit sur le jardin & dont la fenêtre étoit ouverte : ils allerent ensemble vers un berceau où reposoit leur cinquieme enfant : ils se courboient tous deux sur le berceau, & tour-à-tour regardoient l'enfant & se regardoient en se tenant par la main, & en souriant. J'étois enchanté du spectacle touchant de cet amour conjugal & de cette tendresse paternelle.

Le souper étant prêt, nous allâmes nous mettre à table : mes hôtes me demanderent la permission de faire manger leurs domestiques & même les miens avec moi ; j'y consentis. La table étoit servie proprement ; elle étoit couverte de poudings & de légumes, & d'un rôti de boeuf : tous ces mets avoient le meilleur air du monde ; les sièges étoient commodes ; mais il n'y avoit qu'un fauteuil qui étoit destiné à un vieillard qu'on me présenta : c'étoit le pere du fermier ; il me fit un accueil fort honnête, & nous nous assîmes.

J'étois auprès de la fermiere : je remarquai qu'elle envoya une jeune servante se placer auprès d'un jeune berger : je demandai si c'étoient de nouveaux mariés. Ils ne sont pas mariés, dit-elle ; mais ils s'aiment, ils ne se sont pas vus de la journée, & ils auront du plaisir à être assis l'un auprès de l'autre. Je vis qu'elle envoyoit à un de ses valets un plat qu'il aimoit beaucoup & qui étoit là pour lui seul : elle fit donner du cidre à ceux dont les travaux avoient été les plus pénibles : elle rendoit raison du choix des mets qui étoient servis ; elle disoit pourquoi, ce jour-là, certains légumes ne paroissoient pas sur la table, pourquoi elle en avoit préféré d'autres, pourquoi elle avoit donné un certain assaisonnement : c'étoit toujours pour augmenter le plaisir du souper qu'elle avoit tout fait. Cette femme me paroissoit singulière ; le fermier avoit les mêmes attentions & les mêmes recherches sur les plaisirs de la table. Le repas étoit simple & excellent ; les convives étoient sobres & sensuels ; l'égalité régnoit dans cette maison ; les domestiques étoient familiers avec les maîtres ; ils ne leur montroient pas du respect, mais beaucoup de zele & d'amour.

Lorsqu'on eut un peu calmé la faim, on se parla : le fermier me fit des questions sur le païsage des lieux que j'avois traversés ; il me vanta celui des environs de sa métairie & me pressa de rester le lendemain pour le voir. Sa femme & lui s'occupoient de moi, sans oublier leurs domestiques ; ils louoient les uns de leur gaieté dans le travail, les autres d'un service qu'ils avoient rendu ; ils leur parloient de la beauté du jour, du chant du rossignol, des fleurs, des espérances de la moisson, de leurs amours : les domestiques se parloient entr'eux de ces plaisirs charmans, & tous paroissoient les sentir.

C'étoit sur-tout du vieux pere qu'on étoit occupé : je n'avois jamais vu de vieillard plus affable, plus gai : je le dis à la fermiere. Monsieur, me dit-elle, ce sont les vieillards qu'on néglige qui ont de l'humeur ; dès qu'on veut bien les compter encore pour quelque chose, ils en sçavent gré & ils font doux. Je vis qu'on exhortoit le bon-homme à boire ; j'en fus un peu étonné. Monsieur, me dit la fermiere, je crois que dans le cours de la vie il faut s'occuper du soin de retarder la vieillesse, mais qu'il faut se borner dans la vieillesse à rappeler le sentiment de la vie. Ces réponses me surprenoient ; je ne doutai plus que la bibliothèque ne fût à l'usage de mes hôtes, & je leur parlai de leur livres. Ils me répondirent avec esprit. Je me récriai sur l'étonnement que me causoient leurs lumières & sur-tout celles de Sara. Quoi ! disois-je, une jeune femme ! à la campagne !... Oh ! vous ne connoissez pas Sara, me dit le vieillard qui commençoit à être un peu ivre ; ô le divin coeur, le divin coeur ! Si vous sçaviez ce qu'elle a quitté pour nous ! oh ! si je pouvois me lever j'irois lui baiser les pieds. Sara me parut craindre l'indiscrétion de son beau-pere, elle étoit embarrassée, elle rougissoit. Philips (c'étoit le nom de son mari) pria instamment le vieillard de ne pas révéler un secret qu'il avoit promis de garder. Je ne dirai rien, dit le bon-homme, je ne dirai rien : une fille si belle ! qui avoit tant de richesses ! qui est si sçavante ! cela vous lève une gerbe ! Aujourd'hui qu'elle mène quelquefois un chariot, songe-t-elle à son carrosse !... La fermière se leva, fit ôter les plats & apporter le dessert : il étoit composé de fraises très-parfumées, de groseilles, de cerises & d'excellente crême. En même-tems de jeunes servantes jonchoient de fleurs les environs de la table & en bordoient les plats.

Ce spectacle réjouit le bon vieillard ; &, soit qu'il s'en occupât, soit qu'il craignît de déplaire à sa belle-fille, il se tut. Je n'ai pas fait apporter des fleurs au premier service, me dit Sara, parce qu'alors l'odeur des mets est très-agréable ; mais dès qu'on ne veut plus en manger, on ne veut plus les sentir, & c'est alors qu'on aime le parfum des fleurs. J'admirois l'intelligence de Sara dans l'art de rendre les sensations agréables plus agréables encore, & combien elle trouvoit de voluptés sans s'écarter de la plus simple nature. Philips & Sara me paroissoient si vivement occupés l'un de l'autre, si remplis d'attention, si heureux ! Je n'ai jamais vu d'union si délicieuse, parce qu'il est fort rare de trouver entre deux personnes les rapports qui étoient entre eux : ils avoient le même degré de sensibilité, les mêmes goûts, les mêmes opinions.

Peu de tems après le souper, mes hôtes me conduisirent à ma chambre ; Philips me fit remarquer la beauté de la nuit, l'or étincelant des astres, le silence de ce moment où la nature commande le repos. Sara ne manqua pas d'aller voir ses enfants ; Philips donna ses ordres, fit la visite de ses écuries, & le couple heureux alla partager un assez bon lit.

J'eus quelque peine à m'endormir : tout ce que je venois de voir me paroissoit un songe ; mais c'étoit un songe que j'aurois voulu faire durer toute ma vie.

Je m'éveillai assez matin ; mais je ne me serois point du tout pressé de partir : j'adorois mes hôtes ; leur demeure, leur genre de vie, l'union des domestiques, la sérénité, la gaieté qui regnoient dans la maison, tout m'enchantoit. Pour peu qu'on n'ait ni le coeur ni l'esprit mal faits, on se trouve si bien auprès de la vertu heureuse ! le spectacle de ses plaisirs est si doux ! Je me levai cependant, mais pénétré du regret de quitter la charmante métairie.

Dès que je fus habillé, je descendis dans la cour où je trouvai Philips & Sara. Le soleil venoit de se lever ; le ciel conservoit encore une légère nuance de ce jaune brillant qui succède à la blancheur que lui donne le crépuscule & qui précède ce bleu sombre qu'il prend pendant le jour. On respiroit le parfum des arbres & des plantes, & ce vent frais qui suit le lever du soleil ; la campagne, les hommes & les animaux reprenoient le mouvement ; les troupeaux sortoient de l'étable, les pigeons de la voliere, & les poules se répandoient dans la cour ; les domestiques se disposoient au travail. J'avoue que pour la premiere fois de ma vie je sentis bien le plaisir de voir commencer le jour, & je suis persuadé que Philips & Sara, malgré les foins dont ils s'occupoient alors, n'étoient pas insensibles à ce plaisir.

Je remarquai que dans la distribution du travail ils affectoient de placer toujours plusieurs ouvriers ensemble : ils disoient même aux bergers de conduire leurs troupeaux dans de certains lieux, voisins de ceux où travailloient les autres domestiques. Cette attention me parut singuliere ; je le dis à Sara. Les hommes égayent, me dit-elle, le travail qu'ils font ensemble ; la joie d'un seul se communique à tous ; si un berger joue de la flûte, un autre chante : plusieurs laboureurs qui conduisent leurs charrues dans des champs voisins, compagnons dans les mêmes peines, les adoucissent l'un avec l'autre ; ils se parlent de leurs espérances, ils s'unissent dans l'égalité de leur sort. Eh ! n'avez-vous jamais vu ceux des travaux champêtres qui sont communs à un plus grand nombre d'hommes rassemblés, comme une fenaison, une tondaison, une moisson ? C'est-là où, malgré l'ardeur du soleil, la soif, la sueur, la fatigue excessive, vous voyez le plaisir, vous entendez des cris de joie.

Philips prit la parole. Je crois, Monsieur, dit-il, qu'il y a de certains plaisirs qui pour être bien sentis veulent être goûtés avec plusieurs hommes qui en jouissent en même-tems. Plus les salles de spectacles sont remplies, plus les émotions y sont vives & agréables, & il en est ainsi de tous les plaisirs qui naissent en nous de l'admiration. Or qu'y a-t-il que l'on puisse admirer davantage & plus souvent que cette terre, ce ciel, ces eaux, ces bois, ces prés, toutes les graces & toutes les richesses de la campagne ? Je crois, continua Philips, que les biens que la nature donne à tous en communauté, sont précisément ceux qui augmentent de prix quand ils sont goûtés à la fois par un grand nombre. On aime à partager le plaisir d'un beau jour, d'une vue agréable, du parfum des fleurs, parce que ce partage n'ôte rien. Oui, dit Sara, & dès que le partage n'ôte rien au plaisir, il l'augmente. Les Poëtes ont trop vanté le charme de la solitude en parlant des délices de la campagne. Il semble quelquefois, à les entendre, qu'on ne puisse bien jouir de ces délices que loin des hommes ; mais c'est des hommes de la cour & de la ville qu'ils ont voulu parler, c'est-à-dire des hommes dont l'ame seche, dure ou frivole auroit été insensible au charme de la nature. Une preuve certaine que les Poëtes sentoient le besoin de communiquer leur plaisir pour l'augmenter, c'est qu'ils ont peint les beautés qu'ils admiroient, & qu'ils ont voulu transmettre les impressions qu'ils avoient reçues jusqu'à la dernière postérité.

Cette conversation, si délicieuse pour moi, fut interrompue par les faneurs qui sortirent en troupe de la maison : ils étoient accompagnés par l'aîné des enfants de Sara, qui portoit un rateau ; & jamais Roi n'a été si fier de son sceptre que cet enfant l'étoit de son rateau. Vous voyez, dit la mere, commencer le plaisir d'être utile, & le noviciat de l'agriculture.

Tout ce que vous dites & tout ce que je vois, divine Sara, lui répondis-je, m'inspire pour votre mari & pour vous le respect le plus profond & l'admiration la plus vive ; je voudrois passer entre vous le reste de ma vie, & mériter l'amitié de l'un & de l'autre. Votre voisinage me rend précieux un bien dont je ne tenois pas compte ; j'y viendrai souvent pour jouir de votre conversation & du spectacle des vertus & des plaisirs vrais que vous rassemblez dans votre maison. Peut-être, divine Sara, vous ferez-vous connoître davantage : vous me direz peut-être ce que le pere de Philips avoit tant d'envie de me dire. J'ai vu par l'attendrissement de ce bon vieillard & par les marques de respect qu'il vouloit vous donner, que plus instruit de ce que vous êtes & des circonstances qui vous ont conduite dans cette métairie, je n'aurai que de nouvelles raisons de vous estimer. Je le crois, dit Sara ; la maniere dont vous jugez de nous & de notre genre de vie, me fait penser que vous êtes au-dessus de bien des préjugés & que vous méritez ma confiance. Je la remerciai si vivement qu'elle en fut un peu embarrassée ; elle se tourna vers son mari & lui dit : mon cher ami, je vais parler à monsieur de la passion que nous avons l'un pour l'autre ; son mari l'embrassa tendrement, & nous quitta pour suivre les faneurs : il pria Sara de me retenir jusqu'à son retour & parut s'en séparer avec regret, quoiqu'il ne la quittât que pour quelques moments. Sara me dit qu'elle alloit donner ses soins à ses enfants & à son ménage ; elle me pria de l'attendre dans le jardin. Je l'y attendis long-tems ; elle vint enfin, s'assit avec moi sur le banc de gazon, & commença ainsi son histoire.

Je suis née dans la partie la plus méridionale de l'Angleterre, d'une maison fort riche & plus illustre encore par ses services & par ses titres. Je vous tairai le lieu de ma naissance & le nom de ma famille : on me croit morte, & je veux que mon existence soit ignorée ; cela est nécessaire pour qu'elle soit toujours heureuse. J'avois six ans lorsque je perdis ma mere. Mon pere, qui aimoit avec passion la philosophie & les lettres, & qui m'idolâtroit, ne voulut point se remarier & prit soin lui-même de mon éducation : il me trouvoit de la sagacité & l'amour de l'étude ; il voulut me faire part de ses connoissances & parut content de mes progrès. Mon pere, un des hommes les plus éclairés de son siècle, l'étoit autant peut-être que les Philosophes qui ont eu le plus de réputation ; c'est ainsi du moins que j'en ai jugé, lorsque j'ai comparé les instructions qu'il me donnoit avec celles que j'ai puisées dans les livres. Il avoit au souverain degré le courage d'esprit, & n'a jamais été effrayé des conséquences d'un systême qu'il avoit adopté ou d'un parti qu'il avoit pris. Je tiens de lui ce caractere ; & les leçons qu'il m'a données ne l'ont point affoibli. Mon pere étoit sensible aux beautés de l'art & à celles de la nature ; il avoit l'imagination vive & l'ame noble & tendre ; la philosophie trop seche, celle qui dégrade l'homme ou qui le glace, ne pouvoit être la sienne : il lui en falloit une plus favorable à l'enthousiasme qu'il sentoit pour la vertu & aux plaisirs de l'imaginattion. Je n'avois pas dix-huit ans & mon pere trouvoit que j'ajoutois des idées à celles qu'il m'avoit données. Je partageois aussi son goût pour les lettres ; il s'amusoit de ma conversation, je faisois son bonheur ; il ne pensoit point à me marier, & contente de mon état, je ne pensois pas à en changer.

Pendant que Sara me parloit ainsi, j'étois fort ému, je croyois la reconnoître ; il me restoit cependant encore quelqu'incertitude, & j'attendois avec impatience qu'elle la dissipât. Nous passions, continua Sara, une très-petite partie des hivers à Londres. Nous venions d'y arriver lorsqu'un jeune Ecossois se présenta pour servir chez mon pere. Il étoit de la figure la plus agréable, & il avoit dans la physionomie un caractère de sensibilité & d'honnêteté dont il étoit difficile de n'être pas touché.

Les paysans sont, comme vous sçavez, plus instruits en Ecosse qu'ils ne le sont dans le reste de l'Europe, & ce jeune homme étoit un des mieux élevés de son pays. Il ne se distingua d'abord des autres domestiques que par un extrême attachement à ses devoirs ; nous vîmes bientôt qu'il se faisoit aimer de tous ses compagnons & qu'il leur inspiroit son zele pour nous ; mon pere se trouvoit mieux servi, & ses gens paroissoient plus gais & plus heureux.

L'Ecossois avoit toujours quelque livre à la main, dans les moments de liberté que lui laissoient ses devoirs ; mon pere s'apperçut que ce jeune homme avoit beaucoup d'esprit : il voulut l'instruire. Mylord Dorset, disoit-il, a tiré Prior d'un cabaret pour en faire un des meilleurs Poëtes de l'Angleterre ; je ferai peut-être de ce domestique un citoyen éclairé qui fera l'honneur de sa patrie. Nous partîmes pour la campagne où le jeune homme nous suivit. Mon pere avoit de fréquentes conversations avec lui. Dans une de ces conversations il apprit que le desir de soulager la vieillesse de ses parents, par les petites sommes qu'il pouvoit prendre sur ses gages, avoit déterminé l'Ecossois à servir ; ce sentiment si vertueux toucha mon pere au point qu'il ne m'en parla qu'en répandant des larmes ; il voulut sur le champ lui donner une somme considérable que le jeune homme devoit envoyer à sa famille ; mais combien mon pere ne fut-il pas étonné lorsque son laquais refusa le présent qu'on lui vouloit faire ! monsieur, lui dit ce jeune homme, je dois mon travail à mes parents, & le prix que j'en reçois nous suffit à tous ; s'ils étoient dans la misère, j'accepterois vos bienfaits, mais il ne leur faut qu'un peu plus d'aisance, c'est à moi à la leur donner ; le salaire de mes peines est à eux comme à moi ; qu'ils en jouissent ; mais ni eux ni moi nous ne vous avilirons en nous nourrissant du pain de l'aumône. Mon pere ne tenta point de changer la maniere de penser de ce jeune homme ; mais il le tira de la livrée pour lui donner le soin de sa bibliothèque ; il lui donna aussi une sorte d'inspection sur ses fermiers. Dans ces deux emplois, Philips put recevoir, sans en être humilié, le bien que mon pere avoit envie de lui faire.

La bibliothèque étoit le lieu de la maison où j'allois le plus, & j'y trouvois souvent Philips. Je ne tardai pas à me plaindre lorsque je ne l'y trouvois pas toujours. Il ne m'y voyoit jamais entrer sans une émotion dont je m'apperçus & qui porta dans mon coeur ces sentimens qui me sont aujourd'hui si chers & auxquels je dois le bonheur de ma vie. J'étois trop éclairée pour ne pas sentir les conséquences de ma passion ; mais bientôt je ne fis usage de mes lumières que pour la servir & non pour la combattre. Je craignois & respectois l'opinion des hommes ; mais, disois-je, ils n'ont pas attaché la honte aux sentiments : je me permis les miens. Mon père devoit être plus sévère ; mais il devoit tout ignorer. Je me cachai même à l'objet de ma passion qui ne me découvrit pas la sienne, & qui me la laissa deviner. J'avois l'ame fière, élevée & sensible : ces caractères-là ne sçavent point combattre l'amour ; mais ils résistent à ses foiblesses. Philips d'ailleurs ne sçavoit qu'aimer, & l'excès de l'amour impose autant de respect que l'inégalité des rangs.

Je passai deux ans heureuse par le plaisir d'aimer & par celui d'être aimée, & moins humiliée de mon amour que fière de ne m'y livrer qu'avec modération. J'étois heureuse ; mais je perdis mon père ; & je ne sçais si je lui aurois survécu sans ce sentiment qui console de tout & dont j'étois remplie. Sara dans cet endroit fondit en larmes & resta quelque-tems sans parler.

C'est elle-même, me disois-je alors, c'est elle, je n'en puis plus douter : j'étois pénétré d'attendrissement ; j'étois prêt à me découvrir à Sara ; mais je fus arrêté par la crainte de lui ôter de la confiance & de perdre une partie de son histoire. Elle la reprit ainsi, lorsque ses larmes eurent cessé de couler.

Je vis les regrets de Philips égaler les miens & de plus il sentoit ma douleur ; ses yeux se mouilloient dès que je versois des larmes ; je voyois dans ses moindres actions l'intérêt le plus tendre ; dans les services qu'il me rendoit, dans ses discours, dans toutes ses démarches & jusques dans son air, dans le son de sa voix, je découvrois toute la passion que lui demandoit mon coeur, & rien qui pût allarmer ma vertu & blesser le respect qu'il devoit à mon rang. Vous jugez bien que je faisois beaucoup de réflexions sur les bienséances attachées à ce rang, sur ses devoirs réels & sur la soumission qu'on doit aux moeurs, aux loix & aux usages de son païs.

La philosophie de mon père m'avoit éclairé sur les préjugés ; mais sa philosophie, sublime comme son coeur, ne m'avoit point appris à les mépriser. Mes conversations avec Philips rouloient sur ces sujets importants par eux-mêmes, & que notre situation rendoit si intéressants pour nous. Quelquefois il m'échappoit de douter de la justice des conventions humaines, & par conséquent du pouvoir qu'elles devoient avoir sur des ames éclairées. Philips alors me combattoit avec force & il trouvoit une foule de raisons auxquelles j'avois peine à répondre. Je crus remarquer que, lorsqu'il avoit eu l'avantage dans ces disputes, il étoit plus triste qu'à l'ordinaire ; je devinai aussi le motif qui lui faisoit embrasser une opinion qui ne lui étoit pas favorable. Je vis que mon cher Philips, tout entier à moi, s'oubliant lui-même, me faisoit sans peine les sacrifices qui devoient le plus lui coûter & qu'il ne voyoit que mes propres avantages, mon bonheur & ma gloire.

J'aimois à parler à Philips de son père, de ses vertus & de la forte de bonheur dont il jouissoit dans sa pauvreté. Je lui faisois des questions sur le lieu de sa demeure, sur son voisinage, sur ses travaux. Philips me paroissoit pénétré de respect pour la vie des laboureurs & pour les soins de l'agriculture. Il me parloit toujours de ma famille, & il me répétoit combien cette famille, qui m'aimoit & qui est si illustre en Angleterre, méritoit de moi d'égards & d'attachement. Il est vrai que j'éprouvois de la part de mes parents les procédés les plus honnêtes & des preuves de l'estime qu'ils avoient pour ma raison. Ils avoient fait avancer pour moi le tems où nos loix donnent aux filles le droit de disposer d'elles & de leur fortune. Je me trouvois maîtresse de mes biens & de moi-même, mes parents n'étoient point inquiets de me laisser libre & seule. Mon penchant pour la philosophie & les lettres étoit connu ; on m'avoit trouvé de l'intelligence dans les affaires, & on ne me croyoit occupée à la campagne que du soin de mes biens & de l'étude.

Il y avoit près d'un an que mon père étoit mort, & je n'avois pas quitté encore la terre où je l'avois vu mourir. J'ai un oncle, homme de mérite &, distingué dans la Chambre des Communes par son désintéressement & par son éloquence : il venoit me voir quelquefois. Un jour, après avoir dîné chez moi, il me proposa de me promener avec lui dans le Parc, & là il me rappela le souvenir de l'amitié qui avoit toujours regné entre lui & mon père, & celle que l'un & l'autre avoit eue pour moi.

Vous connoissez mon fils, me dit-il, il s'est distingué dans ses études, & depuis quelques années qu'il est hors de l'Angleterre, toutes les Lettres que je reçois des Pays où il a voyagé, me confirment dans la bonne opinion que j'avois de lui : il est de votre âge & prêt à revenir ; je veux le marier : s'il peut vous convenir, j'aurai le plaisir de voir vos biens ne point sortir de notre famille & de vous aimer comme ma fille, après vous avoir aimée depuis long-tems comme celle de mon frere. Cette proposition répandit le chagrin le plus amer dans mon coeur : je rougis, je pâlis, & je répondis à mon oncle avec une froideur qui dut l'offenser. Je lui dis que je n'avois aucune envie de me marier ; que jusqu'à présent mes occupations & mes goûts avoient suffi à mon bonheur ; que si je prenois jamais un mari, je voudrois le connoître beaucoup, & que je me déterminerois par les convenances personnelles plus que par toutes les autres ; mais que dans aucun tems de ma vie je n'oublierois ce que je devois à ma famille.

Mon oncle me demanda la permission de m'amener son fils que je n'avois vu qu'au sortir de son enfance, qui alors étoit d'une figure agréable &, à ce qu'on disoit, plein de goût pour moi. Je répondis à cette nouvelle proposition avec une froideur que je me reprochai ; une foule d'idées se présentèrent à mon esprit & s'y succédèrent avec rapidité.

Lorsque mon oncle fut parti, je m'enfonçai dans un bois obscur où je me promenai long-tems fort agitée, marchant à grands pas, m'arrêtant de tems en tems & aux moments où j'avois peine à trouver les moyens de lever certains obstacles, ou de répondre à de certaines objections. Je tombai enfin, plutôt que je ne m'assis, sur un gazon où je restai plongée dans la plus profonde rêverie ; je vis arriver Philips qui me cherchoit depuis long-tems. Je n'avois jamais senti si vivement le plaisir de le voir & la nécessité absolue de ne m'en séparer jamais. Je lui fis part des desseins de mon oncle & des regrets sincères que j'avois de déplaire à ma famille en refusant d'accepter des propositions raisonnables. Sans doute, j'appuyai trop sur mes regrets ; je me reprocherai toute ma vie la peine cruelle que je portai dans le coeur de Philips : je le vis pâlir ; un tremblement s'empara de tout son corps ; ses yeux avoient un mouvement extraordinaire & de l'égarement ; il n'articuloit que quelques mots ; chaque syllabe lui coûtoit à prononcer. Il faut, disoit-il,.... oui, il le faut..... c'est un jeune homme vertueux..... vos parents... votre rang.... il faut..... il le faut. Je vis ses yeux s'éteindre en me regardant : il tomba sur ses genoux en s'appuyant sur une main. Je ne me possédai plus : je m'élançai pour soutenir mon cher Philips ; je le pressai dans mes bras en m'écriant, mon cher époux ! A ce cri si tendre, à ce mot si énergique, Philips ne me répondit rien : il se relevoit peu-à-peu en me regardant fixement ; ses yeux se baignoient de larmes, je l'arrosois des miennes en répétant continuellement, mon cher époux, mon cher époux ! Dès que Philips eut la force de parler, il voulut combattre ma résolution ; je l'arrêtai, je le conjurai, au nom de tout mon amour, de vouloir bien m'entendre : il s'assit auprès de moi en couvrant une de mes mains de ses baisers. Ce moment, qui a décidé du bonheur de ma vie, est encore si présent à ma pensée que je n'en ai pas oublié la plus légère circonstance. Voici ce que je dis à Philips.

Je sçais tout ce que vous pouvez me dire ; je le préviens & j'y réponds. Ma passion pour vous n'est pas aveugle ; je vous connois bien, & vous êtes l'homme que me destinoit la nature. C'est sur la convenance des personnes qu'elle a fondé le bonheur des mariages ; les conventions humaines y ont substitué celle des rangs. Nous sçavons, vous & moi, combien les véritables sages ont de respect pour les conventions humaines ; elles maintiennent l'ordre dans les sociétés. Il ne faut pas avilir le rang dans lequel on est né par des alliances que l'opinion condamne ; c'est un crime que punit le mépris des hommes, & je ne saurois point soutenir ce mépris, même injuste.

Faut il donc faire céder la loi de la nature à des convenances de la société ? cela peut être, mais nous ne sommes point dans ce cas ; cédons à nos coeurs en respectant les préjugés. Mes parents m'ont laissé deux mille guinées de rente, & trois mille guinées d'argent comptant. C'est cette somme que je veux conserver de toute ma fortune, pour vivre avec vous & vos parents.

Ici Philips voulut m'interrompre : il me proposa de ne point nous marier ; je l'arrêtai & lui dit : nous manquerions à la loi de la nature & à celle des hommes qui nous demandent une postérité ; & pourquoi ne point nous marier ? pour conserver mes biens ? ils ne me rendent point riche dans l'état où je suis ; je le ferai dans le vôtre avec la somme que je vais vous porter. Si j'épousois mon cousin, nous serions des Gentils-hommes médiocrement aisés, & nous serons des Fermiers opulents. Je vais faire mon testament, & je donnerai toute ma fortune à mon cousin ; ensuite je partirai pour Londres ; je ferai répandre le bruit de ma mort, & nous nous rendrons en Ecosse où il est vraisemblable que votre père vous permettra de m'épouser.

Philips se jetta à mes pieds, me conjura de différer, d'examiner, de craindre les regrets. Non, lui répondis-je, tout est examiné. Eh ! que pourrai-je regretter ? quels plaisirs me donnent mes richesses, que ne puisse remplacer la nature dans l'aisance de votre état ? Le spectacle d'un côteau riant & fertile réjouit plus la vue qu'un mur chargé de tableaux ; les diamants dans ma tête me pareront moins que les fleurs ; la toile de l'Inde m'habillera aussi-bien que le Pekin ; je perdrai mon carrosse, mais j'exercerai mes jambes ; Philips, nous aurons les commodités que demande la nature, & rien du superflu qui ne peut amuser que l'oisiveté. Quant à mes liaisons & à mes connoissances, pourrai-je les regretter lorsque je serai la fille de votre père & la mère de vos enfants ?

Philips m'aimoit trop, m'estimoit trop, il se rendoit trop de justice à lui-même pour douter plus long-tems que je ne fusse heureuse dans le nouvel état que je voulois embrasser. Je ne vous peindrai point sa joie, sa reconnoissance & mon bonheur, lorsque je l'eus déterminé à m'épouser. Jamais on n'a rien écrit avec plus de joie que j'en eus à écrire mon testament ; jamais on n'acquit tout-à-coup une grande fortune avec autant de plaisir que j'en eus à me dépouiller de la mienne.

Après avoir fini mes affaires, nous partîmes pour Londres. J'y fis répandre le bruit de ma mort & je le rendis vraisemblable par une adresse & des moyens qu'il est inutile de vous dire. Nous arrivâmes enfin en Ecosse. Il y a sept ans que j'entrai, pour la première fois, dans cette chère métairie, & que, pour la première fois, j'embrassai les genoux de cet excellent vieillard que vous voyez sur cette pierre se pénétrant des premiers rayons de Soleil, & cherchant à se ranimer par les douces influences de l'aurore & du printems. Vous voyez votre fille, lui dis-je, elle vient dans votre maison pour y rendre votre vieillesse heureuse & pour faire, toute sa vie, le bonheur de votre fils : mon coeur m'inspirera tout ce qu'il faut pour vous plaire à tous deux. Vous, mon mari, vous m'instruirez des détails du ménage ; je me flatte que je serai une ménagère vigilante, & que ceux qui dépendront de moi, & ceux de qui j'ai tant de plaisir à dépendre, seront également contents.

Le vieillard étoit transporté de joie ; ce bonheur sans doute a prolongé sa vie. Il acquit en propre la Métairie dont il n'étoit que le Fermier ; notre mariage fut conclu ; & depuis ce moment où j'ai pris le nom & l'état de l'homme que j'aime, il ne s'est pas écoulé une heure sans que je m'applaudisse de ma destinée. Nous sommes heureux, & nous pouvons nous flatter que nous le serons toujours autant que peut le permettre la nature.

Philips & moi nous je faisons usage de nos connoissances, de la philosophie de mon père & de notre amour pour les Lettres que pour assurer notre bonheur. Nous sommes attentifs à chercher tous les plaisirs que nous permet notre situation, & nous nous apprenons à les goûter. Une source la plus extraordinaire des chagrins des hommes, c'est qu'ils courent après des plaisirs qui ne sont pas faits pour eux, & qu'ils ne sçavent point accorder leurs principes, leurs goûts, leurs occupations avec leur état & leur caractère. C'est une erreur dans laquelle nous ne sommes pas tombés. Nous ne perdrons pas notre tems en recherches vaines, en desirs inutiles, & nous n'oublierons pas de jouïr. Qu'est-ce qui nous rend heureux, Philips & moi ? le témoignage de notre conscience, notre amour & les bienfaits de la nature. Nous avons des principes au-delà desquels nous ne pouvons point être entraînés par les circonstances, & que nous fortifions encore par la philosophie. Nous n'admettons que celle des Philosophes qui croyent à la vertu & qui nous la font aimer ; & quand même ils se seroient trompés, nous leur rendrions graces d'entretenir en nous des illusions qui élevent notre ame & qui l'épurent. Nous voulons penser bien des hommes, afin de les aimer : nous voulons estimer les hommes pour nous donner un motif de plus de nous rendre estimables ; nous ne voulons point d'une philosophie qui nous dégrade & qui éteint dans le coeur l'enthousiasme de l'humanité & de la vertu ; nous voulons aussi conserver dans toute leur force & tous leurs charmes les sentiments de l'amour & de l'amitié.

Il entre sans doute toujours un peu d'illusion dans ces sentiments portés à l'excès. Il est des illusions qui se dissipent enfin, & ce ne sont point celles-là que nous voulons conserver ; nous sçavons leur en substituer d'autres. Philips & moi, nous ne nous croyons point parfaits ; mais nous tendons à le devenir ; nous sommes bons & nous espérons nous rendre meilleurs ; nous jouïssons de l'espérance du mieux dans la jouïssance du bien ; le présent nous contente & l'avenir nous transporte. Ce dessein de se perfectionner l'un par l'autre, nous rend plus chers & plus nécessaires l'un à l'autre : il nous rend nos sentiments plus précieux en nous les rendant plus respectables ; il ajoute au respect de nous-mêmes ; il conserve toute l'activité de nos coeurs & le délicieux enthousiasme de l'amour. C'est aussi pour entretenir en nous la passion de la vertu & pour en trouver sûrement la route que nous lisons beaucoup les Romans de Richardson : combien de fois avons-nous fait le bien dont il nous a donné l'idée, & que peut-être nous n'aurions pas fait sans lui ! Nous lisons aussi beaucoup les Poëtes ; mais nous avons choisi de préférence ceux qui nous parlent des champs où nous vivons, & de cette nature que nous aimons.

La lecture des Poésies champêtres est délicieuse pour ceux qui en ont les objets sous les yeux. La Poésie anime ce qu'elle sçait peindre : l'enthousiasme du Poëte ajoute toujours quelque chose à l'enthousiasme du spectateur ; il l'empêche même de s'éteindre par l'habitude. La Poésie nous inspire le respect & l'amour pour l'antique & vénérable agriculture, pour nos occupations, pour les lieux que nous habitons. Nous nous disons quelquefois : Homere & Virgile auroient été heureux ici ; Tibulle y aimeroit Delie; il la chanteroit & il chanteroit aussi notre petit bois de hêtre & notre joli vallon. C'est aux champs que Haller & Gesner ont composé leurs Poésies aimables ; & quel état de la vie ces grands hommes ont-ils préféré au nôtre ? quelles moeurs ont-ils comparées aux moeurs champêtres ? Les Poëtes nous arrêtent sur les sensations délicieuses que nous recevons de la nature : ils nous apprennent même à jouïr d'un grand nombre de ces sensations qui auroient à peine affecté nos organes & qui auroient échappé à la pensée. Tous ces hommes, qui ont parlé avec chaleur & dans lesquels abondent le sentiment & les images, entretiennent dans l'ame le charme de la sensibilité & la vie; enfin, nous avons raisonné & simplifié le bonheur : nous avons mis toute notre étude à conserver en nous les sentiments tendres & honnêtes, & à en jouïr, ainsi que des sensations agréables.

Il me semble que c'est-là faire un bon usage de la Philosophie : elle a dégénéré de nos jours en fausse subtilité ; elle a trop souvent fait la satyre de l'homme qu'il falloit consoler ; elle s'est plus appliquée à le dégrader qu'à le conduire ; elle auroit dû nous montrer les biens qui sont à la portée des différents états de la vie & les devoirs de ces différents états. C'étoit-là le projet de mon père, & il l'eût exécuté s'il eût vécu. Il trouvoit aussi qu'on avoit trop appris à l'homme à oublier ses sens & à négliger les plaisirs simples & faciles qu'ils peuvent donner à tous les moments & à tous les âges de la vie. Nous nous conduisons d'après les leçons de mon père, & nous élevons nos enfants dans ces principes : en attendant ils jouïssent de leur enfance, & nous de leurs plaisirs.

J'avois voulu plusieurs fois interrompre Sara, pour me faire connoître ; mais elle avoit parlé avec tant de rapidité qu'il ne m'avoit pas été possible de lui adresser la parole. Dès qu'elle eut fini son discours, je me jettai à ses pieds : O Sara Th.... ! Dès que j'eus prononcé son nom, elle se leva avec précipitation, elle s'écria : je suis perdue. Non, vous ne l'êtes point, lui dis-je : vous voyez devant vous ce parent qui vous a aimée dès son enfance & qui vous a pleurée amérement : ne rougissez plus d'avouer votre passion pour un mari vertueux. Vous m'avez laissé votre fortune ; je suis prêt à vous la rendre ; acceptez-là, je vous en conjure ; mais quelque parti que vous preniez, soyez sûre d'un secret inviolable. J'eus beaucoup de peine à calmer Sara ; elle ne se consoloit pas d'avoir mis dans sa confidence un homme qui n'y étoit pas nécessaire. Quant à ses biens, elle fut inébranlable ; & Philips, qui rentra un petit moment après que je me fus fait connoître, pensa comme elle.

Voyez, me disoit-il, notre métairie, faites-en la visite, & vous la trouverez remplie de tous les biens nécessaires : voyez nos jardins, nos champs, nos prés, nos troupeaux, & dites s'il peut nous manquer quelque chose ; voyez nos meubles, ne sont-ils pas commodes ? notre table n'est-elle pas saine & abondante ? Si nous avions plus de richesses, nous ne ferions plus, avec le même intérêt, ce que nous faisons aujourd'hui ; le goût du travail seroit moins vif en nous ; l'ennui prendroit la place de nos occupations champêtres ; sans fatigue, sans devoirs, sans fonctions, toujours amusés, nous serions bientôt dégoûtés de ce qui nous amuse ; si nous pouvions nous passer de nos moissons & de nos troupeaux, nous serions moins touchés de l'espérance d'avoir de bonnes moissons & de belles laines ; nous ne sçaurions plus jouïr de cette espérance ; nos champs, presqu'inutiles, ou seulement utiles à notre superflu, seroient moins précieux pour nous ; nous verrions la campagne avec indifférence, & que sçait-on si les autres enthousiasmes, qui font les délices de nos coeurs, ne s'éteindroient pas avec celui que nous inspire la nature ! si notre ame perdoit de son activité, (& la vie oisive lui en ôte toujours), notre amour s'affoibliroit peut-être. Tous nos sentiments nous rendent heureux ; ils sont assortis à notre état, ils tiennent les uns aux autres ; notre bonheur tient à un systême bien combiné & auquel il ne faut rien changer.

Je fis de nouveaux efforts, & je ne pus obtenir de mes vertueux parents qu'ils rentrassent dans les biens qu'ils m'avoient cédés ; mais j'obtins d'eux qu'ils m'aimeroient, qu'ils me donneroient de leurs nouvelles, & qu'ils me permettroient de passer tous les ans quelques jours dans leur métairie. Je me séparai, non sans répandre des larmes, de ce couple si aimable & si éclairé. Je fus convaincu qu'il y a du bonheur & de la raison sur la terre. Puisse cette réflexion me conduire à être heureux & raisonnable ! Quoi qu'il en soit, l'habitation que j'ai dans le voisinage de mes parents m'est devenue chère ; je me flatte bien d'y aller souvent, & je m'y fixerai peut-être ; je la fais rebâtir. Quant aux biens que Sara m'a donnés, je n'en ferai aucun usage pour moi ; j'en répandrai les revenus sur nos parents les plus pauvres, & les fonds retourneront un jour aux enfants de Philips & de Sara.


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