RICHEPIN, Jean : Les soeurs Moche (Le Journal, 10 mai 1900)
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque municipale de Lisieux (13.05.1997)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55
E-mail : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com
http://ourworld.compuserve.com/homepages/bib_lisieux/

Diffusion libre et gratuite (freeware)

Les soeurs Moche
par
Jean Richepin

~~~~

- Pourquoi je ne suis pas resté à Paris ? Pourquoi je n'ai pas cherché, comme les autres camarades de la bande, à y faire mon trou ? Parce que j'ai senti que, dans ce trou, je m'y enterrerais. Parce que je me suis aperçu, un beau jour, que j'avais et que j'aurais de plus en plus Paris en horreur, à cause de son écoeurante et annihilante banalité.
- Tu dis ?
- Je dis qu'à Paris tout le monde se ressemble.
- Tandis qu'en Province...
- Va, va, blague la province ! Remâche un de vos vieux clichés, Parisien nourri d'idées toutes faites ! Dis-moi que la province est une mare et que Paris est une mer, que dans la mare on croupit, et que sur la mer on navigue, on se bat, on découvre des Amériques, et patati et patata ! Mais moi aussi, je peux rhétoriquer, si je veux. Je te répondrai que dans la mare il y a des fleurs, des grenouilles, et bien d'autres choses encore, que vous ignorez. Et puis, dans ta mer si tempétueuse, jettes-y donc des silex, même des diamants ! Avec son flux et son reflux, elle en fera des galets, voilà ! Mais assez de rhétorique ! Et zut pour ton Paris !
- Allons, tu es toujours le même original.
- Et je ne suis pas le seul ici, heureusement. C'est bien pourquoi je m'y plais. Sais-tu qu'ici, dans ma pauvre mare, il existe au moins une douzaine de cerveaux pensant par eux-mêmes, ayant des idées à eux, raisonnables ou extravagantes, mais à eux ? Pourrais-tu m'en citer autant à Paris, voyons ?
- Le paradoxe est amusant.
- Mais ce n'est pas un paradoxe. C'est une vérité, que diable ! Et je n'en ai pas l'étrenne, d'ailleurs. Balzac, que tu aimes, et qui s'y connaissait, je crois, en caractères, a dit quelque part : «Il n'y a d'originaux qu'en province». Ah !
- Balzac avait peut-être raison, somme toute, et la chose, à la réflexion, peut se soutenir.
- Mais elle crève les yeux ! Mais il ne saurait pas en être autrement. Songe donc au renfermé de la vie en province, à toutes les précautions qu'il y faut prendre contre une curiosité toujours menaçante, à la culture secrète et intensive qu'y acquiert la passion, au gras fumier d'hypocrisie dont s'y nourrit le vice.
- Gare ! la rhétorique te guette à ton tour. Ce sont là des phrases.
- Ah ! Monsieur veut des faits ! Monsieur se documente sans doute, histoire de ne pas perdre son temps en province ! Il te faut une fleur, une grenouille, de ma pauvre mare ! A l'occasion, tu ne serais pas fâché d'avoir trouvé ici quelque sujet de roman, de nouvelle. Eh bien, je vais t'en donner un, tiens ! Moi, j'y ai rêvé souvent. Si j'étais romancier, au reste, je n'oserais pas l'écrire. Mais toi, un Parisien, tu oseras peut-être. Attention ! Te rappelles-tu les soeurs Moche ?

Certes, je me les rappelais. Comment aurais-je pu les oublier ? Elles m'avaient fait tellement peur, quand j'étais petit ! Et, plus tard, quand j'avais commencé à regarder les choses et les gens en essayant d'y comprendre quelque chose, elles m'avaient paru d'abord si étranges d'aspect, puis si spécialement symboliques dans leur étrangeté !

Au temps de mon enfance, quand j'allais à l'école dans cette petite ville, les soeurs Moche étaient déjà deux vieilles femmes, ou, du moins, me semblaient telles, quoiqu'elles n'eussent pas alors plus d'une cinquantaine d'années environ. Mais elles étaient si maigres, si ridées, si ratatinées, qu'elles me faisaient l'effet de deux antiques sorcières.

Toujours ensemble, toujours vêtues de noir, trottinant d'un pas furtif, furetant partout du regard avec leurs petits yeux de souris, elles étaient la terreur de la marmaille à cause de leur grosse voix et à cause d'une petite moustache grisonnante qui leur ombrait la commissure des lèvres. Elles se plaisaient à inspirer cette terreur, vraisemblablement ; car, lorsque des marmots passaient près d'elles, elles rognonnaient en haussant le verbe, dardaient leurs regards en vrille, et brochaient des babines de façon à hérisser leurs pinceaux de poils. Et les gosses de se sauver en glapissant !

Les soeurs Moche n'étaient pourtant pas de méchantes filles. Je l'appris quand je fus plus grand et revins, collégien en vacances, puis apprenti homme de lettres se mettant au vert dans la petite ville si calme où s'étaient retirés mes parents. Je sus, par eux, que les soeurs Moche étaient simplement de vieilles dévotes, assez riches, fort bienfaisantes aux pauvres, ne fréquentant personne, très promeneuses entre les offices, et dont l'unique défaut était de ne pas aimer les enfants.

A part cela, on ne pouvait guère leur reprocher qu'une chose : c'était leur qualité d'étrangères au pays. Elles étaient venues s'y installer à quarante ans, sans que l'on sût pourquoi ; car elles n'y avaient ni parents, ni connaissances.

Quant à leur façon de vivre sans bonne, on l'approuvait généralement. Deux femmes seules, mêmes dans l'aisance, n'avaient-elles pas raison de faire leur marché, leur ménage et leur cuisine, elles-mêmes ? S'il leur plaisait, par surcroît, de confectionner en personne leurs vêtements en deuil perpétuel, avait-on le droit de leur en vouloir, si tel était leur goût ? Il n'y avait pas à les taxer d'avarice. Elles étaient si généreusement aumônières !

Et donc, même dans cette petite ville cancanière, elles étaient unanimement estimées ; et, selon l'expression de là-bas, quand on avait dit les soeurs Moche, on avait tout dit.

Il va de soi que, là-dessus, frais émoulu de la lecture d'«Un coeur simple», j'avais imaginé tout un beau et touchant roman, digne d'un Flaubert. J'avais même tenté de l'écrire. Puis, jugeant sagement que Flaubert lui-même l'avait écrit, j'avais renoncé à lier connaissance avec les soeurs Moche, sous prétexte de les étudier. Ce à quoi, je dois le dire, elles s'étaient dérobées, en me faisant, comme si j'étais un gosse encore, leur grosse voix, leurs regards térébrants, et leur moustache de chat en colère.

Ah ! oui, certes, je me les rappelais ; et, à leur nom évoqué, aussitôt s'évoqua leur figure, avec toute son étrangeté et tout son symbole. Et je dis à mon ami ce que j'en savais et ce que je croyais en avoir deviné.
- Bon ! s'écria-t-il, tu n'en avais rien deviné du tout, et tu n'en sais pas chipette. Quant au roman que tu en voulais faire, il n'eût pas valu le leur, le vrai, que je vais te révéler, en substance. D'abord, apprends que les soeurs Moche sont mortes, à l'âge de quatre-vingt-douze ans, par double suicide.
- A quatre-vingt-douze ans !
- Oui. Un suicide au charbon ! Comme des grisettes, quoi !
- Ces vieilles dévotes !
- Oh ! pas plus dévotes que toi et moi.
- Comment ! Leur dévotion...
- Comédie ! Ainsi que leur vie entière, au reste. Et quelle comédie jouée en perfection ! Dire que, moi, curieux d'elles, les épiant, les trouvant mystérieuses, voulant en avoir le secret, j'ai vécu plus d'un demi-siècle à côté d'elles, dans la même petite ville, sans pouvoir me douter de rien, sans soupçonner... Ah ! quelle merveille ! Et tu ne veux pas que j'adore la province !...

Il m'avait pris par le bras, m'avait mis mon chapeau sur la tête, s'était coiffé du sien, m'entraînait à grands pas par les rues, en me disant :
- Oui, j'y ai rêvé des fois, à leur roman. Et, je t'en réponds, celui-là encore moins que l'autre, tu l'écriras, tout Parisien que tu es. Et cependant, quel livre admirable, prodigieux, unique cela ferait. Tu verras !
- Mais où me conduis-tu ainsi ?
- Au cimetière, où est leur tombeau, tel que l'ont voulu ces deux êtres. Leur testament léguait une fortune à l'hospice, sous la condition de leur élever ce tombeau, avec l'inscription que tu vas lire.

Nous étions au cimetière, devant le tombeau, sur lequel je lus :
«Ici reposent, après soixante-dix ans d'une union parfaite, Jules et Fernand, dits les soeurs Moche.»


retour
table des auteurs et des anonymes