RICHEPIN, Jean : L'autre sens (Gil Blas, 12 janvier 1892)
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque municipale de Lisieux (13.05.1997)
Texte relu par : A. Guézou
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L'autre sens
par
Jean Richepin

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Voici toutes les lettres que m'a écrites, et (comme on le verra) les seules qu'ait dû écrire, pendant les cinq dernières années de sa vie, mon ami le philosophe Pierre Brûlast.

On se rappelle peut-être qu'en octobre 1891 fut annoncée par lui-même, à l'Ecole libre des sciences morales, sa résolution de quitter l'Europe pour aller se soumettre à l'enseignement et à la discipline d'un mystérieux Mahatma thibétain, dont le nom seul était un irrévélable arcane. Il espérait en rapporter, disait-il, une doctrine nouvelle, destinée à révolutionner la psychologie et la métaphysique. Il refusait, au reste, de s'expliquer là-dessus plus amplement, et déclarait que son absence durerait au moins cinq années, temps exigé pour l'initiation première. Pendant ce stage, il se bornerait à tenir au courant de ses études, autant que cela lui serait licite, un seul de ses amis, qui en garderait le secret jusqu'au 1er janvier 1921.

J'eus l'honneur d'être choisi comme dépositaire de ces étranges confidences. La période fixée est révolue. Je publie les lettres, sans commentaires. Apprendront-elles quelque chose aux philosophes ? Ou bien n'auront-elles d'intérêt qu'aux yeux des aliénistes ? Je n'ai pas à m'en inquiéter, je pense, et je remplis ici simplement comme un devoir d'exécuteur testamentaire.

Décembre 91, à bord.

Cher ami,

Il est plus que probable que le résultat de mes recherches, au bout des cinq ans d'initiation première sera de nature à me faire passer pour fou. Je tiens donc à prouver que, tout au moins avant de les entreprendre, je jouissais de ma raison pleine et entière. Pour cela, je vais donner en peu de mots les motifs de ma détermination, et j'estime que le sens commun, même le plus commun, n'y trouvera rien de trop extraordinairement étrange.

Il ne faut pas être grand clerc en physiologie et en psychologie pour admettre que nos prétendus cinq sens ne sont réellement qu'un seul et même sens. Pesanteur, chaleur, lumière, électricité, magnétisme, servent d'étiquettes à la force unique qui meut les choses. Ainsi la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, le toucher, ne sont, en somme, que des apparences, des spécialisations, du seul toucher. Bref, l'homme est doué d'un seul matériel, un, pas plus.

Mais est-il avéré que, selon l'ancien adage, il n'y ait rien dans l'intellect qui n'ait d'abord été dans la sensation ? C'est ce que je ne crois pas, et c'est ce que n'ont pas cru les plus hauts esprits. Il suffit, pour en convaincre les matérialistes les plus endurcis, de rappeler à ce propos, non seulement tous les penseurs occultistes de tous les genres, mais simplement les purs métaphysiciens. L'élite de l'humanité, à part quelques très rares exceptions, a tenu et tient pour existant, en dehors de la sensation, un monde avec lequel la communication nous est possible. Qu'on le catégorise sous l'appellation d'infini, de parfait, d'absolu, d'idéal, d'inconscient, même d'incognoscible, peu importe ! Incognoscible, soit ; mais non pas, certes, inaperceptible. Ou bien, alors, c'est que l'élite de l'humanité serait en proie à l'aliénation mentale. Ne pouvant me résoudre à cette conclusion, je me range donc avec cette élite au postulat d'un monde extrasensible existant, concevable à nous, et par conséquent où nous avons le droit et le devoir de pénétrer.

Cela posé, je constate qu'en effet nous n'y pouvons pénétrer par l'intermédiaire des sens, ou plutôt, du sens unique que j'ai rubriqué le sens matériel, et qui est le toucher. C'est précisément pour avoir voulu appliquer ce sens-là à ce monde-là, qu'on est venu à nier ce monde ou à le déclarer clos. De là les aberrations de la métaphysique et la cécité du positivisme.

Or, je prétends, moi, qu'à ce monde-hors-de-nous doit correspondre en nous un sens, autre que le sens matériel. Sans quoi, comment aurions-nous, fût-ce vaguement et confusément comme nous l'avons, le soupçon que ce monde existe ? Avoir ce soupçon, c'est la preuve irréfutable que nous avons ce sens. Il me semble que la logique la plus terre-à-terre n'a rien à redire là-contre.

Maintenant, autre chose ! Et je fais appel ici aux plus élémentaires notions de pratique médicale, telles que le dernier des carabins n'en doute pas. N'est-il pas vrai que l'atrophie d'un sens particulier profite au développement d'un sens voisin, qui se substitue en quelque façon à l'atrophié ? L'exemple le meilleur en est fourni par les aveugles, à l'ouïe si fine, au toucher si subtilement délicat. Je n'insiste pas : le constat est banal.

Mais j'en tire ceci, sur quoi je fixe l'attention. Si notre sens du monde extrasensible est vague et confus, n'est-ce pas parce que notre sens matériel est trop exercé aux dépens de lui ? Et si, au contraire, on pouvait réduire l'exercice du sens matériel à son minimum d'énergie, presque à l'oblitération, ne donnerait-on pas une force singulière, une intensité miraculeuse, à l'autre sens ? Poser le problème, comme on dit en géométrie, c'est le résoudre.

Eh bien ! je l'ai posé et je le résoudrai. Tel est le but de mon absence. Car on l'a résolu avant moi ; mais ceux-là qui l'ont résolu n'en ont rien dit ; ce sont les yoghis, les ascètes, les mahatmas ; moi, j'apprendrai leur art d'annihiler le sens matériel au profit du sens extrasensible ; et, cet art, je le divulguerai ; et, les résultats de la connaissance ainsi acquise, je les formulerai.

Ce que je veux rapporter, non seulement en Europe, mais au monde matériel, c'est la clef-du-monde-hors-de-nous. Et dès maintenant je puis ainsi t'annoncer, mon cher ami, le titre de ce nouvel Evangile. Il aura nom TRAITÉ EXÉGÉTIQUE, THÉORIQUE ET PRATIQUE DE L'AUTRE SENS.

Tu vois, et tu pourras en témoigner, que je suis tout le contraire d'un fou.

Bien à toi, et dans la ferme espérance de la Raison future,

PIERRE BRÛLAST.

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Décembre 92, Rhanga-Boddhi-Ngou.

Cher ami, Après un an de patients efforts, sous la conduite du Maître incomparable, j'ai la joie de t'apprendre que je suis parvenu au premier degré de la mystique ÉCHELLE L'aloès éclatant en fleur avec le fracas d'un coup de canon, le rouge incendie du couchant, l'épine aiguë du cactus, le violent parfum du musc, le tison du triple extrait alcoolique distillé de riz à la fermentation volcanique, telles sont les sensations suprêmes auxquelles je prends garde. Et déjà, combien lointaines, fugitives ! Elles me semblent perçues, là-bas, par un moi agonisant. En revanche, l'effluve de là-haut m'enveloppe de plus près. J'en éprouve des picotements sous le crâne, et, je ne sais où, un éveil d'aube auprès de laquelle le midi le plus flamboyant serait brumeux. Je ne m'étais pas trompé : au fumier du sens ancien, qui se corrompt, voici germer le sens nouveau. Mais que ces images stupides expriment MAL ce que je veux dire, ce que j'ai là. Enfin !... Sache seulement, ami, que je deviens le fou sage. Mais cela encore ne dit pas ce que je pense. Est-ce bien ce que je pense ? Non, non. Plutôt ce que je sens. Car, je le sens, il n'y a pas à en douter. A travers ces mots en FUMÉE, ne le sens-tu pas un peu, toi ! Crève-toi le tympan des oreilles, et tu entendras. A bientôt, au SEUIL du premier palier !

L'ASCENSIONNISTE PIERRE.

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Décembre 94, au second étage

Ami,

Le Maître ne consent pas à la révélation des trois primes douzaines de LUNES qui se sont évanouies jusqu'à présent. Tout ce que je puis te confier, et sous le sceau du secret mahatmique, c'est que le progrès a été plus lent, ces deux années, dans l'agonie du sens inférieur. Il y a eu des révoltes, des résurrections partielles. Une rose a VOULU fleurir comme jadis. Un jaune s'est rallumé. Du VIN, offert par ruse, a chanté sa chanson flatteuse. Les paumes des mains, jointes pour l'extase, ont eu des frissons de pulpe tiède. Il a fallu employer des stupéfiants léthifères. L'autre sens pleurait d'angoisse, enfantelet vagissant que les récurrences du sens matériel et atavique tâchaient d'étouffer dans ses langes de lumière astrale. Le Maître, par grâce, lui a dit les mots qu'on ne dit pas, et a procédé CHARITABLEMENT à des applications de gestes condensant l'éther diffus prêt à se fondre. L'éther a été solidifié en pointe vive, piquant les centres nerveux, y tuant les souvenirs, y crucifiant des avatars dans L'OEUF des espérances. Le supplice était suave, onctueux, longanime et miraculaire pour le nouveau-né. L'examen a réussi, enfin ! Mais trois boules blanches seulement, sur cinq. Une est restée neutre, en grisaille. La dernière, hélas ! se manifesta noire ENCORE. C'était à recommencer, pour celle-là. Atermoiement et remise à une prochaine session. D'où, pas de lettre l'an passé ! Mais avril a été plus favorable. Et me voici au second étage, le panorama éteint presque, en bas ; et, vers le haut, une PLUIE FRAÎCHE de nébuleuse en rosée. Mille regrets de ne pouvoir en dévoiler plus long. Le Maître me laisse la douce consolation que j'aurai faculté de crier l'horizon de la troisième plate-forme, dans un an, on veut croire. Prends donc patience, bon ami, et dis les CHOSES propitiatoires pour ton bienheureux et si tôt désincarné.

L'ENCORE BANDELETTÉ PIERRE EN PIERRE.

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Décembre 95, sur la plate-forme.

Toi sans nom,

C'est moi sans nom aussi qui parle ; mais par lui, le Maître. Il a, lui, désincarné pourtant, la réincarnation possible et non soumise à déchéance. MOI PAS ! Ainsi écrit-il, cueillant au vol mes ultimes idées furtives, qui sont en ne pas étant, à supposer. Ni entendre, ni voir, ni goûter, ni flairer, ni toucher, qu'à peine, voilà où je suis et A BON DROIT. Clair le reste, de plus en plus, comme la Nuit. Et tout de la sorte. Quant à l'horizon promis, TENU AU DELA. Rien à ajouter. L'autre sens créera d'autres mots. A toi.

L'ÊTRE-QUASI-NON-ÊTRE.

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Septembre 96, à terre.

Cher ami,

Je suis enfin redescendu à terre, et la mémoire m'est revenue assez pour t'écrire cette lettre suprême, te prouvant que je suis, comme avant mon départ, en possession pleine et entière de mes facultés raisonnantes. J'ai complètement oublié, en revanche, ce que j'ai pu te confier en mes précédentes lettres, et je n'en sais pas même le nombre, ni seulement si je te les ai bien écrites, en réalité. Cela, d'ailleurs, est de peu d'importance. L'anomalie te sera expliquée à mon retour, par ma qualité nouvelle de désincarné ayant droit à la réincarnation passagère sans déchéance. Ne t'effraye pas de ne comprendre cela qu'à moitié. Tu verras combien, en somme, c'est SIMPLE. Au surplus, je n'ai pas dessein de t'instruire ici, par quelques mots. Le principal, c'est que tu me saches au bout de mon expérience, et sûr d'avoir réussi, et prêt à distribuer le trésor conquis et mérité. Or, de cela, tu n'as à douter nullement. Ainsi que je l'avais si sagacement prévu, l'atrophie du sens matériel, devenue complète (sauf réincarnation licite et sans conséquences) et définitive, a donné complet essor au sens extrasensible. Sourd, aveugle, le goût et l'odorat morts, le toucher dispersé en NÉANT PUR, j'ai la nette perception de tout ce qui m'était confus et me paraissait inaperceptible jadis. Il ne me reste plus qu'à instaurer la langue nouvelle, pour exprimer ce que je sens, si bien, si vif, si intense, si prodigieusement limpide, avec mon sens extrasensible développé à la puissance n, comme on dit en mathématiques. Et tel sera l'objet du livre auquel je vais me consacrer désormais, livre que je te prie d'annoncer, en publiant la correspondance que j'ai dû t'adresser depuis mon départ. Cette correspondance pourra servir de prolégomènes au livre en préparation, qui a toujours pour titre explicite : Traité exégétique, théorique, et pratique de l'autre sens.

A bientôt mon retour parmi vous, avec le livre !
Bien à toi, de tout coeur,

Pierre BRÛLAST

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Pas plus que la première, cette dernière lettre, on le voit, n'est d'un fou. Elle est d'un philosophe peut-être un peu bizarre. Mais quel philosophe de l'est pas, dès qu'il touche à la métaphysique, et surtout s'il amalgame la métaphysique, et surtout s'il amalgame la métaphysique de mysticisme ? Il n'y aurait donc pas trop de craintes à concevoir touchant la raison de notre ami, à la lecture de ces deux lettres. Les autres, certes, sont plus inquiétantes. Mais ce qui est tout à fait désespérant, c'est que la dernière est accompagnée d'un memorandum rédigé par le docteur Samuel Blount, médecin en chef de la maison de santé Blue-House à Calcutta, memorandum dont voici la traduction :
Cette lettre a été écrite par M. Pierre Brûlast quinze jours avant l'accès d'aliénation mentale dont il a été frappé. Il est aujourd'hui en traitement chez moi, atteint de paralysie générale, avec simulation d'atrophie sensorielle complète. Le cas est incurable.

Tels sont, exactement publiés, les documents relatifs à mon ami le philosophe Pierre Brûlast. Je les donne, ainsi que je m'y suis engagé, sans commentaires, mais pourtant avec cette simple réflexion que je ne saurais m'empêcher de jeter à tout hasard : c'est qu'il est parfois bien difficile de discerner quel est le vrai fou, de l'aliéné ou de l'aliéniste.


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