RICHEPIN, Jean : Le cabri (Le Journal, 4 mai 1900)
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque municipale de Lisieux (12.05.1997)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55
E-mail : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com
http://ourworld.compuserve.com/homepages/bib_lisieux/

Diffusion libre et gratuite (freeware)

Le cabri
par
Jean Richepin

~~~~

Pour ne pas s'apercevoir de l'impression soudaine, profonde, en réel coup de foudre, produite par lui sur la comtesse Maroussia, il eût fallu, malgré son peu de fatuité, qu'Yves de Guirnec fût absolument, comme on dit dans son pays de Bretagne, aveugle des trois yeux, les deux du corps et celui de l'âme. La comtesse, en effet, avait laissé voir, sans aucune gêne et tout à plein, ce qu'elle éprouvait. Elle était de ces grandes dames russes qui ont, ingénue ou cynique, l'insolence superbe de leurs sensations et de leurs sentiments.

Mais c'est avec une tranquillité non moins insolemment superbe que le Breton avait reçu cette ardente et folle déclaration à la muette. Il n'y eût pas répondu d'une façon plus brutale et plus péremptoire en criant «non» sur le ton d'un commandement de cavalerie.

Aussi, à peine la comtesse dehors, ce fut un assaut de questions voulant connaître l'inexplicable pourquoi d'une pareille froideur. Froidement toujours, mais du tac au tac, Yves de Guirnec y répliquait. Et plus il y répliquait, moins on y comprenait quelque chose.
- Vous ne la trouvez donc pas jolie ?
- Si fait ! Extrêmement jolie.
- Pas séduisante, quand même ?
- Pardonnez-moi ! On ne peut plus séduisante.
- Vous avez bien remarqué ses coups d'oeil ?
- A mon adresse, oui.
- Et ses sourires significatifs ?
- Dites provocants.
- Où elle s'offrait positivement à vous ?
- Je les ai cueillis.
- Vous savez qu'elle a sept cent mille francs de rente.
- Tant mieux pour elle !
- Et qu'elle est veuve.
- Tans pis pour lui !
- Mais enfin, qu'avez-vous donc contre elle ?
- C'est la première fois que nous nous rencontrons.
- On vous aura conté sur elle quelque histoire...
- J'ignorais son nom, sa naissance !...
- Bref, elle vous déplaît ?
- Pas le moins du monde.
- Mais vous n'en voudriez pas pour femme ?
- Oh ! non, par exemple !
- Pour maîtresse, peut-être ?
- Pas davantage.
- Alors, quoi ?
- Alors, rien.
- Caboche de Breton, va, qui se bute sans raisons !
- Caboche de Breton, soit ! Mais sans raisons, halte-là ?
- Ah ! vous avez des raisons ?
- Sûr !
- Eh bien, dites-les.
- Vous n'y entendrez pas chipette.
- Dites-les toujours.
- Vous y tenez !
- Absolument.
- Allons-y donc !

Et, dans le grand silence qui se fit, après avoir lentement allumé un cigare, Yves de Guirnec, prenant un air mystérieux, laissa tomber ces mots d'un ton fatidique :
- C'est à cause du cabri.

Il y eut une explosion de cris, de rires, de réclamations. Les uns le croyaient devenu fou. D'autres se croyaient fous eux-mêmes, ou sourds. Avait-on bien entendu ? Qu'est-ce que cela voulait dire ? Quel rapport pouvait-il y avoir entre la comtesse et un cabri ? Le sérieux Yves de Guirnec tournait-il au mauvais plaisantin ?
- Vous voilà bien avancés, n'est-ce pas ? reprit-il. Et maintenant, il va falloir vous asseoir en rond, et être bien sages comme des images, et que moi, pauvret, je vous conte un conte comme une mère-grand à la veillée ! Dans un fumoir parisien, vers les deux heures de la nuit, si ce n'est pas idiot ! Enfin, c'est vous qui l'aurez voulu.

Quelques-uns ne le voulurent pas, et retournèrent danser. Plusieurs restèrent, qui cependant allèrent s'égrenant peu à peu vers les salons. Car Yves s'était mis à conter, par malice sans doute, longuement, et, pour ainsi dire, bretonnement. Il n'en finissait pas ! Moi-même, curieux de contes comme je suis, je somnolais en l'écoutant.
- Il y avait une fois, disait-il, un cabri qui venait tous les jours manger du pain dans la main d'un peintre... Et c'était le plus joli cabri qu'on pût voir. Aussi le peintre aimait-il beaucoup le cabri, beaucoup, beaucoup.

Suivait une interminable description du cabri, de ses faits et gestes, de toutes ses gentillesses : comme quoi il avait des yeux retroussés vers les tempes, et dans lesquels, lorsqu'on les regardait de profil, on voyait la pupille en forme de croissant de lune aux pointes terminées par des étoiles, tandis que les autres cabris n'ont pas ces étoiles-là ; et comme quoi, lorsque le cabri flairait par terre l'urine de sa mère la cabre, il relevait sa lèvre supérieure en accent circonflexe, tandis que les autres cabris la relèvent en arc simplement ; et comme quoi...

Sans doute ces deux détails avaient plus particulièrement sollicité mon attention, par leur bizzarerie ; car de ceux-là, il m'en souvient ; mais ils étaient mêlés à beaucoup de détails divers, dont je n'ai plus mémoire.

Et je me rappelle aussi qu'à un certain moment du conte, vers le milieu, je crois, ces deux détails caractéristiques revenaient. Le peintre ayant acheté ce cabri pour lequel il s'était pris d'affection, voilà que le cabri était devenu une grande diablesse de chèvre, dont le peintre ne savait plus que faire.

Il avait voulu la rendre au chevrier, en lui signalant ces deux choses curieuses. A quoi le vieil homme avait répondu :
- Si la bique a ça, il faut la tuer. Parce que les biques qui ont ça portent malheur au troupeau.

Mais le peintre n'avait pas voulu tuer la bique, qui était son ancien et si joli petit cabri. D'ailleurs, il ne croyait pas au dire du chevrier. Ces superstitions de bonnes gens sont si bêtes ! Le peintre était jeune alors, et, quand on est jeune, on se moque un peu des sorciers de campagne, n'est-ce pas ?

Finalement, le peintre, en s'en allant du pays, avait fait cadeau de la bique à un pauvre homme qui avait déjà deux chèvres et un jeune bouc. Cela faisait au pauvre homme un commencement de troupeau.

Un an plus tard, le peintre revenait au pays, et il apprenait que le troupeau du pauvre homme avait été détruit par la maladie, et que le pauvre homme lui-même, en soignant la bique, avait été tué par elle d'un coup de corne.

Et alors, le peintre ayant rencontré le vieux chevrier, le chevrier lui avait dit :
- Vous voyez bien où ça mène, un cabri qui a les signes.

Et le conte finissait ainsi, vers les trois heures du matin. Yves allumant un troisième cigare, et moi seul lui restant comme auditeur, et lui demandant :
- Mais enfin, voyons, cher ami, en quoi la comtesse Maroussia ?...
- Je ne suis plus aujourd'hui, me répliqua Yves de Guirnec, le peintre sceptique que j'étais à vingt ans. Je suis redevenu Breton bretonnant, croyant aux sorts et aux signes. Or la comtesse Maroussia, j'ai vu son oeil de profil et j'ai observé son sourire. Elle a les signes du cabri, voilà !

Il ajouta :
- Je vous parais stupide, hein ?

Un général russe, qui semblait dormir dans un coin, m'épargna l'embarras de répondre, en venant brusquement se mêler à notre entretien, qu'il avait écouté, et en disant :
- Messieurs, la comtesse est veuve de son cinquième mari, mort, comme les quatre premiers, de mort violente.


retour
table des auteurs et des anonymes