RICHEPIN, Jean : Le coffre rouge (Le Journal, 11 août 1900)
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque municipale de Lisieux (09.05.1997)
Texte relu par : A. Guézou
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Le coffre rouge
par
Jean Richepin

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Voici pourquoi j'ai volé le fameux coffre rouge du comte Boris Zagoureff, de quelle façon je l'ai volé sans le voler, comment j'ai cru d'abord avoir été volé en le volant, et comment je n'ai pas été volé tout de même en ne le volant pas.

Parmi tant de beaux et bons vols, dont la parfaite exécution et le fructueux résultat me rendent fier à juste titre, celui-là est certainement un des plus curieux et qui me font le plus d'honneur. Je ne sais trop si cette opinion sera celle des autres ; mais c'est la mienne, et je m'y connais.

La première fois que le hasard me mit en présence du fameux coffre rouge, j'ignorais absolument qu'il fût fameux. C'est donc mon instinct tout seul qui me fit tiquer sur lui et me dire :
- Toi, tu seras à moi.

Notez bien qu'un voleur ordinaire n'eût pas accordé une seconde d'attention à ce fameux coffre rouge, j'ignorais absolument qu'il fût fameux. C'est donc mon instinct tout seul qui me fit tiquer sur lui et me dire : - Toi, tu seras à moi.

Notez bien qu'un voleur ordinaire n'eût pas accordé une seconde d'attention à ce fameux coffre rouge, surtout dans les circonstances où je le rencontrais.

D'abord, en effet, ce coffre ne pouvait éveiller l'idée qu'il était un coffre à bijoux, à valeurs, quelque chose comme un coffre-fort portatif. Il n'avait pas la forme carrée, massive, hargneuse, cuirassée, des coffres de ce genre. Il était ovoïde et de cuir mou, sans serrure de métal, et se fermait simplement comme une énorme bourse, par un cordon de tresse noué d'une double boucle.

En second lieu, même si, sous cette apparence, il eût été un coffre à choses précieuses, que diable en eût fait ce grand escogriffe de comte russe, râpé jusqu'à la trame, au chapeau roussi, à la mine de disette, joueur décavé risquant par-ci par-là une maigre thune au baccara du Casino ? A supposer que le coffre rouge eût contenu jadis des bijoux ou des valeurs, il y a belle lurette que valeurs et bijoux devaient avoir quitté le coffre rouge pour courir la prétentaine sur le tapis vert.

Donc, on le voit, pour un voleur ordinaire, le coffre rouge n'avait rien de particulièrement attirant.

Mais moi, et je m'en flatte, je ne suis pas un voleur ordinaire.

Or, la première fois que le hasard me mit en présence du fameux coffre rouge, je remarquai deux choses, significatives pour moi : c'est que le comte Boris appelait cette espèce de sac «mon coffre», et qu'il portait ce coffre comme une chose pesante.

J'en conclus qu'il y attachait du prix, et qu'il y avait dans le susdit coffre autre chose que des chaussettes sales ou des faux cols de rechange.

Et c'est pourquoi je tiquai sur lui tout de suite et me dis :
- Toi, tu seras à moi.

Dès le jour même, j'allai aux informations, touchant mon homme et son coffre rouge. C'est alors seulement que me fut révélée la qualité qu'avait le coffre rouge, d'être fameux. Personne, en effet, ne me parla du comte Boris Zagoureff, sans ajouter aussitôt :
- Ah ! oui, avec son fameux coffre rouge !

Personne, au reste, ne put me renseigner sur le contenu du fameux coffre rouge. A vrai dire, personne n'en était curieux. Quelques joueurs, seulement, me donnèrent ce tuyau :
- Le comte est un guignard et un toqué, qui doit avoir là-dedans une collection de pierres de lunes en lesquelles il croit comme fétiches. Ils sont jolis, ses fétiches ! Le pauvre bougre perd tout ce qu'il veut, quand il a quelque chose à perdre.

L'explication était plausible ; mais elle ne me satisfait guère. Je flairais mieux que cela. Je ne me décourageai point.

Je liai connaissance avec le comte. Ce ne fut pas très difficile. L'affaire de quelques parties d'écarté, où je le laissai gagner, cela va sans dire !

J'y gagnai, moi, d'apprendre à fond quel prix il attachait au fameux coffre rouge, en constatant qu'il ne s'en séparait jamais, qu'il l'avait toujours suspendu à son poignet gauche par le cordon de tresse, même pendant qu'il tenait ses cartes et jouait.

Lui en parler, on pense bien que je ne commis pas une telle maladresse ! Il n'avait pas l'air d'un homme à desserrer les dents sur un secret. Je devins peu à peu son camarade quotidien, sans qu'un mot, un coup d'oeil de ma part, pût le mettre en défiance contre ma passion du coffre rouge.

Car c'était devenu, chez moi, une passion véritable, dévorante, irrésistible. Avoir le coffre rouge était nécessaire à ma vie. J'ai de ces prurits de propriété absolument fous. C'est pourquoi je suis voleur, au reste, bien plus que par intérêt. Mais passons ! Je ne suis pas ici pour faire ma psychologie.

Je ne veux pas non plus faire mon éloge, et me donner les gants d'avoir inventé, pour exécuter le vol du fameux coffre rouge, un procédé nouveau et miraculeux.

Non ! Mon génie s'est borné, en l'occasion, à séduire, à conquérir le comte, à lui devenir un ami indispensable de tous les instants, dont il ne pouvait plus se passer, au point qu'il me demanda enfin d'habiter avec lui. En cela, oui, je fus très fort, très adroit. J'y mis six semaines ; mais j'y arrivai. Et, toujours, sans la moindre allusion au fameux coffre rouge, que j'avais l'air de considérer, tout naturellement, comme faisant partie intégrante du bras auquel il était suspendu.

Quant au vol en lui-même, je l'exécutai en recourant au procédé classique et banal d'une potion soporifique.

Oh ! ce n'est pas malin, je le reconnais !

Mais c'est extrêmement sûr, et commode. Le tout est de savoir s'en servir juste à point, et avec la devise : «Ni trop, ni trop peu !»

J'avais dosé la potion comme il fallait ? dans une des innombrables tasses de thé que nous prenions chaque nuit, le comte et moi. L'effet prévu se produisit, comme réglé au chronomètre. Défaire le noeud de la corde en tresse, qui attachait au poignait du comte le fameux coffre rouge, et ensuite le noeuf qui fermait le coffre rouge lui-même, ce n'était plus pour moi qu'un jeu d'enfant.

Et cependant, en faisant cela, mes doigts tremblaient. Est-ce bête ! Moi qui ai des nerfs d'acier ! Mais, il n'y a pas à dire non, cette fois-ci, mes doigts tremblaient.

J'avais peur. De quoi ? De lui, qui dormait ? Sûrement non. Alors ?

Et je ne voulais pas, non plus, emporter le coffre rouge. Je voulais l'ouvrir, là, en regarder le contenu, là, oui, là, près de lui que je volais. Le vol a de ces sadismes mystérieux et délicieux. C'est pourquoi, aussi, je suis voleur. Mais, encore une fois, passons ! Je m'analyserai peut-être, quelque jour. Pas ici !

Les noeuds défaits, le coffre, ou plutôt le sac, ouvert, je vis d'abord une chevelure. Oh ! admirable ! Unique ! De l'or.

J'y plongeai la main. Je tirai à moi. Une tête apparut.

Une tête de femme, merveilleusement belle, malgré ses yeux clos, sa peau grasse et fanée par l'embaumement.

Dans cette face morte, une chose semblait vivre : la bouche, dont les lèvres entr'ouvertes laissaient voir des dents étincelantes, la bouche qui souriait, la bouche où fleurissait du rose tout fraîchement mis.

Je n'avais plus peur. Mes doigts ne tremblaient plus. J'eus un éclat de rire intérieur en pensant :
- Nom de Dieu ! je suis volé !

Puis j'en eus un autre à me dire :
- Nom de Dieu ! non, je ne serai pas volé !

Et, avant de remettre la tête dans le fameux coffre rouge, avant de refaire les noeuds de la corde en tresse, avant de tout rétablir en ordre comme si rien ne s'était passé, je déposai un long baiser sur les dents étincelantes, et mordis la bouche rose.


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