LA VILLE DE MIRMONT, Jean de (1886-1914) : Mon ami le prophète.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (01.07.1997)
Texte relu par : A. Guézou
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Suite et fin : Parties V à IX

V

Un après-midi, tandis que la pluie, à coups menus, tapotait doucement la vitre embuée de notre jour de souffrance, je m'occupais, assis sur la malle plate de Baruch, à réparer tant bien que mal avec du fil poissé une crevasse ouverte dans la tige de ma bottine gauche. Mon ami, couché en travers du lit, méditait, ses deux mains sur la figure.

Par instants, lamentable comme le premier amour déçu d'une modiste sentimentale, s'élevait jusqu'à nous l'harmonie claudicante et surannée d'un orgue de Barbarie. La musique (dois-je le dire ?) m'a toujours porté à la rêverie. Je ne puis entendre les sons d'un phonographe ou de quelque autre instrument que ce soit, aussi bien dans un bar que sur une place publique, sans faire immédiatement un retour sur moi-même et revenir, par la pensée, aux époques les plus heureuses de mon adolescence. J'allais donc délaisser mon ouvrage manuel pour comparer une fois encore dans mon esprit ma situation présente avec ce séduisant avenir que, jadis, mes parents convoitèrent pour moi le jour où ils me firent entreprendre à Toulouse mes premières études de jurisprudence, lorsque, brusquement, Baruch se dressa debout et s'écria :
- Que ne suis-je mort dès le sein de ma mère ! Que ne suis-je expiré aussitôt sorti de son sein ! Et pourquoi m'a-t-on présenté les mamelles pour que je les suçasse ? Le laboureur qui revient des champs, sa besogne accomplie, n'écrase-t-il point d'un talon justicier, les oeufs de vipère qu'il rencontre sur son chemin ? Ne sépare-t-on point du reste du troupeau les brebis atteintes de la gale, du charbon ou de la clavelée ? Pécheur entre les pécheurs, réprouvé parmi les réprouvés, objet de scandale aux yeux des justes, je ne mérite que le mépris, l'opprobre, l'injure et l'infamie !

Il répéta plusieurs fois les mêmes paroles et ne se tint pour satisfait qu'après avoir obtenu dans sa diction un accent parfait de contrition et de désespoir. Puis il se frotta les mains, en ajoutant :
«Ça va bien ! J'ai trouvé mon début. Le reste viendra tout seul.
- Tu veux donc faire du théâtre, maintenant ? demandai-je, surpris et de bonne foi.
- Ne raille point, esprit borné, répondit-il. Sache plutôt que, boulevard Malesherbes, près du parc Monceau, habite dans un hôtel d'apparence luxueuse, une Israélite récemment convertie à la religion réformée, qui, loin de gaspiller sa vie en oeuvres vaines et en plaisirs futiles, consacre les innombrables richesses que la grâce de Dieu a réunies en ses mains, à répandre le bien et la bonne parole autour d'elle. Quel exemple, mon cher, par ces temps d'égoïsme où jamais le signe de la Bête n'a brillé d'un éclat aussi vif sur le front des grands et des puissants de ce monde ! Je serais tenté de conclure que cette créature d'élection a été désignée par un décret de la Providence en vue de déposer les charbons ardents du repentir dans le coeur des satrapes, qui, chaque matin, à leur réveil, peuvent se demander sans réponse : qu'ai-je fait pour la gloire du Tout-Puissant ? Qu'ai-je fait pour l'honorer dans ceux qui souffrent ? Qu'ai-je fait pour porter secours à mes frères qui sont pauvres ? C'est elle, c'est cette digne et sainte femme, qui, de ses deniers, avait soldé le voyage des trois missionnaires partis l'an dernier vers le Sud de l'Afrique et dont on suppose qu'ils ont servi de pâture à leurs catéchumènes. Que dis-je ? C'est elle, encore, qui a fondé «les dimanches de prière en plein air pour les enfants des deux sexes». Lorsque, sur la Seine, par un beau jour d'été, tu vois descendre en bateaux-mouches dans la direction de Meudon ou de Saint-Cloud, de joyeux groupes d'écoliers faisant retentir l'air de leurs chants d'actions de grâce, sache que c'est une humble servante de Dieu qui s'emploie ainsi, à préparer déjà, d'une manière hygiénique, leurs jeunes âmes pour le salut. Eh ! bien, voilà ! Je me lèverai et je marcherai ! Je me rendrai à pieds et dans la boue jusqu'au boulevard Malesherbes ! Je frapperai à la porte de ma soeur secourable et sa porte s'ouvrira. Je me prosternerai devant elle, j'embrasserai la poussière de ses sandales et, parmi ses serviteurs assemblés, je lui ferai publiquement la confession de toutes les fautes qui oppressent ma poitrine. Devant la noirceur révélée d'une âme aussi chargée de forfaits et devant les signes éclatants du désir où je suis de retourner dans les voies ardues de l'abnégation et du sacrifice, il est impossible que je n'obtienne pas une somme d'argent suffisante pour nous aider à vivre pendant plusieurs semaines. Aussi bien, je suis brûlé un peu partout, et le commerce des traités ne donne rien en cette période si proche des fêtes du Carnaval».

Ce disant, et sans même attendre de ma part un mot ou un signe qui lui exprimât mon étonnement ou mon approbation, Baruch prit son chapeau et sortit.

Il ne rentra que fort tard dans la soirée, passablement gris, mais vêtu de neuf. C'est l'unique jour de ma vie, je le jure, où je lui ai vu du linge propre. Il portait une redingote noire, d'excellente façon, dont j'eus grand'peine à le dévêtir pour le coucher, un pantalon également noir et confortable, quoique trop court, des guêtres grises et des souliers américains. Il n'avait gardé de sa tenue antérieure que sa coiffure de Quaker. Je ne m'en étonnai pas outre mesure, sachant que nulle force humaine n'aurait pu l'obliger à se départir de cet attribut représentatif de sa mission sur terre.

Le lendemain, remis de ses fatigues, il m'apprit qu'en plus de ces diverses parures, il avait, aussi, reçu quelque argent de sa bienfaitrice, mais que vu la longueur du trajet de la plaine Monceau à l'île Saint-Louis et le nombre considérable des mendiants que l'on rencontre à Paris, la nuit, dans les rues, il ne lui restait absolument plus rien - plus rien, en vérité !

Il n'en demeura pas moins quelques jours à se reposer sans s'occuper d'autre chose que de boire du vin rouge et de chanter ses cantiques favoris, en s'accompagnant en sourdine sur le tam-tam qu'il avait rapporté d'Afrique. Mais une apparente inaction, chez un homme d'entreprise, ne dissimule-t-elle point, souvent, l'enfantement d'un projet nouveau destiné à faire grand bruit dans le monde ?

VI

Effectivement, Baruch avait mis à profit ses heures de tranquillité pour concevoir une idée grandiose, qui, lorsqu'il m'en fit part, commença du reste par me paraître irréalisable, d'autant plus qu'elle exigeait mon concours pour être menée à bien.

Il ne s'agissait point, certes, d'une invention ordinaire et telle que quiconque peut en trouver de semblables, pourvu qu'il ait du loisir et l'esprit ingénieux. Il n'était pas question, par exemple, d'aller quêter à domicile dans le quartier pour une oeuvre imaginaire de propagande chrétienne ou de relèvement de filles soumises, ni même d'essayer de faire chanter (comme on dit en langage vulgaire) un rabbin, un évêque ou un pasteur en le menaçant de révélations imprévues sur ses écarts de jeunesse. Non ; j'espérais mieux de Baruch. Mon attente ne fut pas trompée.

- Vois-tu, me dit-il, mes longues méditations de ces jours derniers ont porté leur fruit. J'ai beaucoup réfléchi, beaucoup prié dans le silence et la solitude. Et maintenant les temps sont venus ! Je me sens prêt à accomplir de grandes choses ! Sans doute, sceptique ami, vais-je lire l'étonnement dans tes yeux et le doute sur ton visage... j'ai entrepris de fonder une religion nouvelle, avec l'aide de Dieu, bien entendu.
- Une religion, Baruch ? répondis-je. Il me semble que tout a déjà été fait dans ce genre et qu'il doit être extrêmement difficile de créer du nouveau.
- Oh ! quand je dis une religion... Ce ne sera peut-être, dans les débuts, qu'une modeste secte, composée d'un groupe intime de fidèles - mais dont je compte devenir, en quelque sorte, comme le pape ou le messie.
- Même en supposant que tu possèdes les aptitudes voulues et les connaissances indispensables, crois-tu bien que notre époque de cafés-concerts, d'aéroplanes et d'incrédulité soit désignée spécialement pour des tentatives de cet ordre ?
- Tu as l'air d'ignorer, mon cher, qu'aujourd'hui tout est permis aux esprits audacieux. Les bienfaits de la publicité me procureront d'ailleurs des facilités inconnues aux plus illustres de mes devanciers.
- Mais voyons, Baruch, on n'invente pas une religion comme ça, du jour au lendemain. Il convient, j'imagine, d'avoir été préalablement gratifié d'une révélation d'en-haut. Il faut, au moins, pouvoir enseigner un dogme inédit.
- Je t'accorde volontiers que je ne suis pas encore tout à fait fixé sur les détails. Qu'importe ? Nous aviserons ultérieurement. Le principal, c'est de réunir d'abord un certain nombre de disciples qui pourvoieront à mes besoins les plus urgents. Mieux vaudrait, sans doute, les choisir parmi les classes riches de la société. Mais, tant pis ! Nous commencerons avec les éléments que nous aurons sous la main.
- Et que leur dirais-tu, à tes disciples ?
- Des paroles de vie et d'espérance. Je leur apprendrai, au surplus, par mon exemple, à suivre de près les préceptes de l'Ecriture. Je rénoverai leurs moeurs. Je leur ferai porter un costume approprié à leur nouvelle existence. Nous chanterons des hymnes ensemble et je répandrai dans leurs âmes une semence qui rendra cent pour un. Il est à prévoir que le Seigneur m'inspirera. Considère, en effet, combien, en peu de temps, j'ai su améliorer tes sentiments depuis notre première rencontre... Mais que sert de gaspiller le temps en paroles vaines ? C'est demain le mardi-gras. Tu te vêtiras de blanc et tu iras par les rues, une palme à la main, annoncer la bonne nouvelle à tous les carrefours. De mon côté, j'aurai soin de m'entendre avec un marchand de vin-restaurateur pour qu'il laisse à ma disposition la salle du fond de son établissement. Rien de plus facile puisque mes disciples deviendront en même temps ses clients et qu'ainsi je lui ferai gagner quelque argent, tout en ramenant des pécheurs à Dieu.

VII

J'ai, depuis mon enfance, exercé tant de métiers différents et si rarement senti en moi la force de résister aux gens, aux choses ou aux circonstances, que je ne trouvai point de raison sérieuse pour ne pas obéir à Baruch. Au moyen de l'un des deux draps de lit que nous possédions en commun, je composai donc le costume qui m'était prescrit. Je négligeai toutefois de m'enquérir d'une palme, et je mis simplement sous mon bras, afin de mieux conserver la liberté de mes mouvements, la grande pancarte que Baruch prétendait m'appliquer sur le dos et contre laquelle il avait collé des lettres de papier doré formant les mots suivants :

Où va-t-il ?
Implorer le rachat de son âme
au «Rendez-vous des vrais Berrichons»
Rue Poulletier,
ce soir à neuf heures précises.
Consommations de premier choix.
Le Salaire du péché c'est la mort.
Qu'on se le dise !

Toute la journée, j'errai ainsi, de bar en bar, parmi d'autres masques tristes et crottés, mais résignés pour quelques heures à figurer une joie qui, hélas ! n'existe plus depuis longtemps au coeur des hommes. Grâce à la disposition générale des esprits, je passai presque inaperçu. On ne me fit point de remarques particulièrement désobligeantes sur la pauvreté de mon travesti.

Aussi, quand sonna l'heure du rendez-vous, la salle du petit café choisi par mon compagnon ne contenait-elle que ses habitués les plus ordinaires : deux terrassiers, un garçon livreur de la Samaritaine, un garde municipal avec son amie et surtout une vieille écaillère, porté sur la boisson, la veuve Bouteille, née Seigneur - aujourd'hui décédée en odeur de sainteté.

Baruch patienta environ quarante-cinq minutes. Ne voyant pas grossir le nombre de ses disciples éventuels, il en prit son parti, et, se levant de la banquette sur laquelle, jusque-là, il était resté silencieux et méditatif, il frappa ses mains l'une contre l'autre, afin d'attirer l'attention de son côté. Puis, sans plus, il ouvrit la séance.
- Mes frères, dit-il, élevons notre âme à Dieu !

Je m'attendais, comme vous pensez bien, à ce que l'un des deux terrassiers qui causaient politique derrière un litre de vin blanc envoyât contre Baruch le premier projectile venu, verre ou bouteille, en traitant l'orateur de «sale calotin» ou de «marchand de bon dieu !» Il n'en fut rien. C'est ici, en effet, que l'histoire commence à devenir anormale. Les assistants se dressèrent, d'un accord unanime, pour répéter avec gravité la prière que récitait Baruch. Ce dernier paraissait, du reste, presque aussi surpris que je l'étais moi-même.

Il continua ses exercices par un cantique suggestif et entraînant qu'un de ses anciens lieutenants de l'Armée du Salut avait composé dans trois idiomes différents sur un air fort connu de toutes les nations civilisées, en vue de le rendre rapidement populaire auprès des foules. Seul, le premier couplet de la version française est demeuré dans ma mémoire :

Tous les soirs, comm' tous les matins,
Le vertueux chrétien
Répète à sa compagne austère :
Viens donc fair' ta prière !
Allons, mets-toi vite à genoux
Auprès de ton époux ;
Ne perds pas d'temps, faut s'dépêcher
D'prier pour nos péchés !
Notre coeur,
Tout en pleurs,
Réclame son Sauveur !
Viens, Jésus-Christ, vient Jésus-Christ, viens !
Viens répandre ta grâce
Et la paix sur nos faces !
Ah ! viens, Jésus-Christ, viens Jésus-Christ ! viens !
Lorsque j'ai prié Dieu,
Je me sens tout joyeux !

Les clients du «Rendez-vous des vrais Berrichons» reprirent en choeur le refrain, et je compris dès lors que la partie était gagnée. La voix de la veuve Bouteille d'étonnait, il est vrai, plus fausse à elle seule que toutes les autres réunies. La digne créature présentait néanmoins un aspect si convaincu que je n'osai point lui frapper sur l'épaule pour l'inviter à modérer ses accents.

Puis Baruch s'engagea dans une longue harangue, comme il savait les faire, où se trouvaient mêlées, de façon à n'offrir plus qu'un sens assez lointain, des citations dépareillées des deux Testaments et de l'Apocalypse. L'auditoire écoutait, attentif et recueilli, tel qu'à l'approche d'un grand mystère. J'éprouvais pour ma part, sans en comprendre encore la raison, une vénération tout à fait singulière et imprévue envers mon banal camarade de chaque jour. Je le regardais avec stupeur, bien qu'habitué à ses discours incohérents. Mais ses paroles avaient pris une signification nouvelle, réconfortante et apaisante. Tout n'était plus que béatitude et cordialité sereine dans notre groupe. Il me souvient que le garde républicain avait débouclé son ceinturon blanc, et qu'il pleurait doucement, à petits hoquets, d'une manière enfantine. Je ne sais combien de temps la situation aurait duré, si, subitement, l'épouse du cabaretier n'avait poussé un cri strident, un cri où contenait toute la détresse humaine depuis le péché originel, et, quittant son comptoir, n'était venue se jeter aux pieds de Baruch. En des phrases entrecoupées de sanglots, elle lui fit l'aveu de chacune de ses erreurs et reconnut avoir trompé trois fois son mari avec un crémier de la rue des Deux-Ponts;

Mon ami la releva et la baisa sur le front.
- Il ne m'appartient pas, dit-il, de vous pardonner vos fautes. Mais, à coup sûr, on vous tiendra compte en haut lieu de votre repentance pour le passé, aussi bien que de votre bonne volonté pour l'avenir.

Après quoi, je crus opportun d'utiliser les sentiments bienveillants du public en procédant à une quête qui fut fructueuse. Nous pûmes enfin nous arracher à l'enthousiasme de ces néophytes, moyennant la promesse que Baruch reviendrait le lendemain à pareille heure expliquer sa doctrine avec plus de détails.

VIII

Notre concierge, ce même soir de carnaval, sans pareil au cours de mon existence, dormait si profondément lorsque nous voulûmes rentrer chez nous qu'il nous fallut sonner à plusieurs reprises avant que la porte ne s'ouvrît. Tandis que nous attendions, le dos courbé sous la pluie, un vieillard chauve, très caractéristique, et qui boitait péniblement des deux pieds, sortit de l'ombre et nous demanda l'aumône. C'était un pauvre d'une race exigeante et obstinée. Malgré le silence que nous opposions à sa requête, il ne cessait de la répéter sur un ton uniforme, avec, du reste, l'air de penser à toute autre chose.

D'un geste évasif, mais plein de bienveillance, Baruch leva un doigt pour le bénir.
- Allez en paix, mon frère - dit-il - et souvenez-vous que l'homme, bien que né de la femme, ne vit pas uniquement de pain. Dieu vous conduise et vous préserve de la tentation...

A peine terminait-il sa phrase que le mendiant sauta de joie et s'en fut en gambadant comme un écolier.
- Hosannah ! s'écria Baruch, gloire à Dieu dans le ciel, sur la terre et dans les eaux plus basses que la terre ! Voilà que je fais des miracles, à présent ! Je guéris les paralytiques et rien, désormais, ne s'oppose plus en principe à ce que je rende la vue aux aveugles ! Un pareil résultat, cher ami, dépasse toutes mes prévisions...
- Bah ! répondis-je, sans rien perdre de mon sang-froid, ne te hâte pas trop de conclure : qui te dit que ce vieillard, malgré son apparence, n'est pas un ivrogne ou un simulateur ?

Mais Baruch ne se trouvait pas en état de prêter l'oreille à mes objections. Son visage rayonnait d'une joie surnaturelle et ses jambes fléchissaient sous lui comme celles d'un homme pris de vin doux.

Une fois montés dans notre chambre, nous nous couchâmes silencieusement. Malgré ma longue promenade de la journée et contrairement à mes habitudes, je ne parvins pas à m'endormir. Quant à mon compagnon, la pensée qu'il avait pu, sans le vouloir, produire un miracle ne quittait certainement pas son esprit, car il se tournait et se retournait sans cesse à mes côtés, en proie à la plus vive agitation.

- Je veux en avoir le coeur net, déclara-t-il enfin, passant par-dessus moi ses grandes jambes maigres pour descendre du lit.

Je l'entendis dans l'obscurité courir pieds nus sur le carrelage de la pièce. Puis, il trouva quelque part des allumettes, en frotta une et en communiqua le feu à un bout de bougie. Je le vis alors ramasser par terre un bouchon abandonné, qui gisait auprès d'une bouteille vide et le serrer fortement dans son poing gauche.
- Regarde bien : c'est très sérieux, cette fois. Nous allons savoir si véritablement je suis l'élu du Tout-puissant. Que ce bouchon, qui est dans ma main gauche, passe à mon commandement dans ma main droite et la preuve sera établie. Pas besoin de chercher plus loin ; j'aurai le don du miracle.

Il ouvrit sa main droite : le bouchon s'y trouvait.
- Je connais ce procédé, répliquai-je. Tâche d'inventer mieux, pour convaincre demain ton auditoire. Sinon, à juste titre, il pourrait réclamer en outre que tu fasses jaillir un lapin blanc de ton chapeau.
- Homme de peu de foi ! Insensé qui me ruines ! reprit-il avec indignation. Tu te jetterais même sur un orphelin, puisque tu t'acharnes à accabler de sarcasmes ton meilleur ami ! Comment oses-tu penser que je puisse tricher dans une occasion aussi solennelle ? Voilà bien le fruit de mon indulgence et de ma tendresse envers toi ! Que faut-il donc pour te convaincre, âme rétive, toi qui fermes délibérément les yeux à la lumière divine ?

A cet instant, la bougie que Baruch avait fixée sur un angle de la table achevait de s'éteindre. Mais l'obscurité ne se fit pas complètement, car une petite flamme immobile, identique à celles qui, dans certaines gravures de piété, représentent le Saint-Esprit descendant sur la tête des apôtres, brillait d'un éclat fort doux au-dessus du front de mon ami.

IX

Ainsi fut révélé le véritable caractère de Baruch. Il appartient à d'autres, plus savants que moi, de connaître sa vie et son oeuvre. Dieu merci, les ouvrages ne manqueront point au sujet de cette aventure extraordinaire dont je ne crois pas que la pareille ait jamais, à meilleur droit, mérité d'étonner l'humanité depuis les âges bibliques. Pour ma part, j'ai voulu seulement rapporter quelques faits précis auxquels mon titre de témoin oculaire ne saurait manquer d'ajouter une réelle valeur. Les prophètes, en effet, sont si rares à notre époque, que les moindres détails, touchant leur personne privée, exciteront toujours la curiosité publique.

Jusqu'à ces derniers jours, je n'ai cessé d'aller visiter mon ami, tous les dimanches après-midi, dans l'asile d'aliénés où l'autorité laïque jugea bon de l'enfermer dès le lendemain du jour où se termine mon récit. Là, comme ailleurs, son influence morale avait accompli des prodiges. Du plus humble malade jusqu'au directeur, sans oublier le portier et les gardiens, tout le monde s'était converti. On n'entendait plus dans cette demeure que des chants d'allégresse et de félicité. Une seule chose m'étonne encore. Je me demande comment Baruch à qui le ciel avait octroyé le pouvoir de soulager ceux qui souffrent, ne parvint jamais à se guérir soi-même d'un regrettable penchant pour les liqueurs fortes. On raconte qu'il mourut d'avoir bu, l'un après l'autre, tous les flacons d'eau-de-vie camphrée de l'infirmerie de l'asile dont il avait un soir dérobé la clef. Mais seuls les séraphins qui furent commis pour venir cueillir son âme pourraient vous dire l'exacte vérité sur cette assertion.


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