MIRBEAU, Octave : Les millions de Jean Loqueteux
SAISIE DU TEXTE : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (10.06.1996). RELECTURE : Anne Guézou. ADRESSE : Bibliothèque municipale. Monsieur Olivier Bogros. BP 216 . 14107 Lisieux cedex. TEL. : 31.48.66.50. MINITEL : 31.48.66.55. E-MAIL : [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com
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Les millions de Jean Loqueteux
par
Octave Mirbeau

Jean Loqueteux, fatigué d'avoir longtemps marché, s'assit sur la berge de la route. Le soleil perçait les brumes, dégelait la terre, amollissait l'herbe où le givre fondait en eau. Et personne ne passait sur la route. Jean Loqueteux enleva de dessus son dos sa besace toute pleine de cailloux, compta les cailloux, en les alignant près de lui, les remit en place avec gravité et respect, et il se dit :

- Le compte y est bien... J'ai toujours mes dix millions... Et c'est curieux vraiment ! J'ai beau les donner à tout le monde - car je ne suis pas un mauvais riche - il n'en manque jamais un seul. Dix millions ! C'est bien ça !

Il soupesa sa besace et il gémit :

- Mais que c'est lourd à porter, dix millions !... Mes épaules en sont toutes meurtries et mes reins n'en peuvent plus... Et j'ai l'onglé aux doigts !... Si j'avais encore ma femme, elle m'aiderait parbleu ! C'était une rude femme, et forte comme un dogue !... Mais elle est morte... morte d'être trop riche... Mon fils aussi est mort, d'on ne sait quoi !... Je suis tout seul, maintenant, pour ce fardeau... Ce n'est pas assez !... Il faudra que j'aie une petite voiture que je tirerai moi-même, ou que je ferai tirer par un chien ! Mon Dieu ! que je suis las !... Et qu'il fait froid, malgré le soleil. On ne se doute pas de ce que les millionnaires sont, parfois, de pauvres gens... et à plaindre, à plaindre !... Ah ! Seigneur Jésus, qu'ils sont à plaindre !... Ainsi, moi, j'ai dix millions... C'est sûr, puisque je les tiens là, dans ma besace !... Eh bien ! n'empêche que me voilà sur la route... comme un vagabond !... Et c'est jour de Noël !... Et il y a des pauvres qui mangent de l'oie devant des flambées de bois sec... C'est à n'y rien comprendre !...

L'humidité traversait ses guenilles... Il changea de place sur la berge.

- Vrai !... fit-il encore. Il y a des moments où j'aimerais mieux être un pauvre homme... comme j'en rencontre tant par les chemins... un pauvre diable de mendigot... n'avoir pas un sou sur moi et vivre de la charité des passants ! Ma foi, oui !...

Il regarda la route, à droite et à gauche, et secouant la tête, il soupira :

- Il est vrai qu'il ne passe personne... qu'il ne passe jamais personne !...

Jean Loqueteux était presque nu, à force d'être vêtu de guenilles... Non, pas même de guenilles, mais de lambeaux d'ordure, d'effilochages que la crasse agglutinait...Sa peau apparaissait, rouge et gercée, entre les déchirures et les effrangements de sa veste... Il avait des brins de paille, des brins de laine, des brins de plume dans sa barbe qui ressemblait à l'ébouriffement d'un nid de moineau.

Ayant fouillé dans sa poche, il en sortit une croûte de pain, dure et noire comme un morceau de charbon, et il la mangea lentement, méthodiquement... Sous ses dents, le pain faisait un bruit de cailloux qu'on casse.

Et, de temps en temps, il s'interrompait de manger, et il disait, la bouche pleine, les gencives saignantes :

- Voilà !... Je n'y comprends rien... J'ai dix millions... Ils sont là, toujours à portée de ma main... J'y peux puiser tant que je veux !... Et je serais bien bête de n'y pas puiser, puisqu'ils se renouvellent à mesure que je les dépense... Quand il n'y en a plus... il y en a encore... il y en a toujours ! J'en fais des largesses aux pauvres de la route... aux petits soldats en promenade... aux vieillards qui se navrent sur le pas de leurs portes !... aux jolies filles qui vont chantant, le long des haies, dans le soleil ! Je les jette aux quatre coins du ciel et de la terre... Je n'en vois jamais la fin !... Eh bien, jamais, je n'ai pu me procurer d'autre pain que celui que je mange ici !... Vrai ! Il n'est pas bon !... Il sent la boue et la sueur... il sent le fumier... il sent je ne sais quoi !... Et les cochons eux-mêmes n'en voudraient pas ! Et, un jour de Noël, un jour de bombance et de liesse !... Il y a ici quelque chose que je ne m'explique pas... un malentendu auquel je ne comprends rien !...

Il hochait la tête, tâtait sa besace et, entre deux coups de dents, il répétait :

- Enfin... j'ai dix millions, c'est sûr ! Les voilà... je les tâte... Être si riche et ne pas manger à sa faim !... Ça, c'est incroyable !... Ne pas pouvoir dormir dans un lit, non plus... dans une maison, à l'abri du soleil et de la gelée ! Et toujours rebuté des autres hommes, et mordu par les chiens quand je m'approche d'une habitation... Ça c'est fort ! Et vrai, le monde ne va pas comme il faudrait !...

Ayant fini de manger, il s'étendit sur le rebord du fossé, sa besace entre les jambes, et il s'endormit d'un sommeil tranquille et profond.

Ce jour-là, Jean Loqueteux fut ramassé par des gendarmes, sur la route où il rêvait à de merveilleux palais et d'opulentes tables chargées de victuailles et de pain blanc. Et comme il n'avait point de papiers, comme ses propos attestaient une incohérence inhabituelle à ce genre de va-nu-pieds, les gendarmes le jugèrent dangereux, assassin peut-être, et sûrement incendiaire, et finalement, l'emmenèrent à la ville, où il fut jeté au poste, brutalement, en attendant mieux.

Après avoir subi divers interrogatoires et de méticuleuses enquêtes sur son passé, il fut conduit en prison, où il tomba malade, et, de là, à l'hospice, où il faillit mourir... Sa santé revenue, le médecin établit, dans une consultation savante, le dérangement des facultés mentales du pauvre diable et conclut à son admission immédiate dans un asile de fous.

Jean Loqueteux resta doux et poli, tenta de se disculper du mieux qu'il pût, en parlant de ses dix millions en termes modestes et choisis, offrit de consacrer une grosse somme à une oeuvre de bienfaisance. On ne l'écouta pas et, même, on le fit taire avec plus de rudesse qu'il n'eût convenu... et, un matin, les lourdes portes de l'asile se refermèrent sur lui.

Dans sa nouvelle carrière de fou - de fou officiel - Jean Loqueteux se montra infiniment doux, serviable, utile et sensé. Séquestré d'abord dans le quartier des fous tranquilles, après deux années d'observation pendant lesquelles nulle crise de démence dangereuse ne se manifesta en lui, on le laissa, pour ainsi dire, libre ; j'entends qu'on en fit une sorte de domestique et qu'on l'accabla de travaux de toute sorte. On l'employait même, parfois, au dehors, à des besognes délicates, auxquelles s'attachait de la responsabilité morale, et il s'en acquittait au mieux, avec intelligence et probité.

Dans les premiers temps de son internement, il parlait souvent de ses dix millions, avec des airs entendus, discrets et prometteurs. Quand il voyait un de ses camarades malheureux, il lui disait :

- Ne pleure pas... Aie courage. Le jour où je serai sorti d'ici, j'irai chercher mes dix millions et je t'en donnerai un...

Il en avait ainsi distribué plus de cent... Mais bientôt cette manie diminua et finit par disparaître, au point qu'il ne se laissait plus prendre aux pièges que le directeur et le médecin tendaient à sa raison. Si le directeur, habilement, par de subtils retours, ramenait ses souvenirs à la cause de son ancienne folie, Jean Loqueteux souriait, haussait les épaules, semblait dire :

- Oui, j'ai été fou, autrefois... J'ai cru à la réalité de ces dix millions... Mais aujourd'hui, je sais bien que ce n'étaient que des cailloux...

Durant plusieurs années, pas une fois il ne se démentit.

Tout le monde le crut guéri, et il fut question de lui rendre la liberté... Lui-même, avec des accents touchants et de touchantes prières, l'avait, maintes fois, sollicitée, repris de la nostalgie des routes, des granges où l'on couche, le soir, des berges herbues où la lassitude vous anuite sous le féérique baldaquin des ciels étoilés. Mais le médecin hésitait encore.

Un matin, il fit appeler Jean Loqueteux pour une dernière épreuve. Le directeur l'assistait, plus grave que de coutume, et quelques employés de l'asile avaient été aussi convoqués.

- Jean Loqueteux, dit le médecin, je vais vous signer votre exeat... Mais auparavant, j'ai quelques questions à vous poser. Tâchez d'y bien répondre.

Les fous ont quelquefois d'admirables divinations. Jean Loqueteux perçut une hostilité dans le regard du médecin, il sentit que tous ces gens étaient réunis là pour le faire tomber dans une embûche... Alors il eut une idée...

- Monsieur le docteur, dit-il, je voudrais vous parler, à vous seul... une seconde.

Et quand les autres se furent éloignés :

- Monsieur le docteur, reprit-il, il faut que je parte d'ici... Et je sens que vous ne le voulez pas !... Eh bien, si je pars... écoutez-moi... votre fortune est faite...

- Allons donc !

- Ma parole d'honneur !

- Et comment cela ?

- Je vous donne un... deux... trois millions !...

- Vraiment ?

- Je vous le jure ! Et si trois millions ne suffisent pas, je vous en donne cinq... six... huit !...

- Où donc sont-ils, vos millions, mon pauvre Loqueteux ?

- Ils sont, Monsieur le docteur, dans un endroit que je sais... au pied d'un arbre... sous une grosse pierre. Et ils doivent en avoir fait, des petits, depuis le temps !... Mais, chut !... voilà monsieur le directeur qui revient, et qui nous écoute... Je ne veux rien lui donner à lui...

Et le soir même, Jean Loqueteux réintégrait le quartier des fous... et il gémissait avec ses camarades :

- Je suis trop riche !... On m'en veut de ma richesse !... Je suis trop riche !...


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