LOUYS, Pierre (1870-1925) : Lêda ou la louange des bienheureuses ténèbres, (1893).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (11.I.1999)
Texte relu par : A. Guézou
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Première édition de ce conte à la Librairie de l'Art Indépendant en 1893.
Texte établi sur la première édition collective du Crépuscule des Nymphes à Paris aux éditions Montaigne en 1925.

Lêda
ou
La louange des bienheureuses ténèbres
par
Pierre Louÿs

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A mon ami André Gide

Et les noires forests espaisses de ramées.
Et du bec des oiseaux les roches entamées.
PIERRE DE RONSARD

 

On n'y voyait presque plus. Une invisible Artémis chassait sous le croissant penché, derrière les branches noires qui pullulaient d'étoiles. Les quatre Corinthiennes restaient couchées dans l'herbe près des trois jeunes hommes ; et l'on ne savait plus très bien si la dernière oserait parler après les autres tant l'heure était au silence.

Les contes ne doivent être dits qu'en plein jour. Dès que l'ombre est entrée quelque part, on n'écoute plus les voix fabuleuses parce que l'esprit fugitif se fixe et se parle à lui-même avec ravissement.

Chacune des femmes étendues avait déjà un compagnon secret dont elle créait le charme à l'image réelle de son désir enfantin. Pourtant, elles ouvrirent toutes les yeux dans l'obscurité quand le grave Mélandryon dit ces premières paroles :

«Je vous conterai l'histoire du Cygne et de la petite nymphe qui vivait sur les bords du fleuve Eurotas. C'est à la louange des bienheureuses ténèbres».

Il se releva, mais à demi, et s'appuya d'une main dans l'herbe, et voici comment il parla :

I

EN ce temps-là, il n'y avait pas de tombeaux sur les routes, ni de temples sur les collines.

Les hommes n'existaient guère : on n'en parlait pas. La terre se livrait à la joie des dieux, et favorisait la naissance des divinités monstrueuses. C'est le temps où l'Echidna enfanta la Chimère, et Pasiphaé le Minotaure. Les petits enfants pâlissaient dans les bois, sous l'effroi du vol des dragons.

Or, sur les bords humides du fleuve Eurotas, où les bois sont tellement épais qu'on n'y voit jamais la lumière, vivait une jeune fille extraordinaire, qui était bleuâtre comme la nuit, mystérieuse comme la lune mince, et douce comme la voie lactée. C'est pourquoi on la nommait Lêda.

Elle était vraiment presque bleue, car le sang des iris coulait dans ses veines, et non comme aux vôtres le sang des roses. Ses ongles étaient plus bleus que ses mains, ses papilles plus bleues que sa poitrine, ses coudes et ses genoux tout à fait azurés. Ses lèvres brillaient de la couleur de ses yeux, qui étaient bleus comme l'eau profonde. Quant à ses cheveux en liberté, ils étaient sombres et bleus autant que le ciel nocturne et vivaient le long de ses bras, si bien qu'elle paraissait ailée.

Elle n'aimait que l'eau et la nuit.

Son plaisir était de marcher sur les spongieuses prairies des rives, où l'on sentait l'eau sans la voir, et ses pieds nus avaient des frissons de bonheur à se mouiller obscurément.

Car elle ne se baignait pas dans la rivière, de peur des jalouses naïades, et d'ailleurs elle n'eût pas voulu se livrer à l'eau tout entière. Mais qu'elle aimait se mouiller ! Elle mêlait au courant rapide l'extrême boucle de sa chevelure et la collait sur sa peau pâle avec des dessins lentement recourbés. Ou bien elle prenait dans le creux de sa main un peu de la fraîcheur du fleuve qu'elle faisait couler entre ses jeunes seins jusqu'au pli de ses jambes rondes où il se perdait. Ou encore elle se couchait en avant sur la mousse trempée pour boire doucement à la surface de l'eau, comme une biche silencieuse.

Telle était sa vie, et de penser aux satyres. Il en venait quelquefois par surprise, mais qui s'enfuyaient effrayés, car ils la prenaient pour Phoebé, sévère à ceux qui la voient nue. Elle aurait voulu leur parler, s'ils se fussent arrêtés près d'elle. Le détail de leur aspect la remplissait d'étonnement. Une nuit qu'elle avait fait quelques pas dans la forêt, parce que la pluie était tombée et que la terre était torrentielle, elle avait vu de près un de ces demi-dieux endormi ; mais elle avait pris peur à son tour et était revenue tout à coup. Depuis, elle y passait par intervalles et s'inquiétait des choses qu'elle ne comprenait pas.

Elle commençait à se regarder aussi, se trouvait elle-même mystérieuse. Ce fut l'époque où elle devint très sentimentale et pleura dans ses cheveux.

Quand les nuits étaient claires, elle se regardait dans l'eau. Une fois elle pensa qu'il serait mieux de réunir et de rouler sa chevelure ensemble pour dénuder sa nuque qu'elle sentait jolie dans sa main caressante. Elle choisit un jonc souple pour serrer son chignon bleu et se fit une couronne tombante avec cinq larges feuilles aquatiques et un nénuphar languissant.

D'abord elle prit plaisir à se promener ainsi. Mais on ne la regardait pas, puisqu'elle était seule. Alors elle devint malheureuse et cessa de jouer avec elle-même.

Or, son esprit ne se connaissait pas, mais son corps attendait déjà le battement des ailes du Cygne.

II

UN soir, comme elle s'éveillait à peine et songeait à reprendre son rêve parce qu'un long fleuve de jour jaune luisait encore derrière la nuit de la forêt, son attention fut attirée par le bruit des roseaux près d'elle, et elle vit l'apparition d'un Cygne.

Le bel oiseau était blanc comme une femme, splendide et rose comme la lumière, et rayonnant comme un nuage. Il semblait l'idée même du ciel de midi, sa forme, son essence ailée. C'est pourquoi il se nommait Dzeus.

Lêda le fut considérer, qui volait en marchant un peu. De loin, il tournait autour de la nymphe, et la regardait de côté. Quand il fut tout auprès, il s'approcha encore et, se haussant sur ses larges pattes rouges, étendit le plus haut qu'il put la grâce onduleuse de son col, devant les jeunes cuisses bleuâtres et jusqu'au doux pli sur la hanche.

Les mains étonnées de Lêda prirent avec soin la petite tête et l'enveloppèrent de caresses. L'oiseau frémissait de toutes ses plumes. Dans son aile profonde et moelleuse, il serrait les jambes nues et les faisait plier. Lêda se laissa tomber à terre.

Et elle se mit les deux mains sur les yeux. Et elle n'avait ni frayeur ni honte, mais une inexplicable joie, et son coeur battait à faire lever ses seins.

Elle ne devinait pas ce qui allait arriver. Elle ne savait pas ce qui pouvait arriver. Elle ne comprenait rien, pas même pourquoi elle était heureuse. Elle sentait le long de ses bras la souplesse du col du Cygne.

Pourquoi était-il venu ? Qu'avait-elle fait pour qu'il vînt ? Pourquoi ne s'était-il pas enfui comme les autres cygnes sur le fleuve ou les satyres de la forêt ? Depuis ses premiers souvenirs elle avait toujours vécu seule. Aussi n'avait-elle pas beaucoup de mots pour penser, et l'événement de cette nuit-là était si déconcertant... Ce Cygne... ce Cygne... Elle ne l'avait pas appelé, elle ne l'avait même pas vu, elle dormait. Et il était venu.

Elle n'osait plus du tout le regarder et ne bougeait pas, de peur de le faire envoler. Elle sentait sur le feu de ses joues la fraîcheur de son battement d'ailes.

Bientôt il sembla reculer et ses caresses s'altérèrent. Lêda s'ouvrait à lui comme une fleur bleue du fleuve. Elle sentait entre ses genoux froids la chaleur du corps de l'oiseau. Tout à coup, elle cria : Ah !... Ah !... et ses bras tremblèrent comme des branches pâles. Le bec l'avait affreusement pénétré et la tête du Cygne se mouvait en elle avec rage, comme s'il mangeait ses entrailles, délicieusement.

Alors ce fut un long sanglot de félicité abondante. Elle laissa tomber en arrière sa tête fièvreuse aux yeux fermés, arracha de l'herbe avec ses doigts et crispa sur le vide ses petits pieds convulsifs, qui s'épanouirent dans le silence.

Longtemps elle resta immobile. Au premier geste qu'elle fit, sa main rencontra au-dessus d'elle le bec ensanglanté du Cygne.

Elle s'assit et vit le grand oiseau blanc devant le frisson clair du fleuve.

Elle voulut se lever : l'oiseau l'en empêcha.

Elle voulut prendre un peu d'eau dans le creux de sa main et fraîchir sa douleur joyeuse : l'oiseau l'arrêta de son aile.

Elle le mit alors dans ses bras et couvrit de baisers les plumes touffues, qui se hérissaient sous sa bouche. Puis elle s'étendit sur la rive et dormit profondément.

Le lendemain matin, comme le jour commençait, une sensation nouvelle l'éveilla brusquement, et il lui sembla que quelque chose se détachait de son corps. Et c'était un grand oeuf bleu qui avait roulé devant elle, éclatant comme une pierre de saphyr.

Elle voulut le prendre et jouer avec, ou même le faire cuire dans la cendre chaude comme elle avait vu que faisaient les satyres, mais le Cygne le saisit dans son bec et l'alla déposer sous une touffe de roseaux penchés. Il étendit sur lui ses ailes déployées en regardant Lêda fixement, et d'un vol droit vers le ciel monta si haut et lentement, qu'il disparut dans l'aube grandissante avec la dernière étoile blanche.

III

LÊDA espérait qu'aux prochaines étoiles montantes le Cygne reviendrait vers elle, et elle l'attendit dans les roseaux du fleuve, près de l'oeuf bleu qui était né de leur union miraculeuse.

L'Eurotas était peuplé de cygnes, mais celui-là n'y était plus. Elle l'aurait reconnu entre mille, et même en fermant les yeux elle l'aurait senti s'approcher. Mais il n'y était plus, elle en était bien sûre.

Alors elle ôta sa couronne de feuilles d'eau, la laissa choir dans le courant, et défit sa chevelure bleue et y pleura.

Quand elle essuya ses yeux et regarda, un satyre était là, qu'elle n'avait pas entendu marcher.

Car elle n'était plus semblable à Phoebé. Elle avait perdu sa virginité. Les satyres n'auraient plus peur d'elle.

D'un bond, elle fut sur ses pieds et recula effarouchée.

L'oegipan lui dit doucement :

«Qui est -tu ?
- Je suis Lêda», répondit-elle.

Il se tut un instant, puis reprit :

«Pourquoi n'es-tu pas comme les autres nymphes ? Pourquoi es-tu bleue comme l'eau et la nuit ?
- Je ne sais pas».

Il la regardait très étonné.

«Qu'est-ce que tu fais là, toute seule ?
- J'attends le Cygne».

Et elle regardait vers le fleuve.

«Quel Cygne ? demanda-t-il.
- Le Cygne. Je ne l'avais pas appelé, je ne l'avais pas vu, et il est venu. Je suis si étonnée. Je vais te dire».

Elle lui raconta ce qui s'était passé, et elle écarta les roseaux pour lui montrer l'oeuf bleu du matin.

Le satyre comprit. Il se mit à rire et donna des explications grossières qu'elle arrêtait à chaque mot en lui mettant la main sur la bouche, et elle criait :

«Je ne veux pas savoir. Je ne veux pas. Oh ! Oh ! tu m'as appris. Oh ! est-ce possible ! Maintenant, je ne pourrai plus l'aimer, et je serai malheureuse à mourir».

Il la saisit par le bras, passionnément.

«Ne me touche pas ! pleura-t-elle. Oh ! que j'étais heureuse ce matin ! Je ne comprenais pas combien j'étais heureuse ! Maintenant s'il revient je ne l'aimerai plus ! Maintenant tu m'as dit ! Ah que tu es méchant !»

Il l'enlaça tout à fait et lui caressa les cheveux.

«Oh ! Non ! Non ! Non !... Non ! cria-t-elle encore. Oh ! pas toi ! Oh ! pas cela ! Oh ! le Cygne ! S'il revenait... Hélas ! Hélas ! tout est fini, tout est fini».

Elle restait les yeux ouverts, sans pleurer, et la bouche ouverte et les mains tremblantes d'effarement.

«Je voudrais mourir. Je ne sais pas même si je suis mortelle. Je voudrais mourir dans l'eau, mais j'ai peur des naïades, et qu'elles ne m'entraînent avec elles. Oh ! qu'ai-je fait !»

Et elle sanglota bruyamment sur son bras.

Mais une voix grave parla devant elle, et comme elle ouvrit les yeux, elle vit le dieu du fleuve couronné d'herbes vertes et qui sortait à demi des eaux, appuyé sur un gouvernail de bois clair.

Il disait :

«Tu es la nuit. Et tu as aimé le symbole de tout ce qui est lumière et gloire, et tu t'es unie à lui.

» Du symbole est né le symbole et du symbole naîtra la Beauté. Elle est dans l'oeuf bleu qui est sorti de toi. Depuis le commencement du monde, on sait qu'elle s'appellera Hélène ; et celui qui sera le dernier homme connaîtra qu'elle a existé.

» Tu as été pleine d'amour parce que tu as tout ignoré. C'est à la louange des bienheureuses ténèbres.

» Mais tu es la femme aussi, et dans le soir du même jour, l'homme aussi t'a fécondée.

» Tu portes en toi l'être obscur qui ne serait rien que lui-même et que son père n'a pas prévu et que son fils ignorerait. J'en prendrai le germe dans mes eaux. Il restera dans le néant.

» Tu as été pleine de haine parce que tu as tout appris. Et je te ferai tout oublier. C'est à la louange des bienheureuses ténèbres».

Elle ne comprit pas bien ce qu'il avait dit, mais elle le remercia en pleurant.

Elle entra dans le lit du fleuve s'y purifier du satyre et quand elle revint sur la berge, elle avait perdu tout souvenir de sa douleur et de sa joie.

Mélandryon ne parlait plus. Les femmes restaient silencieuses. Pourtant, Rhéa vint à demander :

«Et Kastôr et Polydeukès ? tu n'en as rien dit. C'étaient les frères d'Hélène.

- Non. C'est une mauvaise légende, ils ne sont pas intéressants. Hélène seule est née du Cygne.

- Comment le sais-tu ?

- ...

- Et pourquoi dis-tu que le Cygne l'a blessée avec son bec ? Cela n'est pas dans la légende et ce n'est pas vraisemblable... Et pourquoi dis-tu que Lêda était bleue comme l'eau dans la nuit ? Tu as une raison pour le dire.

- N'as-tu pas entendu les paroles du Fleuve ? Il ne faut jamais expliquer les symboles. Il ne faut jamais les pénétrer. Ayez confiance. Ah ! ne doutez pas. Celui qui a figuré le symbole y a caché une vérité, mais il ne faut pas qu'il la manifeste, ou alors pourquoi la symboliser ?

» Il ne faut pas déchirer les Formes, car elles ne cachent que l'Invisible. Nous savons qu'il y a dans ces arbres d'adorables nymphes enfermées, et pourtant quand le bûcheron les ouvre, l'hamadryade est déjà morte. Nous savons qu'il y a derrière nous des satyres dansants et des nudités divines, mais il ne faut pas nous retourner : tout aurait déjà disparu.

» C'est le reflet onduleux des sources qui est la vérité de la naïade. C'est le bouc debout au milieu des chèvres qui est la vérité du satyre. C'est l'une ou l'autre de vous toutes qui est la vérité d'Aphrodite. Mais il ne faut pas le dire, il ne faut pas le savoir, il ne faut pas chercher à l'apprendre. Telle est la condition de l'amour et de la joie. C'est à la louange des bienheureuses ténèbres».


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