LORRAIN, Paul Duval pseud. Jean (1851-1906) : Princesse d'Italie (1898).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (17.I.2001)
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : n.i.) de l'édition donnée par la Librairie Borel à Paris en 1898 dans la série Lotus Alba des Collections Edouard Guillaume. Cette nouvelle a été publiée les 13 et 23 août 1897 dans le Journal sous le titre Les trois têtes.
 
Princesse d'Italie
par
Jean Lorrain

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à Octave Uzanne

Simonetta Foscari
 
Les minnesingers cajoleurs
aux douces chansons
avec l'accord
du jet d'eau qui pleure
au verger en fleurs,
les joueurs de cor
et les échansons,
enfin, tous ceux qui sont,
jadis passés en merveilleux décor
et passeront encor...
 
Les varlets qui vont mourir
aux prisons des tours,
et les servants d'amour
venus tour à tour
avec des fleurs, des sourires
et des roses de Timour,
et puis les lansquenets,
et les chevaliers de Tyr,
tous ceux que la ronde a menés,
et ramènera toujours...
 
Mai toi,
tes lèvres et tes cheveux
et tes roses aux doigts,
et tes aveux
le soir auprès du feu,
mais toi,
et les soirs de mai,
les soirs aimés,
tout cela est fini, vois
et ne reviendra jamais.

   TRISTAN KLINGSOR.

 
I
Le Portrait

Bartholomeo Giovanni Salviati, marquis de Spolète et duc de Vintimille, de la vieille famille des Salviati, qui fournit des doges à Venise et des gouverneurs à Florence, était déjà vieux de cinquante années et veuf depuis quinze ans de Maria-Lucrezia Belleverani, les Belleverani de Naples, alliés aux familles ducales de Modène et de Parme, et même à la maison de Médicis, quand il épousait en secondes noces, lui, déjà ridé et chenu, Simonetta Foscari, belle jeune fille de vingt ans à peine, dans toute la fleur d'une éblouissante puberté. Cette Simonetta Foscari, Florentine de race et d'instincts, du sang des vieux Foscari, si terribles à leur propre patrie, les Foscari des émeutes, des complots, des amours tragiques et des trahisons, lignée de criminels et de voluptueux, où les hommes, beaux comme des courtisanes, et les femmes, belles comme des archanges, fournirent des mignons aux Fort Saint-Ange et des papesses au Vatican, n'était point faite pour démentir un proverbe populaire en Italie sur l'insolente beauté de ceux et de celles de sa maison. Les Foscari si beaux qu'ils tenteraient Dieu, blasphémait alors, et blasphème encore, dans la plaine lombarde, un dicton quasi sacrilège.

Une anonyme figure d'un élève du Vinci et qui pourrait bien être la Foscari de cette histoire (car le catalogue des Ufizzi l'intitule portrait de la Marquise de Spolète), a transmis jusqu'à nous sa périlleuse beauté. Reléguée dans une petite salle obscure du musée, le hasard seul, ou bien alors une volonté avertie, peut découvrir la précieuse toile, mais je défie bien quiconque a contemplé une fois cette petite tête altière, de pouvoir jamais l'oublier. Du renflement du front à la nuque violente, c'est une petite tête courte, impérieuse, obstinée, une petite tête de volonté qui serait presque mauvaise sans la langueur des yeux aux trop lourdes paupières, deux longs yeux d'ombre, où la prunelle, étrangement reculée sous l'arcade sourcilière, a des lueurs rousses de topaze brûlée. Bouche sinueuse aux lèvres ciselées, nez droit et court aux narines dilatées, les méplats du visage accusés et nets, comme sculptés à même d'une pierre dure, c'est un masque à la fois impérieux et tenace de jeune aventurier et de princesse sensuelle, une tête d'une jeunesse et d'une ardeur effrayante dans son intensité. La coiffure est faite des lourdes torsades, entrelacées de perles et de gemmes verdâtres, dont l'école de Toscane casque tous ses fronts de femme ; le cou très féminin, vipérin presque dans sa gracilité longue et que l'on sent voulue, jaillit comme une tige d'un corsage largement échancré et collant aux épaules, un damas safrané d'un très heureux accord avec le ton rouillé des yeux et de la chevelure. La chair mate, avec, dans la lumière, des transparences verdâtres, évoque à la fois des mollesses de cire et des duretés de métal, et pourtant la peinture est plutôt mauvaise. Le visage, qu'on sent seul ressemblant, est gâté par des détails de convention, des routines d'école, tels que le cou trop long et la chevelure rousse, car cette femme si pâle devrait être brune et cette tête courte aux prunelles humides devait s'appuyer sur un cou renflé... ; mais telle que nous l'ont léguée les siècles, cette figure obsède, elle inquiète et vous poursuit à travers les autres tableaux du catalogue, et par l'anonymat du peintre et du modèle... élève du Vinci ? Quel était cet élève ?... Marquise de Spolète, qui était cette marquise, et quelle fut sa vie ?... obsédante surtout par l'énigme tangible d'une beauté que l'on sent volontairement altérée... Marquise de Spolète, il m'a plu, moi, d'identifier en elle l'héroïne de la tragique histoire que voici.

II
La marquise de Spolète

Simonetta Foscari, épousée pour sa royale beauté et sa jeunesse triomphante, apportait dans cette rude petite cour des Vintimille les élégances raffinées, les moeurs libres et les somptuosités d'une princesse florentine.

C'était dans la petite ville de frontière, jusqu'alors plus accoutumée à la soldatesque d'une garnison, des ribambelles de poètes jongleurs et de musiciens, toute une suite d'artistes enlumineurs de missels, modeleurs de cire et même diseurs de jolis riens, ramageurs de sonnets et de ballades, comme il en pullulait alors en Lombardie et en Toscane à la solde des riches et des puissants, tous venus à la suite de la nouvelle duchesse, esclaves de sa fortune, les uns féaux de sa beauté et la plupart de ses largesses.

La vieille forteresse s'emplit d'un bruit de voix rieuses, de frôlements de soie et d'instruments jaseurs ; on n'y entendait jadis que bris de gobelets et des heurts de hallebardes et, le long des veillées d'armes, le choc des dés et des cornets.

Ce furent désormais, de l'aube au soir et surtout du soir à l'aube, des pizzicati de mandolines, des sanglots, comme râlés, de guitares et des vers de poètes, tantôt rythmés, tantôt balbutiés en extase par des voix caresseuses qui défaillaient d'amour. Il y eut des décamérons dans les vieilles salles basses, jusqu'ici réservées aux lansquenets.

Les murailles nues s'ornèrent de fresques : la jeune duchesse fit venir des peintres de Fiezole et des sculpteurs de la Romagne, et son image sous les traits, tantôt d'une nymphe, tantôt d'une sainte canonisée, embellit les couloirs et les cours du palais.

Andréa Salviati, le fils du duc et de Maria-Lucrezia Belleverani, l'enfant du premier mariage, en abandonnait de dépit la cour paternelle. C'était un chétif et maigre adolescent assez disgracié de sa personne et d'un caractère taciturne, qu'il tenait de sa mère. Il en avait les beaux yeux d'un vert sombre, et c'était le seul charme de ce visage tourmenté d'avorton. C'étaient ces yeux-là que rencontrait, à Vintimille, le jour même de son arrivée, la hautaine et nonchalante Simonetta. Le fils de la Napolitaine et la Florentine croisèrent leurs regards comme deux épées, mais du choc l'étincelle ne jaillit pas. Politique comme toutes celles de sa race, la jeune duchesse s'efforça de gagner à sa cause le fils de l'étrangère ; elle se fit maternelle, câline, prometteuse même, mais ne put fléchir l'hostilité grandissante d'Andréa. Alors, déjà lassée d'avance d'une lutte inutile, elle dédaigna cette fuyante conquête et retourna à ses plaisirs. Ce fut au milieu d'une cour de musiciens, de peintres et de poètes, le règne absolu, voluptueusement despotique et fantasque d'une reine d'amour ; le duc épris laissait faire. Sourd à toutes les observations, passionnément aveugle, il répondait par un seul mot : «C'est une Foscari», et le fait est que tous ces beaux jeunes hommes, tous Florentins comme elle, étaient plus, pour Simonetta, des animaux familiers, des jouets et des bouffons, que des êtres de sa race.

Son orgueil la gardait contre la chaleur de son sang, et puis ses caprices se succédaient sans trève : le favori de la veille était aujourd'hui en disgrâce. Quand l'un d'eux avait cessé de plaire, elle le chassait ou le mariait à une de ses suivantes. Guillaume de Borre, un troubadour provençal égaré à Vintimille et comblé pendant deux mois d'honneurs, avait dû fuir nuitamment et gagner à marche forcée la frontière pour ne pas épouser une vieille piémontaise employée aux cuisines, qu'une lubie de la duchesse tout à coup lui imposait : la soudaineté de ses fantaisies déroutait tout soupçon.

Andréa Salviati dépité avait quitté Vintimille pour écumer la mer et tenir en échec les vaisseaux pirates qui dévastaient alors les côtes de Messine à Aigues-Mortes ; il était entré par forfanterie et rancune filiale au service du roi de Sicile, ennemi et parent de son père.

Le vieux duc, de plus en plus subjugué par sa jeune femme, vivait maintenant confiné dans l'ancienne partie du château en compagnie d'astrologues et d'alchimistes, créatures de la duchesse, dévouées corps et âme à sa cause et qui (c'était la rumeur populaire) égaraient à plaisir, dans les périlleuses recherches des sciences maudites, la raison du vieux seigneur... Il fallait bien maintenant occuper l'attention de Bartholoméo, aveugler le vieil aigle amoureux, lui dérober enfin les déportements de la Levrette, comme on appelait dans Vintimille la fine et souple fille des Foscari, au milieu de sa meute de dogues florentins et de lévriers toscans, chiens couchants, chiens couvreurs.

III
Les favoris de la Levrette

Car le scandale était aujourd'hui public ; pis, il avait franchi la frontière et faisait la joie de l'Italie et de la Provence ; la duchesse s'était débauchée. C'était une courtisane qui régnait maintenant à la cour des Salviati et, parmi tant de favoris, menu fretin qu'expédiait à la semaine le lacet des étrangleurs ou le poison des alchimistes attachés au palais : trois cependant, trois Italiens alliés dans le même intérêt de leur salut et de leur crédit, se partageaient les faveurs ducales : Beppo Nardi, un poète élevé à la cour d'Avignon et sonneur de sonnets de l'école de Pétrarque, profil de camée, au glabre et fier visage, toujours encapuchonné de velours écarlate et dont la muse, aussi souple que son échine, célébrait chaque matin la glorieuse jeunesse de Simonetta ; Angelino Barda, musicien gratteur de mandoline, compositeur, à ses heures, de langoureuses canzones qu'il accompagnait d'une voix assez fraîche, d'une origine napolitaine celui-là, brun comme une olive avec de larges yeux d'un blanc bleuâtre, d'ardentes lèvres sèches, des lèvres de fièvre et de volupté du noir violacé des mûres (Angelino de Naples, qu'on disait singulièrement inventif en mode de plaisir), et Petruccio d'Arlani, enfin, peintre-sculpteur à la manière de Michel-Ange, une brute superbe, musclé comme un athlète, aux noirs cheveux drus et crespelés sur une petite tête d'Antinoüs, Petruccio d'Arlani, un ancien pâtre, disait-on, descendu des Abruzzes dans les ateliers de Rome où il avait posé comme modèle, légendaire étalon des grandes dames romaines qu'une ironie du Vatican, une idée d'après boire du Pape à la fin d'un souper, aurait adressé à la cour de Vintimille entre deux légats et un nonce comme spécimen de l'art romain..., le ragazzo étant très beau, la duchesse l'avait gardé.

Son talent de sculpteur ne dépassait pas, d'ailleurs, les figurines de cire. Il avait déjà commis, d'après la Foscari, trois bustes de Pallas Victrix que la duchesse avait, chaque fois, impitoyablement saccagés et démolis, mais comme le bélitre avait un cou de taureau et des reins puissants, Simonetta le gardait toujours auprès d'elle dans l'espoir qu'un chef-d'oeuvre éclorait quelque jour sous ses doigts de brute apprivoisée.

Et la Florentine continuait d'apprivoiser le pâtre des Abruzzes en compagnie de Nardi le poète et de Barda le Napolitain...

Airs de guitares, sirventes et sonnets, bustes de cire peinte, c'était là l'atmosphère de volupté savante et de langueur heureuse de la cour de la belle duchesse au bord de la mer bleue, miroitante et pâmée entre les lauriers roses et les palmiers des grèves, devant le grandiose et vaporeux décor de la vallée de la Roya.

Et Bartholoméo Salviati laissait faire, les mires et les physiciens accaparaient le duc, et de cette belle intelligence, de cette volonté sûre et prompte, de tout ce caractère de décision et d'audace, du vieux capitaine enfin, si terrible autrefois aux ennemis de la patrie italienne, il ne restait plus qu'un vieillard en proie au plus dangereux entourage, un homme retourné à l'enfance ou presque.

Ainsi l'avait voulu la jeune duchesse ; dix ans avaient suffi à Simonetta pour capturer le vieil aigle et en faire un vieux hibou de laboratoire. Il ne quittait plus maintenant les fourneaux et les cornues au milieu desquels la belle Foscari l'avait confiné, et quand, par hasard, il sortait hors de la partie haute du palais qu'il avait adoptée, c'était pour assister, sur la prière de sa jeune femme, à quelque fête, comédie ou ballet par elle organisée, et consacrer ainsi d'une présence auguste le luxe et les licences installés dans sa cour.

Et, sûrs de l'impunité, les favoris s'enhardirent, et l'audace de la duchesse osa même plus encore. Grisée par la flatterie et les encens, la Levrette eut la folie du scandale, elle voulut affirmer, afficher dans un éclat son adultère et ses amants... femme folle de son corps est bientôt dénuée de sens ; et, perdant toute prudence, conseillée par on ne sait quel mauvais génie, cette aventureuse Simonetta ne résolut rien moins que de paraître elle-même sur la scène, devant toute la cour, à côté de ses trois amants, qui tiendraient un rôle auprès d'elle, et cela dans une comédie ou ballet de circonstance, où s'affirmerait le talent de chacun d'eux.

IV
Salomé

C'était bravade de femme enivrée de puissance, défi d'orgueil et cri pâmé d'amour, et, pourtant, le projet fut arrêté et l'oeuvre élaborée de longue date. La duchesse de Vintimille commanda la pièce à Nardi, la musique à Barda, mais en imposa le sujet ; Petruccio d'Arlani, peintre sculpteur à ses ordres, se chargea des costumes et des décors, toutefois dirigé par elle. La Florentine ne s'en remettait à personne ; elle inspirait, fidèle en cela aux traditions des princesses de son pays, et les plus sublimes artistes n'eussent été entre ses mains que d'obscurs collaborateurs.

Ce n'était ni le cas de Beppo Nardi, poète assez médiocre, ni celui d'Angelino de Naples, si parfait musicien, poète compositeur. Quant à ce bélitre de Petruccio, il n'avait ni goût, ni idée, ayant trop longtemps gardé ses chèvres sur les pentes de ses montagnes natales, mais la duchesse avait de l'imagination et de l'ingéniosité pour trois ; et, quand le Nardi et le Barda lui apportèrent, enfin terminée, la Mort de Saint-Jean-Baptiste, qu'elle leur avait commandée, Simonetta cria au chef-d'oeuvre, car, à travers les concetti d'une poésie toute d'assonance et de préciosité, elle avait reconnu son idée première ; et les fades mélodies du Napolitain n'altéraient pas trop la belle horreur du drame qui avait tenté cette âme tragique. La duchesse jetait un collier d'or au cou d'Angelino, mettait le gros rubis d'une bague au doigt de Beppo Nardi, et tous deux enthousiasmés baisaient la main de Son Altesse. Le poète, comme le musicien, avait respecté le plan donné par elle, ses favoris avaient obéi.

La mort de Saint-Jean-Baptiste, la décollation du Précurseur, la légende de luxure et de sang dont toute la Renaissance italienne a eu comme l'obsession, Hérode et Salomé, les terribles figures qui ont tenté tous les peintres de cette époque et dont les musées nous ont légué la dangereuse hantise, voilà le sujet vers lequel avait été tout droit cette voluptueuse et cette tenace. Parmi tant d'héroïnes de la Bible et de la Fable, Salomé l'avait requise entre toutes ; et elle, née princesse à Florence, et de par son mariage duchesse et marquise, c'est l'impudique princesse de Judée qu'il lui plaisait d'évoquer, d'incarner, de vivre un soir devant tout un peuple.

Cette petite fille qui danse, toute nue, devant un vieux roi libertin, et obtient une tête ennemie par la mystérieuse offrande de son sexe, voilà le personnage qu'elle voulait être. C'était à la réalisation de cette chimère que se plaisait sa perversité ; et qui sait si cette curieuse imagination d'Italienne n'avait pas été séduite par un rapprochement possible entre l'âge avancé de l'Hérode légendaire et la vieillesse anticipée de son mari !

C'était la mise en scène de la faiblesse sénile d'Hérode, mais réduite par un cerveau de femme à une vengeance de petite fille. La duchesse l'avait conçue en deux tableaux : la rencontre de Salomé et du Précurseur dans un des corridors du palais, le saint prisonnier entre deux gardes, la princesse, peut-être moins apitoyée que curieuse, offrant d'abord à boire, puis tendant une fleur à l'ascète ; le refus dédaigneux du saint et, Salomé insistant, la fureur prophétique et l'anathème de Jean appelant le feu du ciel sur la tentatrice : le second tableau montrait Hérode sur son trône, au milieu des dignitaires de sa cour, et puis c'était, sur son ordre, Salomé introduite et priée de danser, le sanglant marché débattu entre le tyran et la petite princesse ; puis, la danse meurtrière une fois exécutée, Hérode tenait sa promesse et le bourreau apportait, sur un plat, la tête de Saint-Jean.

La Foscari distribua les rôles : Beppo Nardi, le poète, remplirait auprès d'elle celui d'Hérode ; Angelino de Naples, avec son ardente tête émaciée, serait le Précurseur. Sa maigreur, ses yeux luisants, le désignaient pour incarner le farouche mangeur de sauterelles. Quant à Petruccio d'Arlani, sa haute taille et sa musculature énorme indiquaient assez son rôle, il serait le bourreau. C'est lui qui se tiendrait immobile, le cimeterre à la main, derrière le saint agenouillé pendant toute la danse ; c'est lui qui, saisissant le prophète aux épaules, l'emmènerait hors scène ; c'est lui, enfin, dont le bras musculeux, jailli de derrière un pilier, poserait la tête sanglante de Saint-Jean sur le plat... et, avec une joie enfantine, la passion fébrile et la science des détails que les femmes apportent en ces sortes de choses, la duchesse de s'occuper aussitôt des costumes, de la mise en scène et de la décoration de la salle, en quête d'étoffes d'Orient et de velours précieux... Des scribes, sur son ordre, écrivirent à Venise ; des marchands juifs furent mandés de Gênes pour soumettre à son choix des tapis de Damas et des soieries de Tyr. On fit venir à prix d'or des danseurs de Bergame, qui réglèrent les temps du pas de Salomé et apprirent à la duchesse à se mouvoir et onduler sur place, secouée de frissons brefs de la nuque aux talons, avec des torsions de hanches et de subits renflements de seins, comme une almée des pays barbaresques... L'orchestre de la cour fut renforcé de quinze musiciens, les vieilles tapisseries de la famille Salviati, représentant la vie de la Vierge, sortirent des coffres de bois de camphre où on les conservait, car elles étaient d'un prix inestimable, et on ne les en tirait que pour les grandes fêtes, pour les mariages des ducs et les baptêmes des enfants mâles et encore des premiers nés.

La duchesse fit plus encore ; elle voulut la cour intérieure du palais comme salle de spectacle et, taillant à même les remparts de la citadelle, fit démolir vingt mètres de murailles qui dominaient la mer. Les pics et les pioches entamèrent les vieux blocs de granit qu'avait posés Uberto le Fort ; une grande baie s'ouvrit, lumineuse et bleue, sur l'infini du golfe, à une hauteur de dix mètres, dans l'épaisseur même du mur ; ce fut là le théâtre. Les merveilleuses tapisseries des Salviati se drapèrent autour des estrades, s'empilèrent dans la cour, à l'ombre du donjon et des échauguettes, et, enfin, le jour du spectacle arriva.

Simonetta avait choisi le jour même de l'anniversaire de ses noces pour ce fastueux scandale.

Un dais de brocart aux couleurs du duc se dressait en face de la scène, juste au milieu des estrades, réservé au vieux Bartholomeo et à sa suite de savants. Or, le spectacle était annoncé pour trois heures, et la foule, entassée aux gradins, toute de têtes brunes et de clairs vêtements, s'impatientait, houleuse et frémissante, et les places du duc restaient vides. Après une attente de trois quarts d'heure, la foule s'exaspérant trépignante, l'orchestre entamait un concerto de flûtes et de violes et les tapisseries de la baie s'écartaient. Le duc Bartholomeo venait de faire savoir à la duchesse qu'elle n'eût pas à l'attendre, et qu'elle eût à commencer sans lui ; pris d'une faiblesse au moment de quitter ses appartements, il lui demandait dix minutes pour se remettre et viendrait certainement dans un quart d'heure au plus assister à la danse de Salomé, dans laquelle il désirait vivement admirer la duchesse, l'admirer et l'applaudir ; et le spectacle commença dans une légère angoisse, car, vraiment, elle n'avait jamais si loin poussé l'audace, la belle Simonetta.

Sur la scène, debout contre une vieille verdure de Flandre, simulant les fresques d'un corridor, c'était, drapée de lourdes étoffes d'Asie, enturbanée de longs voiles bleuâtres, la silhouette onduleuse et fine de la duchesse en princesse de Judée. Elle tendait tour à tour à Saint-Jean Barda une rose, puis une coupe, et l'enveloppait, amoureuse et lascive, de la nudité de ses beaux bras... Puis les tapisseries retombaient, et, dans la salle improvisée, aucun duc n'avait encore paru. C'étaient, maintenant, chuchotées aux oreilles des femmes, des indiscrétions sur la surprise que le second tableau réservait, une effroyable tête de cire modelée par d'Arlani, d'après Barda lui-même, la ressemblance du musicien peinte et coloriée avec le sang du supplice et la lividité de la mort, et que la duchesse offrirait à tous à la fin du tableau, triomphalement exhaussée sur un plat.

Et, les tapisseries s'étant relevées, ce fut, sur le bleu du ciel et sur le bleu du golfe emplissant de clarté toute la cour du palais, la vision d'Hérode, de Nardi lourd de pourpre et coiffé d'une mitre, installé sur un trône, avec, autour de lui, nettement découpé sur le ciel et la mer, tout un rang de seigneurs et d'esclaves. La haute stature du sculpteur presque nu les dominait tous ; un d'Arlani superbe dans l'étalage de ses muscles et de son torse, ceint d'une étoffe blanche à partir des reins seulement... et, sur des pizzicati de mandolines, sur un rythme léger et sautillant, on eût dit de clochettes, sur une musique étrange, en vérité, mêlée çà et là d'appels de flûtes et de langueurs râclées de guzlas, Salomé faisait son entrée..... Salomé, c'est-à-dire la duchesse Simonetta, fine comme une aiguille dans un étroit fourreau de soie verte, une soie mordorée et luisante comme une peau de couleuvre, avec, çà et là, épanouies, d'énormes rosaces de jais noir.

Un étroit gorgerin, émeraudes et saphirs, lui écrasait les seins et, les épaules et les bras nus jaillis comme des fleurs hors de cette gaine bleuâtre, chacun de ses mouvements découvrait ses aisselles et chacun de ses pas le haut de ses jambes nues, car l'étroite robe verte s'ouvrait, fendue jusqu'à la hanche, heureusement alourdie par d'épaisses franges d'or.

La face aux yeux agrandis et bleuis par le kohl, d'une pâleur de morte sous le fard, hallucinait comme un masque ; de lourdes pendeloques tremblaient sur le front, apparu tout étroit sous les cheveux coiffés en tiare, un cône de ténèbres alourdi de poudre bleue et, tel un firmament, constellé d'étoiles d'or. Elle s'avança raidie, comme figée dans sa parure et ses orfèvreries, et d'une opale, posée entre ses seins, pendait au bout d'un fil de perles, plus bas que le nombril, presque à la naissance du sexe, une grande fleur d'émail.

V
Les trois têtes

Elle dansa et, dans ses grands yeux fixes, dans son sourire muet montait comme une épouvante ; et, suivant la direction de ce regard, toute la salle, qui la buvait des yeux, se retourna. Le duc venait de prendre place. Le vieux Bartholomeo venait de s'asseoir sous son dais, et près de lui, debout dans une pose de respect, le poing sur la hanche, mais l'oeil plein de menace, se tenait Andréa, Andréa Salviati, le proscrit, l'exilé, le fils tombé en disgrâce, l'ennemi de retour.

C'était lui que regardait Simonetta ; Hérode sur son trône, Saint-Jean agenouillé derrière la danseuse, le bourreau debout auprès de sa victime avaient baissé la tête. Les yeux droits fixés devant elle, comme hallucinée, Simonetta dansa, mais quand, suivant son rôle, la danse enfin terminée, elle se tournait vers Hérode pour lui demander la tête du blasphémateur, un grand cri jaillit de toutes les poitrines ; et la duchesse, la bouche grande ouverte, elle, ne put pas trouver un cri dans sa gorge serrée.

Le duc venait de se lever, la main sur l'épaule de son fils et de l'autre avait fait un signe... Trois têtes coupées gisaient aux pieds de Simonetta : des bourreaux, apostés parmi les figurants, avaient strictement exécuté l'ordre. Un triple coup de hache avait décapité Saint-Jean et le bourreau et Hérode, un même châtiment avait frappé Nardi, d'Arlani et Barda.

«Ils ont payé», ce furent les seuls mots du duc en se retirant.

Le soir de cette même journée, une femme se réveillait, revenait à elle dans les ténèbres vacillantes d'une cellule illuminée de cierges, comme pour une veillée de mort, une cellule à la porte et à la fenêtre murées, car la condamnée, qui gisait là inerte, ne devait jamais en sortir. A ses pieds, trois têtes sanglantes s'entassaient sur un plat, trois têtes de jeunes hommes aux prunelles révulsées, aux cheveux hérissés demeurés droits d'effroi, trois têtes livides sous leur fard ; et la femme, encore toute scintillante de joyaux et de soie, ayant fait un instinctif mouvement de recul, fit glisser de sa robe un parchemin scellé aux armes des Salviati, et Simonetta Foscari ayant pris dans ses mains l'écrit tombé à terre, le déplia et lut cet adieu d'un vieillard :

«Vous les avez aimés vivants, aimez-les morts, Madame. Il vous a plu de vivre avec eux et pour eux, il vous sera doux de mourir avec eux que vous avez fait mourir» ; et la duchesse, ayant tourné la page, trouvait ces lignes consolatrices : «Et moi aussi, je vous ai aimée, Simonetta ; je m'en souviens et j'ai pitié ; leurs lèvres sont empoisonnées.»


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