LORRAIN, Jean : Récit de l'étudiant (Histoires de masques, 1900)
SAISIE DU TEXTE : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (27.02.1996) RELECTURE : Anne Guézou. ADRESSE : Bibliothèque municipale. Monsieur Olivier Bogros. BP 216 F 14107 Lisieux cedex TEL. : 31.48.66.50. MINITEL : 31.48.66.55. E-MAIL : 100346.471@compuserve.com
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Récit de l'étudiant par Jean Lorrain

Dans l'hôtel garni que j'habitais alors rue du Faubourg-Saint-Honoré, j'avais fini par remarquer une cliente aux allures assez louches. Je n'étais alors qu'un pauvre étudiant en droit, peu préoccupé de l'extériorité des choses et il fallait, pour que cette femme eût attiré mon attention, qu'elle tranchât en effet violemment sur la grise uniformité des autres pensionnaires de l'hôtel.

C'était une locataire... comment dirai-je ?... intermittente... et, bien qu'elle eût sa chambre au mois, elle n'y couchait que rarement ; mais en revanche il ne se passait de semaine qu'elle ne vînt s'y enfermer des couples d'heures, dans la journée et jamais seule. Elle amenait tantôt un homme, tantôt une femme, plusieurs femmes parfois, des amies. L'hiver, on faisait des grands feux et l'on montait du punch ; l'été, des limonades et des sodas.

A l'hôtel, on avait pour elle les plus grands égards ; le tenancier et sa femme en avaient plein la bouche, quand ils parlaient de Mme de Prack : elle devait solder généreusement les notes.

Ce n'était pas une fille comme je l'avais cru d'abord. A la voir rentrer toujours accompagnée, dans les premiers temps, je l'avais prise pour une vulgaire racoleuse et de la pire espèce, puisqu'elle s'adressait à toutes et à tous. Il n'en était rien et, toute réflexion faite, ce devait être une affiliée à quelque société secrète, quelque créature traquée par la police, se cachant dans Paris à travers des domiciles et sous des noms divers : femme d'anarchiste, âme d'un complot, ou peut-être tout simplement quelque voleuse faisant partie d'une bande, une de ces aventurières qui opèrent dans les grands magasins, renseignent la basse tourbe des pègres sur les bons coups à faire, et pratiquent à la fois la quête à domicile, le vol et le recel. Et puis d'autres considérations me réquéraient : cette femme n'était peut-être après tout qu'une vicieuse, quelque anonyme de la débauche venant se délasser, dans de clandestines orgies, des ennuis journaliers d'un mari, d'un ménage et d'un intérieur bourgeois.

Bourgeoisie en tout cas cossue, car Mme de Prack faisait relativement de grosses dépenses dans ce petit hôtel d'employés et d'étudiants pauvres : elle y arrivait toujours en fiacre, en repartait de même, et les hommes qu'elle amenait étaient en général mal vêtus, semblaient appartenir à la classe inférieure : petits chapeaux melon, longs pardessus fatigués, foulards défraîchis, mais étaient pour la plupart singulièrement lestes et désinvoltes, tournures de gymnasiarques et d'acrobates, si bien que je m'étais arrêté, en fin de compte, à l'hypothèse d'une agence théâtrale, d'une entreprise d'engagements pour des music-halls et des cirques de province, dont Mme de Prack était le représentant.

Les femmes qu'elle amenait étaient plus élégantes et, avec leurs cheveux rougis au henné, leurs yeux faits et leur bouche touchée de fard, avaient entre elles un même air de famille, acteuses de petits théâtres ou filles de restaurants de nuit ; leur verbe haut, leurs toilettes voyantes, leur gesticulation hystérique tranchaient sur le ton et les allures excessivement sobres de leur amie.

Mme de Prack avait une tenue parfaite. Toujours vêtue de noir, engoncée l'hiver dans de molles fourrures, gainée l'été dans des tulles et des mousselines de soie qui l'amincissaient encore, elle dissimulait sous d'épaisses voilettes un visage singulièrement pâle, aux yeux comme gouachés de kohl entre leurs paupières meurtries, et qui n'aurait pas été sans charme sans l'importance qu'y prenait le nez un peu long. La bouche trop grande aussi déparait le visage, mais elle s'ouvrait très rouge sur de petites dents écartées et brillantes ; un peu ombrée, la bouche, à la commissure des lèvres, et ce large sourire ponctué d'imperceptibles moustaches ne manquait pas d'un certain piment. Avec sa face étroite, son menton pointu et son profil chevalin, elle ressemblait un peu à une longue sauterelle, elle en avait les mouvements à la fois saccadés et lents. Mme de Prack était très brune, et de longs cils frisés veloutaient d'une langueur obscène l'onde obscure de deux yeux dolents.

Mme de Prack devait avoir un rude tempérament (les apparences le plaidaient toutefois), car, si elle n'était ni la voleuse ni l'agent dramatique qu'on pouvait supposer, elle demeurait alors un fin limier de luxure ; et, à en juger au gibier qu'elle rabattait, plume et poil, tout lui était bon.

Il m'était arrivé plus d'une fois de la coudoyer dans l'escalier de l'hôtel ; elle montait, je descendais ou vice versa, et chaque fois ça avait été de ma part des frôlements et des hardiesses de main traînant sur la rampe et tâchant d'y rencontrer la sienne, car cet énigmatique sourire ombré et ces yeux prometteurs me lancinaient ; mais j'en avais été chaque fois pour mes frais. Je n'étais pas son type, il fallait le croire, et ses yeux d'une insistance si étrange ne s'étaient jamais appuyés sur les miens. Je lui en gardais pendant quelque temps rancune ; cette longue femme aux yeux mouillés eût été une maîtresse exquise et commode ; c'eût été l'aventure et le mystère à portée de la main. Les gens de l'hôtel étaient d'un mutisme absolu sur leur locataire ; impossible d'en rien tirer. Comme je l'ai déjà dit, Mme de Prack devait être très généreuse. Dépité dans ma vanité, j'eus la vilenie de méditer pendant quelque temps le bon tour que je pourrais jouer à ma voisine, et puis je n'y songeai plus.

Le hasard, ce grand maître des dénouements, devait m'aider à déchiffrer une partie de l'énigme. C'était à la fin de l'hiver ; je me trouvais un soir aux Français, tout modestement au parterre, dans les derniers rangs. On jouait le répertoire, et ces chers sociétaires somnolaient ; ils somnolaient même si profondément, que je n'écoutais plus du tout leur débit monotone, tout entier à la conversation chuchotée derrière moi par deux femmes, deux femmes invisibles derrière la grille remontée d'une baignoire, et voici les bribes d'entretien que je recueillais :

"Non, je n'oserai jamais ! faisait une voix. Et puis, comment quitter mon hôtel en domino ? Il y a la livrée. Je suis bien sûre de ma femme de chambre, mais le valet de pied et le concierge sont tout à la dévotion du marquis. Je suis surveillée, espionnée, vois-tu. Toi, il te supporte tout. - Et comme il a tort ! pouffait l'autre femme. - Le fait est que sa confiance l'honore. Non, vois-tu Lucie, il n'y faut pas penser, et Dieu sait pourtant que j'aurais aimé à aller à ce bal ! Oh ! errer, toute une nuit, libre sous le masque, coudoyer, frôler, avec la certitude de n'être jamais reconnue, toutes les luxures, tous les vices qu'on soupçonne et tous ceux qu'on ne soupçonne pas. - Oh ! ça ne manque pas de saveur, et encore tu ne peux pas te douter des aventures qu'on peut rencontrer ces nuits-là". Ici une confidence s'étouffait dans les rires, et la voix de celle qui hésitait, reprenait plus distincte : "Mais toi-même, comment fais-tu avec tes gens ? Ton seigneur est jaloux ? - Mais, ces soirs-là, je dîne en ville ou bien je couche chez ma mère ; et puis vraiment, tu es trop innocente, ma petite Suzanne. Moi, vois-tu, je me passe toutes mes fantaisies. La vie est courte et je veux la vivre. Ce n'est pas bien malin pourtant, le truc de l'hôtel meublé où l'on a une chambre au mois sous un faux nom ; ainsi moi qui te parle"... L'acte était fini, les spectateurs se levaient dans un bruit de souliers remués et de fauteuils à ressort qui se relèvent ; je n'en entendis pas plus, ce soir-là.

Dix jours après, le maître de l'hôtel vint à mourir. L'influenza l'emportait en moins d'une semaine, et, dans le petit salon du meublé converti en chapelle ardente, c'était auprès du cadavre la veillée morne de la tenancière atterrée de la perte du mari et de l'associé. On avait fermé les volets et, dans la pièce obscure, la pauvre femme, assistée de deux parentes, essayait de s'isoler au milieu du désarroi des gens de service et d'un départ de voyageurs, professionnellement attentive, en dépit de son chagrin, aux incessantes rumeurs de la rue et de l'hôtel. Nous étions entrés, un pensionnaire et moi, présenter nos condoléances à la veuve ; les banalités d'usage avaient été dites et, un peu gênés, nous nous taisions maintenant, ne sachant comment partir. Tout à coup, devant la porte, c'était l'arrêt d'un fiacre, une montée de pas précipités dans l'escalier, et, dans un ébouriffement d'astrakan noir, Mme de Prack s'irruait dans la pièce. Mme de Prack n'était pas seule ; une autre femme, jeune, élégante et très voilée, l'accompagnait.

C'était chez les nouvelles venues un mouvement de recul ; elles ignoraient l'événement, et s'effaraient devant cet appareil funèbre ; mais Mme de Prack se remettait vite. Après quelques mots et un serrement de main à la veuve : "Désolée, navrée, pauvre chère Madame ! Mais pourtant un service. Où avez-vous mis mes dominos, mes perruques, tout mon attirail de déguisement ?" Et, comme l'hôtelière interdite avait un geste de stupeur, "C'est que Madame (et elle désignait l'inconnue), c'est que Madame m'accompagne demain au bal, et je lui prête un de mes costumes et nous voudrions l'essayer. Je vous dérange ?" La veuve, les yeux soudain remplis de larmes, montrait d'un air navré une armoire, de l'autre côté même du cadavre ; le mort était placé devant.

- "C'est très ennuyeux en effet, mais que voulez-vous ? ce n'est pas de ma faute, et mon amie est très pressée". La veuve, tout à coup redressée, était retombée sur sa chaise ; elle sanglotait maintenant en silence, les mains à plat sur ses genoux, tout le visage suppliant, mais la de Prack demeurait toujours là, sa longue figure pâle impérieuse et mauvaise. L'hôtelière faisait un effort et, prenant son trousseau de clés à sa ceinture, enjambait le cercueil, et, les jambes écartées, à cheval au-dessus du mort, ouvrait l'armoire et passait à sa cliente impassible tout un amoncellement de satins, de velours et de dentelles.

Une perruque qui pendait en dehors d'un paquet faillit s'allumer à la flamme d'un cierge ; une angoisse nous étreignait. "Merci", faisait Mme de Prack en aplatissant d'un revers de main les camails et les robes ; puis se tournant vers sa compagne : "Allons, Suzanne, tu viens ?".


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