ORINO, Jeanne Marie Clotilde Briatte Comtesse Pillet-Will, pseud. Charles (1850-1910) : Echo de l'au-delà en l'an 3402 par l'"Esprit" d'Octave Feuillet (1904).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (21.III.2003)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Contes de l'au delà, sous la dictée des esprits publiés à Paris en 1904 par F. Juven.
 
Echo de l'au-delà en l'an 3402
par
l'"Esprit" d'Octave Feuillet

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Les lecteurs du journal l'Interplanétaire n'ont pu s'empêcher d'éprouver quelque étonnement en lisant l'écho suivant :

"Les habitants de la planète Mars croient remplir un devoir en avertissant leurs frères de la terre qu'un étrange personnage venant de chez eux a fait depuis peu irruption dans leur monde.

"Le fait par lui-même ne constituerait rien d'anormal, si la personne en question, dont la raison sociale personnelle s'intitule "Monsieur Matuvu", n'avait l'éléphantiasiste prétention d'être non seulement reconnue par nous, mais bien plus, admirée, vénérée presque à l'égal d'un dieu.

"Ignorant tout de ce bizarre terrien, nous prions instamment les personnes terrestres qui seraient à même de nous fournir quelques renseignements sur lui, de bien vouloir nous les communiquer sans retard par la voie ordinaire des signaux interplanétaires transmis immédiatement à nos journaux respectifs. Nous verrons, d'après ces renseignements, s'il y a lieu d'admettre les prétentions de la personne surnommée, ou, au contraire, de l'exclure tout bellement de notre planète où le bon accord et l'harmonie de nos êtres ne doivent souffrir aucune perturbation.

(Signé :) "UN GROUPE DE MARCIENS."

Cet écho stupéfia les lecteurs de l'Interplanétaire, car, malgré toute la considération des terriens pour les habitants de la planète Mars, il leur semblait monstrueux, phénoménal au premier abord, qu'ils ne connussent pas le "grand Matuvu". Une telle hypothèse était inadmissible… ; ce n'était pas pour rien qu'ils communiquaient ensemble depuis tantôt un demi-siècle, grâce à la découverte des fameux rayons O couvrant l'immense distance séparant la Terre de Mars, et venant ensuite s'enregistrer sur un appareil récepteur. De part et d'autre, les moindres événéments étaient connus ; alors pourquoi cette ignorance en ce qui concernait leur compatriote nouvellement désincarné ? Etait-ce par hasard une plaisanterie de mauvais goût de la part des Marciens ? Ceci n'entrait guère dans leurs habitudes… Bref, on se perdait en conjectures.

Et l'encre coula et les langues marchèrent tant et si bien que dans le feu des polémiques on n'oublia plus qu'une chose : la réponse à faire. Aussi, un beau jour, quelle ne fut pas la nouvelle stupéfaction des gens de la Terre en lisant cet autre écho :

"Le gouvernement de la planète Mars se jugeant personnellement offensé par l'attitude indifférente ou hostile des habitants de la terre au sujet de son article du 24 février (style terrien), a l'honneur d'informer les Terrestres qu'ils sont mis en demeure de fournir les renseignements demandés dans les trois jours ; faute de quoi le nommé Matuvu serait, par décret gouvernemental, rejeté sans pitié dans l'espace où son encombrante personne pourrait évoluer plus à son aise.

(Signé :) "LA DIRECTION DE MARS."

Cette fois, il n'y avait pas à plaisanter, car si les gens de Mars sont supérieurs à ceux de la Terre, cette supériorité même leur confère une énergie et une promptitude ignorées en ce bas monde. Du moment où ils annonçaient tout à la fois leurs décisions et leurs volontés, il était parfaitement inutile d'avoir recours en la circonstance aux subtilités des diplomates interplanétaires. L'intervention de ces derniers du reste n'avait jamais été mise à contribution depuis que la communication existait avec la planète. Aussi la question de leurs honoraires par le fait même de leur inutilité donnait-elle forcément lieu à nombre d'interpellations dans l'antique chambre des députés devenue en l'an de grâce 3402 la chambre des amputés.

Pourquoi cette substitution, ce changement de titre, direz-vous ?

Pour une raison bien simple.

L'admirable progrès ne s'étant pas contenté comme moyen de transport, de cet antique animal appelé cheval dont on ne retrouve plus de traces à cette époque, non plus que de ces rudimentaires chemins de fer et de ces lourdes automobiles, le progrès a multiplié ses inventions, et c'est ainsi que dans les airs on voit circuler librement les auto-ballons, fendant les nues dans tous les sens, puis les projectiles aéro-moteurs activés par le radium dont les propriétés ont centuplé depuis sa découverte. Sur terre on a installé des trottoirs roulants qui marchent à une moyenne de 50 kilomètres à l'heure, transportant ainsi des milliers de personnes à la fois, qui rient de bon coeur lorsqu'elles apprennent dans l'histoire ancienne, l'attente patiente et prolongée que leurs aïeux étaient obligés de faire devant les bureaux où s'arrêtaient les paisibles omnibus de jadis. Sous terre le tube pneumatique qui vous engouffre et vous dépose à l'autre extrémité de Paris, sans même qu'on ait eu le temps de faire "Ouf !", remplace l'incommode Métro… Bref, tout est parfait dans le plus imparfait des mondes, car si les inventions sont sublimes, les gens sont encore très sujets à l'erreur, à la brusquerie et à la maladresse. Et c'est pour cette raison que les accidents sont nombreux. Ils sont tellement nombreux que l'Etat, renonçant aux dommages et intérêts qu'il faudrait octroyer à tous les individus devenus manchots ou culs-de-jatte, a préféré leur donner la faculté de siéger à la chambre ; cela débarrasse d'autant les voies aériennes, terrestres et souterraines, où l'encombrement est si grand.

Pour en revenir à la palpitante question "Matuvu" je dois dire en toute sincérité que cette fois les Marciens eussent eu mauvaise grâce à se plaindre, car les renseignements demandés furent insérés avec la plus grande profusion de détails dans l'Interplanétaire. On y disait que M. Matuvu avait été un auteur de talent sur terre, connu, fêté partout, aimé de quelques-uns, critiqué par beaucoup d'autres, mais enfin que c'était un nom.

Toutefois on n'alla pas jusqu'à prononcer le mot génie, car on sait que les Marciens sont difficiles et peu prodigues de ce titre qu'ils prétendent exagéré appliqué aux habitants de la terre.

La communication fut lue là-bas avec recueillement. Toutefois, le gouverneur général eut un haussement d'épaules significatif en en terminant la lecture, et ce fut avec une sorte de dépit qu'il demanda à une des personnes présentes de bien vouloir lui amener ledit Matuvu.

Celui-ci fit son entrée dans l'immense hall envahi par une végétation de fleurs de toutes les nuances se perdant dans un fouillis de feuillages rouges.

C'était un homme d'une cinquantaine d'années environ, grand, portant beau, comme on dit dans le vocabulaire terrestre. D'un signe imperceptible de la tête, il salua le gouverneur et, sans attendre qu'on le questionnât, il demanda brièvement :

"Eh bien, et ces renseignements, vous les avez ?"

D'une voix grave et bien timbrée, le gouverneur général répliqua :

"Je les ai. Cependant il manque un complément à cette enquête, et c'est à votre loyauté que je fais appel pour me le fournir. Je voudrais savoir quel est le genre de littérature auquel vous vous êtes appliqué sur terre, et quels sont les titres des ouvrages que vous avez fait paraître."

Très dédaigneusement, Matuvu répliqua :

"J'étais un écrivain psychologue, sachez-le, j'ai traité tous les états d'âme, et c'est ainsi que successivement ont paru mes comédies traitant la question de l'adultère, mon grand roman de moeurs appelé Les Bas-Fonds, ma synthèse de Coeur de femme, etc., etc., et bien d'autres encore, monsieur, et je ne puis admettre une telle ignorance de votre part en ce qui regarde mon oeuvre."

Gravement, le gouverneur lui dit :

"Vous avez en effet traité ce que vous avez vu, mais non ce que vous ignorez, ce que vous ne soupçonnez pas, c'est-à-dire la modestie, qui sied aux humains. Cette qualité a échappé à votre analyse parce que vous ne la connaissez pas. Il est vrai qu'elle est plutôt ignorée sur terre, mais elle est indispensable pour vivre au milieu de nous. Il n'est pas douteux qu'un homme aussi connu que vous l'avez été de votre vivant ne la trouve dans l'astral. Veuillez donc aller l'y quérir et, lorsque vous la posséderez, c'est avec un vif plaisir que nous vous prierons de venir partager les joies que notre monde recèle."

Très choqué, Matuvu suivit cependant ce conseil. Depuis il poursuit sa course errante à travers l'univers, et il commence seulement à comprendre que sa célébrité de jadis, inconnue dans les régions diverses qu'il parcourt, n'a pas plus de valeur dans l'immensité mondiale que le bourdonnement de l'insecte qui voltige durant les chaudes journées d'été. S'il rapporte de cette errance la désillusion, ce sera pour y substituer la sagesse.


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