CHAVETTE, Eugène Vachette, pseud. (1827-1902) : Le sort d'un amour éternel, (Les Petites comédies du vice, 1875).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (24.01.1998)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur l'édition Marpon et Flammarion, Paris 1890.

Le sort d'un amour éternel
par
Eugène Chavette

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(La luxure)

Le lendemain, je devais m'embarquer pour Montevideo, et la pensée que j'allais quitter famille, amis et patrie me tenait éveillé durant cette dernière nuit. Chez mes voisins on ne dormait pas plus, et la mince cloison qui séparait nos chambres d'hôtel n'empêchait point leurs paroles d'arriver jusqu'à moi. Toute la nuit j'entendis leurs sanglots et leurs baisers, leurs spasmes de désespoir ou de passion. Un impérieux voyage allait interrompre durant six mois un de ces amours profonds, énergiques, dévoués, qui semblent devoir résister à tout, un de ces amours éternels qui s'éteignent seulement avec le dernier souffle.

Quand, le lendemain, je les vis gagner le port, ils se tenaient nerveusement serrés, les yeux pleins de larmes, et semblant souffrir à chaque pas qui les rapprochait du navire. Durant les dernières minutes qui précédèrent l'embarquement, ils restèrent immobiles, étrangers à la foule qui les regardait, face à face, les yeux dans les yeux, chacun semblant lire au fond de l'âme de l'autre, mais sans pouvoir parler, tant la douleur les serrait à la gorge. Vingt fois l'homme mit courageusement le pied sur la planche du bateau mais, vingt fois, il revint pour un nouveau baiser.

Il fallut l'arracher des bras de la pauvre femme et, dans leur dernier embrassement, ils échangèrent aussi leur dernier serment d'un amour éternel.

Elle était bien belle, sa Marie !

Si belle, que je ne pourrais arriver à la peindre telle que je l'ai vue quand, accourue tout au bord de la jetée afin de suivre plus longtemps le navire qui fuyait, elle agita son blanc mouchoir.

Quant à lui, les côtes de France avaient disparu et la nuit était arrivée, que, les yeux pleins de grosses larmes silencieusement versées, il regardait encore ce point de l'horizon où s'était effacée la douce vision.

Je parvins à le déterminer à prendre du repos ; il trébuchait comme un homme ivre ; la douleur lui avait endolori tout le corps et, comme nous descendions aux cabines, quelqu'un le heurta légèrement dans l'escalier.
- Que ce chauffeur est brutal ! me dit-il.
- Un chauffeur ! m'écriai-je tout surpris de son erreur, mais c'est une femme !
- Une femme ! Alors quel monstre !

C'était la femme de chambre des premières, pauvre créature dont la vie se passait sur le navire à servir et à soigner les passagères de première classe. Si le portrait de la belle Marie m'a été impossible à faire, celui de la femme de chambre des premières m'est plus facile à donner.
Elle était borgne.
Elle boitait.
Son dos portait une légère bosse.
Et sa mise, grotesque et malpropre, faisait donner soixante ans à cette femme qui n'en avait pas plus de quarante-cinq. L'amoureux désolé n'avait donc pas été tout à fait injuste en lui appliquant l'épithète de monstre.

Les trois premiers jours, le jeune homme pleura et refusa toute nourriture. Il passait le temps à écrire un interminable chant d'amour que le prochain navire de rencontre devait porter à Marie. Le quatrième jour, il consentit à prendre un peu de café. A la fin de la semaine, il avalait un bouillon, mais rien de plus, son humeur était toujours mélancolique.

Quinze jours après notre départ, il m'adressa le premier la parole :
- Quand arriverons-nous ?
- Au plus vite, dans vingt-cinq jours ; mais à la condition que le temps nous sera toujours aussi favorable.
- C'est bien long.
- Et d'autant plus triste que, par extraordinaire, nous n'avons pas une seule passagère à bord pour égayer notre traversée. Ce voyage-ci ne procurera pas gros pourboires à la femme de chambre des premières... Vous souvenez-vous ? Celle que vous preniez pour un chauffeur et que vous traitiez de monstre ?
- Pauvre fille ! J'ai été bien sévère pour elle. Puis, il ajouta :
- Elle est très douce et fort prévenante... Trouvez-vous ?

Cinq jours plus tard, je le vis, le matin, consultant sa montre.
- Vous comptez les heures bien lentes à passer ? lui dis-je.
- Non, je regarde si nous déjeunerons bientôt, car j'ai très faim.
- L'appétit est donc revenu ?
- Dame ! A mon âge, on ne peut pas uniquement vivre de soupe ! Et puis, les repas occupent le temps car, ainsi que vous le disiez, quand l'élément féminin manque dans une traversée, on s'ennuie grandement à bord.
- Je croyais que vous occupiez le temps à écrire ?
- J'ai mis tout mon coeur dans une lettre, je ne veux pas toujours répéter la même chose.
- Il est fâcheux que cette distraction vous manque, car le voyage menace de se prolonger ; le temps va changer.
- Qui vous a dit cela ?
- La femme de chambre des premières.
- A propos, avez-vous remarqué que cette créature possède des cheveux magnifiques ? me demanda l'amoureux de la belle Marie.

Le vent, qui était devenu contraire, nous avait jetés loin de notre route et le jour de notre arrivée au port ne pouvait plus se préciser. Mon héros dévorait maintenant à belles dents, mais sa tristesse envolée avait fait place à un certain malaise. Les forces vitales, un instant assoupies par la douleur, se réveillaient terribles dans cette nature vivace sur laquelle pesait lourdement la vie cloîtrée du bord. Il était arrivé à ce moment d'ennui où tout prisonnier demande à apprivoiser une araignée.

Mon jeune homme chercha donc son araignée.

- Sacrebleu ! qu'on s'embête ici, me disait-il, nous n'avons réellement pas assez de jupons à bord.
- Vous pourriez dire que nous n'en avons pas du tout.
- Ah ! c'est que je compte la femme de chambre des premières.
- Oh ! j'espère que vous ne faites pas à votre Marie l'injure de prétendre que ce phénomène appartient à son sexe !
- Cent fois non ! Mais cependant avez-vous bien examiné Cunégonde ?
- Jamais je n'y ai songé.
- Vous auriez alors remarqué qu'elle a la taille très fine et, tenez, l'autre jour, je la regardais monter sur le pont ; malgré sa malheureuse claudication, cette pauvre fille n'a pas la jambe mal faite, et sa façon même de boiter lui donne une manière de marcher qui a quelque chose de la nonchalance d'une créole.

Je tombais de mon haut.

Alors je pensai à ce régime échauffant que nous faisait suivre le cuisinier du bord engagé par le capitaine dans son précédent voyage aux tropiques ; un gaillard qui avait la main lourde pour le poivre long et les épices de son pays.

Nous tenions déjà la mer depuis trente cinq jours !!!

Un certain karrick à l'indienne acheva d'incendier mon amoureux.

Son imagination avait créé une divinité et, nouveau Pygmalion, il se mit à adorer son idole en fermant obstinément les yeux à la repoussante réalité.
- Mais elle boite épouvantablement, lui disais-je.
- Comme mademoiselle de Lavallière.
- Elle est bossue.
- Bossue ! Où avez-vous vu cela ?
- Dans son dos.
- Elle a un petit air penché, voilà tout.
- Elle est borgne, vous ne pouvez le nier.
- Marie-Antoinette avait aussi perdu un oeil dans son cachot et, cependant, elle n'en était que plus touchante sur la fatale charrette.
- Avez-vous donc oublié votre belle maîtresse à laquelle vous avez juré un amour éternel ?
- Ah ! dame ! Si elle était là... Mais, sapristi ! qu'on s'embête sur ce vaisseau plus triste qu'un séminaire !

Pendant quelques jours encore, il supporta assez bien ce genre de disette particulière que lui imposait la vie de bord ; mais la longueur du voyage fit sortir du fond de la cale un second aide du marmiton, également impatient, qui jeta aussi sur la mégère un oeil de convoitise amoureuse. C'était, pareillement, un monstre sale et puant qui allait bien de pair avec la femme ; les deux faisaient le couple.

La vue de ce rival exaspéra le jeune homme.

Sa poursuite devint insensée ; il avait la calenture amoureuse.

La dernière souillon délaissée ne se croira jamais complètement laide. Qu'un homme vienne à ses pieds, immédiatement elle se figurera être une beauté.

Telle fut notre ignoble maritone qui n'avait jamais été à pareille fête.

Au lieu de profiter de l'aubaine qui lui donnait à gober un beau jeune homme, elle posa en Vénus... en Vénus pudique qui tient la dragée haute.

Trois jours après, il m'abordait avec un petit air triomphant :
- En arrivant à terre, je compte vous demander un sérieux service.
- A votre disposition.
- Voudrez-vous me servir de témoin ? Cunégonde consent à m'épouser.
- Et la ravissante Marie ?

- C'est sa faute ! Pourquoi cette bégueule a-t-elle refusé de quitter sa famille pour me suivre dans ce pays ? J'aime aujourd'hui Cunégonde et nous nous sommes juré hier un amour éternel ! - Vous ne gagnez pas au change.
- Ma fiancée possède un genre de beauté que vous ne comprendrez jamais. Il vous faut à vous des figures régulières comme les têtes en cire des coiffeurs.

Le lendemain, nous entrions au port et il s'élançait à terre.

Montevideo est une ville pleine de séductions.

L'amoureux pressé n'avait pas encore passé une heure à terre que je ne sais quelle distraction lui avait déjà rafraîchi les idées et ouvert les yeux.

Aussi quand, au coin d'une rue, il se rencontra avec son rival de marmiton qui lui présentait deux longs couteaux de cuisine en disant d'un air furibond :
- Allons nous disputer, en braves, l'amour de Cunégonde !

Il s'écria aussitôt :
- Garde ton monstre pour toi, animal !

Un clou chasse l'autre ; et Cunégonde, qui avait spéculé sur la famine, se trouvait délaissée au jour d'abondance.

Mais, je le répète, Montevideo est une ville pleine de séductions, et le même moyen qui, en une heure, avait guéri mon héros de sa Cunégonde, lui fit également, en huit jours, oublier l'*amour éternel* juré à cette Marie tant belle, tant belle que je n'ai pu vous en faire le portrait.


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