DEVILLE, Etienne (1878-1944) :  Introductions au cinquième volume du Catalogue [général] des livres de la Bibliothèque de Etienne Deville (1940).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (27.II.2006)
Relecture : A. Guézou.
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l' exemplaire manuscrit de la Médiathèque.  
 
Introductions
au cinquième volume
(Suppléments 1 à 4)
du
Catalogue [général] des livres 
de la
Bibliothèque de Etienne Deville

 ~ * ~

Au moment où je terminais la transcription de mon quatrième volume de Catalogue, je ne pensais pas qu’il me faudrait un jour entreprendre un supplément comprenant les ouvrages entrés dans ma collection depuis le mois d’octobre 1937.

Le nombre déjà important de fiches à classer m’oblige à ce travail auquel je ne songeais guère, ce qui prouve que tout sentiment bibliophilique n’est pas éteint en moi.

J’aime toujours les livres, je les aimerai jusqu’au dernier jour, car ce sont véritablement les seuls vrais amis, toujours fidèles. Eux, ne trompent pas, et je les trouve toujours dans les mêmes dispositions à mon égard.

Quelle différence avec les humains !

Ma préférence va toujours aux livres curieux, à ces vieux livres que tant de raisons recommandent au bibliophile qui sait les discerner et les apprécier. En dehors de leur contenu, ils offrent toujours des particularités intéressantes, rappellent des souvenirs, ce qui ajoute à leur valeur vénale et les fait toujours rechercher par les véritables amateurs.

J’ai recueilli un grand nombre de brochures, une documentation historique et archéologique dont je ne me servirai peut-être jamais ; mais le collectionneur s’en soucie fort peu, il amasse toujours et ne néglige rien en vue d’études problématiques dans un avenir plus ou moins lointain.

La curiosité est toujours en éveil et ce qui fut un moment – je ne dirai pas dédaigné mais négligé – trouve un jour sa place sur les rayon du véritable collectionneur amateur.

Je pourrai dans cet apport nouveau, faire une sélection et noter ici quelques unes des pièces rares ou curieuses contenues dans ce supplément, à quoi bon ? Je ne dresse pas un catalogue de vente puisque le sort de ces volumes est assuré : ils iront rejoindre les autres, à Solesmes, lorsque le moment sera venu. Je note simplement leur passage pour en conserver le souvenir. En écrivant ces lignes, je ne puis me défendre d’une certaine appréhension en face des incertitudes de l’avenir.

La guerre, cet horrible fléau, s’est abattue sur nous ; l’envahisseur occupe presque toute notre France et notre belle Normandie est sous la botte allemande !

On ne pense guère aux livres, aux objets d’art et de curiosité, on songe à vivre le mieux possible alors que les restrictions ne se font pas trop sentir.

Pour ma part, je n’ai plus cet emballement de jadis ; j’éprouve comme une sorte de nostalgie, de malaise, quand je me trouve au milieu de mes livres ; je ne puis me défendre d’une certaine tristesse dont j’ignore la cause, mais dont je ressens fort bien les effets.

Avant d’entreprendre la rédaction et la transcription de ce cinquième volume, je commence par écrire cette Introduction pour essayer de dégager de mon état d’esprit une nouvelle ligne de conduite pour l’avenir. Je sens très bien que la directive que j’ai toujours suivie a fait place à une indécision qui se manifeste jusque dans le choix de mes livres. C’est peut-être une conséquence du temps et des évènements, mais c’est un fait que je constate et dont je me rends très bien compte.

J’ai commencé mon sixième volume de livres antérieurs au XIXe siècle et je me suis efforcé de les décrire avec le même soin que les précédents. C’est alors que je me retrouve réellement et que je constate que mon amour des livres est toujours aussi vif, aussi assuré en moi.

Ce premier Supplément sera, sans doute, suivi d’autres, à moins que je ne sois plus de ce monde !

Etienne Deville
20-21 Juillet 1940

*
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Aujourd’hui premier juin mil neuf cent quarante un, jour de la Pentecôte, je commence la transcription des fiches de ce second supplément, que je ne songeais pas aussi proche.

Il se compose, en grande partie, de brochures, mais toute ont leur intérêt, et l’ensemble constitue un élément important venant s’adjoindre à ce qui me reste de ma première Bibliothèque.

Ce n’est peut-être pas le dernier mot et il pourrait se faire que, dans un temps plus ou moins éloigné, il me faille songer à un troisième supplément, mais ceci est tout à fait hypothétique.
Je ne sais ce [que] l’avenir me réserve ; la vie, par les temps que nous traversons, est tout à fait incertaine et nous ne savons pas de quoi demain sera fait.

Je me demande même le sort qui sera réservé à tous ces ouvrages dans le cas où je viendrais à disparaître ?

Ce catalogue même sera-t-il conservé ?

Questions angoissantes qu’il faut cependant envisager, sans rien préjuger bien entendu.

A mesure que les années passent, j’éprouve une sorte de découragement et de regret, quand je songe aux efforts déployés pour aboutir à constituer un pareil ensemble.

J’ai toujours aimé les livres, je les aime encore, et c’est précisément ce sentiment qui m’attriste, en songeant qu’après moi tout sera dispersé !

C’est ce qui m’a déterminé, il y a quelques années à faire le sacrifice d’un grand nombre d’ouvrages que j’aurais aimé conserver et c’est précisément  pour en assurer la conservation que je m’en suis séparé.

La Bibliothèque des Bénédictins de Solesmes m’a paru répondre à ce désir. Dieu veuille que je ne me sois pas trompé !

Etienne Deville
1er Juin 1941, onze heures du matin.

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Je commence aujourd’hui, premier Janvier mil neuf cent quarante deux , à midi, la transcription des fiches de ce troisième supplément auquel je ne songeais guère en terminant le précédent.

Celui-ci se présente un peu différemment, beaucoup de brochures factices offrant une documentation intéressante pouvant permettre la réalisation de travaux futurs que je ne ferai peut-être jamais.

Ce n’est plus le moment d’avoir à ce catalogue des livres rares et précieux, je n’en trouve plus et les évènements ne me permettent pas de songer à autre chose qu’aux obligations quotidiennes et aux difficultés de l’existence.

En réunissant toutes ces brochures, qui m’ont pris pas mal de temps par leur recherche et leur confection, j’ai cédé à un sentiment de curiosité qui me pousse sans cesse à recueillir tout ce qui offre un intérêt quelconque sur des sujets les plus divers.

Je sais bien qu’il eût mieux valu me restreindre, m’en tenir à un cadre nettement déterminé, mais je ne puis me résoudre à cette sélection qui me parait tourner à la manie et finit par devenir une idée fixe qui n’est pas du tout dans mon tempérament. Je m’intéresse à tout ce qui est curieux, tout ce qui peut offrir le moindre attrait dans le cadre d’études où je me complais et qui ne saurait avoir de limites précises.

Que de choses j’ignorerai toujours !

La vie humaine est trop brève, trop occupée, trop prise par des obligations quotidiennes pour pouvoir satisfaire ma curiosité. Je rassemble au petit bonheur des rencontres, tout ce qui se présente sans me préoccuper de savoir si tout cela pourra me servir quelque jour.

J’éprouve un sentiment de vague tristesse en songeant que tout cela ne servira peut-être à rien ou ne sera nullement apprécié par ceux qui viendront après mois.

Quel sera le sort de tout ce que j’aurai recueilli au prix de mille difficultés ? Que deviendront tous ces livres, ces documents, ces souvenirs qui ont pour moi tant de prix, et auxquels on ne prendra peut-être pas garde ?

En vieillissant, on devient susceptible, la moindre chose vous contrarie ; rien que la pensée de tout abandonner un jour, vous fait chérir davantage ce qui constitue le véritable décor de la vie. L’habitude de vivre au milieu des souvenirs du passé vous fait quelquefois oublier le présent pour envisager un avenir incertain qui reste toujours un problème sans cesse posé à notre inquiétude.

Ces pensées se font sentir davantage au fur et à mesure que les années passent, et le découragement remplace l’enthousiasme que plus rien ne provoque ni ne soutient.

J’aime toujours les livres qui furent pour moi la source de tant de satisfactions au milieu des difficultés de mon existence, mais je n’ai plus cet emballement d’autrefois qui me faisait rechercher si activement tout ce qui m’intéressait en suscitant ma curiosité. Le désir une fois satisfait, ne fait qu’en provoquer un autre, jusqu’au jour où la satiété paralyse ce même désir et le remplace par une indifférence qui vous enveloppe et vous engourdit, au point de tout abandonner.

Il en est ainsi des choses de l’esprit ; on ne les goûte plus avec le même attrait ; c’est à peine si on s’y arrête avec quelque complaisance.

Ce supplément sera-t-il le dernier ?

Je ne saurais l’affirmer ; toujours est-il qu’il a été composé au milieu de mille difficultés, à une époque fort triste de notre histoire, dernière étape de ma vie qui n’aura guère connu que des ennuis, des peines, des désillusions et d’amers regrets.

En attendant la fin de la guerre qui désole le monde, je rassemble ce supplément avec le même soin que les précédents. C’est une façon, sinon la meilleure, d’oublier les difficultés de l’heure présente et d’attendre le retour de la Paix bienfaisante qui ramènera à tous le bonheur auquel on peut espérer ici-bas !

Etienne Deville

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La veille de Saint Jean, 23 Juin 1942, je commence à transcrire les fiches de ce quatrième supplément qui pourrait bien être le dernier.

La vie pour moi devient impossible, étant donné la façon dont je suis traité chez moi. Je ne veux rien dire ici à ce sujet, cela me paraîtrait déplacé.

Je n’ai plus que mes livres pour me consoler, et c’est au milieu d’eux que je me plais.

Vieux amis de toujours, dont l’humeur ne change pas, vous me tenez sans cesse le même langage et me réservez le même accueil, aussi je vous aime !

Quelle différence avec l’humanité !

Etienne Deville



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