DEVILLE, Etienne (1878-1944) :  Introduction au premier volume du Catalogue [général] des livres de la Bibliothèque de Etienne Deville (1937).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (27.II.2006)
Relecture : A. Guézou.
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Introduction
au premier volume
du
Catalogue [général] des livres 
de la
Bibliothèque de Etienne Deville

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Memor sui dierum antiquorum (Ps. CXLII.5)

Ce verset du Psalmiste me revient à la pensée et exprime fort justement mon état d’esprit au moment où je prends la plume pour évoquer, en tête de ce Catalogue, la genèse et les développements successifs de ma bibliothèque.

C’est en effet le souvenir des anciens jours que cela me rappelle. Il me faut remonter à plus de cinquante ans en arrière pour trouver, chez moi, l’origine de ce goût des livres qui fut, je ne crains pas de le dire, la grande passion de ma vie.

Je n’étais pourtant pas né dans un milieu très lettré, personne ne m’inculqua l’amour des livres et pourtant, dès ma onzième année, je commençais à les collectionner. Les vieux livres habillés en veau, avec leurs tranches rouges et leurs dorures à moitié effacées, exerçaient sur moi une fascination irrésistible.

Je me souviens d’un certain brocanteur bernayen, dont la femme vendait des marrons chauds l’hiver, qui tenait sa boutique au bas de la rue de Rouen, à l’entrée de la ville. Il possédais des tas de ces vieux livres qu’il achetait au poids et qu’il revendait, vaille que vaille, à une clientèle dont je faisais partie. Chaque jour, au sortir de l’école, je faisais une station chez le père Jean, ainsi qu’on l’appelait, trop heureux de pouvoir, pour quelques sous péniblement recueillis, acquérir un vieux volumes que je rapportais triomphalement à la maison. J’installais ma trouvaille sur une des planches de l’armoire normande dont on me laissait la libre disposition. Cette armoire, je la possède encore et c’est elle qui abrite aujourd’hui les plus belles pièces de ma collection.

Je me souviens encore des titres de certains de ces vieux bouquins, ouvrages de religion ou de jurisprudence, dans lesquels je puisai les premiers éléments de l’Ecriture sainte et du Droit coutumier de notre province. Personne ne m’avait initié à ces choses et j’ignorais même l’existence de Brunet ou de Frère, dont je n’avais jamais entendu parler.

Je me souviens du jour où, pour la première fois, je pénétrai dans la grande salle de la bibliothèque de Bernay, salle entièrement tapissée de vieux volumes provenant de l’ancienne abbaye, demeurés paisiblement sur leurs rayons de chêne noirci, en dépit des vicissitudes des révolutions et du temps. Ces énormes in-folio, dont les plats armoriés annonçant l’origine, avaient pour moi quelque chose de mystérieux et de sacré. Je n’osais à peine y toucher, bien que le bibliothécaire d’alors, Camille Lesueur, m’ait accordé toutes permissions à ce sujet.

Je me souviens que dans cette salle, se trouvait un petit casier contenant spécialement les ouvrages d’histoire locale, ce qui m’intéressait tout particulièrement. C’est là en effet que je fis connaissance avec l’Histoire de Normandie, sans me douter qu’un jour, mois aussi, je possèderais ces ouvrages et beaucoup d’autres encore.

Je me souviens qu’à douze ans, j’avais déjà réuni une centaine de volumes dont le simple énoncé me ferait sourire de pitié aujourd’hui, mais que je considérais alors comme de véritables raretés.

Je me souviens que ce fut chez le père Jean que je rencontrai, pour la première fois Lottin de Laval. Je connaissais fort bien ce vieux savant, puisque j’habitais à deux pas de sa demeure si originale, une véritable mosquée dominant la paisible vallée de la Charantonne. Je ne lui avais jamais parlé, et ce furent les livres qui nous firent faire connaissance et qui créèrent entre nous ces liens d’amitié qui ne cessèrent qu’à sa mort.

Je me souviens de l’étonnement que provoqua en moi la lecture d’un volume du « Bulletin du Bibliophile » que j’avais trouvé chez mon libraire d’occasion. Les descriptions d’incunables, de livres à figures, de ces pièces rares dont les bibliophiles sont si friands, exaltaient ma jeune imagination à tel point que j’en rêvais la nuit. J’aurais voulu pouvoir acquérir quelques uns de ces beaux livres, mais ce ne fut que beaucoup plus tard que mon rêve se réalisa et qu’il me fut possible de m’offrir quelques beaux exemplaires, habillés de maroquin, ayant appartenu à d’illustres personnages.

Je me souviens de ma première promenade à Paris, le long des quais de la Seine, en compagnie de mon camarade André Lequesne, devenu libraire aujourd’hui. C’était encore la bonne époques où les salles Sylvestre déversaient, dans les boites des bouquinistes, des quantités énormes de vieux livres qui faisaient la joie des petits et des grands bibliophiles. Un de ces bouquinistes, Dodeman, que j’ai beaucoup connu, a écrit sur ce sujet des pages charmantes pleines de vérité.

Je me souviens que, moi aussi, je faillis devenir libraire, mais j’aurais, je crois, fait un bien mauvais commerçant. J’ai pourtant, durant de longues années, travaillé chez le légendaire Honoré Champion, qui avait alors son officine quai Voltaire, dans la maison du père d’Anatole France, auquel il avait succédé, avant de s’installer définitivement quai Malaquais, à deux pas de l’Institut. J’ai passé dans cette maison des années heureuses, vivant au milieu des vieux livres et des belles éditions, en contact quotidien avec toutes les sommités du monde bibliophile.

Je me souviens que, chaque semaine, au sortir de l’Institut, les pontifes des arts et des lettres ne manquaient pas de venir faire salon dans le bureau où je travaillais. C’est ainsi que je connus Léopold Delisle, Paul Lacombe, Joseph Bédier, Pierre de Nolhac, Abel Lefranc, Auguste Longnon, Paul Durrieu, Anatole France, Saint-Saëns, le cardinal Mathieu, Maurice Barrès et tant d’autres dont l’inutile énumération emplirait des pages, déjà trop longues. C’est dans ce milieu que je me suis perfectionné dans la connaissance des anciennes éditions, qu’il m’a été donné d’en voir et d’en décrire, avec autant de luxe et d’érudition que les notices de Paul Lacroix et de Georges Brunet qui avaient été mes premiers guides et mes premiers inspirateurs. De ce passage chez Honoré Champion, j’ai conservé un excellent souvenir et je tenais, dans ces pages écrites pour moi, [à] évoquer la physionomie si expressive de malicieuse bonhomie de ce vieux libraire parisien.

Je me souviens, pour l’avoir expérimenté bien des fois, de ces luttes épiques pour la conquête d’un livre rare ou d’un exemplaire de choix aux ventes de la rue des Bons-Enfants. J’ai assisté à la dispersion de bibliothèques célèbres, dont je conserve encore quelques épaves. J’ai eu des incunables, des éditions des Aldes, des Elzeviers, des Juntes et de bien d’autres maîtres de la typographie ; j’ai eu des reliures en maroquin aux armes d’illustres personnages, ou signées des plus grands maîtres de cet art de la reliure, hélas combien déchu aujourd’hui.

Je me souviens avoir eu entre les mains d’énormes quantités de volumes qu’on venait me soumettre pour en connaître la valeur vénale, mais jamais, de ce fait, je n’ai trouvé d’ouvrages réellement intéressant. Pas un incunable, pas le moindre Livre d’Heures du XVIe siècle, pas le moindre Vérard, Kerver, ou tout autre volume gothique, rien. Une fois cependant j’ai trouvé sur les quais un exemplaire d’un « Recueil de Sermons » imprimé à Strasbourg en 1486 et une édition gothique du « Catalogue Sanctorum » de Petrus de Natalibus, ayant appartenu à Didron. J’ai fouillé dans toutes les boites et, quelquefois, j’y ai fait d’amusantes trouvailles : des livres du XVIe siècles, des volumes ou brochures avec des dédicaces d’auteurs. Tous les bouquinistes : Dodeman, Lelandais, la mère Lefrançois, Marius, étaient pour moi de vieilles connaissances. Je rencontrais, presque chaque jour, Camille Le Senne, Paul Lacombe, Paul Marmottan, Rémy de Gourmont, Félix Herbet et bien d’autres qui venaient là, comme moi, satisfaire leur innocente passion, bercés par l’espoir de découvrir, dans la boite à quatre sols, la pièce rare que leur perspicacité ne manquait jamais de découvrir. Ces bibliophiles étaient de fins limiers qui flairaient la bonne affaire et se trompaient rarement. C’était véritablement la chasse aux livres que ces intrépides chercheurs faisaient par tous les temps, sans se soucier des variations de la température. Du pont royal au pont Saint Michel, c’était le paradis terrestre des bibliophiles.

L’archéologie, l’histoire littéraire et surtout l’Histoire de Normandie eurent tout d’abord mes préférences, puis le cercle s’élargit au point d’embrasser toutes les branches de la bibliographie, à l’exception toutefois des sciences pures, pour lesquelles je n’ai aucune inclination. La curiosité, les arts, la bibliophilie me fournirent une ample moisson.

Ce fut dans les boites, en face de l’Institut, que j’acquis un jour une grande partie du « Bulletin du Bibliophile » publié chez Techener et la collection du « Bulletin du Bouquiniste » de chez Aubry, dans lesquels j’ai appris tant de choses. Un peu plus haut, en face de la Monnaie, je trouvai les dix-sept volumes de la Bible de Vence et un superbe exemplaire d’un ouvrage du XVIe siècle « Aragonensium rerum » provenant de la fameuse collection Salva. Il me serait facile de multiplier ces citations et de piquer, sous chacun de mes volumes une note me rappelant leur origine, mais à quoi bon. Ces souvenirs rétrospectifs n’intéressent que moi et ne sauraient, par conséquent, trouver place en tête d’un Catalogue, qui n’est lui-même qu’un monument funéraire élevé à la mémoire d’une bibliothèque défunte.

 Je me souviens de la joie que j’éprouvai le jour où j’ai acquis, rue Soufflot, près la taverne du Panthéon, chez le libraire Larchon, l’exemplaire du Brunet ayant appartenu à Barbier ! Ce n’est pas la dernière édition de cet ouvrage classique, mais elle est imprimée sur vergé et les marques sont de meilleur tirage. Et puis il est enrichi de notes manuscrites du célèbre bibliographe.

J’ai recueilli aussi un certain nombre de volumes aux armes que j’ai soigneusement décrits dans les cinq volumes manuscrits de mon Catalogue des livres antérieurs au XIXe siècle. J’ai surtout porté mon effort à constituer une collection normande comprenant tous les ouvrages, anciens et modernes, se rapportant à cette province, si riche en productions littéraires. Beaucoup de ces volumes ont appartenu à des personnages connus, à des savants locaux dont les noms ont dépassé les bornes de la province. Dans ce domaine, je suis à peu près complet. Je dis à peu près, car je suis encore loin des collections Canel et Leber. C’est le résultat de plus de cinquante années de patientes recherches, de privations et de calculs déjouant les plus savantes combinaisons financières. Pour me conformer aux exigences de la bibliophilie, j’avais fait choix d’un ex-libris que m’avait gravé mon vieil ami Gaetan Guillot, mort depuis. Il représentait les ruines du prieuré de Beaumont le Roger, dont je devais plus tard écrire l’histoire et publier le cartulaire ; l’épreuve ci-dessous me dispense de décrire cette pièce :

Ex-libris d'Etienne Deville

Plus tard, je substituai à cette vignette le petit cachet rond, que mon ami de Moidrey dessina sur mes indications, et qui me sert encore aujourd’hui :

Marque d'Etienne Deville

Je me souviens enfin de la satisfaction que j’éprouvai enfin quand je vis ma bibliothèque installée dans les deux pièces de ma demeure, rue du Bouteiller, 32, où j’arrivai au lois de Mars 1915. Elle y resta jusqu’au mois de Mars 1937, date à laquelle je quittai cette maison pour aller habiter Allée Lemercier, ou je suis actuellement.

*
* *
 
Pour des raisons qu’il est inutile de faire connaître ici, j’ai dû me défaire de la plus grande partie de ma Bibliothèque. Je m’étais souvent demandé ce que deviendrait, après moi, cette collection si laborieusement constituée. J’avais songé à Bernay, ma ville natale ; à Lisieux, j’habite, où je suis archiviste-bibliothécaire, mais je renonçai à ces projets, pour des raisons toutes particulières.

Une visite à l’abbaye de Solesmes, le 8 septembre 1936, me décida en faveur des Bénédictins. La vue de leur bibliothèque, si bien présentée, si bien organisée ; la vieille réputation de science que les moines de Saint-Benoît ont si  justement acquise ; l’attrait tout particulier et la sympathie pour cet ordre célèbre, dictèrent ma détermination. Avant de rentrer chez moi, j’avais promis au P. Ringeval, bibliothécaire, que je ferais don à l’abbaye, avant mon décès, de ma bibliothèque.

La question du déménagement fut pour moi le prétexte de réaliser mon intention.

Le lundi 22 Mars 1937, à neuf heures du matin, un camion de six tonnes, venu du Mans, s’arrêtait devant ma grille. Dom Ringeval, bibliothécaire de Solesmes et son secon, Dom Froger, aidé de deux hommes et de moi-même, procédèrent au déménagement des volumes, que j’avais préalablement empaquetés et, à midi, tout avait trouvé place dans le camion qui se trouva complet.

Je retins à déjeuner les deux religieux et nous nous quittâmes dans l’après-midi.

Le lendemain, les volumes étaient à Solesmes, à la grande satisfaction de toute la Communauté.

Dire que ce ne fut pas sans un certain serrement de cœur, que je vis partir ces vieux amis de toujours ne serait pas vrai. Pourtant, ce fut sans regret que je vis s’éloigner la lourde voiture qui emportait ainsi le résultat d’une existence de recherche et de travail. Je me console en songeant que ces trésors littéraires serviront à d’autres qui en feront un excellent usage et en tireront un très utile profit.

Et maintenant, je me souviens de ma Collection, exilée sur les bords de la Sarthe, dans un cadre admirable, au milieu de travailleurs qui sauront s’en servir et l’apprécieront comme il convient.

Je m’en souviens si bien que c’est pour en conserver le souvenir que j’ai transcrit sur ce volume toutes les fiches de mon fichier. Sous un mince volume, je retrouverai cet ensemble qui fut l’orgueil et la joie de ma vie de bibliophile.

Ceux que j’ai conservé, qui s’augmenteront encore, je l’espère, prendront un jour le même chemin, et quand je ne serai plus, conserveront, eux aussi, le souvenirs des jours anciens !

Etienne Deville
Lisieux 24-25 Mai 1937.



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