BARTHÈLEMY, Guy : Constantinople, miroir de l'orientalité ? (1996).
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CONSTANTINOPLE, MIROIR DE L'ORIENTALITÉ ? (1)
par
Guy Barthèlemy
 
 
I. Une orientalité jubilatoire
II. L'orientalité en péril ?
III. Sublimer l'orientalité
Conclusion
 
 

Peut-être convient-il d'abord de situer l'écriture de l'orientalité telle qu'on va l'analyser dans la représentation de Constantinople que proposent Nerval et Gautier, en l'opposant sommairement aux deux modèles canoniques que sont l'Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand et le Voyage en Orient de Lamartine, pour dire que rien ne prédisposait les deux compères du Petit Cénacle à adopter face à l'Orient le regard en surplomb et la veine proclamatoire, assortie d'une hypertrophie de la fonction de commentaire, qui caractérisent les deux grands ancêtres. Nerval en est protégé par son goût pour une écriture réflexive, par la subtilité de l'interrogation qu'il développe à propos de la dialectique identité/altérité dans son Voyage en Orient, Gautier par sa fascination pour un Orient chatoyant, qui incarne à ses yeux, comme le montre bien Constantinople, la possibilité d'une nouvelle préciosité.

Leur description de ce coeur de l'Orient qu'est au XIXè siècle Constantinople va souvent procéder de la " miniaturisation du regard " dont parle J.C. Berchet (2) à propos de Gautier. Et s'il est certes question des principaux monuments de la ville, de ses lieux de promenade, de sa physionomie, une large part est faite à l'observation de la culture matérielle et à la description d'un certain nombre d'usages, de pratiques sociales, les deux voyageurs manifestant par là une relation empathique avec la ville et ses habitants. Mais il est aussi largement question du devenir historique de la ville, des tensions qui habitent cet Orient de la mi-XIXè et qui menacent son orientalité. L'interrogation de notre titre renvoie à celle qui habite et parfois domine Constantinople et Les Nuits du Ramazan : qu'est-ce que l'orientalité telle qu'on la saisit à Constantinople, et quel devenir peut-on lui assigner après sa rencontre avec l'Occident? Cette interrogation en masque d'autres, auxquelles nous nous attacherons davantage encore: quelle est la signification de cette orientalité pour nos deux auteurs, quelle est sa fonction et sa place dans leur écriture, et comment cette écriture intègre-t-elle l'orientalité?

L'orientalité, et pas l'Orient: dans Constantinople et les Nuits du Ramazan est mise en forme, par des moyens narratifs ou poétiques, une enquête et une méditation sur les formes et les fondements de l'identité religieuse, artistique et culturelle de l'Orient. C'est à cette enquête et à cette mise en forme que nous allons nous intéresser, et le terme "orientalité" a semblé plus commode pour s'y référer.

 

I - UNE ORIENTALITÉ JUBILATOIRE

La visite de Constantinople obéit, chez Gautier comme chez Nerval, à une esthétique de la promenade et de la flânerie, thématisation de la liberté du voyageur (3) qui met la découverte de la ville étrangère sous le signe de la curiosité et de la disponibilité, qui procède de la mise en oeuvre de l'" herméneutique du hasard " (J.C. Berchet), et s'oppose à la découverte que l'on fait en compagnie d'un " drogman idiot " (Constantinople, chapitre Le Petit-Champ, La Corne-d'Or, P.80) et implique une intense activité du regard, une sorte de dévoration euphorique du réel qui suscite une exaltation souvent exprimée par le recours à l'image du voyage d'exploration (id., P. 80) : " Mon habitude, en voyage, est de me lancer tout seul à travers les villes à moi inconnues, comme un capitaine Cook dans un voyage d'exploration. Rien n'est plus amusant que de découvrir une fontaine, une mosquée, un monument quelconque, de lui assigner son vrai nom sans qu'un drogman idiot vous le dise du ton d'un démonstrateur de serpents boas ; d'ailleurs, en errant ainsi à l'aventure, on voit ce qu'on ne vous montre jamais, c'est à dire ce qu'il y a de véritablement curieux dans le pays que l'on visite ".

On trouverait le même éloge du hasard chez Nerval (P. 283, Les Femmes du Caire) : " D'ailleurs, qu'est-ce qu'une belle perspective, un monument, un détail curieux, sans le hasard, sans l'imprévu ? " (4), dont le narrateur dit dans l'incipit des Amours de Vienne , (P. 201) : " Je prends le parti de te mander au hasard tout ce qui m'arrive (...) à la manière du capitaine Cook " et ajoute (P. 221, Les Amours de Vienne) : " Tu sais avec quelle rapidité et quelle fureur d'investigation je parcours les rues d'une ville étrangère ", avant de statuer rétrospectivement sur la représentation qu'il a donnée de la capitale ottomane en revenant sur cette esthétique de la promenade : " Je n'ai pas entrepris de peindre Constantinople ; ses palais, ses mosquées, ses bains et ses rivages ont été tant de fois décrits ; j'ai voulu seulement donner l'idée d'une promenade à travers ses rues et ses places à l'époque des principales fêtes " (P. 788-89), à laquelle fait écho Gautier dans l'antépénultième paragraphe de Constantinople (P. 363) : " Il y avait déjà soixante-douze jours que je me promenais dans Constantinople, et j'en connaissais tous les coins et recoins. Sans doute c'est peu pour étudier le caractère et les moeurs d'un peuple, mais c'est assez pour saisir la physionomie pittoresque d'une ville, et tel était le but unique de mon voyage ".

Le voyage de découverte de la ville, la rupture avec les itinéraires prescrits, donc, dans une certaine mesure, avec les postures (d'observation et d'énonciation) prescrites, génèrent une appropriation plus individualisée de la ville, qui se prête à un autre investissement existentiel, à l'immersion empathique dans une quotidienneté, à la recherche d'une intensification du rapport du voyageur avec la ville qu'il parcourt. C'est ce que suggèrent les termes " aventure " et " fureur d'investigation ", allusions plaisantes au registre de l'exploration, mais une exploration qui, débarrassée du danger, ne serait plus que quête de l'émerveillement, de l'étonnement, du surgissement de la nouveauté.

Cette esthétique de la promenade implique une écriture qui elle aussi se fera volontiers désinvolte, "incidente" pourrait-on dire, tour à tour digressive, énumérative, refusant le principe d'ordre et maximalisant le caractère fondamentalement hétérologique du récit de voyage. Gautier théorise avec humour cette homologie entre l'allure de la promenade dans la ville et l'allure du texte (chap. 9, P. 115) : " Cette flânerie à travers rues fait malgré moi vagabonder ma plume ; la phrase suit la phrase comme le pas suit le pas ; la transition manque, je le sens, entre tant d'objets disparates, mais il serait peut-être inutile de la chercher ; acceptez donc tous ces petits détails caractéristiques, habituellement négligés par les voyageurs, comme des verroteries de couleurs diverses réunies sans symétrie par le même fil, et qui, si elles sont sans valeur, ont au moins le mérite d'une certaine baroquerie sauvage ".

La "naturalité" de la découverte au hasard prime sur les exigences académiques de composition. Le monde "barbare" (pour introduire un paradigme lexical récurrent chez Gautier) est celui où la simple déambulation donne lieu au florilège fascinant des " petits détails caractéristiques ", selon un principe de profusion et de prolifération qui vaut comme une libération du principe de réalité et de ses vertus organisationnelles et hiérarchisantes. Le texte de Gautier va se mettre au diapason d'un monde dans lequel l'empilement, l'entassement, les boutiques à "double-fonds" (boutique et arrière-boutique destinée aux objets les plus précieux), constituent la concrétisation la plus pertinente d'une esthétique qui inverse totalement la logique de régulation, de normalisation, de triage et d'ordonnancement qui domine le XIXe siècle occidental. - P. 125 (chapitre Les Bazars) : " Aux chapelets d'ambre, d'ébène, de corail, de santal ; aux cassolettes d'or émaillé, aux écritoires, aux coffrets et aux miroirs persans dont les peintures représentent des scènes du Mahabarata ; aux éventails de plumes de paon ou de faisan argus ; aux cloches de hookas ciselées et niellées d'argent, à toutes ces ravissantes turqueries se mêlent inopinément des porcelaine de Sèvres et de Saxe, des faïences de Vincennes, des émaux de Limoges arrivés là on ne sait comment. Mais rien n'est impossible au bric-à-brac ". - P. 130 (idem) : " Les richesses entassées dans ce bazar sont incalculables : là se gardent ces lames de Damas, historiées de lettres arabes, avec lesquelles le Sultan Saladin coupait des oreillers de plume au vol, en présence de Richard Coeur-de-Lion, tranchant une enclume de sa grande épée à deux mains, et qui portent sur le dos autant de crans qu'elles ont abattu de têtes ; ces kandjars, dont l'acier terne et bleuâtre perce les cuirasses comme des feuilles de papier, et qui ont pour manche un écrin de pierreries ; ces vieux fusils à rouet et à mèche, merveilles de ciselures et d'incrustation (...) ".

Et la veine descriptive du récit de voyage s'infléchit en définitive vers une épopée de la "dévoration" par le voyageur gautiérien (5) du monde barbare, et ce n'est pas un hasard si le spectacle de la nourriture joue ici un rôle important (mais pas exclusif) - P. 118 (chapitre IX, Les Boutiques) : " (...) les marchands de comestibles étalent leurs victuailles ; ce ne sont de toutes parts que tonneaux de fromage blanchâtre, semblable à du plâtre gras, et dont les Turcs se servent en guise de beurre ; que barils d'olives noires, que caques de caviar de Russie, que tas de pastèques et de concombres, que monceaux d'aubergines et de tomates aux tons violets et pourprés, que quartiers de viande (...) "

On aura remarqué dans tous ces extraits la dominante stylistique de l'anaphore, qui se prête par excellence à ce que les stylisticiens nomment l'énumération ouverte non entravée, laquelle est à même de traduire la profusion sous la forme privilégiée de la prolifération et de l'entassement. La posture énumérative épouse dans sa rythmique les rebonds du regard fasciné du voyageur gautiérien, qui trouve dans la métropole orientale le répondant de son esthétique de la broderie : l'expansion indéfinie de l'énumération épouse le mouvement d'un monde qui obéit non plus au principe de la règle mais à celui de la saturation ; voilà qui ravit un Gautier admirateur des Grotesques et pourfendeur du classicisme académique.

La première citation est particulièrement significative, avec son inversion syntaxique complexe (un entassement de subordonnées complétives juxtaposées en parataxe, avec un mouvement de pause et de relance assuré par l'anaphore du " au ", incongrue du fait de l'anticipation syntaxique et sémantique des complétives) qui souligne la construction d'un énoncé homologue à l'entassement d'objets hétéroclites qu'il décrit et dont la profusion est à son tour développée, poussée à sa limite ultime, par la mise en oeuvre de références intertextuelles et culturelles divergentes, y compris l'incongruité qui ramène à l'Occident, Gautier fournissant au dernier moment la "clé" de ce paragraphe en faisant intervenir la notion de " bric-à-brac ". Mais celui-ci s'émancipe des connotations péjoratives qui lui sont généralement associées, pour incarner le triomphe d'une orientalité (6) qui a su se préserver du dogme de l'homogénéité que l'art occidental a sublimé en "pureté" (7) : pureté de la ligne, du style, etc, autant de valeurs esthétiques contre lesquelles Gautier a toujours protesté, par la promotion de l'ornement dans son esthétique (dont on sait ce qu'elle doit à Hugo) et dans son écriture (8).

Le caractère libre et jubilatoire de la découverte de la capitale orientale va être, dans les deux oeuvres que nous étudions, renforcé par une donnée circonstancielle d'une importance décisive : la survenue des fêtes du Ramadan, qui vont donner son titre à la dernière partie du Voyage en Orient (Les Nuits du Ramazan - " Ramazan " est la forme turque du mot arabe " Ramadan "), repris sur le mode du clin d'oeil amical dans le titre du septième chapitre de Gautier : Une Nuit du Ramadan (9).

Ce mois de festivité musulmane (on en oublie presque, dans nos deux textes, que c'est aussi un mois de jeûne et d'abstinence, et cet estompage est bien sûr plein de sens) introduit un contexte déréalisant, festif, euphorique, nocturne, voué à la transformation du réel en spectacle. C'est ce dont témoignent par exemple les passages consacrés à la description des mosquées, à leur transfiguration par la lumière, par les métaphores de la joaillerie, et, ponctuellement, par l'affleurement du registre érotique :
Gautier, P.91 (chapitre VII) : " Constantinople étincelait comme la couronne d'escarboucles d'un empereur d'Orient (...) les minarets des mosquées portaient à chacune de leurs galeries des bracelets de lampions, et d'une flèche à l'autre couraient, en lettres de feu, des versets du koran, inscrits sur l'azur comme sur les pages d'un livre divin ; (...) tous les temples d'Allah (...) proclamaient en exclamations enflammées la formule de l'Islam. "
Nerval, P. 620 : " Un spectacle magique commençait (...). (...) on voyait paraître de longs chapelets de feu dessinant les dômes des mosquées et traçant sur leurs coupoles des arabesques, qui formaient sans doute des légendes en lettres ornées ; les minarets (...) portaient des bagues de lumière (...) " et 621 : " Stamboul, illuminée, brillait au loin sur l'horizon, et son profil aux mille courbes gracieuses se prononçait avec netteté, rappelant ces dessins piqués d'épingle que les enfants promènent devant les lumières ".

Avec le Ramadan, l'Orient rallie son essence onirique et " féerique " - plus que son essence, son style : la notion nous renvoie à une inventivité d'ordre artistique, esthétique et expressif, à travers laquelle s'élabore et s'illustre l'orientalité. Et en effet, Nerval, utilisant un synonyme du mot " style " (c'en est un dans ce contexte) parlera (P. 630) de "l'ancien [désormais menacé par l'occidentalisation ; Nerval en donne un exemple à la même page] goût oriental, si capricieux et si féerique", tandis que Gautier (chap. VII, P. 92) dira, à propos de l'éclairage nocturne de la ville pendant les festivités, que "Les contes des Mille et une Nuits n'offrent rien de plus féerique ".

L'Orient a du " caractère ", du " style ", c'est seulement lorsqu'il imite l'Occident qu'il s'abolit, a contrario, dans " l'absence de style " (Nerval, P. 630) qui, comme l'" habit noir " définit l'Occident aux yeux de nos deux auteurs.

Le Ramadan est donc traité comme un moment d'assomption de l'orientalité, un moment où la beauté d'un monde s'exalte à travers sa transfiguration féeriquee, elle-même volontiers associée à des métaphores discrètement érotiques, qui rappellent que l'Orient vit sous le règne de la convergence de la beauté et du plaisir - ce que, en somme, on pourrait nommer le raffinement. Celui-ci est solidaire chez Gautier du thème de la sensualité orientale, qui sera souvent thématisée dans son écriture par la combinaison du voir et du toucher/manger. A certains égards, il me semble que cette combinaison peut être interprétée comme une forme de déterritorialisation : Gautier traduit par cette combinaison une intensification de la sensation qui caractériserait donc la sensualité orientale et qui se séparerait de la "codification du sensible" en vigueur en Occident, qui pour sa part privilégie la vision, sensation épurée, propice à l'intellectualisation, distante et distanciatrice. Parallèlement, l'épopée de la dévoration dont nous avons parlé renverrait à cette sensualité transgressive qui tend à une captation oralisée (verbe proliférant et nourriture profuse) du monde. L'intuition poétique de Gautier le rapprocherait ainsi par exemple des subtiles analyses d'un David Le Breton qui, dans Des Visages (A.M. Métaillé, 1993), évoque cette constitution culturelle des réseaux des sensations et de la sensualité (10).

Outre cette assomption de la "féerie orientale", le Ramadan induit aussi la disparition d'un certain nombre de contraintes qui expriment les pesanteurs du principe de réalité. Ainsi, nous dit Gautier, les règlements de police sont-ils modifiés pendant cette période. Et globalement, cette ville dont Chateaubriand quelques décennies auparavant faisait la capitale du despotisme, et qui est encore à l'époque, en dépit des réformes (11) de Mahmoud, la capitale d'un régime autoritaire, va-t-elle être présentée par nos deux auteurs comme un havre de liberté, dont la "liberté festive" (pour ainsi dire préfigurée chez Gautier, dans le champ esthétique, par la liberté de l'ornement, par la profusion esthétisée des objets, et par leur vocation jubilatoire) devient l'image hyperbolique. C'est cette image d'une terre de liberté que propose à Gérard, le narrateur nervalien, l'ancien page de Catherine II rencontré a début de son séjour (P. 621) : " Convenez (...) que Constantinople est le véritable séjour de la liberté (...). On est aussi libre ici toute la nuit qu'on l'est à Londres...et qu'on l'est peu à Paris! ".

Gérard est pour sa part plus nuancé, lui qui dit dans l'incipit de ces Nuits du Ramazan (P. 605) : " Ville étrange que Constantinople! Splendeurs et misères, larmes et joies ; l'arbitraire plus qu'ailleurs, et aussi plus de liberté ".

Mais en définitive ce souci de la nuance lui-même constitue une forme de soulignement a contrario de l'assomption de la féerie orientale et de la suspension onirique qu'introduira le Ramadan. Il ne se réduit pas non plus au stéréotype de la contradiction orientale, mais doit être lu comme la mention inaugurale de la complexité de la société ottomane et de l'intérêt que va lui porter Gérard. le Voyage en Orient joue ainsi sur deux tableaux : celui de l'analyse du cours politique des choses, avec cette question de la liberté qui va rapidement devenir celle de la tolérance constantinopolitaine, et celui de la liberté festive avec ses connotations euphoriques et déréalisantes, qui s'accompliront dans les deux récits métadiégétiques dont nous reparlerons.

Le Ramadan institue donc un contexte grâce auquel le voyageur, s'il sait se montrer disponible aux surprises et aux plaisirs que lui offre la ville, pourra trouver une liberté et un plaisir festif que l'Occident ne peut plus lui offrir.

Cette liberté est également thématisée de manière oblique dans la vocation de Constantinople à unir deux mondes, qu'elle enjambe à travers la distribution de ses quartiers (Péra-Galata, le quartier européen et le vieux faubourg génois, et Stamboul, la ville turque, sur le rivage européen ; Scutari, le faubourg "conservateur", sur la rive asiatique), à constituer un lieu de passage, de rencontre et de syncrétisme. Gautier parle du Bosphore (chap. XXIX, P. 346) comme d'une " raie d'azur tirée comme limite entre deux parties du monde, l'Europe et l'Asie, qu'on aperçoit en même temps ", et Nerval dit (P. 789, épilogue du Voyage en Orient) : " Cette cité est, comme autrefois, le sceau mystérieux et sublime qui unit l'Europe à l'Asie (12) ".

Cet éloge de la vocation de Constantinople à effectuer la rencontre de deux mondes conduit Gautier à exalter ceux qui par excellence y contribuent et qui dans le même temps (cela explique sans doute en partie ceci) illustrent la beauté orientale (13) : " J'ai prononcé bien souvent le mot «caïque», et il serait difficile de faire autrement lorsque l'on parle de Constantinople ; mais je m'aperçois que je n'ai donné aucune description de la chose, qui cependant en vaut la peine ; car le caïque est assurément la plus gracieuse embarcation qui ait jamais sillonné l'eau bleu de la mer. A côté du caïque turc, la gondole vénitienne, si élégante pourtant, n'est qu'un grossier bahut, et les barcarols sont d'ignobles drôles comparés aux caïdjis. (...) Les caïdjis sont de superbes gaillards (...) d'une beauté mâle et d'une vigueur herculéenne. L'air et le soleil, qui ont bruni leur peau, leur donnent la couleur de belles statuettes de bronze dont ils ont déjà la forme. Leur costume consiste en [un] large caleçon de toile d'une blancheur éblouissante, et en une chemise de gaze rayée à manches fendues (...). (...) ; leurs pieds et leurs jambes sont nus, et leur chemise ouverte découvre des pectoraux puissants cuivrés par un hâle robuste. A chaque coup de rame, leurs biceps grossissent et remontent comme des boulets sur leurs bras athlétiques. Les ablutions obligatoires maintiennent dans une propreté scrupuleuse ces beaux corps assainis par l'exercice, le grand air et une sobriété inconnue aux gens du Nord. (...) Ce n'est pas faire un calcul exagéré que d'évaluer à trois ou quatre mille le nombre des caïdjis qui desservent les différentes échelles de Constantinople et du Bosphore (...). La disposition de la ville, séparée de ses faubourgs par la Corne d'Or, le Bosphore et la mer de Marmara, nécessite de perpétuels trajets aquatiques ". (Constantinople, chapitre XVII, La Rupture du jeûne, P. 207, 209, 210).

Chez Nerval, cette vocation de Constantinople à la circulation devient vocation au syncrétisme et au cosmopolitisme (P. 634) : "Ce mélange de civilisation [occidentale] et de traditions byzantines n'est pas le moindre attrait de ces nuits joyeuses qu'a créées le contact actuel de l'Europe et de l'Asie, dont Constantinople est le centre éclatant, et que rend possibles la tolérance des Turcs ".

Et à la page suivante, il parle, à propos de cette première nuit du Ramadan, d'" une de ces nuits de fête auxquelles les gens de toutes religions s'associent dans cette ville cosmopolite ".

 

II - L'ORIENTALITÉ EN PERIL?

Cette question du cosmopolitisme est d'ailleurs, chez Nerval comme chez Gautier, d'une grande ambiguïté. Chez Gautier, il prend la forme d'un désir de recension universelle de la diversité du monde, solidaire à la fois d'un projet de rénovation esthétique et d'une perspective métaphysique, développé dans un article (14) de La Presse du 7 Août 1849 :

   " Il y a quelques années, les artistes quittaient rarement Paris : les voyages étaient longs et coûteux, les communications difficiles. A part les grands prix de Rome qui voyaient l'Italie et en rapportaient quelques tons bleus et fauves tout à fait chimériques pour les bourgeois, les peintres les plus entreprenants se bornaient à une excursion de quelques jours à Fontainebleau ; le bas Bréau, les gorges d'Apremont ont posé pour une infinité de paysages décorés de noms pompeux.
   Maintenant, grâce à la vapeur qui supprime les distances, et aussi à la conquête d'Alger qui a fait de l'Algérie une terre française, les artistes ne se bornent plus à copier la butte Montmartre et vont dessiner les profils du grand et du petit Atlas. Quoiqu'il y fasse un peu chaud, ils y établissent leurs quartiers d'été sur quelque point de l'ancienne régence barbaresque, et prennent des bains de lumière dans cette atmosphère étincelante et pure, si différente du brouillard grisâtre qu'on appelle le jour dans les pays du Nord.
   (...) Nous aimons à voir s'élargir ainsi le cadre de l'art, restreint pendant si longtemps aux formules classiques. Aux écoles italienne, flamande, espagnole et française doit succéder une seule école, l'école universelle, où seront représentés les types de l'humanité entières et les aspects multiformes de la planète que nous habitons. Les artistes ne se borneront plus à reproduire un idéal unique. La beauté indoue, la beauté arabe, la beauté turque, la beauté chinoise, viendront varier de leurs charmes exotiques la monotonie du type européen. La flore de tous les pays diversifiera le feuillé du paysagiste, il fera contraster le palmier d'Orient avec le sapin de Norvège, les jam-roses de l'Ile de France avec l'Aubépine de Normandie.
   Ces images exposées aux yeux de la foule, éveilleront des curiosités, feront naître des rêves et des désirs ; on voudra voir par soi-même ces beaux pays étranges, aimer ces femmes bizarrement charmantes, se mêler à toute cette poésie inconnue ; on concevra que l'homme n'est pas fait pour naître, vivre et mourir sur la même place, que son devoir est de visiter ses frères inconnus et de feuilleter jusqu'au bout le livre de la création
".

On peut parler d'un cosmopolitisme par dilatation de l'espace accessible, ou cosmopolitisme de parcours, qui ouvre la voie (conformément à l'étymologie du mot) à une nouvelle forme de "citoyenneté du monde" grâce au développement d'une circulation planétaire qui rend disponible l'ensemble des richesses esthétiques de la planète. Il existe une version pour ainsi dire symétrique : un cosmopolitisme par agglomération, propre à des lieux cosmopolites, voués à rassembler des " types " (dirait Gautier) différents et qui sont habituellement dispersés dans l'espace - ainsi Smyrne (chap. IV, P. 62) :
   " (...) [nous nous installâmes] devant un café dans le Bezestin, et nous restâmes là à voir défiler sous nos yeux (...) la procession bigarrée des Turcs, des Persans, des Arabes de Syrie et d'Afrique, des Arméniens, des Kurdes, des Tatars, des Juifs, dans des costumes quelquefois splendides, souvent déguenillés, mais toujours pittoresques. Jamais kaléidoscope plus varié ne tourna sous un oeil curieux, et nous vîmes là, en une heure, représentés par des échantillons authentiques, tous les types de l'Orient, sans en excepter l'Inde (15). Je vous ferais bien de chacun de ces types une description détaillée, si je n'avais peur de n'être pas rendu à temps à bord du Léonidas ; mais nous les reverrons à Constantinople, où je compte faire un séjour assez prolongé."

Comme l'indique la métaphore du kaléidoscope, le cosmopolitisme par agglutination est le modèle achevé du spectacle de la diversité du monde, et Gautier assume sans état d'âme la charge déréalisante de la métaphore.

Mais le même mouvement qui favorise l'expansion du cosmopolitisme "universaliste" risque en fait de ruiner le cosmopolitisme de type agglutinant, et, plus largement, toute forme de cosmopolitisme, puisqu'il se traduit par la diffusion universelle du modèle occidental : la supériorité technologique des Occidentaux leur permet de visiter le monde, leur supériorité militaire et politique leur permet d'imposer cette présence, avec tous les signes qui l'accompagnent. Enfin, cette réussite fait école et débouche sur des pratiques d'appropriation ou d'imitation, dans lesquelles sont indissolublement mêlés la nécessité d'adopter les armes (littéralement et métaphoriquement parlant) du dominant, et l'aveu de la fascination qu'il fait naître : la modernisation de l'armée turque impose une modification des costumes militaires en même temps que de l'armement et de l'organisation; mais l'adoption d'un costume quasi-occidental par l'administration ottomane a essentiellement valeur de signe - tout comme le succès du costume européen auprès des élégants de Péra décrits par Nerval est le signe de l'amorce d'une domination culturelle.

C'est à ce schéma historico-culturel que Gautier fait allusion lorsqu'il dit (chap. XXVI, P. 318) :" Décidément, la couleur locale s'en va du monde (16) ". Et, concluant ce même chapitre consacré au musée des anciennes nationalités turques, l'Elbicei-Atika (chapitre XXVI), il dit (P. 322) : " En parcourant l'Elbicei-Atika, devant ces armoires peuplées de fantômes du temps passé, on ne peut se défendre d'un sentiment mélancolique, et l'on se demande si ce n'est pas un mouvement de prescience involontaire qui a poussé les Turcs à faire ainsi l'herbier de leur ancienne nationalité, si vivement menacée aujourd'hui. Ce qui se passe maintenant semble donner un sens prophétique à ce soin de réunir les physionomies du vieil empire ottoman d'Europe, près d'être refoulé en Asie (17) ".

C'est que pour Gautier (comme pour Nerval), la question du costume est la pierre de touche de l'historicisation accélérée de la société ottomane : très clairement chez Nerval, et de façon plus ambiguë chez Gautier, la réforme est louée pour son progressisme, honnie pour son costume européanisé. Ceci nous conduit à analyser un autre énoncé de Gautier (P. 313, id.) : " Vingt-sept années seulement se sont écoulées depuis le massacre des janissaires, et il semble qu'il y ait un siècle, tant est radical le changement. - Par la volonté violente du réformateur, les vieilles formes nationales ont été anéanties, et des costumes pour ainsi dire contemporains sont devenus des antiquités historiques ".

Gautier associe donc l'évocation d'un geste politique (qui est aussi un épisode militaire sanglant), qui inaugurait censément une nouvelle ère, et la disparition de la " couleur locale ". Ce n'est pas un hasard s'il s'arrête (P. 313) devant des costumes de janissaires, et prend comme point de repère la date de leur massacre par Mahmoud II (1826). En effet, autant que les mesures de la réforme à proprement parler, l'événement est associé, pour les observateurs occidentaux, à l'entrée de l'Empire ottoman dans une phase nouvelle. Or, Gautier souligne la concordance entre cette entrée dans une ère nouvelle sous le signe d'une imitation de l'Occident et la disparition des " vieilles formes nationales ". Cette disparition se traduit par un phénomène de muséification, qui, détachant ces costumes de leur fonctionnalité, les transforme en objets esthétiques et en vestiges archéologiques qui déclenchent chez Gautier une méditation sur l'Histoire (" la couleur locale s'en va du monde ") et sur le destin de la Turquie. Bref, ces costumes, muséifiés, deviennent, dans le cadre de ce que J.C. Berchet nomme à propos de Gautier la " miniaturisation du regard ", le strict équivalent des ruines : il s'agit d'" antiquités historiques ", devenues telles à la suite d'une accélération de l'Histoire, comme si la Turquie passait brutalement de l'état de "société froide" à celui de " société chaude " (18), et est menacée par une perte de mémoire, c'est-à-dire d'identité, qu'elle tentât de conjurer par l'artifice mémoriel (et mnémotechnique) du musée. Et la distorsion temporelle (" il semble qu'il y ait un siècle ") est ici le signe d'une coupure qui menace de séparer un peuple de lui-même, la pratique de la muséification prenant alors une connotation morbide dont il n'est guère étonnant qu'elle retienne l'attention de Gautier, comme l'indique notre dernière citation : il s'agit pour les Turcs de " faire [un] herbier de leur ancienne nationalité " ; la composante mortifère est clairement lisible dans la métaphore déshumanisante de l'herbier, qui, curieusement, permet à Gautier de projeter sur les Turcs (ou de leur prêter) l'attitude qui est celle du touriste et de l'exote, et qui tend à figer l'Autre individuel dans son rôle d'illustration d'une espèce générique, et à faire de toute incarnation de l'altérité culturelle une sorte de variété naturelle (19) : les Turcs sont coupés de leur Histoire au point que leur propre passé leur apparaît comme fossilisé, et qu'il ne peuvent faire autrement que renchérir sur cette fossilisation, seul rempart contre de l'oubli. La Turquie est désormais victime de l'angoisse qui génère la curieuse dialectique de l'amnésie et de l'hypermnésie dont on sait qu'elle assure au XIXè l'envol de la pratique muséale et du folklorisme (20). Gautier anticipe sur le moment où, loin d'être encore un recours pour les esthètes occidentaux en quête de beauté et de diversité, Constantinople sera à ce point gangrenée par l'Occident que, non contente de le mimer, elle s'appropriera les maux qui le rongent : pas seulement cette tension insoluble entre le risque d'amnésie et le culte monomaniaque du passé conduisant à l'hypermnésie muséale, mais aussi la relégation de la beauté dans les musées, qui laisse désormais le monde en proie à la laideur (nous allons y revenir).

Gautier est dès lors prisonnier d'une contradiction : il ne peut ni désavouer le "cosmopolitisme par dilatation", dont il est l'un des agents (mais il prend alors le risque de la collaborer à la fin des " barbaries " et au rabotage de la diversité du monde), mais il ne peut pas non plus aller dans le sens des conservateurs ottomans passéistes et xénophobes, ceux qui se réfugient dans les deux sanctuaires de l'orientalité que compte Constantinople. Le premier est Scutari, la partie asiatique de Constantinople (aujourd'hui Uskudar), lieu d'une " orthodoxie " et d'une européophobie conservatrice qui certes garantissent l'exoticité du lieu (P.145) : " [à Scutari,] on sent qu'on est sur la terre d'Asie, sur le sol véritable de l'islam. Nulle idée européenne n'a franchi ce bras de mer étroit (...). - Les anciens costumes (..) se rencontrent bien plus fréquemment à Scutari qu'à Constantinople. La réforme ne semble pas y avoir pénétré. "

Le second est dans Stamboul, plus précisément au sein de cette ville dans la ville (centre du centre donc) qu'est le bazar, où se réfugient les Turcs hostiles aux réformes, voire tenants de la xénophobie et du préjugé de religion (chap. X, P. 129) : " Le bazar des armes peut être considéré comme le coeur même de l'islam. Aucune des idées nouvelles n'a franchi son seuil ; le vieux parti turc y siège gravement accroupi, professant pour les chiens de chrétiens un mépris aussi profond qu'au temps de Mahomet II [le conquérant de Constantinople en 1453]. Le temps n'a pas marché pour ces dignes osmanlis, qui regrettent les janissaires et l'ancienne barbarie, - peut-être avec raison (21) ".

Le dernier membre de phrase ne traduit pas un goût pour la provocation : il donne à lire toute l'ambiguïté du paradigme de la barbarie, toute sa polysémie, particulièrement active chez Gautier, mais qu'on retrouve aussi chez Nerval.

Le mot peut recevoir une acception morale, idéologique, par exemple lorsque Gérard parle (P. 605) d'un " acte de fanatisme et de barbarie ". Il s'agit alors de réprouver des pratiques qui apparaissent comme entachées d'une violence insoutenable au regard de la grande valeur qu'exalte Nerval dans cette dernière partie du Voyage en Orient, à savoir la tolérance. Ce sens moral négatif est conforme à l'utilisation statistiquement banale du terme : le barbare, c'est l'autre en tant qu'on l'accuse de ne pas avoir procédé au refoulement d'un certain nombre de pulsions que soi-même on affirme avoir vaincu ou discipliné, processus au terme duquel on est entré dans une "sphère supérieure" de l'humanité, dont on exclut celui qu'on stigmatise du nom de " barbare ".

Cependant, le même mot peut, au prix d'un glissement de sens, revêtir un sens positif, notamment lorsqu'il est tiré vers la mythologie romantique de l'énergie. Ainsi lorsque Gautier évoque la destruction des Janissaires (P. 308, chap XXV) : " Mahmoud, en tuant ce grand corps, n'éteignit-il pas une des forces vives de l'état, un des principes de la nationalité turque ? Le progrès matériel accompli remplacera-t-il efficacement l'ancienne énergie barbare ? Dans le crépuscule qui se fait au déclin des empires, le flambeau de la raison vaut-il mieux que la torche du fanatisme ? "

Les janissaires apparaissent d'abord, grâce à la polysémie du mot " corps " comme une incarnation privilégiée de la " nationalité turque ". Formulation particulièrement suggestive : ce corps d'élite de l'armée turque, liquidé en raison de sa fâcheuse propension à faire et défaire les sultans à son gré, était composé d'enfants chrétiens enlevés très jeunes à leur famille et convertis. Pour eux s'ouvrait alors une carrière prestigieuse au service d'un Empire musulman mais multi-ethnique, dont ils pouvaient apparaître comme l'emblème. Serait-ce donc ce " principe " impérial que Mahmoud a mis à mort? Ici encore, l'ambiguïté lexicale fait le jeu de Gautier, et lui permet de jeter un regard dubitatif sur un geste prétendument inaugural, pour en faire un "geste d'ensevelissement" - car de toute façon, " principe " signifie bien ici "élément au fondement de", "condition de possibilité". Donc, ce qui a été détruit, c'est non seulement une certaine conception de la "turquicité", mais aussi, dans une perspective vitaliste, une " force vive ", une " énergie " vitale. L'Empire s'est suicidé en voulant s'épurer, parce que Mahmoud n'a pas compris que l'énergie (au sens vitaliste et romantique du terme) et le " fanatisme " (expression radicalisée des composantes régressives de la barbarie) étaient indissociables, qu'on ne pouvait vouloir la première sans se résigner à la seconde. Le pessimisme de Gautier lui interdit la plupart du temps d'envisager une quelconque dialectique de l'identité et de l'Histoire qui échapperait à l'alternative isolationnisme/abâtardissement. Aussi la citation étudiée est-elle bloquée dans le régime de la binarité figée en interrogations qui lui offrent diverses actualisations.

C'est cette perception essentialiste de la barbarie qui explique qu'elle soit chez lui généralement difficilement civilisable - car il y a là deux entités difficiles à concilier, et qu'il est même absurde, sur un certain plan, de tenter de concilier, comme ne le montre que trop le costume de la réforme (chap. X, P. 123) : " (...) l'absurde costume de la réforme, fausse livrée de la civilisation endossée par un corps barbare ".

Gautier parvient pourtant, fugitivement, une modalité euphorique de la rencontre entre l'Orient et l'Occident. Pour cela, il recourt à une mythologie du métissage bien plus en accord avec notre siècle qu'avec le sien. On sait que pour Gobineau, le métissage est seulement l'abâtardissement, la dégénérescence par confusion : le métis, comme tend à le montrer la littérature coloniale, cumule les vices de deux ascendances dont il est incapable d'illustrer les vertus (22). A l'inverse, une mythologie du métissage, qui nous est plus familière, envisage le métissage comme une opération d'échange et de synthèse qui conduirait spontanément et miraculeusement à une totalisation idéale des virtualités de l'humanité. C'est un schéma de ce genre qui conduit Gautier, dans une brêve rêverie, à l'occasion d'un article dans La Presse (23) du 7 Août 1849, à imaginer que les " barbares " donneraient aux Occidentaux leur sens de la " beauté " et de la " poésie " (24), et que ceux-ci leur fourniraient en échange leur maîtrise technique et scientifique.

La possibilité de cette "rencontre" tient à une mutation de la civilisation occidentale, que Gautier va évoquer précisément à travers un distingo qui porte sur le mot civilisation lui-même, à un dédoublement d'ailleurs symétrique de celui que nous analysons et qui affecte le paradigme de la barbarie : il oppose ainsi un sens concret et historique, qui renvoie en réalité à la culture occidentale du XIXè siècle dans les caractéristiques qui la séparent des sociétés exotiques (c'est le sens sollicité dans le passage de la page 123, cité ci-dessus), et un sens abstrait, philosophique. C'est cette opposition qui est formalisée dans l'article du 7 Août 1849 : " (...) non cette civilisation bête qui consiste à mettre des redingotes aux Turcs et à importer des vêtements imperméables dans des pays où il ne pleut jamais [,] mais la civilisation intelligente qui, tout en portant notre science aux barbares, prendrait d'eux la poésie et la beauté ".

Mais à Constantinople, cette rêverie est balayée par le pressentiment de la disparition prochaine des " barbaries ".

Il faut préciser ici quelle est selon Gautier la caractéristique "fonctionnelle" et anthropologique de la beauté barbare, qui tient plus précisément au sort que lui font les sociétés barbares. L'Orient est le lieu où la beauté fait partie du monde quotidien, au lieu d'être exilée dans des lieux institutionnalisés pour elle (25) et de laisser la laideur envahir le monde de l'homme comme cela se produit, pour Gautier, en Occident (26). C'est à cette ligne de divergence qu'il faut rapporter l'enthousiasme de Gautier pour l'artisanat constantinopolitain et son intérêt pour une culture matérielle " plus préoccupé[e] du beau que du commode (27) ".

En quoi d'ailleurs il développe un regard étonnamment moderne, pressentant une opposition (développée depuis par les historiens et les anthropologues) entre les cultures dans lesquelles la beauté est catégorisée essentiellement en référence à un champ séparé qui lui impose une contention dans les marges de la réalité sociale et des espaces quotidiens (ce qu'on appelle dans l'Occident du XIXè siècle "l'art"), et celles dans lesquelles elle est au contraire une " préoccupation " infusée dans le quotidien, que reflètent tous les gestes des individus, tous les espaces qu'ils habitent, tout ce qu'ils inventent et manipulent. Gautier proposerait en somme une opposition entre un paradigme artisanal et un paradigme artistique, l'un ignorant, si l'on veut, la question du support, l'autre faisant de la question du support un axe définitionnel. Mais en fait, cette opposition elle-même est dépassée, car cette préoccupation de la beauté n'est pas limitée à une fonction d'enjolivement, elle explose dans des créations féeriques (cf. supra) et sa composante fondamentale, son élément de base, l'ornement (mot-clé de l'esthétique gautiérienne), procède d'une inventivité artistique "pure". C'est ce que montre l'allégorie à travers laquelle Gautier évoque le rôle de l'ornement dans la constitution du paradigme animalité/humanité (chapitre 8, P. 107) : " L'Homme le plus brut sent d'une manière instinctive que l'ornement trace une ligne infranchissable de démarcation entre lui et l'animal ; et quand il ne peut pas broder ses habits, il brode sa peau. (...) [C'est] le sauvage incrustant une arabesque dans son cuir fauve avec une arête de poisson qui a inventé le dessin (28) ".

Gautier prend ici le contrepied d'un discours qui fait du tatouage le signe d'une déshumanisation du corps (devenu support aberrant d'une écriture) et de l'être et y voit pour cette raison un symbole capital de la "barbarie". A l'inverse, Gautier y voit un proto-ornement, ou peut-être un super-ornement, qui transforme le corps en oeuvre d'art, en support d'une dé-naturation esthétique (similaire en cela à la description gautiérienne ; voir infra). Le " sauvage " est ici un barbare qui n'aurait pas atteint la phase d'équilibre entre l'inventivité qui procède de " l'énergie " (P. 308, chap. XXV) brute dont il est au XIXè le dépositaire, et l'élaboration d'un langage artistique qui permet le plein épanouissement de l'ornement (fondé sur la combinaison de la libre prolifération et de l'inventivité stylistique et graphique - plus l'abstraction, dans le cas de l'art oriental) et justifie l'attachement de Gautier à la barbarie qui engendre cette " baroquerie sauvage " (chap. IX, P.115) dont il raffole (29).

Le rapprochement barbarie / "baroquerie" permet de souligner la constance et les enjeux du mouvement de subversion esthétique auquel obéit Gautier, et le jeu ironique qui le sous-tend : Gautier se met sous le signe de deux entités dont ses contemporains pensent que le rejet a joué un rôle essentiel, nécessaire et positif, dans la constitution de l'identité culturelle et du paradigme artistique de l'Occident. Rappelons, avec le Robert historique, que le sens figuré péjoratif de " baroque " a connu la même évolution, au début du XVIIIè, que celui de " grotesque ", pour désigner ce qui est " bizarre, insolite " et qui doit être proscrit des oeuvres d'art. On trouve en 1788 dans un dictionnaire (l'article du Robert historique ne dit pas lequel) ceci : " le baroque en architecture est une nuance du bizarre. Il en est si l'on veut le raffinement, ou, s'il était possible de le dire, l'abus ".

C'est seulement fin XIXè en Allemagne que le terme prendra une valeur typologique et descriptive neutre. Le français suivra au XXè. Que Gautier, l'homme qui a oeuvré à la réhabilitation du grotesque oeuvre aussi à celle du baroque, il n'y a là rien de surprenant ; et qu'il élargisse son horizon d'"esthète irrégulier" vers les " barbaries ", cela est assez naturel dans le contexte de l'orientophilie du XIXè. Il convient cependant d'insister sur le travail d'écriture que développe Gautier autour du mot " baroquerie " dans le contexte où il apparaît. Il s'agit de justifier la présence dans son texte de détails qui sont " comme des verroteries de couleurs diverses réunies sans symétrie par le même fil, et qui, si elles sont sans valeur, ont au moins le mérite d'une certaine baroquerie sauvage ".

On voit que le paradigme lexical " baroque " fait l'objet d'une recharge étymologique (portugais " barocco ": perle irrégulière; cette acception subsiste dans le langage des joalliers), qui d'emblée impose un lien entre l'esthétique (et l'esthétisation) du monde " barbare " et la métaphore matricielle de l'orfèvrerie : les " détails " offerts par le spectacle de Constantinople sont comme des " verroteries de couleur ". Et d'emblée s'impose, contre l'esthétique socialement discriminante du luxe, l'esthétique de l'inventivité du quotidien, des "bijoux" de l'art de vivre que sont ces détails qui justifient ainsi une métaphore (matricielle, on l'a vu) exaltant une culture matérielle capable, comme l'art, de transfigurer la trivialité du réel, des gestes créateurs qui donnent pour l'homme de la valeur (le collier) à ce qui en est dépourvu (la verroterie, avec laquelle on a, dès Colomb, berné et acheté les " Sauvages " - plus tard, les " Nègres "). Par ailleurs, cette baroquerie est, dans son étrangeté inventive, surdéterminée d'abord par le mot lui-même : un archaïsme qui peut passer aux yeux du lecteur pour l'un de ces néologismes précieux que Gautier affectionne - et on voit que le mot autant que la chose s'inscrit dans le champ de cette nouvelle préciosité que recherche Gautier. Elle l'est aussi par la vocation tautologique du syntagme " baroquerie sauvage ", dont l'effet de sens est démultiplié par la suggestion de poétique étrangeté qu'introduit l'approximation de l'indéfini " certaine ". Le dispositif qui encadre le mot " baroquerie " vise ainsi à indiquer une esthétique en rupture avec les canons dominants en Occident, et appelle un renouvellement du goût : il me semble important d'introduire ce terme en lui donnant ici l'acception qui renvoie à la profondeur existentielle des éprouvés du Sujet, parce que cette " baroquerie ", comme la " barbarie ", s'illustre dans Constantinople par sa capacité à plonger le voyageur-descripteur dans un état jubilatoire.

On mesure mieux dès lors la portée des propos que tient Gautier en 1846 dans la préface de La Turquie de son ami Camille Rogier (op. cit.) : " Les barbaries s'en vont, emportant avec elles toutes les splendeurs d'un monde plus préoccupé du beau que du commode ".

Le pluriel est ici particulièrement significatif : on passe de l'abstraction globalisante (la barbarie comme élément de typologie) au pluriel de concrétisation qui inscrit un processus historique : les civilisations / cultures de la barbarie (énergie, beauté), dont la diversité, la pluralité, démultiplie les vertus fécondantes de leur souci de la beauté, sont refoulées par un processus faussement civilisateur qui lamine la diversité et la beauté au nom de la "commodité" (30). Et ce processus est lui aussi traduit, dans le texte du chapitre XXV (P. 308), par une métaphore à connotation vitaliste : il est question du " crépuscule qui se fait au déclin des empires ". L'image semble suggérer qu'il existe comme une entropie de la barbarie. Mais en réalité, elle solennise un processus qui est autant de destruction que d'épuisement interne : les barbaries ne sont pas tant victimes chez Gautier de la fatalité de la dégradation de l'énergie que de la perversion du cosmopolitisme de circulation une fois que celui-ci est détourné par l'Occident dominateur en machine à uniformiser qui met fatalement à mort la beauté du monde : on retrouve jusque dans le Bazar de Stamboul ces hideuses étoffes anglaises qui reflètent " la perfection bête de la mécanique " et dont les couleurs font " grincer les dents " du voyageur gautiérien (chap. X, P. 126) : bêtise versus intelligence, mécanique versus vie, délectation et enthousiasme esthétiques versus souffrance et désespérance nées de la laideur, voici comment il convient de déplier l'opposition entre une société industrielle productiviste soumise au dictat de l'utile, qui engendre la laideur, et une société humanisée (la beauté est chez Gautier l'âme de l'humanité, et c'est elle qui rend possible son assomption) qui en tout cultive la beauté.

A ces " draps anglais aux couleurs criardes ", il convient donc d'opposer la beauté d'une " orfèvrerie barbare " (chapitre XXIII, P. 285) ; hélas, la laideur mécanique va triompher, cette beauté va se perdre : " (...) les barbares seuls ont le secret de ces orfèvreries merveilleuses (31), et le sens de l'ornement semble se perdre, on ne sait pourquoi, à mesure que la civilisation se perfectionne ".

C'est bien sûr seulement par une antiphrase ironique que Gautier parle de cette " civilisation " qui se " perfectionne ", en épousant le langage que tiennent de bonne foi les " utilitaires " (comme il dit dans la Préface de Mademoiselle de Maupin), pour qui la révolution industrielle et la diffusion mondiale des objets qu'elle produit constituent un aboutissement du processus civilisationnel.

Une forme de pessimisme historique, l'incapacité à penser la dialectique des identités et de l'Histoire (32), font ainsi de Constantinople chez Gautier une sorte de théâtre dramatisé des périls de la déculturation et des impasses de la crispation identitaire. Nous verrons que Gautier n'échappe à ce spectre qu'en renchérissant sur des procédures de déréalisation auxquelles nous avons déjà fait allusion.

 

Chez Nerval, la question du cosmopolitisme est marquée par une complexité comparable, comme le montrent les procédures de spécification topologique dont Constantinople, plus nettement encore que chez Gautier, fait l'objet, et qui conduisent à la constitution d'un espace tripolarisé, avec Galata-Péra, Stamboul, et Scutari.

Comme dans Constantinople, on observe dans les Nuits du Ramazan une tension entre l'exaltation d'une ville vouée à la circulation, à la fusion des cultures, et la déploration d'une menace de déculturation sous la pression de l'Occident. Cette première tension, qui renvoie à une lecture de type ethnographique de la réalité, est redoublée et déplacée par une autre tension, située cette fois sur le plan anthropologique et éthique : la vocation à la circulation, à la rencontre des cultures, est interprétée comme vocation à l'instauration de la valeur de tolérance, tandis que la tentative de préservation d'une identité "close" donne lieu à des dérapages xénophobes.

Nerval, au moment où il jette un regard rétrospectif sur son séjour constantinopolitain, met celui-ci sous le signe de la vocation à la circulation et à la rencontre des cultures (P. 789) : " Cette cité est, comme autrefois, le sceau mystérieux et sublime qui unit l'Europe à l'Asie ".

Mais lorsqu'il est question des deux faubourgs européens de Constantinople (Galata, et surtout Péra), il apparaît que, sous la pression de l'Histoire, plus précisément de la manière dont une partie des élites ottomanes qui fréquentent la ville européenne intériorisent la supériorité économique, politique et militaire des Occidentaux et de ce fait affichent des comportements d'occidentalisation qui équivalent à des signes de distinction (pour reprendre la terminologie de P. Bourdieu), cette circulation prend la forme d'une déculturation. C'est par exemple le cas en matière de costume et de pratiques conviviales ; à la page 615, Gérard parle de " l'aspect animé de la promenade franque [où] les voitures de toutes sortes se croisent avec rapidité à la sortie du faubourg ". Il s'agit de " la promenade européenne de Péra, peu fréquentée par les Turcs véritables ", qui ne portent pas non plus " le costume presque européen de la réforme " (idem), qui ne doivent pas non plus fréquenter " ce café " qui (P. 618) " est le rendez-vous de la belle compagnie ; on dirait un café chantant de nos Champs-Elysées. Des rangées de tables des deux côtés de la route sont garnies des fashionables et des élégantes de Péra ", lesquels sont, si l'on comprend bien le dernier paragraphe du chapitre III, des " Levantins " occidentalisés. S'ils fréquentent le lieu, c'est probablement parce que, dans cet établissement de la partie européenne de Constantinople (le " quartier franc "), " tout est servi à la française, les glaces, la limonade et le moka. Le seul trait de couleur locale est la présence familière de trois ou quatre cigognes ".

Ces usages sont susceptibles de compromettre aux yeux du voyageur nervalien l'orientalité de la ville. On aura remarqué l'abondance des termes et des références qui traduisent dans ces extraits l'occidentalisation de la ville : par exemple les Champs-Elysées interviennent au titre de comparant ; c'est encore le cas, à la P. 621, avec la référence à Mabille, bal public situé à proximité des Champs-Elysées, sur l'actuelle avenue Montaigne, qui est convoqué à propos d'un établissement fréquenté par les Francs de Péra. Au total, les comparants mobilisés, pêle-mêle, par Gautier aussi bien que par Nerval, sont : les rives du Rhin, les Champs-Elysées, les guinguettes parisiennes, le boulevard de Gand, le Bois de Boulogne, la Tamise, tel pont londonien, le bal de l'Opéra, etc.

Bien sûr, on aura relevé le terme " fashionables ", que Nerval utilise sans guillemets, sans italiques, comme pour suggérer que le mot et la chose sont aussi évidents là qu'à Paris ou ...... à Londres : l'anglomanie en matière d'élégance masculine serait donc aussi forte à Constantinople qu'à Paris. L'orientalité, à travers la visibilité que lui confère le costume, serait-elle morte ?

Même s'il y existe encore des " Turcs véritables ", comme dit Nerval, qui n'ont pas renoncé au port du costume oriental, il semble que Constantinople, du fait de l'intrusion massive des Européens, risque d'apparaître non plus comme un lieu pluriel, mais comme une succursale de l'Occident. Et, trahissant son orientalité, elle trahirait aussi sa vocation de " sceau ". Or, pour le voyageur nervalien, Constantinople doit en même temps rester turque et s'ouvrir non seulement à l'Orient tout entier mais à l'Occident. Si elle perd son orientalité, elle perd son sens, elle n'est plus qu'un clone de l'Occident, alors qu'elle devrait l'inclure tout en s'affirmant autre ; logique complexe, écho de la subtilité de la question de l'identité chez Nerval, comme l'indiquait dès l'arrivée dans la ville la mise en oeuvre de la rhétorique de la concession (P. 600 (chapitre 2 de l'Epilogue de Druses et Maronites) : " (...) cette terre d'Europe, musulmane il est vrai, mais rappelant déjà la patrie ".

Terre européenne et musulmane, terre européenne et asiatique, Nerval lui assigne une fonction : refléter (P. 634) " Ce mélange de civilisation [occidentale] et de traditions byzantines n'est pas le moindre attrait de ces nuits joyeuses qu'a créées le contact actuel de l'Europe et de l'Asie, dont Constantinople est le centre éclatant, et que rend possibles la tolérance des Turcs ".

Il existe ainsi, chez Gautier comme chez Nerval, deux versions du cosmopolitisme, et seule l'une d'entre elle est conforme à l'idéal esthétique et éthique auquel renvoie ce mot, et dont Nerval propose un exemple remarquable par sa profondeur éthico-religieuse, et par la charge émotionnelle qui lui est associée. Gérard (P. 633), à l'issue de la première nuit du Ramadan, voit se lever le soleil : " Le soleil ne tarda pas à se lever, ravivant les lignes lointaines des rives et des promontoires (...). Du petit minaret situé au-dessus du Téké [le couvent des derviches], partit aussitôt une voix douce et mélancolique qui chantait : Allah akbar ! (...) Je ne pus résister à une émotion étrange. Oui, Dieu est grand! (...) Pour moi, Dieu est partout, quelque nom qu'on lui donne, et j'aurais été malheureux de me sentir coupable en ce moment d'une faute réelle ; mais je n'avais fait que me réjouir comme tous les Francs de Péra, dans une de ces nuits de fêtes auxquelles les gens de toutes religions s'associent dans cette ville cosmopolite. - Pourquoi donc craindre l'oeil de Dieu? La terre imprégnée de rosée répondait avec des parfums à la brise marine qui passait, pour venir à moi, au-dessus des jardins de la pointe du sérail dessinés sur l'autre rivage. L'astre éblouissant dessinait au loin cette géographie magique du Bosphore, qui partout saisit les yeux, à cause de la hauteur des rivages et de la variété des aspects de la terre coupée par les eaux (...) ".

L'émotion naît de la convergence de trois facteurs : un moment, un "paysage total" (associés dans une émotion esthétique), un sentiment religieux.

L'émotion religieuse est d'autant plus forte et significative que le " muezzin " est un derviche, c'est-à-dire un hétérodoxe apôtre de la tolérance, dont l'appel est bien à même de susciter l'émotion religieuse du narrateur, qui peut ainsi en même temps s'associer à la ferveur musulmane, réaffirmer son credo oecuménique (33), et exalter le bonheur de la "festivité cosmopolite" qu'offre Constantinople au voyageur. Il n'est d'ailleurs pas indifférent qu'on rencontre dans cet extrait la première occurrence dans le Voyage en Orient du terme " cosmopolite ", associée à un moment de plénitude.

Le narrateur révoque ici en définitive toute culpabilité (alors que dans un premier temps, dans un "premier réflexe", il disait que le Muezzin semblait lui adresser la " critique d'une nuit mal employée " (34) pour ne plus goûter que le bonheur de la synergie des émotions religieuse et paysagère. Car le dernier point à souligner ici, c'est l'harmonie (formes, lumières, parfums) synesthésique de ce paysage, sublimée et synthétisée dans deux formules. D'abord une image, celle de " la terre coupée par les eaux ", qui réintroduit le champ sémantique associé à la fonction de lien, de passage, de circulation (donc, en dernier lieu, de la vocation cosmopolite) de Constantinople : cette " terre coupée par les eaux ", c'est une ville dans laquelle les catégories discriminantes et conflictuelles du dehors et de dedans, de l'ici et de l'ailleurs, du solide et du liquide, perdent leur pertinence en même temps que leur potentiel conflictuel, en une sorte de prélude à l'harmonie (35).

La seconde est celle qui évoque la " géographie magique du Bosphore ", dont on retiendra, précisément, qu'elle exalte cette harmonie au point de l'extraire de la gangue de la réalité, d'ancrer résolument ce paysage synesthésique dans le régime nocturne de l'imaginaire, pour recourir à une terminologie bachelardienne, de l'imaginaire, mais aussi, plus discrètement, faire de ce moment d'émotion, grâce auquel le narrateur se fond dans une communauté idéalisée par une foi oecuménique, universalisable, un moment d'assomption spirituelle et existentielle.

Les deux images renvoient donc au rêve d'une orientalité conciliatrice, d'un cosmopolitisme qui génère sur le plan éthique la tolérance, sur le plan religieux l'oecuménisme. La beauté et l'harmonie du lieu préludent à une harmonie éthique et sociétale, et notre extrait, grâce à cette assomption de l'orientalité, remplit par là l'équivalent de la description gautiérienne (voir infra).

 

Chez Nerval comme chez Gautier, l'orientalité se retranche dans deux sanctuaires. Le premier est Stamboul, " la ville spécialement turque ", comme dit Nerval. Nous avons déjà vu que chez Gautier, le coeur de cet îlot de turquicité (le bazar des armes) était occupé par des fanatiques xénophobes qui, en tant que tels, trahissent la vocation authentiquement cosmopolite de la ville. La première incursion de Gérard dans Stamboul, dès le premier chapitre des Nuits du Ramazan, se fait sous de bien mauvais auspices, puisque lors de son arrivée sur le marché aux poissons, à sa descente de caïque, il découvre le corps décapité d'un Arménien exécuté après avoir apostasié l'Islam, auquel il s'était converti pour échapper à une condamnation à la suite d'une intrigue amoureuse avec une femme turque (36). Gérard introduit l'épisode par ce commentaire (P. 605) : " Etais-je donc destiné à assister au dernier acte de fanatisme et de barbarie qui ait pu se commettre encore en vertu des anciennes traditions musulmanes ? "

Et, commentant l'épisode, il dira que le Sultan aurait préféré sauver l'Arménien, mais qu'il est prisonnier de "groupes de pression", certes minoritaires, xénophobes et fanatiques. Ce qui ressort donc de l'épisode, c'est l'image d'une société soumise à des conflits idéologiques et religieux, séparée (momentanément) du rêve nervalien d'oecuménisme et de tolérance, dans laquelle on rencontre des séquelles d'un comportement lui aussi incompatible avec la vocation cosmopolite de la ville (P. 607-608) : " (...) Des fanatiques le dénoncèrent, et l'autorité turque, quoique fort tolérante alors, dut faire exécuter la loi. (...) La justice turque est obligée de compter avec le fanatisme encore violent des classes inférieures. (...) Je ne veux point, d'après ce triste épisode dont j'ai eu le malheur d'être témoin, douter des tendances progressives de la Turquie nouvelle (37) ".

Ce dernier paragraphe laisse présager un retournement, et en effet le statut de Stamboul lui-même va changer dans la suite du récit. Il faudra attendre le début de la deuxième section pour que le narrateur revienne dans Stamboul, dont il se contente jusqu'à ce moment d'admirer le " spectacle magique " (P. 620). Il souhaite alors s'y installer pour suivre au plus près les festivités du Ramadan. Or, les étrangers ne peuvent y résider. Plus précisément : seuls les " sujets de l'empire " (P. 636) peuvent y vivre. On voit d'ores et déjà comment est corrigée l'image initiale d'une Stamboul turque, au profit d'une Stamboul "impériale". D'ailleurs, Gérard va même trouver un caravansérail où résident toutes sortes d'orientaux, y compris ceux qui ne sont pas sujets ottomans (les Persans par exemple), et c'est là qu'il va vivre, sous un déguisement de Persan (P. 637). Donc il existe une Stamboul cosmopolite, sorte de lieu d'équilibre puisque fermé à l'Occident et à ses forces dissolvantes, mais ouverte à tous les Orientaux, et même aux orientophiles qui souhaitent tenter une expérience (illégale) proche de celle de l'ethnologie participative. C'est là que Gérard va goûter une expérience tout-à-fait nervalienne : celle de l'immersion dans des groupes minoritaires (Orientaux extérieurs à l'Empire ottoman, chiites suspects dans un empire sunnite (38), Guèbres (ou Zoroastriens), Wahhabites (réformés fondamentalistes musulmans), etc (P. 637). Il va être adopté (P. 637) : " Plusieurs de ces Persans parlaient la langue franque du Levant (...). De sorte que je pus facilement lier amitié avec mes voisins. (...) je n'avais à m'inquiéter que de leur trop grand empressement à me faire fête et à m'accompagner partout ".

C'est avec ces compagnons, dans un café excentré, dans une compagnie très mélangée sur le plan social et religieux, qu'il assistera à des séances de récitation d'une légende qui par son caractère hétérodoxe, s'accorde bien à la composition de l'assemblée (P. 772-73) : " On trouve en effet beaucoup plus de tolérance dans ces réunions cosmopolites de marchands de divers pays de l'Asie, que dans les cafés purement composés de Turcs ou d'Arabes. (...) [Le récit présentait] quelque chose de cet esprit d'opposition populaire qui distingue les Persans et les Arabes de l'Yémen. Notre conteur appartenait à la secte d'Ali [= le chiisme], qui est pour ainsi dire la tradition catholique d'Orient, tandis que les Turcs, ralliés à la secte d'Omar, représenteraient plutôt une sorte de protestantisme qu'ils ont fait dominer en soumettant les populations méridionales ".

Culture cosmopolite, culture minoritaire et culture d'opposition se fondent donc en ce lieu excentré mais ouvert, marginal mais synthétisant des données centrales dans l'idéologie et la philosophie nervalienne, pour reconstituer peut-être une autre " géographie magique ", grâce à laquelle peut être délivrée la leçon de ce récit initiatique complexe qu'est l'Histoire de la reine du matin.

Chez Nerval, comme chez Gautier (voir supra), le deuxième retranchement de l'orientalité se trouve à Scutari, le faubourg asiatique de Constantinople. Si " les femmes sont plus sévèrement voilées dans Stamboul que dans Péra " (P. 608), en fait (P. 664), " Scutari est la ville de l'orthodoxie musulmane beaucoup plus que Stamboul, où les populations sont mélangées, et qui appartient à l'Europe. L'asiatique Scutari garde encore les vieilles traditions turques ; le costume de la réforme y est presque inconnu ; le turban vert ou blanc [signe d'attachement à la tradition] s'y montre encore avec obstination ; c'est, en un mot, le faubourg St-Germain de Constantinople. Les maisons, les mosquées et les fontaines y sont d'un style plus ancien ; les inventions nouvelles d'assainissement, de pavage ou de cailloutage, les trottoirs, les lanternes, les voitures de chevaux attelés que l'on voit à Stamboul, sont considérés là comme des innovations dangereuses. Scutari est le refuge des vieux musulmans qui, persuadés que la Turquie d'Europe ne tardera pas à être la proie des chrétiens, désirent s'assurer un tombeau paisible sur la terre de Natolie. Ils pensent que le Bosphore sera la séparation des deux empires et des deux religions, et qu'ils jouiront ensuite en Asie d'une complète sécurité ".

On imagine que c'est sur ce " sol véritable de l'islam " (Gautier) que l'on peut rencontrer le " turc véritable " dont parle le narrateur nervalien (P. 615), puisque celui-ci se définit par le refus de porter le costume de la réforme, et que celle-ci " semble ne pas (...) avoir pénétré " à Scutari, qui reste protégée par une sorte de paradoxale insularité continentale. Le narrateur nervalien souligne le prix à payer pour cet isolationnisme culturel, à savoir la pérennité de l'archaïsme et le refus du progrès matériel, et la trahison de la vocation de Constantinople à la "circulation oecuménique".

Par ailleurs, se constituer en " lieu de l'orthodoxie " est toujours en termes nervaliens extrêmement négatif ; Scutari constitue à cet égard un lieu répulsif non seulement en raison du refus de l'Histoire qui caractérise ses habitants, mais en fonction de vive sympathie de Nerval pour les phénomènes d'hétérodoxie. Enfin, dire que scutari est " le faubourg Saint-Germain de Constantinople " revient à discréditer cet irrédentisme : le faubourg Saint-Germain dans les années 1850, ce n'est même plus comme chez Balzac le lieu d'une société obéissant à un contre-modèle dont on peut encore croire qu'il a les moyens de jouter avec le pouvoir en place ; c'est plutôt évoquer une coterie qui tend à se figer dans le ridicule d'une fidélité obsolète. Dans le même temps, ce comparant déterritorialisant, "occidentalisant", réduit à néant la prétention des habitants de Scutari à incarner l'"islamicité", la "turquicité", et lamine l'exoticité qui pourrait naître de cette tentative. Celle-ci est ramenée au caractère universel d'un comportement politique (l'archaïsme), religieux (l'orthodoxie étroite) et éthique (l'intolérance).

Chez Gautier la présence des caïdjis est comme un antidote à cette volonté isolationniste, ultra-orthodoxe et passéiste ; Nerval installe lui, au coeur de Scutari, un contre-modèle salutaire : les derviches. Il ne s'agit plus là de la vocation spatiale à la circulation et de la sanctification de ses desservants par l'intervention du registre esthétique, mais de la convocation du registre philosophique, religieuse et éthique qui associe hétérodoxie, tolérance et oecuménisme. Et si les propos que nous avons cités ouvrent quasiment un chapitre, il faut, à l'inverse, remarquer que celui-ci est intitulé " Les Derviches ", et est en réalité consacré au récit de la visite qu'accorde le narrateur à ces derniers (39).

Les derviches ont vocation dans le Voyage en Orient à perturber non seulement les règles mais surtout les frontières du discours religieux, et ils participent d'un éloge de la tolérance : c'est elle qui leur permet d'accueillir des Occidentaux dans cette partie de Constantinople d'abord présentée comme un temple de l'islamicité et de la turquicité. La fonction des derviches est donc de rétablir, d'une manière ou d'une autre, une "circulation" contre laquelle se crispe Scutari. C'est ce qui explique, sur un autre plan, l'insistance avec laquelle Nerval évoque leur hétérodoxie.

Enfin, il faut remarquer l'homologie qui s'impose ici entre les derviches et le voyageur, et accessoirement avec Constantinople dans sa "fonction de circulation", telle que le texte lui-même la désigne (P. 665) : " Le pacha, qui nous avait accompagnés jusqu'à la ville, voulait nous dissuader d'aller visiter [les derviches], qu'il appelait des fous ; mais la curiosité des voyageurs est respectable. Il le comprit (...) ".

Le voyageur, par la curiosité qui est au fondement de son entreprise, et le derviche avec son refus d'une conception hégémonique et contraignante de la religion, sont tous deux, à des titres divers, des individus susceptibles de catalyser la tolérance ; d'ailleurs le narrateur l'a déjà dit pendant l'épisode libanais (P. 462) : " (...) on devient fort tolérant en voyage, surtout lorsqu'on n'est guidé que par la curiosité et le désir d'observer les moeurs ".

La dialectique de l'identité et de l'historicité est donc plus subtile chez Nerval que chez Gautier, même si le devenir de l'orientalité à Constantinople reste incertain. Il demeure que, chez Gautier comme chez Nerval, la thématique et la question du cosmopolitisme occupent une place centrale dans la représentation de Constantinople.

 

III - SUBLIMER L'ORIENTALITÉ

Cette incertitude qui pèse sur le devenir (40) de l'orientalité va conduire nos deux auteurs à en proposer une représentation radicale, ce qui les conduira aussi à la déréaliser.

Chez Nerval, ceci va d'abord se traduire par la présence d'épisodes métadiégétiques destinés à exténue

r le romanesque oriental : l'histoire de l'ancien page de Catherine II, racontée par lui-même (dans le chapitre V des Nuits du Ramazan), dans laquelle il noue brièvement une intrigue avec une dame du Sérail, ce qu'il est bien près de payer de sa vie ; l'Histoire de la Reine du Matin, où, sur fond de récit biblique et de traditions ésotériques orientales, Adoniram accomplit son destin en épousant Bâlois (41).

Constantinople est la dernière étape du voyage de Gérard en Orient, et donc d'une quête de l'orientalité dont l'horizon a jusqu'ici été aux yeux de Gérard le projet d'union avec une femme orientale et la recherche d'une orientalité qui serait conforme aux exigences de la " géographie magique " (42) (voir supra). Cet échec est donc présenté comme la conséquence de l'impossible dialectisation d'un imaginaire orientophile et de l'Orient ancré dans le réel. Or, à Constantinople, c'est bien quelque chose de l'ordre de cette dialectisation qui va se produire, mais elle procèdera, à l'inverse de ce qui était visé par le narrateur dans les autres parties du Voyage en Orient (et qui visait donc à aligner le réel sur une "postulation" de l'ordre de l'imaginaire), de la radicalisation de la thématique de l'imaginaire occidental de l'Orient, au point que, selon la logique de l'exténuation, cet accomplissement coïncidera avec une mise à distance, avec la désignation de cet imaginaire comme tel.

Ce qui rend possible cette dialectisation ironique, c'est le double statut qui va être assigné à cette image de l'Orient : en effet, l'Orient va bien tout à coup s'accomplir conformément à certains stéréotypes qui aux yeux des Occidentaux le définissent, mais ceci dans le cadre d'un conte (avec l'Histoire dela Reine du Matin ; perspective générique et typologique), et dans le cadre du récit métadiégétique (perspective narrative/énonciative). La rencontre avec le fantasme oriental a bien lieu, mais il s'agit, en fonction des vertus distanciatrices, surmédiatisantes et déréalisantes qui sont celles de la mise en abyme du récit, d'un "exorcisme" en même temps que d'un achèvement.

Le héros-narrateur du premier récit métadiégétique (chapitre V des Nuits du Ramazan) insiste sur l'érosion de l'orientalité de l'Orient, à laquelle il oppose le temps de sa plénitude (P. 624) : " Constantinople, Monsieur, était plus brillante qu'aujourd'hui ; le goût oriental dominait dans ses maisons et dans ses édifices qu'on a toujours reconstruits à l'européenne depuis. Les moeurs y étaient sévères, mais la difficulté des intrigues en était le charme le plus puissant. "

Mais cette "orientalité accomplie" renvoyée dans l'illo tempore des souvenirs d'une jeunesse galante, est une orientalité de convention, saturée de stéréotypes romanesques, comme l'indique d'emblée le titre du chapitre : " Une aventure de l'Ancien Sérail ". On relève donc un passage à la limite qui correspond à la démarche d'exténuation dont il a déjà été question, avec sa tension accomplissement/distanciation, qui marque le désir du narrateur nervalien de ne plus chercher l'incarnation d'une "orientalité absolue" que dans le registre littéraire, avec une mise à distance qui interdit la confusion du réel et de l'imaginaire (grand péril pour le Sujet nervalien) et autorise un jeu avec les stéréotypes. Le récit nous offre donc une intrigue avec une dame du palais du Sultan, assaisonnée de décors somptueux et du surgissement inopiné des gardes du harem : reprise d'un canevas-type (et d'ailleurs littéral) des Mille et une Nuits. Cependant, cet exorde du vieux page tient au récit englobant par la déploration de la perte du " goût " oriental (nous avons déjà commenté la synonymie goût/style, et les implications de ce discours). On voit mieux encore par là la vocation compensatoire et pour ainsi dire mythologique de ce récit métadiégétique.

Le deuxième récit métadiégétique est l'Histoire de la Reine du Matin, qui accomplit et même radicalise totalement le merveilleux oriental, avec les chapitres consacrés au monde souterrain et à sa légende préadamite, qui intègre des références maçonniques orientalisantes, et enfin accomplit la veine du romanesque amoureux oriental, intriqué dans un récit de type initiatique (donc, encore, une narrativité censément orientale), en mettant au centre du récit la formation du couple élu des enfants des esprits du feu, Balkis (la Reine de Saba) et Adoniram (le sculpteur descendant de la lignée maudite de Caïn, lignée d'artistes prométhéens (43).

Ces deux récits métadiégétiques disent la même chose : absolutiser l'altérité orientale, c'est rallier une parole qui est de l'ordre du conte, de la fable (44), et cet absolu, qui relève d'une élaboration culturelle, imaginaire, artistique, n'offre pas de prise à l'investissement existentiel que visait Gérard dans sa recherche de l'orientalité : celle-ci est bien sublimée dans les deux récits métadiégétiques, mais elle perd son épaisseur, elle ne vit que de sa séparation avec le régime de la réalité.

Cet achèvement apparaît encore plus paradoxal, ambigu, dès qu'on confronte l'image ainsi produite aux deux clausules, particulièrement importantes, du Voyage (l'une concernant spécifiquement l'épisode Constantinopolitain, l'autre valant pour l'ensemble du Voyage en Orient).

Ces deux clausules insistent en effet, jusque dans leur contiguïté, sur l'ambiguïté de l'Orientalité dans le Voyage en Orient. Dans la seconde de ces clausules, Gérard s'attache à l'évaluation d'un réel oriental contemporain, lorsqu'il fait l'apologie du progressisme réformiste turc, et surtout, pour finir, celle de la tolérance, désignée comme l'apanage des Turcs et comme un nouvel oecuménisme proposé par eux (P. 791) : " [Les Turcs] ont une légende des plus belles que je connaisse : «Quatre compagnons de route, un Turc, un Arabe, un Persan et un Grec voulurent faire un goûter ensemble. Ils se cotisèrent de dix paras chacun. Mais il s'agissait de savoir ce qu'on achèterait : " Uzum, dit le Turc. - Ineb, dit l'Arabe. - Inghûr, dit le Persan. - Stafilion ", dit le Grec. Chacun voulant faire prévaloir son goût sur celui des autres, ils en étaient venus aux mains, lorsqu'un derviche qui savait les quatre langues appela un marchand de raisins, et il se trouva que c'était ce que chacun avait demandé.»
J'ai été fort touché à Constantinople en voyant de bons derviches assister à la messe. La parole de Dieu leur paraissait bonne dans toutes les langues. Du reste, ils n'obligent personne à tourner comme un volant au son des flûtes, ce qui pour eux-mêmes est la plus sublime façon d'honorer le ciel ".

L'apologue, relayé par l'anecdote, vient illustrer ce qui est à la fois une profession de foi du narrateur et un éloge des Turcs (45) (id., P. 791) : " (...) à Constantinople, j'ai compris la grandeur de cette tolérance universelle qu'exercent aujourd'hui les Turcs ".

Le derviche est le personnage-clé des deux scénarios, parce qu'il est promu à la fois comme représentant d'une "turquicité" et d'une orientalité traditionnelles (un "type" de la société turque et, plus largement, orientale) et comme le représentant des logiques les plus progressistes à l'oeuvre dans la Turquie la plus contemporaine. On aura remarqué l'importance symbolique du polyglottisme, autre facteur de "circulation" et d'harmonie entre les communautés (l'apologue est centré sur ce thème).

L'apologue parachève l'affirmation, qui le précède, d'une panreligiosité toute nervalienne : le narrateur passe, dans le même paragraphe, de la logique d'identification à toutes les croyances successivement côtoyées (P. 791) : " Dois-je me défendre auprès de toi de mon admiration successive pour les religions diverses des pays que j'ai traversés? ", à l'exaltation de la tolérance. On peut aisément rendre compte de la logique qui détermine cet enchaînement. En effet, la tolérance ouvre virtuellement pour le je nervalien un champ illimité d'identifications, offre à la croyance nervalienne d'innombrables avatars. Dans le même temps, la tolérance soustrait la croyance à tout mécanisme d'oppression, et, surtout, elle donne à la panreligiosité nervalienne un statut éthique (puisque cette panreligiosité, telle qu'elle est présentée et vécue par Gérard, apparaît comme une concrétisation emblématique de la tolérance) et lui permet ainsi d'échapper à la malédiction de la labilité, de l'évanescence ontologique du sujet, à laquelle elle est initialement connectée dans l'oeuvre de Nerval.

La première clausule confère un statut radicalement différent à l'expérience de l'orientalité : l'Orient, contemplé depuis Malte, n'est plus dit Gérard (P. 790) " qu'un de ces rêves du matin auxquels viennent bientôt succéder les ennuis du jour ", comme si la radicalisation fantasmatique et imaginaire de l'orientalité, à laquelle on assiste à travers les deux récits métadiégétiques, conduisait à cette image inconsistante du " rêve du matin ". On voit donc que l'accomplissement du fantasme oriental n'a pas "réduit" l'ambigüité orientale ; il semble même qu'il rende l'expérience orientale du narrateur plus "insituable" que jamais, puisqu'elle est assimilée dans son ensemble à un " rêve ", ce qui introduit un registre sans rapport avec celui de l'analyse politique, philosophique, éthique que donne Gérard de la tolérance turque, et qui, au lieu de laisser l'orientalité dans les limbes de cet onirisme diffus, relancera in extremis la réflexion sur l'altérité orientale. Encore faut-il préciser que le "rêve du matin" renvoie chez Nerval à ce qu'on peut nommer un "état de seuil" (on en rencontre plusieurs exemples dans le Voyage en Orient), c'est-à-dire un moment de recomposition de la conscience à un moment où elle réinvestit le monde, qu'elle avait déserté, et où, dans le trouble inhérent à cet instant, elle s'interroge sur sa propre consistance et met en scène le caractère incertain, ténu, fluctuant, parfois opaque, de son rapport avec le monde. L'image du " rêve du matin ", située en amont de l'apologue de la tolérance, rend donc compte de la difficulté de l'opération de recomposition qu'impose à la conscience du voyageur la perspective du retour en Occident (retour à un réel fondamentalement dysphorique), et signifie aussi la difficulté de ménager un "fil" entre l'expérience orientale et un réel occidental implicitement assimilé, a contrario, au règne accablant de la trivialité.

 

Chez Gautier, d'autres procédures vont assurer la déréalisation de l'Orient, destinées elles aussi à assurer l'assomption d'une Orientalité sublimée susceptible de s'harmoniser avec la rêverie gautiérienne sur la beauté et l'esthétique à travers laquelle elle s'incarne.

On peut d'abord mentionner la constitution du réel en tableau, soit à travers la référence (récurrente) aux peintres orientalistes : Jadin, Decamps, Marilhat, dont les oeuvres sont convoquées à titre de comparant du réel oriental (comparé d'ailleurs parfois déceptif) ; soit à travers l'affirmation de la nature picturale (ce qui est un aboutissement du pittoresque, comme l'indique l'étymologie du terme - pittore = peintre en italien) du réel, avec des formules du genre : "... tableau que l'on rencontre à tous les coins de rue ". Dans tous les cas, on peut considérer que la peinture remplit chez Gautier la même fonction médiatisante, voire surmédiatisante, que le conte oriental chez Nerval.

Mais c'est surtout la technique de la description gautiérienne qui va conférer à Constantinople sa charge d'étrangeté et qui va achever sa déréalisation euphorique. Cette technique peut être appréhendée à travers un rapide commentaire stylistique : elle repose sur la dissolution totale du référent grâce à sa transformation par l'intervention de métaphores et d'images formant des réseaux extrêmement cohérents et serrés, selon le principe de la métaphore filée, avec une disparition rapide du comparé derrière le comparant, et parfois des phénomènes de métaphore de la métaphore, ou de métaphorisation d'un élément par un autre, et réciproquement : ainsi dans le passage suivant : " L'eau du golfe multipliait, en les brisant, les reflets de ces millions de phosphorescences et paraissait rouler des torrents de pierreries à demi fondues. La réalité, dit-on, reste toujours au-dessous du rêve ; mais ici le rêve était dépassé par la réalité. Les contes des Mille et une Nuits n'offrent rien de plus féerique, et le ruissellement du trésor effondré d'Haraoun-al-Raschid pâlirait à côté de cet écrin colossal flamboyant sur une lieue de longueur. " (P.92, chapitre Une nuit du Ramadan).

On remarquera le travail très brillant autour des "états de la matière" (jeu sur le solide et le liquide), le jeu sur la lumière, etc ; avec, comme nous le disions, une métaphore de la métaphore : le champ lexical du bijou vient métaphoriser l'eau, et est à son tour métaphorisé par le champ lexical de l'eau (" torrents de pierreries "). Gautier précise qu'il ne s'agit là que du principe de cette machine à produire une féerie aquatique, puisque son incessante recomposition, à l'échelle de l'infini (des milliards de phosphorescences qui se combinent entre elles..) renvoie à un spectacle inépuisable et qu'on ne peut figer dans l'écriture.

Cette technique renvoie le référent oriental à son état pour ainsi dire "naturel", bien que sublimé : celui de la féerie (voir le champ lexical du rêve et le retournement du paradigme réalité/fiction).

On trouve là, parfaitement illustré, le principe qui guide les plus réussies (et les plus folles) des descriptions de Gautier : ce qu'on pourrait nommer le principe du kaléidoscope (avec sa recomposition permanente et aléatoire des formes, des couleurs et des lumières), qui peut d'ailleurs apparaître comme le transfert et la sublimation sur un autre plan de la thématique de la bigarrure orientale, à propos de laquelle nous avons déjà rencontré (P.62, chap. IV) le mot " kaléidoscope " : " (...) nous restâmes là à voir défiler sous nos yeux (...) la procession bigarrée des Turcs, des Persans, des Arabes de Syrie et d'Afrique, des Arméniens, des Kurdes, des Tatars, des Juifs, dans des costumes quelquefois splendides, souvent déguenillés, mais toujours pittoresques. Jamais kaléidoscope plus varié ne tourna sous un oeil curieux (...) ".

La métaphore du kaléidoscope a en même temps une vocation déréalisante et poétique. Les hommes deviennent les composantes abstraites d'un tableau mouvant dans lequel il n'y a plus que des formes et des couleurs en mouvement, comme si le spectacle du divers était voué à s'accomplir dans une échappée définitive hors de l'entreprise mimétique, dans un grand fantasme de "peinture pure" : plus que des couleurs et des fragments aléatoires, auxquelles leur recomposition permanente interdit d'assigner une forme et un sens. Remarquons que dans cette énoncé le " kaléidoscope " voisine avec l'adjectif " bigarré ", et que celui-ci désigne " ce qui présente des couleurs ou des dessins variés plus ou moins disparates " (Robert historique), et qu'il existe initialement un doublet bigarre/bizarre ; on en conclura que le voisinage kaléidoscope/bigarrure met l'accent d'une part sur le caractère essentiellement chromatique d'une orientalité épurée en un spectacle abstrait et féerique qui, dans cette nature chromatique, rappelle le spectacle lumineux et pyrotechnique offert par les mosquées illuminées, d'autre part que l'étrangeté poétique glosée par la métaphore du kaléidoscope n'est là encore qu'une version incandescente et épurée de la bizarrerie orientale - étant entendu que le mot bizarrerie ne saurait ici recevoir d'autre orientation sémantique que positive.

Gautier illustre, par sa pratique de la broderie ornementale et métaphorique, la déréalisation euphorique qui accompagne l'exotisme. Mais il existe dans Constantinople une autre version, à la fois particulièrement rhétorique et jubilatoire, de la description, dont nous avons déjà parlé : l'énumération, stylistiquement fondée sur l'anaphore, anaphore lexicale (retour d'un même terme) ou anaphore fonctionnelle (sur le modèle de l'isotaxie: récurrence d'une structure syntaxique identique, avec variation du terme-pivot).

La sublimation et la déréalisation, poussées jusqu'à leur limite, produisent parfois des effets curieux, comme dans la description du spectacle de l'incendie du dépôt des huiles et graisses (chap. XXI, P. 264-265) : " (...) nous ne pouvions nous arracher à ce spectacle désastreusement magnifique, qui nous faisait comprendre et presque excuser, par sa beauté, Néron regardant brûler Rome de sa tour du Palatin. C'était un flamboiement splendide, un feu d'artifice à la centième puissance, avec des effets que la pyrotechnie ne saura jamais atteindre ; et, comme nous n'avions pas le remords de l'avoir allumé, nous pouvions en jouir en artistes, tout en déplorant un tel malheur. "

On voit comment cet "exotisme extrémiste" débouche, à force de déréalisation, sur un certain cynisme et une certaine forme d'humour noir.

On retrouve quelque chose de cette logique descriptive déréalisante chez Nerval, à la P. 630, avec le " spectacle magique " de Stamboul vue depuis Péra (P. 620) : " Un spectacle magique commençait en même temps sur tout le plan lointain où se découpent les monuments de Stamboul. A mesure que l'ombre descendait du ciel, on voyait paraître de longs chapelets de feu dessinant les dômes des mosquées et traçant sur leurs coupoles des arabesques, qui formaient sans doute des légendes en lettres ornées ; les minarets élancés comme un millier de mâts au-dessus des édifices, portaient des bagues de lumières, dessinant les frêles galeries qu'ils supportent. De tous côtés partaient les chants des Muezzins, si suaves d'ordinaire, ce jour-là bruyants comme des chants de triomphe ". Description prolongée à la page suivante : " Stamboul, illuminée, brillait au loin sur l'horizon, devenu plus obscur, et son profil aux mille courbes gracieuses se prononçait avec netteté, rappelant ces dessins piqués d'étoiles que les enfants promènent devant les lumières. Il était trop tard pour s'y rendre, car, à partir du coucher du soleil, on ne peut plus traverser le golfe ".

Stamboul est " au loin ", de l'autre côté de la Corne d'or ; elle peut ainsi devenir un " spectacle (...) magi[qu]e ". Nerval accentue même la charge déréalisante en glosant le terme " spectacle " par la référence au théâtre d'ombre (qui anticipe sur le Caragheuz dans le chap. III de la 2è section des Nuits du Ramazan), et en introduisant un traitement anthropomorphe et une érotisation de la ville (" bagues de lumière ", " profil aux mille courbes gracieuses ").

Dans le cadre de cette approche plus radicale de l'orientalité, Nerval et Gautier sont bien sûr confrontés à la question de la différence culturelle, c'est-à-dire à la fois de l'intelligibilité d'une culture par ceux qui l'observent de l'extérieur, et des grilles d'interprétation, des "catégories anthropologiques" opératoires à l'intérieur de chaque culture, de la manière dont chaque culture "découpe" le réel en champs d'intelligibilité qui souvent ne sont pas "traduisibles" dans une autre culture. La question de l'orientalité se pose ici en des termes très différents que ceux que nous avons jusque-là envisagés, mais est saisie dans ses fondements anthropologiques.

C'est ainsi que Les Nuits du Ramazan comme Constantinople s'attachent au traitement de la mort dans la culture orientale, et soulignent son incongruité aux yeux des Occidentaux. Les codes culturels qui déterminent le statut et la place réservés à la mort sont infiniment divers et variables. Or, le statut religieux du mort, la place de la mort et sa monumentalité dans l'urbanisme proche-oriental attirent le regard de Gautier et de Nerval d'abord parce qu'ils transgressent le principe qui guide ce traitement en Occident : la séparation symbolique, religieuse et urbanistique du monde des vivants et de celui des morts, et le lien fondamental entre les choses de la mort et la gravité. Au contraire, lieux de vie et lieux de la mort se mêlent à Constantinople, et les cimetières y sont volontiers des lieux de réjouissance. On comprend dès lors que tous deux consacrent des chapitres aux cimetières (chapitre III des Nuits du Ramazan : Le Grand-champ des morts ; chapitre VI de Constantinople : Le Petit-champ [des morts] ; chap. XIII, id. : Le cimetière de Scutari). Citons quelques extraits significatifs :
   Gautier, P. 156-157 : " Je ne sais pourquoi les cimetières turcs ne m'inspirent pas la même tristesse que les cimetières chrétiens. Une visite au Père-Lachaise me plonge dans une mélancolie funèbre pour plusieurs jours, et j'ai passé des heures entières au Champ-des-Morts de Péra et de Scutari sans éprouver d'autre sentiment qu'une vague et douce rêverie (...). (...) en Orient, la mort se mêle si familièrement à la vie, qu'on n'en a plus aucun effroi ".
   Nerval, P. 612 : " J'éprouve quelque embarras à parler si souvent de funérailles et de cimetières à propos de cette riante et splendide cité de Constantinople, dont les horizons mouvementés et verdoyants, dont les maisons peintes et les mosquées élégantes, avec leurs dômes d'étain et leurs minarets frêles, ne devraient inspirer que des idées de plaisir et de douce rêverie. Mais c'est qu'en ce pays la mort elle-même prend un air de fête ".
   Nerval encore, P. 615-616 : " Je n'ai pas besoin de dire que ce bois si pittoresque, si mystérieux et si frais est encore un cimetière. Il faut en prendre son parti, tous les lieux de plaisir à Constantinople se trouvent au milieu des tombes ".

Ce régime de confusion entre la vie est la mort frappe les deux voyageurs, mais il conduit en définitive à exalter la nature essentiellement festive de la culture orientale, qui absorbe la mort elle-même.

C'est à nouveau ce problème des catégorisations et des paradigmes constitutifs des structures de lisibilité que construit une culture, que l'on retrouve, sur le mode plaisant, dans la description de la " boutique " orientale chez Gautier, qui lui consacre un chapitre entier (chap. IX, Les Boutiques). Tout d'abord, cette identité de boutique est problématique, comme l'indique cette description qui fait appel à des champs lexicaux totalement hétérogènes (P. 110) : " C'est une espèce d'alcôve pratiquée dans la muraille et qui se ferme le soir avec des volets qu'on rabat comme des mantelets de sabords ".

Ensuite, la distribution des activités qu'elles abritent est pour un occidental aberrant : tout cafetier est aussi un barbier. Certaines ne sont même plus gouvernées par un quelconque principe de découpage ou de mise en ordre : c'est (le terme est utilisé par Gautier, et il l'utilise pour désigner une spécificité orientale) le " bric-à-brac ".

Enfin, ces boutiques n'illustrent pas seulement des catégorisations culturelles spécifiques, avec les opérations mentales fondamentales auxquelles elles renvoient ; elles appartiennent aussi à une culture matérielle et correspondent à des pratiques concrètes qui prennent parfois le voyageur-descripteur au dépourvu, et l'acculent au néologisme : ayant constaté qu'en Orient tout ce qui concerne le tabac devient un " art ", Gautier éprouve la nécessité de proposer un terme qui, dans sa nouveauté, son incongruité et son caractère approximatif, manifestera à la fois l'extériorité de la pratique désignée, la reconnaissance dont, à l'inverse, elle fait l'objet en Orient, et la difficulté pour un Occidental (et dans le langage de l'Occidental) de la cerner (P. 111, chap. IX) : " C'est le sybaritisme du fumage, de la fumerie ou de la fumade - le mot manque, et j'essaye des trois vocables en attendant que le mot propre se fasse de lui-même ".

Il arrive enfin que l'orientalité oppose au voyageur-descripteur une résistance qui prend la forme privilégiée d'une transgression des catégories logiques qu'il est accoutumé à manipuler, ou que ce que voyageur-descripteur n'envisage pas de meilleure solution pour représenter l'altérité orientale que de l'épure sous la forme du scandale logique - en l'occurrence, celui de l'oxymore. Celui-ci est le plus spectaculaire d'une série de procédés tournant autour de l'antinomie (il va, lui, jusqu'à l'antonymie), qui mettent la perception de l'orientalité sous le signe de l'ambiguïté, du paradoxe ou de la contradiction (46).

Comme le dit P. Hamon (47), l'oxymore est spécifiquement la figure qui problématise l'évaluation, puisqu'elle associe un terme et un caractérisant théoriquement incompatible avec celui-ci ; il y a donc là une transgression des catégories logiques qui structurent le langage, à laquelle l'usager de la langue ne peut pas ne pas être sensible. Ainsi chez Gautier trouve-t-on des syntagmes (qui certes relèvent souvent du ton plaisant, et manifestent un désir de dédramatiser la "résistance" de l'altérité, qu'ils expriment néanmoins), du type de ceux qui suivent : aimablement terrible, bonassement féroce, élégamment déguenillé (P.108), baroquerie sauvage (P.115), pittoresquement sordides (P.240), désastreusement magnifique (P. 264), délicatement barbare, mélodieusement sauvage (P.138), etc.

Le choix de l'oxymore ou de ses approximations, si l'on veut bien oublier qu'il devient chez Gautier un procédé dont il abuse, ne vise pas seulement à désigner une incongruité ; il ancre celle-ci dans un monde et une logique qui ne peuvent se couler aisément dans les moules fournis par la culture occidentale : l'oxymore symbolise ici quelque chose qui est juste en-deçà de l'indicible de l'irreprésentable (c'est en tout cas ce qu'il suggère), et fait allusion, de façon très spectaculaire, à la difficulté de dire l'orientalité.

 

CONCLUSION

Constantinople, miroir de l'orientalité? C'est un statut auquel la capitale de l'Empire ottoman (donc de l'Orient des Romantiques) peut certes légitimement prétendre. Et Nerval comme Gautier ont à coeur de souligner la prédestination géographique du lieu à incarner un cosmopolitisme euphorique et à nourir une culture portée par le goût de la beauté et de la féerie qu' exalte dans nos deux textes le contexte du Ramadan. Mais cette orientalité est aussi assiégée, érodée, menacée par une Histoire qui a "tourné", qui ouvre un devenir incertain (même si Nerval tente d'inventer pour la ville et son empire un "destin éthique", celui de la tolérance), et met d'ores et déjà le présent sous le signe de la nostalgie. Constantinople risque de perdre son essence, et donc sa substance, ce que Nerval traduit par une image dont le lecteur familier de son oeuvre perçoit bien la charge d'angoisse (P. 789) : " Constantinople semble une décoration de théâtre, qu'il faut regarder de la salle sans en visiter les coulisses ".

Et même si le modalisateur initial (" Constantinople semble ... ") ménage une ambiguïté, on reconnaît là un syndrôme proche de celui que Gautier repère pour sa part dans le musée des costumes des " anciennes nationalités turques ".

On comprend dans ces conditions que l'écriture de Constantinople comme celle du Voyage en Orient tende à sublimer cette orientalité. Mais dés lors celle-ci risque de n'être plus qu'une orientalité au miroir du langage et de la littérature....


Notes :
(1) Une première ébauche de ce travail est parue sous le titre Constantinople chez Gautier et Nerval : une esthétique petit romantique?, dans les actes du colloque L'Orient de T. Gautier (Mai 1990), Bulletin de la Société T. Gautier N°12, 1990. La présente version emprunte à deux articles qui figurent dans ce même recueil : celui de Jean-Claude Berchet, intitulé Théophile Gautier ou la saveur du monde : la modernité de Constantinople ; celui de Sarga Moussa intitulé Les Barbares modernes. Le Voyage en Orient est cité dans l'édition de Cl. Pichois (La Pléiade, 1984), Constantinople dans l'édition parue chez Michel Lévy en 1854. Les citations sont en italique ; la combinaison italique-gras est utilisée pour souligner dans la citation un point faisant l'objet du commentaire en cours. Je remercie Philippe Guilbert pour sa relecture attentive et amicale de cet article.
(2) Art.cit.
(3) On donnera ici tout son sens à la remarque de Jean-Claude Beaune dans Le vagabond et la machine, Champ Vallon 1983, selon laquelle " Marcher, c'est se déconditionner " ; la promenade "hasardeuse" du voyageur dans la ville étrangère thématise bien cette émancipation des contraintes du principe de réalité qui encadrent la vie quotidienne de l'individu et se traduisent en trajets réguliers, obligés, répétitifs. Pour une analyse des formes de l'ambulation urbaine, voir Philippe Hamon, Expositions, Corti 1989. Pour une typologie des formes de l'ambulation, voir mon article L'Errance comme problème, Elseneur N°7, publications de l'Université de Caen, 1992.
(4) Ces propos font d'ailleurs office, pour le narrateur nervalien, de discours de justification au regard de son projet de se "perdre" dans le vieux Caire, entreprise qui constitue une maximalisation volontariste de l'esthétique de la flânerie que nous commentons.
(5) Qui n'est pas sans rappeler la " ventrée de couleurs " qu'évoque Flaubert dans ses lettres d'Orient.
(6) Notons d'ailleurs que celle-ci s'incarne dans le bric-à-brac d'un Arménien, qui s'appelle....Ludovic, et qui parle... français ; la barbarie, c'est la bigarrure.
(7) Il faut d'ailleurs pour mesurer les enjeux de cette sublimation, et, symétriquement, ceux du retournement gautiérien, rétablir ce qui est en fait une triade : homogénéité/rationalité/pureté.
(8) Comme en témoigne son goût pour les Grotesques. Voir les analyses de Daniel Sangsue (qui creuse cette question de l'ornement) in Le Récit excentrique, Corti 1991. Le goût pour l'ornement et celui pour l'orfèvrerie (cette dernière constituant une véritable métaphore matricielle qui court dans toute l'oeuvre et est revendiquée comme telle dans le titre d'Emaux et camées) justifient l'attachement de Gautier pour une barbarie qui les exalte et incarne ainsi la nouvelle préciosité vers laquelle est portée son esthétique.
(9) On se prend parfois à regretter que cette connivence ne se soit exercée qu'à distance, et à fantasmer un " Constantinople " à quatre mains : Nerval écrivait de Constantinople à son ami cette phrase si émouvante et si évocatrice de ce que put être au XIXè l'amitié masculine : " Viens me rejoindre ; sans toi, je suis comme un crétin ".
(10) A titre d'exemple, Le Breton explique que si pour l'Occidental du XIXè et du XXè siècle le sens dominant est la vue, pour son ancêtre du Moyen-Age, c'était le toucher. La hiérarchisation des sens n'a pas seulement une incidence dans la relation du Sujet au monde des objets: elle joue aussi un rôle fondamental dans l'élaboration de sa relation avec autrui, donne son cadre à la proxémie et informe la mise en scène des rapports sociaux. Bien entendu, elle joue aussi un rôle déterminant dans le champs des affects, et contribue au catalogage des objets de plaisir et de déplaisir, jusque dans la sphère esthétique. L'expérience de "transfert esthésique" que je propose de voir ici dans le texte de Gautier a donc une profondeur qu'il ne faut pas négliger.
(11) Une première vague de réforme de 1830 à 1839, qui est suivie par la seconde, celle des Tanzimat, 1839-1878 ; tanzimat est le pluriel d'un mot qui signifie mise en ordre, réorganisation. Voir R. Mantran, Histoire de l'Empire ottoman, Fayard, 1989, P. 451 à 500.
(12) C'est même à ses yeux ce qui fait sa valeur archétypique et paradigmatique, puisque dès le chapitre 4 de l'Introduction (P. 187), elle était mentionnée à ce titre, dans le commentaire que le narrateur consacrait à Constance (P. 187) : " Constance! c'est un bien beau nom et une bien belle ville! C'est la ville la mieux située de l'Europe, le sceau splendide qui réunit le nord de l'Europe au midi, l'Occident et l'Orient (...) Constance est une petite Constantinople ".
(13) Voir l'article d'A. Ubersfeld, Théophile Gautier et la beauté virile, in L'Orient de T. Gautier, op.cit.
(14) Reproduit dans le catalogue de l'exposition L'Orient de T. Gautier, château de Monte-Christo, Mai 1990, qui se tenait en parallèle du colloque L'Orient de T. Gautier.
(15) L'Inde occupe dans l'imaginaire de Gautier une place particulière, comme le montrent certains de ses articles réunis dans les deux volumes de L'Orient (Charpentier, 1877). A propos des fantasmes suscités par l'Inde au XIXe, voir L'Inde, photographies de L. Rousselet, 1865-1868, éd. Musée Goupil, Bordeaux, 1992 (catalogue d'exposition, 10 Février - 12 Avril 1992, Bordeaux) ; et L'Inde du XIXè siècle, Voyage aux sources de l'imaginaire, Amina Okada, Agep éditeur, Mai 1991.
(16) A propos des implications du syntagme " couleur locale ", voir l'article " couleur " du Robert historique, et le commentaire qui en est donné dans mon article Anthropologie et littérarité dans le Voyage en Orient de Nerval, actes du colloque de Saint-Etienne (Décembre 1994) Littérature et savoirs, 1996.
(17) Dès 1846, dans la préface rédigée par Gautier pour La Turquie, de Camille Rogier, on trouve un énoncé gnomique auquel font écho ici les propos sur le dépérissement de l'Empire ottoman : " Les barbaries s'en vont, emportant avec elles toutes les splendeurs d'un monde plus préoccupé du beau que du commode ". Le texte de cette préface est donné par S. Moussa dans son édition de Constantinople (La Boite à documents, Paris, 1990). La citation extraite est à la page 329, et son propos est analysé par S. Moussa dans son article Les Barbares modernes.
(18) Pour reprendre la terminologie de C. Lévi-Strauss.
(19) Voir à ce sujet, et à propos du côté " collection de papillons " qu'impose le comparatisme en anthropologie, le livre de J.L. Amselle Logiques métisses, Payot 1990.
(20) Voir Nelia Dias, Le Musée d'ethnographie du Trocadéro, 1878-1908- Anthropologie et muséologie en France, éd. du CNRS, 1991.
(21) Cité par S. Moussa, art. cit., P. 321 ; la citation est extraite du chapitre X (Les Bazars de Constantinople).
(22) Signalons brièvement une homologie entre cette obsession de la bâtardise, qui illustre le fantasme d'une perte d'identité collective par dilution dans une humanité confuse et régressive faite des débris de "races" mélangées, et un postulat central de la Psychologie des foules de Le Bon (1895) : dans la foule se produit une terrible alchimie qui conduit chaque individu à oublier ce qu'il y de meilleur en lui, tandis que fait brutalement retour le refoulé de violence, d'irrationnalité, d'animalité que la civilisation s'efforce d'annuler lorsqu'elle façonne l'individu.
(23) Cité dans le catalogue de l'exposition L'Orient de T. Gautier, qui accompagnait le colloque déjà cité.
(24) C'est très précisément ce que l'on nomme un supplément d'âme, mais rien ici n'autorise à donner de ce syntagme l'interprétation ironique qu'il appelle habituellement, dans le sens où Gautier est sincère ; il est aussi naïf, et cela pourrait suffire à autoriser l'interprétation ironique. Mais ce serait faire bon marché de la profondeur du sentiment d'"extranéité" qu'entretient Gautier avec son monde, de la valeur de contre-discours qui, de ce fait, est celle de cette affirmation, en creux, d'un manque à être de la civilisation occidentale, et enfin, de la manière dont l'orientophilie de Gautier, couplée sur une esthétique qui se veut elle aussi (et pas seulement dans sa production orientophile) en rupture, nourrit son écriture. On ne saurait donc envisager ce "supplément d'âme" réclamé par Gautier comme on l'envisage chez un Loti, et la distinction me semble rien moins que vaine, puisqu'elle tient à la différence entre un véritable Ailleurs (dont, soit dit en passant, Gautier n'est pourtant pas le chantre le plus convaincant) et son avatar bovarysé.
(25) Rappelons que le XIXè siècle occidental est le premier grand siècle muséal. Rappelons-nous la résonance "spontanément" mortifère que donne Gautier à l'entreprise de muséification des costumes "traditionnels" dans le chapitre XXVI (voir supra).
(26) D'où l'importance symbolique et métonymique de la condamnation du vêtement moderne, " habit noir ", " habit à queue de morue " : le vêtement occidental n'est plus qu'un signe social ou un outil, il s'est séparé de sa valeur esthétique de parure du corps. Il traduit donc aussi un "corps malheureux", réprimé, qu'on opposera au corps du caïdji, dont la beauté est exaltée chez Gautier par son assimilation à la statuaire. A l'inverse, le narrateur nervalien, sollicitant ainsi un parangon de la beauté virile, idéalisé par une statue célèbre (Antinoüs du Belvédère), divinisé par l'empereur Hadrien, dit dans le Voyage en Orient que, engoncé dans le vêtement occidental, si " étriqué ", " l'Antinoüs lui-même aurait l'air d'un épais campagnard " (P. 505).
(27) Préface rédigée par Gautier pour La Turquie, de Camille Rogier en 1846. Le texte de cette préface est donné par S. Moussa dans son édition de Constantinople ( La Boite à documents, Paris, 1990). La citation extraite est à la page 329, et son propos est analysé par S. Moussa dans son article Les Barbares modernes (art.cit.).
(28) Passage cité et commenté par J. C. Berchet (art. cit., P. 175).
(29) [sans objet]
(30) Commodité, utilité : on retrouve là un paradigme du XIXè siècle bourgeois contre lequel Gautier n'a pas été le seul à batailler (on citera seulement le célèbre traité de Philothée O'Neddy, joyeux drille de la bande du Doyenné, intitulé De l'incommodité des commodes - qui ne vit jamais le jour ...), mais à la critique duquel il a apporté une contribution significative dans la Préface de Mademoiselle de Maupin.
(31) Nerval valorise lui aussi la composante esthétique de la barbarie, par exemple lorsque Gérard déplore (P. 632) qu'une jeune fille arbore un costume " moins richement barbare " que ses compagnes.
(32) Gautier reste sans doute prisonnier d'une perspective essentialiste qui lui interdit de voir qu'une civilisation est, selon les propos d'A. Miquel (D'Arabie et d'Islam, O. Jacob 1992, P. 65), " un compromis entre une idéologie et l'Histoire ".
(33) Dont la formulation la plus remarquable, parce que teintée d'ironie, est la suivante : " Je suis assez sceptique pour ne repousser aucune croyance ".
(34) Ce qui pour le lecteur de Sylvie éveille un certain nombre d'échos : " (...) la déesse éternellement jeune et pure nous apparaissait dans les nuits, et nous faisait honte de nos heures de jour perdues "(quatrième paragraphe de la nouvelle).
(35) Harmonie quasiment baudelairienne puisque ici comme dans le vers 8 de Correspondances " Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ".
(36) Charmes et périls du cosmopolitisme ... il n'est bien sûr pas indifférent qu'on rencontre ici, à l'origine de ce drame de l'intolérance et du fanatisme, le thème des amours entravées entre individus appartenant à des ethnies et des confessions différentes.
(37) Notons au passage que, si chez Gautier, l'orientalité de Constantinople est "derrière elle", menacée qu'elle est par l'occidentalisation, les choses sont plus complexes chez Nerval, puisque la tolérance, l'oecuménisme, sont à la fois une essence de Constantinople et un projet de société, c'est-à-dire un transfert conscient sur le plan politique et sociétal de cette vocation, dont la société turque est en train d'accoucher. Et c'est au moment où elle va accomplir sur tous les plans cette vocation qu'elle est menacée de déculturation par son occidentalisation, donc d'être dépossédée, sur un autre plan, de cette vocation.
(38) Gérard est tellement convaincant déguisé en Persan chiite qu'un cafetier turc, sunnite zélé, refusera de le servir et le traitera de " kafir " (hérétique) (P.661).
(39) Gautier consacre deux chapitres successifs (sur un total de trente) aux derviches : le chapitre XI aux derviches tourneurs de Péra, le chapitre XII aux derviches hurleurs de Scutari.
(40) Elle est clairement formulée dans les dernières pages du Voyage en Orient, où Gérard dit que si " ces vieux usages de vie retirée et farouche, attribués aux musulmans, ont cédé devant les progrès qu'amènent les idées modernes " (P. 784-85), " il faut regretter (...) peut-être que Stamboul, ayant en partie perdu sa physionomie d'autrefois, ne soit pas encore, comme régularité et comme salubrité, comparable aux capitales européennes " (P. 791) : Constantinople est au milieu du gué, et le narrateur voudrait qu'elle puisse échapper à un archaïsme typique sans pour autant choisir une modernisation atypique, mais rien n'est sûr ...
(41) L' Histoire... est une enclave narrative de 93 pages, constituée de XII chapitres, d'une importance capitale dans l'élaboration de la signification du Voyage en Orient, qu'il est impossible d'analyser ici. Voir mon article L'Ailleurs de l'Orient : métadiégèse et signification dans le Voyage en Orient de Nerval, in Ailleurs imaginés, cahiers CRLH-CIRAOI N°6, Université de la Réunion, 1990.
(42) Tout ceci est évidemment extrêmement schématique : on est là au coeur du Voyage en Orient et de sa complexité, qu'il est impossible d'exposer dans le cadre de cet article.
(43) Voir mon article L'Ailleurs de l'Orient : métadiégèse et signification dans le Voyage en Orient de Nerval.
(44) Et, du même coup, rallier une imagerie parfois surmédiatisée, comme le montre l'histoire du page de Catherine II : c'est le reflet d'une image mystificatrice de l'Orient forgée par l'Occident, et cette image est elle-même modelée sur une image littéraire hyper-codifiée, qu'a pu se donner à elle-même la culture orientale : celle véhiculée par les Mille et une Nuits.
(45) Avec cet éloge des Turcs et de la tolérance, le narrateur nervalien court-circuite le topos sur la barbarie orientale en en renversant les termes : la Turquie devient le lieu des Lumières, promues sous cette forme hyperbolique de l'éthique de la tolérance.
(46) Dans le registre thématique, un élément prend en charge, dans l'instabilité de son régime de valeur, cette propension de l'Orient à excéder les cadres de la logique occidentale : la lumière, qui tour à tour transfigure la misère (d'où par exemple P. 107, chap. VIII, l'oxymore " merveilleux haillons ") ou au contraire l'exhibe et la rend plus accablante (P. 220, chap. XVIII : " Et sur cette misère et cet abandon, la pure, blanche, implacable lumière d'Orient, qui fait ressortir cruellement la tristesse de chaque détail. ").
(47) Texte et idéologie, PUF, coll. Ecritures, 1984.


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