Denis Bogros : Histoire du cheval de troupe de la cavalerie française : 1515-1918. (2)
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CHAPITRE II

DE LA CAVALERIE EN FRANCE

Pas un français (de souche) n'en doute, la Chevalerie française a transmis aux cavaliers de ce pays son noble idéal. Peut-être ? mais c'est tout ! Car cette institution, fondée sur le service d'ost, donc gratuit, trouva sa fin "administrative" en 1445 dans les quinze compagnies d'ordonnance créées et soldées par Charles VII. Le roi de Jeanne d'Arc, qui chassa les Anglais hors du royaume de France.

Les gentilshommes, héritiers des chevaliers, devinrent les gens de cheval dits : "gens d'armes" de ces compagnies attachées à la Maison du roi. Ils étaient soldés, mais, en contrepartie ils devaient fournir leurs chevaux, et être "permanents". Ce fut un tournant considérable de l'histoire militaire. Notez bien, car ça n'est pas un détail, que le "gendarme" devait fournir son ou ses chevaux et en plus, ceux de sa "lance" soit : un valet, trois archers et un coutillier. Ce qui représentait un capital important.

Le roi versait, ou faisait verser, une solde pour chacun de ces cavaliers. Chaque compagnie comprenait : cent lances, dites "fournies" (soit 600 chevaux). C'est avec ces "gens de cheval" (et des "gens de pied) qu'en 1494 Charles VIII entreprit les "guerres d'Italie". C'est la fin du Moyen-âge, c'est la Renaissance. Epoque extraordinaire où tout à la fois, le monde européen va découvrir : l'Amérique, l'imprimerie, et produire Léonard de Vinci, et Machiavel (qui ont innové respectivement, dans les engins de guerre et la stratégie de la guerre) ; où l'Europe va subir les guerres de religions, et les conquêtes des Balkans et de l'Est par les Turcs Ottomans qui assiégeront Vienne en 1529.

Epoque aussi, dans laquelle les occidentaux vont redécouvrir la véritable infanterie (oubliée depuis les Romains) et vont enfin adopter (après les Arabes et les Mongols) la Cavalerie en remplacement de la Chevalerie. En effet, partis en guerre en Italie avec une Gendarmerie, les Rois de France en reviendront avec une Cavalerie (légère).

Car la guerre changea de nature.

Les archers à cheval se dissocièrent des gens-d'armes, pour devenir, les chevau-légers. Des généraux manquant d'effectifs engageront des supplétifs, coupeurs de têtes, venus d'Albanie, ou de Croatie : les estradiots, montant des chevaux agiles et sobres. Avec ces deux nouvelles espèces de cavaliers, la cavalerie légère était née en Occident. Des chefs, pressés, par la nécessité, improviseront ! Ils mettront sur des chevaux de "prise" ou de "récupération" des fantassins Arquebusiers (1). Ce furent les ancêtres directs des Dragons qui, sous l'Ancien Régime, seront toujours comptés à part de la cavalerie. Au plan du langage, il n'est pas sans intérêt de noter que c'est précisément à la fin du XVème siècle que le "Dauzat" et "Le Grand Robert" remarquent l'introduction du substantif Cavalier en français, à partir de l'Italien. De même "Littré" (2) découvre le mot "cavalerie" dans les oeuvres de La Boëtie (1530-1563) (même origine).

Notons aussi, qu'à la fin des guerres d'Italie : la charge de "Colonel général de la cavalerie légère" sera créée en 1549 acte fondateur. Existant à côté de la gendarmerie (qu'on appellera cavalerie "lourde" ou "pesante" aux ordres du connétable), à côté des dragons (qui resteront une subdivision indépendante), la cavalerie légère englobera toute la cavalerie proprement dite jusqu'en 1789 (chevau-légers, hussards, chasseurs, et l'unique régiment de cuirassiers).

La gendarmerie sera dissoute en 1787 (en 1791 l'assemblée nationale constituante donnera son "nom" à la vieille "maréchaussée" réorganisée). Le lecteur comprendra que ce bref exposé sur la cavalerie était nécessaire pour fixer le cadre de nos recherches.

De la "remonte" de la cavalerie

Dès 1540, la problématique de l'élevage et de la fourniture de chevaux à la cavalerie (sa "remonte") est posée dans les termes que nous retrouverons, identiques, jusqu'à la fin de cette arme noble, en 1918.

C'est Guillaume du Bellay (1491-1543), lieutenant général du Roi François Ier à Turin, qui a exposé le premier cette "problématique" dès le milieu du XVIème siècle dans son ouvrage posthume (1592) : Discipline militaire (3). Ouvrage fruit de son expérience des campagnes, et de la connaissance de l'élevage dans le royaume. Né prés de la Sarthe, il est mort près du Rhône et de la Saône. Critiquant la mauvaise qualité de la remonte de ceux qu'il nomme les gens de cheval formant les bandes de l'armée royale, il écrit à propos de l'élevage : "(page 48) (attendu)... La cherté des chevaux qu'avons en France, le dit seigneur (le roi) pourrait faire venir quelques bonnes et belles races de juments (et étalons) de divers pays, et après les distribuer..." pour qu'elles produisent des poulains. "Par ce moyen je ne fais aucune doute que la France ne se trouvast en peu de temps (1540) mieux fournie de bons chevaux que ses voisins...". Notons que, 270 ans auparavant, le roi Philippe III le Hardi avait pris une ordonnance célèbre, décidant que ... : "... li comte, li duc, et li baron et li abbé et tout li autre grant homme qui ont pasture suffisante, tiennent haraz de juments..." (4). Ceci nous apprend :

D'abord que l'élevage du cheval de selle fut toujours déficitaire en notre pays ; ensuite que "l'Etat", de ce fait, a dû toujours intervenir pour l'assister.

Du Bellay, à propos de la gendarmerie, ajoute qu'ainsi le roi pourrait donner "...(les) meilleurs chevaux qui sortiront de ces haras à ses gendarmes mal montés, en réduction d'une partie de leur solde".

Remarquons ceci, au passage : bien que les compagnies appartiendront à leurs capitaines, jusqu'en 1762, le roi devra souvent intervenir dans l'achat des montures. La question on le voit, est d'une rare complexité. C'est la problématique de l'élevage du cheval en France. On peut l'exprimer ainsi : nécessité constante de l'intervention de l'Etat en faveur de la production d'un cheval de selle de qualité, en quantité suffisante.

De cette aide, les éleveurs useront et abuseront.

Nous sommes au début du XVIème siècle. Ainsi, dès les premières années de la cavalerie la question fondamentale est posée. Dans notre pays, l'Etat devra toujours assister "l'industrie chevaline" en espérant lui faire produire le "matériel animal" nécessaire à ses troupes à cheval. Il n'y parviendra jamais, et fut toujours dupé par les propriétaires et cultivateurs, comme on dira après 1789 !

Revenons à du Bellay (op. cit.). Il note la difficulté du problème quant aux différents types de produits qui seraient nécessaires au service "... devrait avoir en France de (nombreux et bons) haraz (privés), (produisant) coursiers et roussins pour les hommes d'armes (gendarmerie) ; (-) Turcs et Valaques, Polonais, cosaques et chevaux d'Espagne pour les chevau-légers (cavalerie) ; de Barbes et mores, et petits chevaux d'Espagne (genets) pour les Estradiots (cavalerie légère) ; et finalement il faudrait choisir tous les plus petits qui se trouveraient (dans les) haras susdits, pourvu qu'ils fussent "légers et vistes" pour les bailler aux harquebuziers (Dragons)".

Et voilà le deuxième volet de la problèmatique de l'élevage du cheval dans le royaume : il faudrait différencier la production selon les espèces de cavalerie : lourde - légère - dragons.

Au total : il s'agit (au XVI siècle) en France, d'élever dans le privé des chevaux de races étrangères : Barbes, Turques, Espagnoles... Cela devrait faire plaisir, rétrospectivement, à nos éleveurs d'aujourd'hui, férus de races exotiques !

Or si, à cette époque il était nécessaire de produire chez nous ces chevaux de types différents, c'est bien sûr, parce que l'élevage national ne fournissait pas d'animaux équivalents.

Car il faut bien comprendre que le beau royaume de France n'a jamais été celui des chevaux de selle. Par contre, il a été et il est resté jusqu'au XXè siècle, le pays des meilleures races de chevaux de "travail". Ceci est un fait zoologique et historique qu'il faut admettre malgré les idées reçues.

Ce fait est historique ! le Sire de Gouberville, gentilhomme campagnard du Cotentin (Basse Normandie) en porte témoignage (5), pour la période de 1553 à 1562. Nous possédons un manuscrit de sa main, sorte de "journal de marche et de comptabilité" de son entreprise agricole. Il a été publié par l'Abbé Tollemer - en 1873 - "ses chevaux, écrit l'abbé, se divisaient (-) en deux catégories, les uns vivant à l'étable (sic) et dressés pour les travaux de l'agriculture et de la marche (chevaux de labour et de tirage au pas), les autres errant librement dans les forêts". (élevage sauvage). C'étaient les petits équidés "de la race des chevaux hagards" (sic) (Houel, au XIXè siècle, écrira Haguais) nom venant de la Forêt de la Hague. Il ajoute : "... pour la sobriété, la solidité et le coeur avec lequel ils fournissaient leurs courses longues et continues, ils n'avaient pas leur pareil". Voilà des chevaux du royaume qui pouvaient remonter les arquebusiers mais il restait à fournir la remonte principale : des gendarmes, chevau-légers, et estradiots, des bandes de gens de cheval.

Le Béarnais, Henri de Bourbon, roi de la Navarre, qui dut conquérir son héritage, le Royaume de France, à la pointe de son épée, dans des batailles célèbres (à petits effectifs !)... sut exploiter le petit gisement de chevaux galopeurs des hauts plateaux du massif central et des piémonts pyrénéens.

C'est lui - Henri IV - qui consacra la naissance de la cavalerie en notre pays, par la victoire de Fontaine-Française, la bien nommée, (en Bourgogne - juin 1595) contre la meilleure cavalerie occidentale du temps : l'espagnole !

A la tête de 300 cavaliers (chevau-légers et Arquebusiers), le bon roi de France (sacré en 1594) renversa "cul par dessus tête" les 2 000 cavaliers espagnols qui avaient forcé à la retraite, les bandes d'infanterie du Maréchal de Biron. La victoire fut totale !

Le changement - Un siècle sépare Fornoue, de Fontaine-Française ! Un siècle qui est celui du passage de la Chevalerie à la Cavalerie.

En 1495 en Italie, le roi Charles VIII à la tête de ses gens d'armes, attaquant au trot, la lance au poing, s'ouvrit la voie de la retraite à travers les "Cavallarmati" vénitiens...

En 1595 en Bourgogne, Henri IV entraîna derrière son panache blanc, ses cavaliers à la charge au galop, l'épée à la main. Il bouscula et raccompagna les espagnols qui s'enfuirent.

Henri IV : fondateur de la cavalerie française

Il l'a fait naître sur le champ de bataille. Il structura les bandes en petites compagnies. Son fils Louis XIII les organisera en régiments. Désormais, la cavalerie prendra place, dans l'ordre de bataille de l'armée des temps modernes.

Henri IV, la paix rétablie, entreprit de relancer l'économie agricole de son royaume ruiné par cinquante ans de guerres de religion. Les études ne manquaient pas. Olivier de Serres - agronome précurseur - publiait Théâtre de l'Agriculture en 1600. C'était une théorisation du fameux "labourage et pâturage..." richesses du royaume de France, principe exprimé par le duc de Sully, ministre du roi. L'ouvrage d'Olivier de Serres contient aussi une critique sévère de l'élevage des chevaux. Il nous apprend que le royaume doit importer en "abondance" des chevaux : des Allemagnes, d'Angleterre, d'Italie, de Corse, de Sardaigne, d'Espagne, de Turquie, de Transylvanie et "autres terres lointaines"... Ça n'étaient évidemment pas des chevaux de trait... mais des chevaux de selle, ainsi que de tirage rapide. En effet, le tirage se développait après l'invention du train avant pivotant du carrosse, et des routes carrossables.

La question du cheval de selle de guerre prenait une importance nouvelle. Car n'oublions pas le contexte politique extérieur : de 1529, premier siège de Vienne à 1683, dernier siège de la capitale de l'Europe centrale, l'Occident a vécu ses propres guerres de religions sous la menace permanente des conquêtes des Turcs Ottomans.

L'idée s'imposa dès cette époque, de l'impérieuse nécessité de produire chez nous des chevaux de guerre, galopeurs, à partir des Etalons orientaux.

Tout le monde sait, maintenant, que cette idée de l'oriental améliorateur sera fondamentale et se perpétuera jusqu'à nos jours. Car l'occident européen ne produisait pas de chevaux "coureurs", mais des "tireurs" au pas, parfois au trot.

Dans les siècles à venir, seules les cavaleries occidentales qui sauront se procurer des orientaux ou des dérivés d'orientaux, seront performantes. On le verra plus loin...

Dès 1614, Jean Tacquet (6) dira l'essentiel sur cette question primordiale, dans son livre publié à Anvers : Haras des chevaux : "Princes, vous perdez temps à conquerre la terre ; que déjà les ottomans vous ont osté par guerre...". "Si vous ne peuplez vos harraz d'étalons galopeurs orientaux, permettant ainsi à vos cavaliers d'être bien remontés et de pouvoir combattre la cavalerie des spahis Turcs, avec des chances égales..."

Au chapitre X, il donne sa préférence aux étalons, Turcs, Arabes, Barbes. Précurseur ? Prophète ? Il annonce ainsi : Darley Arabian - Bierley Turc - Godolphin Barb... et Massoud (importé de Syrie en 1820) "l'un des meilleurs étalons arabes... jamais employés à la reproduction en Europe" (Gayot) (7). Ce furent les chefs de race qui nous ont donné nos meilleurs galopeurs. Nihil novi sub sole comme il est écrit dans l'Ecclesiaste.

 
NOTES

(1) Lire sur ce sujet le compte-rendu de la Bataille de Cérisoles (en Italie) en 1544, sous François Ier par Blaise de Monluc. Commentaires de Blaise de Monluc, Maréchal de France. Tome 1 : 1521 - 1553 - Paris : Librairie Alphonse Picard, 1911 - (1ère édition 1592).
(2) Le Dauzat - Le Grand Robert - Le Littré - Dictionnaires du français fondamental et primordial.
(3) Discipline militaire de Messire Guillaume du Bellay, seigneur de Langey, Chevalier de l'Ordre et Lieutenant général du Roy à Turin. - A Lyon par Benoist Rigaud, 1592 - Bibliothèque Nationale.
(4) Cité par Littré - Bibliothèque de l'Ecole des Chartes.
(5) Un sire de Gouberville, gentilhomme campagnard du Contentin de 1533 à 1562 publié par l'Abbé Tollemer - Paris, 1873.
(6) Philippica ou haras de chevaux par Jean Tacquet - Anvers, 1614.
(7)Gayot (Eugène) - Hippologue français célèbre - vétérinaire, inspecteur général et Directeur général des Haras (né en 1808 - mort en 1891) considéré comme le créateur de la deuxième "race intermédiaire" (cf. supra) française, appelée "anglo-arabe".


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