Le Deauville de 1920 /
préface de Michel Georges-Michel ; profils de Pol Pitt.- Sl :
sn, 1920 - np ; 24 cm.
(Il a été tiré de cet album Cent
exemplaires numérotés de 1 à 100. Justification du
Tirage, N°24. ACHEVÉ D'IMPRIMER Le Vingt
Août Mil Neuf Cent Vingt.)
Numérisation et relecture
: Olivier Bogros pour la collection électronique de la
Médiathèque André Malraux (12.XI.2004).
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l'exemplaire (Bm Lx : norm 1323) de la Médiathèque.
DEAUVILLE
EN 1920
Deauville, comme avant la guerre, est
toujours composée d'un hôtel et d'un casino entre lesquels
il y a une rue. Cette rue, en dépit des gloires nouvelles, a
gardé le nom du comte de Gontaut-Biron, et les gens s'y
cherchent comme avant, de midi à 14 heures. Mais ce ne sont plus
les mêmes gens.
En vain ferez-vous les quinze pas entre la potinière et le
gendarme, vous n'y rencontrerez plus le pantalon de flanelle de M. de
Rothschild, ni les chaussettes jaunes de la comtesse Blanche de C...
T..., ni Sem, ni Carpentier, ni Forzane, ni Lyska Kostio. Pas
même Rochette, ni le dernier krach de la Bourse.
Mais, en foule serrée, égarée, bigarrée,
tous les nouveaux Parisiens que l'on connaît déjà
de Cannes et d'Enghien : Arigoyen, van Dyck, Martinez, Bischirgian,
Joel Phoebe, Frenkel, Walhiche, Orlowska, Zagrophos-Yoka,
Santini-Panicelli, Sherla Douglas, William Shaellkopf, Heliopoulos,
Zafiropoulo, Serveti Carbs, Aleb Elmessih, Skinazi, Kalamaris,
Papazian, Neghib de Saab et autres boulevardiers...
Tous les enrichis de la guerre : Uruguayens vendeurs de cuirs ;
Argentins de viandes congelées ; Mexicains, de pétrole ;
Hollandais, d'alcools, de fromages et de poivres ; tous les Grecs
armateurs et les Roumains fermiers ; des Calabrais sentant encore le
soufre ; métallurgistes yankees ; marchands de soie de la Chine
basse ; les cotonniers de la Floride ; les aurifères du Cap ;
les peaussiers de Scandinavie et les marchands de crins des
Nouvelles-Galles du Sud ; et aussi quelques quincailliers de nos
provinces ayant fourni du barbelé, des clous de souliers ou des
gamelles, se sont rués sur Deauville, du papier plein leurs
poches et leur femme au bras...
Est-ce à dire que la célèbre plage se
déclasse ?
Non : il reste toujours le solide fonds des villas due la grande
bourgeoisie n'a pas abandonnées : villa Dollfus,
géraniums rouges ; villa Levylier, géraniums roses ;
villa du Tillet, géraniums blancs : noblesse oblige couleur !
Et quelques beaux noms de Deauvillois de l'ancienne souche, solide sur
le sable : duc Decazes, comte Le Marois, comtes de Viel-Castel, comtes
de Villefranche, duc et duchesse d'Agen, ducs de Guiche, de Bassano,
deux ou trois Rothschild, un La Rochefoucauld...
Et ceux-ci, qui balancent ceux-là, semblent se « fortifier
»...
*
**
Car la scission est bien plus nette
entre les hommes qu'entre les femmes.
Celles-ci s'assimilent vite, en général, et le seul oeil
d'un vieux parisien peut à coup sûr distinguer l'ancienne
bonne attifée, endiamantée, de l'authentique comtesse
souvent moins bien sanglée et plus mal embouchée. Vieille
histoire.
C'est sans doute ce qu'a compris M. POL-PITT,
qui, disciple de Sem, a préféré noter les rudes
expressions sans fards des nouveaux arrivés dans le monde du
turf et de la banque - de la banque verte - plutôt que les
fascies indifférents de leurs compagnes.
Dans le fait, ce sont eux plus qu'elles qui se sont empoignés
avec l'aventure des affaires : celui-ci, grosses moustaches molles,
gros oeil doux, gros jeu rageur, l'air d'un Loucheur débonnaire
et qui peut chaque soir miser dix mille louis pour avoir acheté
à l'Entente tous ses blés avariés dont il fit de
l'alcool pour nègres et marins ; celui-là, qui loua
à la France toute sa flotte grecque et réalisa en cinq
ans plus de cinq cents millions, qui cette semaine en gagna vingt dans
une affaire de graisses, et quinze en quelques bancos à ce
marchand de cuirs plus riche encore mais qui s'ennuie de Deauville
à Monte-Carle et d'Aix à Saint-Sébastien ; cet
arménien, agent d'assurances maritimes et vendeur de perles et
de gemmes, long nez, longs doigts et la vue courte ; cet autre qui de
tout a fait durant la guerre, y compris la prison. et qui vola dans
tout sauf dans les avions qu'il construisit ; ce propriétaire de
mines du Cap et dont le seul yacht lui coûte deux millions par an
; ce nouveau propriétaire anglais à la face qui semble
aplatie au marteau mais qui préfère laisser passer la
main plutôt que de répondre au et « tôlier
» admis à la table commune...
Torts ces gens, jouant comme ils mangent, trop et trop vite, et perdant
plus vite encore cet argent de papier qu'ils n'ont pris de temps pour
le gagner.
- Je me dégonfle, mais je rigole ! s'écrie cet industriel
dont le cou de taureau appelle le court stylet du catchutero.
Car ces gens sont encore dénués d'atticisme.
- Tu rigoles, riposte l'autre. Mais demain tu seras vache avec tes
ouvriers...
*
**
Quelques beaux vétérans
d'avant-guerre, parmi ces corsaires devenus banquiers ; Hennessy,
mélancolique ; Nahmias la lèvre dédaigneuse, les
pouces dans les entournures, le regard ne daignant pas faire le tour de
la table, et qui se réserve, se réserve...
M. POL-PITT a dessiné
pèle-mêle gentilshommes et forbans au jeu, forbans ou pire
s'il fut honnête d'ainsi faire fortune dans l'abominable
tragédie d'hier. M. POL-PITT a
saisi la les instants cruels ou ironiques de ces physionomies qui sont
peut-être telles qu'elles s'accentuèrent au temps
où leur fortune ne se jouait pas encore dans les salons de
cercles.