Du Mariage par un philosophe du XVIIIe siècle avec préface par Octave Uzanne.- Paris : E. Rouveyre, 1877.-91 p. ; 13 cm.


suite et fin

De l'origine du mariage.

La jalousie, passion déraisonnable, a plus contribué que la raison, à établir des mariages, et à empêcher la communauté des femmes.

 Il n'est pas jusqu'à la ridicule crainte du cocuage, qui n'ait son utilité dans le monde. Pour vous expliquer cette pensée, je prends la chose d'un peut haut, et je dis qu'il n'y a point de doute que la jalousie n'ait empêché l'introduction de la communauté des femmes qui eut été une source de confusion dans la société civile. Les hommes ayant naturellement beaucoup d'amour pour eux-mêmes, ont toujours cherché leur avantage plutôt que celui d'autrui ; de sorte qu'au commencement chacun s'est accommodé du mieux qu'il lui a été possible, sans se soucier beaucoup de la commodité des autres. Mais comme ceux qui s'étoient mis à leur aise, avoient sujet d'appréhender qu'un plus fort ne les dépouillât de leur prise, l'amour du repos et la crainte porterent bientôt les hommes à convenir mutuellement que chacun se contenteroit de ce qu'il avoit occupé ; et voilà l'origine du Tien et du Mien. Ce partage ne regarda point les choses qui peuvent être possédées toutes entières par plusieurs personnes, je veux dire qui peuvent servir aux uns, sans que les autres en reçoivent du préjudice ; car les hommes furent bien aises de ne point multiplier les sujets de leurs querelles ; et ainsi ils consentirent de n'avoir point en propriété ce qui pouvoit être sans diminution à l'usage de tous les autres ; et c'est pour cela que l'air et les rivieres ne subirent point le partage du tien et du mien. Sur ce pied-là les hommes ne devoient pas établir aucun droit de propriété sur les femmes : ils les devoient laisser au rang des choses qui se possèdent par indivis. Rien ne trouble davantage leur repos que l'intérêt du tien et du mien, c'est la source de leurs inquiétudes ; et par conséquent un amour-propre qui auroit été dirigé par la raison, n'eût pas multiplié la matière des querelles par le partage des femmes. On les eut laissées un bien commun comme l'eau d'une riviere ; et cela avec d'autant plus de fondement que le nombre des femmes est égal à peu-près à celui des hommes : ce qui eut fait qu'il n'eût pas été nécessaire que les uns attendissent la commodité des autres, comme l'on fait à présent à l'égard de certaines choses qui sont d'un usage public ; car, par exemple, les habitants d'une ville ne peuvent pas moudre tous à la fois. Il eût donc été à craindre, si Dieu n'y avoit remédié, que l'amour-propre, l'amour du repos, l'intérêt bien entendu, n'introduisissent dans le monde la communauté des femmes.

On se recriera sur ceci, je le prévois, et on dira tout aussi-tôt que la raison et les idées de l'honnêteté ont suffisamment mu les hommes à établir la propriété des femmes ; mais on me permettra de répondre que ceux qui raisonnent ainsi, font l'homme beaucoup plus raisonnable qu'ils ne doivent . Il faut se désabuser une fois pour toutes de l'opinion que l'on a, que les hommes se sont conduits par les idées de la raison dans l'établissement des sociétés. S'ils avoient consulté la raison, ils n'auroient pas fait ce qu'ils ont fait à l'égard du sexe. Ils auroient vu que pour n'avoir pas tant de choses à garder, il falloit faire une grande différence entre la possession d'un champ ou d'une vigne, et la possession d'une femme, puisqu'un champ est une sorte de bien dont un homme ne sauroit recueillir le fruit, sans l'ôter à tous les autres, au lieu que les femmes sont comme cet arbre d'or de la Sibylle, dont on pouvoit arracher les branches sans qu'il en restât moins.

Ainsi la raison eut plutôt conseillé la communauté que la propriété des femmes. Mais je dis outre cela qu'il ne faut pas croire que les hommes aient eu beaucoup d'égard dans les commencements de la société, au bien ou au mal à venir. Ils n'ont songé qu'à remédier aux maux dont ils avoient déjà fait l'expérience, ou qu'ils regardoient comme prochains. Or, si nous les supposions sans jalousie, nous trouverions que la communauté des femmes ne leur auroit été d'abord d'aucune incommodité : ils ne se seroient donc guere souciés de l'abolir. Et quant aux désordres qui pouvoient naître à la longue, croyez-moi, ils ne s'en fussent pas trop tourmentés. On ne portoit pas sa vue si loin en ce temps-là, et pour moi je ne saurois me persuader que les sociétés se soient formées, parce que les hommes ont prévu, en consultant les idées de la raison, qu'une vie solitaire ne ferait honneur ni à leur espèce, ni à leur Créateur, ni à l'univers en général. Le plaisir présent et l'espérance prochaine de vivre en sûreté, ou bien la force, ont produit les premieres républiques, sans qu'on ait eu en vue les loix, le commerce, les arts, les sciences, l'agrandissement des Etats, et toutes les autres choses qui font la beauté de l'histoire. On ne prévoyoit pas ces suites au commencement ; et quand même on les eût prévues par les lumieres d'un esprit destitué de passions, on ne s'en seroit pas remué. Nous sommes trop froids quand il n'y a que la raison qui nous pousse, et le sort des sociétés humaines eût été remis en de très-mauvaises mains, si les hommes n'eussent été sollicités à vivre ensemble que par cette seule considération, Qu'il n'est pas raisonnable qu'une créature propre à la société vive dans la solitude. De la manière que nous sommes faits, il faut bien que l'on nous porte aux choses par la voie du sentiment, et nous ne serons capables d'agir par pure raison et par lumiere, que dans ce bienheureux état dont nous parle Jesus-Christ, où l'on ne prend ni ne donne des femmes en mariage.

Vous vous perdez dans les airs, me dira-t-on ; c'est raisonner à perte de vue sur des choses arbitraires et sublimes, et il ne s'agissoit que d'une petite calamité humaine que vous avez désignée par son nom un peu trop librement. Que peut avoir de commun la disgrace d'un mari à femme galante, avec tout cet appareil de philosophie ?

Je réponds que notre raison n'étant pas propre à empêcher que la communauté des femmes ne s'introduisît dans le monde, il a fallu se servir d'une autre machine pour l'empêcher. Or cette machine n'est autre chose que ce sentiment inquiet et rongeant que l'on appelle la jalousie, et qui accompagne l'amour que l'on a pour une femme. Cette passion tout-à-fait déraisonnable a été cause dès le commencement, qu'un homme qui devenoit amoureux d'une fille, souhaiteroit de l'avoir en propre, parce qu'il sentoit un grand déplaisir dès qu'un autre la vouloit. Or est-il que cette passion et la crainte du cocuage sont de même espèce ; donc cette crainte a empêché la communauté des femmes.

J'ai déjà dit que cette passion est tout-à-fait déraisonnable. Mais qu'est-il besoin de chercher des preuves d'une chose qui saute aux yeux ? N'est-il pas de la dernière évidence que l'on ne doit pas faire consister son malheur dans la mauvaise conduite d'autrui, ni s'affliger quand on ne perd rien ? Qu'un homme s'afflige de ce qu'on lui dérobe son argent, ou les fruits de son jardin, cela est pardonnable, parce qu'il ne peut plus se servir ni de son argent, ni des fruits de son jardin. Mais il n'en va pas de même quand son épouse favorise un amant. Qu'on me dise un peu ce qu'il y perd ? N'est-ce pas l'arbre de la Sibylle où l'on ne trouve jamais la place du rameau qui en avait été enlevé ? N'y trouve-t-il pas tout autant de fruits qu'auparavant ; et plus même qu'il n'en peut prendre ? Voyez néanmoins combien ce misérable préjugé, cette erreur aveugle, cet instinct qui fait dire tristement,

Ciel, faites que mon front soit exempt de disgrâce ;

Ou bien, s'il est écrit qu'il faille que j'y passe,

Donnez-moi tout au moins pour de tels accidens,

La constance qu'on voit à de certains gens.

Voyez, dis-je, combien cette sottise est nécessaire au bien général du monde.

Aristippe étoit un homme au dessus des préjugée, et un véritable transfuge de l'instinct. Quelqu'un le reprenoit un jour de ce qu'il s'attachoit à une courtisane. Trouvez-vous lui répondit-il, qu'il vous importe beaucoup, quand vous entrez dans un logis ou dans un vaisseau, que ce soit plutôt un logis ou un vaisseau dans quoi personne n'ait encore mis le pied, qu'un autre ? C'est ainsi qu'on parle quand on écoute les conseils de la raison, dans le silence des passions et des préjugés. Mais comme ces conseils introduiroient dans le monde de très grands désordres, il est important qu'on ne les écoute pas, et qu'on laisse parler à leur place les préjugés et les passions. On met par-là les choses dans leur bon train. L'ordre que la nature a voulu établir dans l'univers va toujours son train tout ce qu'il y a à dire, c'est que ce que la nature n'auroit pas obtenu de notre raison, elle l'obtient de l'instinct.

Tous les hommes, quelque corrompus ou quelque ignorants qu'ils soient, ont un fonds de raison qui leur persuade qu'il ne faut rien faire d'inutile, qu'il ne faut point préférer un bien à un autre, s'il n'est pas meilleur que l'autre, qu'il ne faut pas exclure les autres hommes de la possession d'un bien, lorsqu'ils en peuvent jouir sans nous faire aucun préjudice. A ne suivre que cette raison, il est bien certain que l'on ne chercheroit pas plutôt à satisfaire les désirs de la nature avec une fille, qu'avec une femme de joie, toutes choses étant égales d'ailleurs, et qu'on ne feroit pas plus de difficulté de prêter sa femme que de prêter un livre. C'est ici où mon Lecteur verra clairement combien les préjugés et les passions déraisonnables nous sont nécessaires ; car il verra que, si les hommes n'eussent pas été sujets à la jalousie ; ils n'auroient pas rempli leur esprit de tant d'imaginations creuses qui les portent à faire dépendre leur bonheur de la sagesse d'autrui, et à préférer une novice à une maîtresse passée et expérimentée. Cela choque toutes les règles du bon sens, et néanmoins il est bon que les hommes aient ce faux goût, ces instincts aveugles, ces préjugés, ces passions ; parce qu'autrement la pudeur, l'honnêteté et l'état du mariage seroient peut-être inconnus au monde. Hélas ! si chacun étoit du sentiment de ceux qui disent que les premières faveurs d'une fille sont les ragoûts des sots, et qui louent la pratique de quelques peuples d'Orient chez qui le mari ne veux point coucher avec sa femme, qu'après qu'un autre, payé pour cela, a passé la première nuit avec elle, les choses seroient bien différentes de ce qu'elles sont.

L'incontinence eût bien porté les deux sexes à s'unir ensemble ; mais les hommes ne se fussent guère souciés d'avoir une femme en propre, s'ils n'eussent été sujets qu'à l'incontinence. En ce cas-là ils eussent fait ce que font aujourd'hui les chasseurs quand la soif les presse. Ils vont à la première fontaine ou au premier cabaret qui se présente ; ils s'y désaltèrent et ne sont nullement fâchés que d'autres en fassent autant. C'est ainsi qu'on en eût usé à l'égard des femmes. Tout le monde eût été du goût d'Aristippe, et par cette indifférence on eût causé de la confusion dans la société civile, et l'on eût effacé toute sorte de pudeur. Ces inconvénients, dira-t-on, n'eussent-ils pas déterminé l'homme à établir le mariage ? Nullement, parce que la raison et la lumière purement naturelles apperçoivent moins clairement ce désordre, que ce principe : «Il ne faut pas s'embarrasser de la propriété d'un bien qui ne nous porte pas plus de commodités, lorsque nous le possédons seuls, que lorsque nous le possédons avec d'autres ; et c'est une bassesse très sordide de priver les autres d'une chose dont ils peuvent jouir, sans qu'ils nous en revienne le moindre dommage.» Pour empêcher les effets de ce principe, il a fallu que l'homme ait été jaloux, et ainsi la providence est arrivée par la jalousie au but que la raison n'eût su atteindre.

J'en ai déjà dit assez pour faire entendre cette pensée ; mais parce que mon livre peut tomber entre les mains de certaines femmes qui n'osent pas témoigner qu'elles entendent tout ce qu'elles entendent véritablement, je dois m'expliquer de façon qu'elles osent, en faisant bien les modestes, demeurer d'accord qu'elles m'ont compris. Je remarque donc que deux choses ont été nécessaires pour établir dans le monde la propriété des femmes par la voie des passions ou de l'instinct : la première qu'il y eût des femmes plus propres à donner de l'amour à certains hommes qu'à d'autres ; la seconde que l'amour fût accompagné de la crainte que l'objet aimé ne donnât à d'autres.

Pour venir à bout de la première de ces deux choses, la nature a tellement mis une sage proportion entre certaines machines humaines, que les unes n'ont presque qu'à se présenter devant les autres, pour exciter en elles le mouvement du sang et des esprits animaux qui produit l'amour. On ne sauroit mieux désigner cela qu'en disant que c'est un je ne sais quoi, si ce n'est que l'on se veuille servir de la comparaison d'une clé et d'une serrure. Cette comparaison n'est pas mauvaise ; car puisqu'il y a des gens qui voient une infinité de femmes assez familièrement sans en devenir amoureux, et qu'ils le deviennent d'une autre dès la première vue, il faut bien dire qu'ils ne touchent point par leur action sur les yeux et sur les oreilles de ces hommes, l'endroit du cerveau qui s'ouvre pour donner passage aux esprits qui vont échauffer le coeur au lieu que cette autre va frapper du premier coup sur cet endroit. Or n'est-ce pas être la clé que la nature avoit faite pour cette serrure ? Par ce moyen les désirs vagues d'un chacun ont pu s'arrêter de telle sorte sur certaines femmes qu'il ait méprisé pour elles toutes les autres.

Mais comme cela ne suffisoit pas pour former le lien conjugal, il a fallu que la nature ait joint ensemble l'amour et la jalousie, il a fallu que par cela même qu'un homme étoit amoureux d'une femme, il souhaitât qu'un autre n'en fût point aimé ; et afin qu'il le souhaitât, il a fallu qu'il sentit beaucoup de chagrin de toutes les marques d'amitié qu'elle accordoit à un autre. Voilà de la jalousie toute pure. Les inquiétudes et les désirs qui l'accompagnent ont produit un fort bon effet ; car c'est de-là que sont venues les caresses et les complaisances, les plaintes et les soupirs, qui ont fait préférer un homme à tous ses rivaux. Celle qui avoit donné de l'amour en a reçu, et n'a pas été moins jalouse que son amant. Sur cela on s'est promis une fidélité réciproque, et les hommes ont regardé leurs femmes comme un bien incommunicable.

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On ne sauroit déterminer lequel des deux sexes a été le plus tôt amoureux.

Si l'on me demandoit où j'ai trouvé que l'amour a commencé plutôt par les hommes que par les femmes, on m'embarrasseroit un peu ; car franchement je ne suis pas trop certain que cela soit vrai. Mais comme d'ailleurs je n'ai point de certitude que cela soit faux, je trouve plus civil et plus honnête de parler comme j'ai fait, que de dire le contraire. C'est le meilleur parti à prendre dans les choses problématiques. On me dira que puisque les filles sont plutôt prêtes à marier que les garçons, c'est une marque qu'elles sentent plutôt la force de la nature ; c'est une pauvre raison, parce que la nature n'a pas établi que l'on n'aimeroit qu'une personne de son âge, et ainsi avant qu'une fille ait douze ans, un garçon de dix-huit peut avoir conçu de l'amour pour elle. En second on pourra me dire que parmi les animaux, ce sont toujours les femelles qui commencent à devenir amoureuses ; c'est encore une fort pauvre raison, tant parce que la nature n'a établi parmi les bêtes qu'un certain temps pour les opérations de l'amour, que parce qu'elle ne leur a point donné la force d'irriter leur convoitise par leurs pensées. Au contraire, dans le genre humain, non-seulement les objets émeuvent les puissances, mais aussi les puissances s'émeuvent entre elles. Ce qu'il y a de plus vraisemblable, c'est qu'à tout le moins les hommes ont été les premiers à faire paroître l'amour qu'ils sentoient ; car si la nature ne les a pas faits plus susceptibles de tendresse que les femmes, elle les a faits pour le moins plus hardis et plus résolus. Ainsi ils ont fait le personnage d'attaquants et le sexe s'est tenu sur la défensive. Un Auteur moderne a dit avec beaucoup de bon sens que les hommes ont pris pour eux le parti le moins difficile, et que la sagesse de la nature a éclaté en cela sa raison est que les hommes suivent leur penchant quand ils attaquent, au lieu que les femmes s'opposent à leur penchant, quand il faut qu'elles se défendent ; que le sexe défendeur n'a dû ni être si foible qu'il se rendît d'abord, ni si fort qu'il ne se rendît jamais ; que c'est-là le caractère des femmes, et que ce ne seroit peut-être pas celui des hommes.

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  Si le Magistrat peut et doit punir la Paillardise ?

 ALEXANDRE ALES, Théologien célèbre de la Confession d'Augsbourg, au XVI. siècle, étant professeur à Francfort sur l'Oder, eut une dispute sur cette Question, avec un Anonyme. On entend assez que cette dispute ne rouloit point sur l'adultère, mais sur la simple fornication ; car encore que la punition de l'adultère soit une chose aussi rare que ce crime-là est fréquent, elle passe néanmoins pour légitime entre les docteurs Chrétiens. Ales n'avoit donc à combattre qu'un Antagoniste, qui lui soutint, que le Magistrat ne peut ni ne doit punir la fornication. On différa de prononcer sur cette dispute ; et il y a beaucoup d'apparence qu'Ales indigné de ce délai ne voulut plus demeurer parmi les gens qui se déclaroient si favorables à l'impunité des fornicateurs. L'indignation ne siéoit pas mal dans un tel cas à un Professeur en Théologie, qui avoit vu la naissance de la Réformation, et qui devoit naturellement espérer qu'il ne vivroit pas assez pour voir revenir la morale au premier relâchement. Rien ne pouvoit faire plus d'honneur à la religion protestante, que la sévérité des maximes qui se rapportent à la chasteté ; car l'observation de ces maximes est le triomphe le plus mal aisé à obtenir sur la nature, et celui qui peut le mieux témoigner que l'on tient à Dieu par les liaisons réciproques de sa protection et de son amour. C'étoit donc un grand sujet de scandale, que dès l'an 1542, un théologien protestant, qui soutenoit que les Magistrats peuvent et doivent punir les fornicateurs, trouvât des oppositions, et y succombât en quelque manière. Aujourd'hui que l'on est tout accoutumé à la tolérance de ce crime, personne presque ne s'en offense. Un fort honnête homme m'a assuré depuis peu que les Magistrats de Strasbourg ont une telle indulgence pour une fille qui s'est laissé faire un Enfant, que pourvu qu'elle leur vienne payer l'amende à quoi ces sortes de fautes sont taxées, ils lui donnent la réintégrande, ils la réhabilitent dans sa première réputation, ils établissent des peines contre tous ceux qui oseroient à l'avenir lui faire le moindre reproche. Voilà sans doute un privilège plus singulier que celui de donner des Lettres de réhabilitation aux familles qui ont dérogé à leur Noblesse ; et s'il étoit permis de rire dans une matière de cette importance, on diroit que les Magistrats de Strasbourg ont dû nommément stipuler la conservation de ce privilège, lorsqu'ils ont capitulé avec la France, et lorsqu'après la paix de Ryswyck ils ont demandé le renouvellement de leur capitulation. Je sais bien que par leur prérogative ils ne croient point faire mentir cet axiome certain et incontestable de l'antiquité. Nulla reparabilis artc laesa pudicitia est ; deperit illa semal. Ils ne prétendent point rétablir, physiquement parlant, la virginité perdue ; ce seroit combattre le vrai sens de l'axiome : mais moralement parlant, ils prétendent la restituer ; puisqu'ils prennent sous leur protection la rénommée d'une malhonnête fille, et qu'ils la mettent à couvert de la médisance, de sorte qu'elle peut aller par-tout la tête levée, aussi sûrement qu'une honnête fille. On dit même que l'efficace de leur sentence est telle, que les filles, qui ont eu des enfants, et qui en payant l'amende ont obtenu la réhabilitation, trouvent un mari aussi aisément, et presqu'aussi avantageusement, que si elles n'avoient point fait cette faute. Mais j'attribuerois plutôt cela au peu de délicatesse des hommes qui les épousent, qu'à leur persuasion de l'efficace de la sentence. Quoi qu'il en soit, nous pourrions dire à ceux qui supposent que le payement d'une amende répare les crimes de cette nature, ce que l'on a dit à ceux qui s'imaginoient qu'un peu d'eau claire effaçoit la tache d'un homicide :

Ah ! nimium faciles, qui tristia crimina coedis

Flumineâ tolli posse putatis aquâ [Ovidius Fastor, lib. II, vs, 45]

Ce même homme m'assura, que ce qu'il savoit très-certainement des coutumes de Strasbourg, il l'avoit aussi ouï dire touchant plusieurs autres endroits de l'Allemagne. De telles loix eussent bien mis en colère le Théologien dont je parle ; car tant s'en faut que ce soit punir la fornication, que c'est en quelque manière la récompenser, vu que l'avantage de se produire par-tout, sans la crainte d'aucun reproche, ni d'aucune médisance, est un bien qui surpasse de beaucoup le préjudice de l'amende que l'on a payée, qui n'est pas quelquefois la moitié du gain que l'on a fait en s'abandonnant.

J'ai ouï dire à des personnes bien judicieuses, que l'usage d'une infinité de pays est plutôt une récompense qu'une peine de la fornication. Cet usage est que ceux qui se reconnoissent les pères d'un bâtard, soient condamnés à le nourrir, et à donner à la mère quelque somme de deniers. L'ordre de pourvoir à la nourriture de l'enfant ne peut point passer pour une peine, puisque le droit naturel a établi clairement cette obligation. On ne peut donc compter pour peine que l'argent qui est donné à la fille : mais, outre que c'est un châtiment fort léger à l'égard du père, c'est à proprement parler une récompense à l'égard de la mère. «Or c'est une chose bien étrange, disoient ces Messieurs là, que les Tribunaux Chrétiens ajugent des récompenses à des filles pour avoir perdu leur honneur, en scandalisant le public».

Quelqu'un leur répliqua, que la perte qu'elles avoient faite, qui leur rendoit à l'avenir plus difficile la rencontre d'un mari, demandoit comme un acte de justice qu'on leur procurât quelque dédommagement. «Non, répondirent-ils, ce n'est point un acte de justice : c'est une faveur ; c'est une grâce : la justice ne demande pas que des personnes qui ont souffert du dommage par la transgression volontaire des Loix de Dieu, et des loix de l'honneur humain clairement connues, obtiennent un dédommagement, et si le souverain vouloit répandre des grâces, il devroit choisir des sujets plus dignes. Obligeroit-on les hommes à récompenser une fille, qui, en commettant un vol pour l'amour d'eux, et à leur instigation, se seroit estropiée ou d'un bras ou d'une jambe ? Tant s'en faut qu'un Juge lui fît obtenir quelque gratification qui réparât le dommage qu'elle auroit souffert, qu'il la condamneroit à des peines corporelles. Il arriveroit la même chose dans tous les cas punissables où elle perdroit quelque membre, en exécutant les conseils d'un homme. Il n'y a que la fornication qui foit exceptée de cette règle : appellons-la donc le délict commun et le cas privilégié, termes consacrés séparément à d'autres choses, et sur quoi il parut un livre à Paris, l'an 1611. [Il est composé par Benigne Milletot, conseiller au Parlement de Dijon].

Quelqu'un allégua là-dessus que les Magistrats d'Amsterdam, fatigués de la multitude de servantes, qui accusoient de leur grossesse quelqu'un des fils de la maison, avoient fait un règlement, que désormais on ne donneroit à ces sortes de créatures que 25 florins, moiennant quoi elles seroient obligées de nourrir l'enfant : qu'ils avoient cru par-là mettre un frein à la débauche ; car ils voyoient que le profit ; qu'elles retiroient de leur mauvaise conduite, les engageoit ou à faire des avances, ou à succomber à la première sollicitation, et qu'en un mot leur lasciveté devoit être privée de toute espérance de gain, et non pas encouragée par l'espérance des sommes que les Tribunaux leur adjugeoient. Mais il y eut des gens qui répondirent qu'il n'est pas certain qu'on ait fait de telles loix à Amsterdam, quoique le bruit s'en soit répandu dans les autres villes du pays. Que cela soit vrai ou faux, il est toujours certain que cela prouve, qu'on n'ignore pas que la conduite ordinaire des Tribunaux est trop favorable à la fornication, et qu'elle excite beaucoup plus les filles à se débaucher, qu'à se contenir, et il paroît clairement que les Souverains, qui font punir les transgresseurs du Décalogue, ne se réglent point sur ce que Dieu est offensé ; mais sur le préjudice temporel de l'Etat. C'est pour cela qu'ils punissent les voleurs, et les homicides, mais parce que la fornication semble plus utile que préjudiciable au bien temporel de l'Etat, ils ne se soucient point de la punir, et ils se conduisent d'une manière à faire juger qu'ils ne sont pas fâchés qu'on peuple leurs villes per fas et nefas. S'ils avoient à coeur la pratique de la Loi de Dieu sur ce point-là, ils fortifieroient la crainte de l'infamie, au lieu de la faire évanouir : ils feroient payer des grosses amendes applicables, non pas aux filles qui auroient forfait, mais aux hôpitaux : ils imprimeroient une flétrissure, tant à celui qui auroit été le tentateur, qu'à celle qui auroit mal résisté à la tentation : et comme le déshonneur parmi les personnes de basse naissance n'est pas un frein assez fort pour arrêter une certaine coquetterie qui anime le tentateur, qui le prévient, qui lui assure le triomphe avec la dernière facilité, ils employeroient une peine plus réelle, et dont ils trouveroient aisément de bons moyens.

La discipline Ecclésiastique est tombée à peu près dans le même relâchement. Il n'y a que peu d'années que le Précepteur d'un Gentilhomme s'attacha dans une ville de..... à une jeune coquette, et qu'il en obtint bientôt tout ce qu'il voulut. Dès que les parents eurent connu qu'elle étoit grosse, ils travaillèrent à lui faire avoir pour mari ce galant-là. Il fit le rétif ; car outre que la facilité de sa conquête n'étoit pas un grand attrait à aimer pour le Sacrement, il ne croyoit point être le seul qui eût eu part au gâteau, ni que l'enfant fut son ouvrage plutôt que celui d'un autre. Le seul moyen de venir à bout de lui fut la menace, que s'il n'épousoit cette fille, il perdroit le Bénéfice qu'il avoit en Angleterre. Il l'épousa donc : et par ce moyen il conserva son Bénéfice. Voilà comment la coquetterie recompensée : la coquetterie, dis-je, qui avoit été poussée jusques à l'excès le plus scandaleux. Que diroient les anciens, s'ils revenoient aujourd'hui au monde ? Quel sujet n'auroient-ils pas de s'écrier en jettant les yeux sur la face de l'Eglise, ô domus antiqua, quam dispari dominaris Domino ! c'est là la destinée de toutes les Religions, aussi bien que celle de tous les corps politiques, de se gâter en vieillissant. Les hommes sont plus corrompus dans leur jeunesse, que dans leur âge avancé. Il en va tout autrement des Républiques. Il n'est rien tel que les loix naissantes et toutes neuves. Les loix sont comme le pain et les oeufs, pan d'un di, ovo d'un hora. L'état florissant d'un Code, (j'entends ici la pratique et l'observation) est celui de l'enfance. Voyez la plainte d'un Poëte, qui avoit décrit quelques abus du siècle d'Auguste. Elle ressemble à celle de Jésus-Christ, du commencement il n'étoit pas ainsi :

Non ita Romuli

 Proescriptum et intonsi Catonis

Auspiciis veterumque norma [Horat. Od. XV, Lib, II, vs. 10].

Par cet endroit-là, les sectes et les communautés, etc. ressemblent à l'homme qui n'est innnocent qu'au berceau, et un peu après. Notons qu'il y a encore quelques pays protestants où l'on a gardé quelques restes de sévérité contre la fornication, tant à l'égard des filles, qu'à l'égard des hommes. Mais je suis sûr que notre Alexandre Ales en demanderoit davantage. Que diroit-il des autres pays ? Ne finissons pas, sans dire que les Tribunaux qui ajugent un profit pécuniaire aux fornicatrices, ou qui condamnent même à les épouser ceux qui les ont débauchées, font cela pour éviter plusieurs inconvénients ; mais quoi qu'il en soit, ils formentent par cette conduite les désordres de l'impureté : car chaque sentence qu'ils prononcent sur ce point-là est un bien réel pour une personne, et un motif d'espérance pour vingt autres. Chaque fille, qui parvient au mariage par cette route, fait naître l'envie à plusieurs autres de tenter le même moyen. On a compris cet abus en France : le nouveau code n'y est pas aussi favorable que le vieux à cette espèce de filles qui profitent trop des privilèges du mariage. C'est un sacrement qui a des vertus rétroactives, et qui, comme celui de pénitence, est une planche après le naufrage. Il fait rentrer au port de l'honneur, il répare les vieilles brêches, il donne la qualité de légitime à des enfants qui ne la possedoient pas ; Je ne dis rien du voile épais dont il peut couvrir les nouvelles brêches, les fautes courantes, et le péché quotidien.


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