SOULIÉ, Frédéric (1800-1847) : L’Écrivain public (1832).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (03.VI.2008)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome huitième, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1832.
 
L’Écrivain public
par
Frédéric Soulié

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Il faut bien le reconnaître, chaque jour notre vieux Paris s’en va, son originalité s’efface, son caractère disparaît. Bientôt il ne restera plus rien de cette cité si pittoresquement construite, plus rien de ses moeurs si originalement tranchées. Voyez : ses rues s’alignent, ses boulevarts s’aplanissent, ses faubourgs s’éclairent. Voyez : ses habitants, pairs et commis, notaires et confiseurs, portent le même frac, et parlent la même langue. Hommes et maisons, tout se nivelle. Autrefois, avec des nobles féodaux, des seigneurs suzerains, des manants et des serfs, nous avions de hauts châteaux, de grands palais, des masures et des cloaques. Aujourd’hui les tours et les priviléges gisent à côté les uns des autres et les rues s’élargissent au profit du peuple qui s’élève, et aux dépens des vastes hôtels qui n’ont plus d’habitants à leur taille.

L’histoire d’une nation pourrait donc s’apprendre dans celle de ses habitations ? Pourquoi non. Je sais un peintre qui prétend qu’elle est tout écrite dans la collection de nos costumes ; et, sans aller bien loin, je pourrais vous enseigner un coiffeur qui démontre parfaitement que politique, morale et philosophie, tout se trouve dans la forme de la perruque et dans le progrès de la coupe des cheveux. Était-ce parce que l’on portait des perruques à la Louis XIV que les campagnes de Turenne furent si patientes, si compassées, si frisées ; ou bien est-ce parce que l’on faisait la guerre avec des quartiers d’hiver, des salutations et des préséances, qu’on portait de si pompeuses perruques ? Qu’importe ! Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’une de ces choses est le reflet de l’autre ; et je ne suis pas éloigné de croire que la tactique de Turenne ne soit le reflet de sa perruque.

Croyez-vous aussi que la pensée de Racine n’ait pas été quelquefois gênée par ce lourd attirail de faux cheveux ; que, bien malgré lui, il n’ait pas fait quelquefois la même toilette à sa tête et à son style ; et ne serons-nous pas forcés de reconnaître un jour que la sublime audace de Bossuet ne lui vient que de ce que son état lui défendait de porter perruque ? Si cette vérité ne brille pas aussi prouvée aux yeux de tout le monde qu’à ceux de mon artiste, poursuivez la corrélation, et vous verrez que la poudre de Dorat a blanchi quelquefois la griffe noire et crochue de Voltaire, qu’elle a sali un peu le collet du président Montesquieu, et que, si Diderot a gardé sa couleur à lui, parmi tant de têtes poudrées, c’est qu’on sait bien que, lorsqu’il était en verve, il jetait sa perruque par-dessus les moulins pour laisser fumer à l’aise son crâne brûlant et bouillonner son génie.

Disons-le donc hardiment, habits et poésie, moeurs et maisons, constitutions et perruques, tout s’harmonise dans ce monde. Le code civil a tué les substitutions et les fortunes héréditaires. Les fortunes héréditaires perdues, les palais sont devenus inutiles ; les palais étant inutiles, l’imagination de l’architecte et les vastes conceptions du peintre se sont rapetissées au plan de nos mesquines demeures ; tout a suivi le mouvement descendant, et nous en sommes venus au plâtre pour les maisons, au portrait pour la peinture, et pour les belles-lettres au vaudeville.

Cependant, que ceci ne soit pas considéré comme une accusation contre notre marche sociale. Si nous sommes arrivés à ce point que les grands monuments du passé s’effacent sans que rien encore les remplace suffisamment, c’est qu’on nous retient à grand’peine dans un temps de transition, où les castes privilégiées ne sont plus rien, sans qu’on permette que le peuple soit quelque chose. Et c’est une triviale vérité de tous les siècles, que rien de grand ne peut être engendré par ce qui est petit ; et c’est une vérité non moins triviale de nos jours, que le petit est le type de notre époque. Pouvoir et liberté, peuple et gouvernement, ne sont ni hauts ni forts aujourd’hui. Mais laissez croître le peuple, et grandir la liberté, et, sous d’autres formes, sous d’autres aspects, le grand, le beau, le sublime reprendront leur empire et enfanteront des merveilles. Vienne une puissance, les arts se mettront à son niveau.

Pour nous, trop jeunes pour ce passé démoli, trop vieux, peut-être, pour cet avenir à construire, saisissons promptement les restes debout de nos vieux monuments pour en léguer au moins l’image à nos successeurs. Quelques-uns de nous, peintres par le crayon, parcourent la France gothique et la dessinent avant qu’elle tombe tout-à-fait ; d’autres, à la parole colorée, rétablissent les somptuosités délabrées du grand siècle, et une recrudescence de l’école maniérée du dix-huitième siècle se fait vivement sentir dans nos arts de luxe et de domesticité, comme pour reconstruire quelques types de cette société frivole si rudement brisée par le contact immédiat de notre première révolution.

Ainsi, dans ce vaste Paris où la rue de Seine s’est glissée dans les jardins de l’hôtel de Nesle, où le canal de l’Ourcq s’est logé dans les fossés de la Bastille, où les arcades de la rue Castiglione se sont établies dans les cloîtres des Feuillants, et où la rue Louis-Philippe menace Saint-Germain-l’Auxerrois, il reste encore quelques robustes monuments qui ont résisté, hommes et pierres, au torrent révolutionnaire. Le Palais de Justice est à coup sûr le plus enraciné de ces monuments ; sous son vaste toit, la toge, la robe, la morgue, l’astuce et le bonnet sont virginalement restés au barreau et à la magistrature ; et sur ses flancs, attaché comme une huître à son rocher, a vécu dans sa misère originelle, et dans son échoppe vitrée, l’Écrivain public, notre héros.

Or, pour que je vous explique comment je découvris ce précieux débris d’un siècle effacé, il faut me permettre de retourner de quelques années en arrière du moment où j’écris. A cette époque, je voyais assidûment, je voyais tous les jours, et quelquefois plus souvent, une personne à laquelle je portais un très-vif intérêt. Soit curiosité personnelle, soit désir de répondre péremptoirement et juridiquement aux épigrammes de quelques amis, soit enfin, envie de m’assurer de la véracité de ladite personne, je me résolus à me procurer son acte de naissance. Pour ce faire, je me rendis dans la cour de la Sainte-Chapelle, et là, sous l’arcade qui la sépare de la cour grillée du Palais de Justice, je trouvai un bureau où sont rangés par ordre les registres gardiens du secret de toutes les femmes. C’est une espèce d’antre grillé à fenêtres basses et coupées verticalement de barreaux de fer ; le jour y est pauvre et honteux ; on dirait un mont-de-piété. J’entre, j’expose ma demande, je donne les noms, prénoms et titres de la personne, et je désigne une période de quinze ans pour faire la recherche en question. Il n’y avait pas moins de différence entre la date supposée par mes bons amis et celle avouée par la personne. Le commis chargé de cette vérification me regarda comme ferait un apothicaire à qui vous demanderiez du poivre, ou bien comme fit le coiffeur dont je vous ai parlé un jour que je le priai de me faire la barbe. Le commis, donc, me fit répéter ma proposition, me rit au nez, et me tourna le dos sans répondre. Il y avait tant de mépris dans cette façon d’agir que je n’osai me fâcher, car il me sembla que j’avais dû commettre ou dire une de ces balourdises qui font prendre un homme pour un niais ou pour un fou. Je ne savais comment recommencer ma proposition, lorsque celui qui paraissait le chef de ce bouge s’approcha de moi, s’informa de ce que je voulais, et m’écouta avec ce sourire d’indulgence qu’un garçon épicier accorde à un provincial qui s’informe, au coin de la rue Saint-Antoine, où est situé le Palais-Royal.

- « Si tous ceux qui viennent ici, me dit-il avec une douce gravité, et en essuyant lentement ses lunettes, n’avaient pas de meilleurs renseignements que vous, il nous faudrait une journée pour chaque extrait. Nous ne pouvons faire cette recherche, mais vous êtes libre de la faire vous-même. »

Comme je répondis que je me croyais très-peu habile à parcourir des registres, il ajouta amicalement : - « Eh bien, vous pouvez vous épargner cet ennui pour quelque argent…

- « Je suis tout prêt, » m’écriai-je rapidement en tirant ma bourse, et en croyant que c’était un moyen de réparer ma première maladresse.

Mais je fus encore bien plus interdit que je ne l’avais été, lorsque ce monsieur, ce chef, ce premier commis enfin, m’arrêtant soudainement et me montrant la porte du doigt, me dit avec fermeté :

- « Sortez, monsieur. »

Je demeurai anéanti.

- « Oui, reprit-il avec une bonté paternelle, sortez, prenez à droite, et, à deux pas d’ici, vous trouverez deux ou trois bureaux d’écrivains publics, et l’un de ces messieurs se chargera de votre affaire. Ils ont cette habitude et nous leur confions nos registres qu’ils explorent ici et sous mes regards. »

Aussitôt le chef me salua d’un geste de la main en me montrant de nouveau la porte, et en me disant :

- « A droite, monsieur, à droite. »

J’obéis à l’injonction et je sortis. A droite, en effet, je vis accrochés aux murs du Palais deux ou trois auvents fermés par un vitrage. Celui dans lequel j’entrai avait une longueur de six pieds au plus sur quatre de large. Une table, ou plutôt une planche, régnait le long du vitrage et supportait deux vastes écritoires. Un rideau, d’un calicot granité d’encre, voilait aux passants les mystères de cet asile. Au fond, sur un fauteuil garni d’un cuir jadis vert et entier, était assis un homme, les deux pieds appuyés sur une chaufferette, dont la cendre, humectée des larmes d’un hareng cuit à propos, répandait une odeur insupportable. Le maître de la maison, en me voyant entrer, s’empressa de me pousser une chaise de paille, soeur jumelle du fauteuil, et me demanda le sujet de ma visite.

On ne peut s’imaginer un homme plus poli ; il me comprit tout de suite et ne me rit point à la figure. Il écrivit sous ma dictée les indications qui devaient le guider dans sa recherche, et je profitai de ce moment pour l’observer.

C’était, il faut le dire, un écrivain public primitif ; non pas l’écrivain public de nos boulevarts, dont le magasin rivalise d’annonces avec la porte-cochère de la maison Ladvocat, cet écrivain public du mouvement qui s’imagine être à la hauteur de son siècle parce qu’il a imprimé sur sa porte : Ici l’on écrit soi-même : admirable attestation de la façon dont on s’occupe aujourd’hui de son emploi ; révélation profonde qui doit faire réfléchir le philosophe sur la manière dont les ministres gouvernent, dont les notaires et les agents de change remplissent leurs charges, et nos députés leurs mandats, dans un siècle où l’on entre chez un écrivain public pour écrire soi-même.

Ce n’était pas non plus un de ces calligraphes du Palais-Royal, peintres à la plume, qui dessinent un tableau lubrique avec l’histoire de Napoléon écrite en texte microscopique ; qui enferment une tirade de Bossuet dans une queue d’oiseau, une satire de Boileau dans un coeur enflammé percé d’une flèche, et qui réduiraient une protestation d’indépendance, si longue qu’elle fût, à entrer dans l’image d’une pièce de cent sols, pile ou face.

C’était encore moins un de ces prétentieux écrivains rédacteurs, qui font des traductions, et qui mettent hautement sur leurs vitres, English spoken hire, avec un i, preuve qu’ils parlent l’anglais.

C’était, oui vraiment, c’était un naïf écrivain public, copiste lisible, sachant l’orthographe du français seulement ; passablement instruit de la largeur de marge qu’exige un placet ou une pétition, très savant sur la manière de placer le monseigneur en vedette, ni trop haut ni trop bas, ni trop à droite ni trop à gauche ; et qui, une fois averti de votre état et de celui de la personne à laquelle vous écrivez, vous tire d’embarras sur le protocole à employer ; connaissant dans toutes leurs délicatesses les diverses manières d’exploiter le respect, la considération, le dévouement, la reconnaissance, et tous les sentiments dont on fait usage à mi-ligne et au bas d’une lettre : innocents mensonges d’où vient ce dicton qu’il n’y a que les sots qui prennent tout ce qu’on leur dit au pied de la lettre.

Mais ce ne fut que long-temps après que je découvris ces précieuses qualités dans mon héros. Ce que je remarquai d’abord fut sa personne physique. M. Fabry portait soixante ans. Son visage avait quelque chose de grave et de comique. Il avait le menton rentré, la bouche mince et railleuse ; son nez pointu fuyait en arrière ; après son nez fuyait son front ; et après son front, ses cheveux ramassés dans une queue médiocre en force et en longueur ; ses yeux relevés à leur extrémité descendaient hardiment vers son nez, et ses oreilles, d’une petitesse et d’une grâce remarquable, saillissaient en rouge sur ses joues pâles et sa chevelure blanche.

Il avait des bas de laine noirs, et des souliers à boucles. Que ces boucles, avant d’arriver à ses souliers, eussent sanglé un mulet ou un ignorantin, peu importe ; le fait est qu’il avait des souliers à boucles. Sa culotte avait été pantalon ; mais une main amie, la sienne sans doute, avait adroitement coupé le vêtement moderne à la hauteur de la jarretière, elle l’avait discrètement ouvert de chaque côté extérieur du genou, et là, une innocente supercherie avait attaché deux rubans de fil teints à coup sûr dans l’encre de l’écritoire. Ces rubans, noués en rosette, ne remplaçaient pas certainement la boucle antique, la boucle de nos pères ; mais à l’impossible nul n’est tenu, et enfin, tant bien que mal, la culotte y était. Culte honorable, mais incomplet ; simulacre saint, mais tronqué des vieux jours ; quasi-légitimé de la culotte, je te respecte.

Le gilet. Où était le gilet ? y avait-il gilet ? voilà la question importante et insoluble ; une question à embarrasser Hamlet. Eh bien, je réponds, moi, que le gilet n’y était pas. Est-ce donc que j’aie vu son absence, est-ce donc que M. Fabry m’ait confié cet interstice de sa parure ? non certes ; mais quelle autre raison que l’absence du gilet eût pu lui faire supporter l’habit croisé à double rang de boutons. Guenilles pour guenilles, s’il avait eu le moindre gilet, n’eût-il pas préféré quelque dépouille noire gothique, usée, taillée en frac de dix-septième siècle, avec le collet droit et la poche sur les hanches, ouverte, et se dandinant à la suite de son corps comme un gouvernail à l’arrière d’une felouque, à cet habit exactement boutonné jusqu’au menton, collé à la poitrine, collé aux reins, collé partout. Sur l’honneur, le gilet devait manquer.

A l’aspect de tant de misère, j’allais jeter à cet homme quelque misérable pièce de trente sous, avec un ordre et un ton rogue et ministériel ; mais un incident m’arrêta ; je vis qu’il avait les mains propres et une cravate blanche : je devinai l’ange déchu. Je lui demandai poliment ce que me coûterait son travail : il me répondit simplement que les frais à payer au bureau de l’état-civil se monteraient à quarante-cinq sous. Je lui mis un louis sur sa planche. M. Fabry rougit jusqu’au blanc des yeux ; il le prit, le retourna long-temps, voulut se donner l’air de chercher la clef d’un tiroir qui s’ouvrit pendant qu’il fesait semblant de vouloir le forcer, et finit par me dire, avec un embarras qui me fit mal, « J’ai oublié ma monnaie, et je vais…

- « Non, lui dis-je, je désire savoir si vous êtes suffisamment payé. »

Il faillit à me regarder d’un air aussi stupéfait que le petit employé de l’état-civil, et je sortis en lui disant que je reviendrais chercher ce que je lui avais demandé dans quelques heures.

En sortant, je vis mon commis bienveillant, le grand commis, le chef enfin, les lunettes relevées sur le front, la plume sur l’oreille, et causant tout haut avec une grisette de dix-sept ans qu’il tutoyait. Il me reconnut et me dit en passant :

- « Ah ! vous sortez de chez M. Fabry ; vous n’avez pas trop bien choisi, c’est un honnête homme, mais il a la vue courte et l’haleine longue… »

Il se prit à rire ; je le regardai d’un air bête :

- « Je veux dire qu’il boit quelquefois, reprit-il, mais j’aurai l’oeil à votre affaire. »

Et de la main il me salua avec sa même supériorité, quoiqu’il ne fût plus dans son bureau. Mais je remarquai qu’entre lui et la porte de son domaine il n’y avait pas la longueur d’une canne, et je compris l’étendue de son assurance.

J’avais promis de revenir dans deux ou trois heures : il y en avait plus de six de passées lorsque je retournai chez M. Fabry. J’avais rencontré quelques amis, l’épigramme au vent, tout prêts à me saluer d’un chiffre solennel, me persécutant de leurs calculs, ameutant sous mes pas les incroyables de l’Empire et les farauds du Directoire, qui prétendaient se souvenir de quelque chose comme ça, d’une personne qui commençait de leur temps : puis je l’avais revue belle, fière, dédaigneuse, parlant d’hier tout au plus, et j’étais tombé dans une disposition narcotique, dans une envie de doute que j’avais eu bien de la peine à secouer. Cependant j’y avais suffi et j’étais retourné chez M. Fabry.

J’entre. Il n’avait plus sa tenue froide et résignée ; ses jambes n’étaient plus ramassées sur sa chaufferette ; il occupait lui tout seul ses deux siéges ; les pieds sur sa chaise, le reste sur son fauteuil. Son oeil, d’abord modestement baissé, flambait d’une expression de triomphe et de jubilation ; son oreille ne se détachait plus seule, rouge et pourpre, sur la pâleur de son visage ; son nez rivalisait d’enluminure avec elle, et un sourire de douce béatitude épanouissait sa lèvre légèrement pendante.

Sur la planche-table qui était près de lui, je vis un papier timbré. Je devinai que mon bonheur, mon orgueil, mon triomphe, étaient écrits sur cette feuille de vingt-cinq sols. Je voulus m’en emparer, mais mon héros y posa fièrement sa main restée blanche et distinguée, et me dit avec solennité :

- « A quel usage destinez-vous l’acte que vous m’avez fait extraire, jeune homme ?

- « Que vous importe, lui répondis-je, fort étonné de sa question, et du ton qu’il y mettait, n’êtes-vous pas payé ?

- « C’est parce que je le suis, et trop bien, et plus que mon travail ne le mérite, que je m’enquiers de ce que vous voulez faire de ce papier. Un louis pour un acte de naissance !!! Ou vous héritez de la dame en question, ou vous avez de mauvais desseins : il n’y a que l’une de ces deux suppositions qui explique votre louis : et comme vous n’êtes pas en deuil, la seconde reste la seule présumable ; la mauvaise action demeure prouvée. On ne paie pas si cher pour une oeuvre de justice ou un renseignement légal. »

L’allocution me parut tout au moins inconvenante, et je répliquai sèchement que je ne pensais pas avoir à rendre de compte de mes actions à un écrivain public. J’ajoutai à ce mot le sourire le plus méprisant que je pus, et j’allongeai la main pour saisir mon arrêt, mais le digne M. Fabry m’arrêta.

- « Un écrivain public, répéta-t-il, en secouant la tête pensivement, un écrivain public, vous croyez, en disant ce mot, avoir formulé une injure bien accablante contre un vieillard qui voit au tremblement de votre main que cet acte est pour vous d’un intérêt que vous rougiriez d’avouer. »

Je rougis en effet. Il arrêta les yeux sur moi, et me dit sérieusement.

- « Je ne veux pas savoir ce que vous voulez faire de ce papier, mais si votre intention n’est pas bonne, attendez à demain, faites faire ce travail par un autre. Je vous en prie, pour le repos de quelques jours qui me restent à vivre, que ma main ne soit pas encore l’instrument aveugle de quelque vengeance. »

Je le rassurai sur cette crainte, et, poussé par une curiosité qu’on s’expliquera aisément, je lui demandai s’il avait eu à se repentir de quelque action coupable, et quelle avait été sa vie.

A ce moment, mon héros prit un air triste et sardonique à la fois.

- « Ma vie, dit-il, elle s’est toute passée dans cette coque de bois et de verre. J’y suis depuis que je sais tenir une plume et faire des jambages. Et pourtant ici, dans cet espace de six pieds, il s’est concentré plus de souvenirs des intérêts qui ont agité la France, que dans la mémoire du premier acteur de votre drame politique ; plus de science du coeur de l’homme que dans l’esprit de l’observateur le plus assidu aux scènes du monde. Le prêtre catholique, qui reçoit la confession des plus grandes fautes, et des plus intimes pensées, n’a jamais entendu la moitié des secrets qui ont été dits dans cet étroit réduit. Les ridicules de tous les étages y ont posé bien souvent, et le crime s’y est assis quelquefois. »

Mon écrivain s’était animé ; il se taisait, mais je pouvais voir sur son visage mobile, et qui changeait d’expression à chaque minute, que mille souvenirs revenaient à lui, et passaient successivement dans son esprit ; il souriait aux uns, et secouait lentement la tête à quelques autres.

- « Pauvre jeune homme, dit-il, en se parlant à lui-même, il était là, devant ma porte, tremblant de joie et d’amour, tandis qu’une femme jeune et belle, comme il convenait pour être ainsi désirée, entrait furtivement chez moi. Il était là à quelques pas, et la jeune fille me dicta ces quatre mots : « Ce soir, à minuit, allée de Berry. »

« Oh ! je me hâtai d’écrire cette ligne si douce, je me mis de moitié dans le bonheur de la jeune fille qui avait enfin eu le courage de triompher d’elle-même, dans celui de son amant, et je la regardai sortir et remettre furtivement au jeune homme ce billet si éloquent ; ils s’échappèrent chacun de son côté…

- « Eh bien ! qu’arriva-t-il ? dis-je à M. Fabry ; car il s’était arrêté.

- « Il arriva, me répondit-il en relevant hautement la tête, que le lendemain, dans l’allée de Berry, le jeune homme fut retrouvé assassiné et volé ; il arriva que j’avais servi d’instrument à un guet-apens et à un meurtre.

- « C’est affreux, lui dis-je.

- « Oui, répondit-il, bien affreux ; mais cette affaire est une exception, un malheur, c’est le côté tragique de notre état. Car cette échoppe, c’est le drame romantique tout entier. le grotesque y prend aussi sa place ; il y vient à chaque changement de ministère, avec un solliciteur qui depuis vingt ans demande le même emploi avec la même pétition, le même dévouement et la même fidélité. N’ai-je pas copié toute la Nouvelle Héloïse plus de vingt fois au profit des grisettes de la rue Saint-Denis, qui écrivent à des marchands de boeufs, et n’ai-je pas fait d’une danseuse de Franconi une baronne allemande avec les Liaisons dangereuses habilement arrangées ? »

J’écoutais avec surprise, et M. Fabry me paraissait ravi de l’effet qu’il produisait sur moi.

- « Et ne croyez pas, continua-t-il, que toute la tâche d’un écrivain public soit bornée à cette copie littérale et prosaïque d’une correspondance amoureuse. La partie poétique est immense. Je ne sais si vous faites des vers ! eh bien, je vous donne en cent à deviner le mécanisme ingénieux de mon fameux couplet. Mes confrères en ont deux ou trois cents, moi j’en ai qu’un, et celui-là suffit à tout. Comme la canne-parapluie, comme la montre-tabatière, comme le couteau-scie-fourchette-cuiller-canif-tirebouchon-greffe-sécateur, etc., etc., mon couplet a mille usages cachés, inattendus ; il est domestique, il est politique, il sert aux pères, mères, soeurs et belles-soeurs ; il accepte le tutoiement, il est tendre, il est respectueux, il est particulier, il est collectif ; enfin, c’est le couplet universel, et cela à l’aide d’une pièce de rechange qui s’adapte au premier vers.

Voici ce couplet. Exemple : un enfant apporte à son père une page d’écriture,et il dit :

        Ah ! de votre fils en ce jour
        Acceptez le sincère hommage,
        Et ne jugez pas son amour
        Sur la faiblesse de l’ouvrage.

Est-ce une jeune personne avec une tapisserie au petit point ? changez, et dites :

        Ah ! de votre fille en ce jour.

Est-ce un gendre ?

        Ah ! de votre gendre en ce jour.

Est-ce un frère ?

        Ah ! de votre frère en ce jour.

Est-ce une famille ?

        Ah ! de vos enfants en ce jour.

Et les pluriels suivent parfaitement.

Est-ce un roi qui passe sous un arc de triomphe en feuillage ?

        Ah ! de vos sujets en ce jour.

Vous vous irritez de sujets ; je rentre dans le système du gouvernement paternel, et je dis :

        Ah ! de vos enfants en ce jour,

ou bien :

        Des bons citoyens en ce jour.

Une fois c’était :

        Ah ! des bons chrétiens en ce jour.

Et j’ai mis souvent :

        Des républicains en ce jour.

Et puis pour la province :

        Des Orléanais en ce jour,
        Des braves Nantais en ce jour,
        Ah ! des Bordelais en ce jour,
        Oh ! de Toulousains en ce jour,
        Des bons Marseillais en ce jour,
        Etc., etc.

La seule ville qui ait résisté à mon couplet, c’est Saint-Jean-Pied-de-Porc ; mais Napoléon n’a pas toujours vaincu, et mon couplet n’est pas plus vaste que son génie. »

J’écoutais et je commençais à admirer, et à douter que toute la littérature ne fût pas renfermée dans le couplet de M. Fabry. Il me considérait en souriant, et m’accablait de son incontestable supériorité. Je craignis un moment qu’il ne s’arrêtât, mais mon louis avait fermenté, et il reprit avec plus de calme.

- « Êtes-vous un aspirant politique, un de ces hommes qui, sans revenus ni contributions, veulent savoir comment se meuvent les hautes puissances électives, venez ici. Je vous dirai comment se font les dénonciations sur toutes les échelles. J’ai dénoncé pour ma part, en 1815, onze directeurs des contributions directes, vingt de l’enregistrement ; soixante receveurs généraux ; deux cents receveurs particuliers ; seize procureurs généraux ; cent trois procureurs du roi ; deux mille contrôleurs de tout fisc ; treize capitaines de gendarmerie ; deux cent un juges de paix ; cent trente vérificateurs de l’enregistrement ; onze mille percepteurs, gardes-champêtres et maîtres d’écoles ; soixante mille employés sans titre, et deux mille vieux officiers. J’ai désorganisé les finances et la justice, j’ai tué le cadastre et décimé l’armée. »

Je ne sais, mais je devenais stupéfait, je frémissais d’en entendre davantage ; il recommença sa période et ajouta.

- « Et tout cela signé avec des noms et des adresses au bas de chaque dénonciation.

- « Des noms ! m’écriai-je.

- « Oui, reprit-il, des noms dont seul je me souviens peut-être, mais que je garderai dans ce crypte, pour me consoler des mépris des hommes en les méprisant davantage. Écoutez, jeune homme, une fois, j’ai copié les Mémoires d’un de vos hommes politiques les plus élevés, d’un homme de l’empire. Oh ! que de grandes lâchetés, que de petites infamies mises à jour ! que de trahisons, de turpitudes ! que d’habits retournés, que de mensonges découverts ! Je copiais avec délices. On imprima. Je cours chez le libraire. J’achète, je lis. O métamorphose inouïe ! le noir devenu blanc ; le vice, vertu ; la bassesse, héroïsme. Je ne voulus pas le croire ; je revins au titre, c’était bien le même. Mais pendant que le livre s’imprimait, chacun avait acheté au libraire ou à l’imprimeur, ou à je ne sais qui, la page qui le nommait, et alors l’un avait prié, l’autre menacé ; celui-là avait envoyé sa soeur, un autre sa femme, ; il y en a qui ont livré leur fille : les amis avaient couru, l’or avait coulé, les promesses avaient été signées, et chacun était resté avec son habit de parade, tout entier, bien fermé sur sa vie, bien croisé sur sa honte ! Misérable habit que j’avais déchiré du bec de ma plume pour montrer à nu les hideuses plaies de nos grands hommes. Je sais tout cela, je sais les noms, les dates, les heures, et ma main ne tremble pas encore sous le poids d’une plume. Oh ! si je voulais ! »

Il avait à ce moment l’oeil enflammé, son visage rayonnait d’une superbe colère. Cependant il se calma tout-à-coup et se prit à rire ingénument en me regardant.

- « Tout cela n’est-il pas bien poétique, me dit-il, pour un homme qui tient des comptes de cuisinières et qui a copié les tragédies de l’empire ? Oh ! les malheureuses cuisinières ; oh ! les misérables tragiques : hémistiches et légumes, tirades et chapons, ils volaient à qui mieux mieux. Que le public leur pardonne et leurs maîtres aussi : quant à moi, je n’en ai pas le courage. Il y en a un surtout qui aimait son oeuvre d’un amour de menuisier, car il la rabotait sans cesse, et à chaque coup de rabot, si petit qu’il fût, il lui fallait une nouvelle copie pleine et entière de son oeuvre. Il s’est ruiné à ce métier ; et comme il est aussi gueux que moi, je vais le voir quelquefois. Hier, je lui fis visite ; je le trouvai devant sa table, et lui demandai ce qu’il y faisait : - Hélas ! je copie ce pauvre  Xerxès, répondit-il. - Vous l’avez donc retouché ? - Mon Dieu, oui, ajouta-t-il ; dans le second acte, à la troisième scène, au lieu de ce vers :

    Approchez-vous, seigneur, et daignez m’écouter,

j’ai mis :

    Seigneur, approchez-vous, car il faut m’écouter :

le car est un petit sacrifice que j’ai cru devoir faire à l’école moderne. »

Et comme je riais, M. Fabry se mit à hocher la tête :

- « Vous trouvez cela plaisant ? me dit-il ; que vous semblerait-il donc d’un homme qui me donne à copier tous les matins la carte de son dîner de la veille sur beau papier vélin, et qui les fait relier par Thouvenin ?

- « Il me semble qu’il ferait mieux de vous donner le dîner, » lui répondis-je assez niaisement.

M. Fabry me regarda d’un air grave et triste, et pliant soigneusement mon papier que j’attendais depuis long-temps, il me le tendit sans mot dire. Je compris que je l’avais blessé, et je me sentis honteux d’avoir frappé ce vieillard de sa misère.

- « Pardon, lui dis-je ; mais cette sotte plaisanterie ne s’adressait qu’à la lourde gastronomie de votre client. Croyez que je respecte votre position, quoique, à vrai dire, je ne la comprenne guère d’après toutes les ressources que, selon vos aveux, possède un écrivain public.

- « Elles sont bien maigres en résultat, me répondit-il. Cependant il y en a une qui vaut à elle seule toutes celles dont je vous ai parlé ; mais que Dieu me préserve d’y recourir, et puisse ma main se dessécher avant d’en faire usage. Avec celle-là rien ne manque à l’écrivain qui veut prêter sa plume à la lâcheté et au crime : une ligne se paie avec de l’or ; chaque mot vaut plus que le travail d’une semaine.

- « Qu’est-ce donc ? » demandai-je à M. Fabry.

- « C’est la lettre anonyme, » me répondit-il.

- « La lettre anonyme ! m’écriai-je ; quoi ! un homme ose donc confier à un autre qu’à lui cette tâche d’infamie !

- « Oui, me répondit mon écrivain ; oui, c’est le plus souvent par les mains de mes confrères que sont lancés tous ces traits empoisonnés qui enveniment la société. Jeune homme ! jeune homme, prenez garde : si vous êtes marié et que votre femme vous accueille d’un air triste et glacé, si votre ami vous boude, si votre père est silencieux avec vous, n’accusez ni eux ni vous : il y a une lettre anonyme. Oh ! les larmes et le sang qu’a fait verser cette détestable délation sont au-delà de ce que vous pouvez imaginer. Que de combats entre amis, de séparations d’époux, de mariages brisés, de fiancés désunis pour un mot non signé ! Si jamais il vous arrive une lettre sans signature, ne la lisez pas, pour votre honneur, ne la lisez pas : d’abord, vous n’y voudrez pas croire ; votre loyauté se supposera capable de mépriser des avis clandestins ; vous vous croirez fort contre de telles atteintes ; mais à votre insu le coup aura porté ; il aura déposé un germe fatal dans votre âme ; le germe s’y développera, et maîtresse ou ami, vous abandonnerez bientôt celui qu’on vous aura dénoncé.

- « Oh ! lui dis-je, il n’y a qu’un homme sans courage qui puisse se laisser influencer par de si vils manoeuvres.

- « Écoutez donc mon récit, reprit M. Fabry, et fuyez cet horrible piége ; car on ne peut prévoir où il peut nous faire tomber, même lorsqu’il n’est qu’un jeu de la part de ceux qui le tendent :

« Il y a quelques années, c’était en 1820, le jeune Juan de V…. avait épousé mademoiselle Lise d’Ar……… Quoique d’un caractère différent, ils s’aimaient d’une tendresse vive et se rendaient mutuellement heureux. Le caractère sérieux et ferme de Juan imposait à l’ardente résolution et à la promptitude de Lise ; quelquefois même M. d’Ar……. reprochait à son gendre de préférer l’ennui de ses devoirs d’avocat aux plaisirs du monde. Un jour, c’était un samedi de carnaval, M. d’Ar……. avait voulu retenir Juan qui devait aller plaider à Senlis, et il l’avait vivement pressé de conduire sa femme au bal masqué : Juan, sans dire que le bal lui déplaisait, avait objecté la nécessité de son absence et était parti, laissant M. d’Ar…….. très-piqué de sa persévérance. Dans son dépit, celui-ci engage sa fille à l’accompagner au bal, et trouve chez elle une résistance non moins forte, mais fondée sur la crainte de déplaire à son mari.

« Battu des deux côtés, M. d’Ar……. trouve qu’il serait plaisant de faire venir les époux au bal malgré eux et chacun de son côté. En conséquence, à peine sorti de chez sa fille, il lui fait écrire et lui envoie une lettre anonyme lui annonçant que le départ de son époux n’est qu’une ruse, et qu’il doit se rendre masqué à un rendez-vous au bal de l’Opéra, où il doit rencontrer un domino noir portant des bracelets de ruban bleu. Trop sûr du caractère jaloux et irréfléchi de sa fille, il laisse passer la journée sans la revoir pour donner à son coeur le temps de s’exalter dans le faux avis qu’il a reçu ; puis il expédie un homme à cheval jusqu’à Senlis, et une lettre, non signée de même, apprend à Juan que si sa femme ne s’est pas montrée plus soucieuse d’aller au bal avec lui, c’est qu’elle préférait s’y trouver avec un autre. Ces deux lettres parties, il se prépare à bien tourmenter les malheureux époux, certain de les réconcilier au premier mot.

« La nuit vient, et comme l’avait prévu M. d’Ar…….., Lise court à l’Opéra ; elle tremblait dans ce tourbillon noir et bruyant, et rougissait sous son masque impénétrable ; elle était si confuse, si épouvantée de cette espèce de bacchanale inconnue, qu’elle avait oublié sa douleur et sa jalousie, lorsque tout-à-coup un homme masqué passe près d’elle ; c’est la taille, c’est la tournure de Juan ; elle le vit ainsi du moins. Elle se jette à son bras en lui disant :

- « Ah ! c’est toi , Juan !

- « C’est moi, répond le masque.

« Ce mot la rappela au motif qui l’avait amenée. Elle comprend que son mari a cru reconnaître celle qu’il attendait aux rubans qu’elle avait attachés à son bras. Pour mieux s’assurer de sa perfidie, pour mieux savoir jusqu’où elle peut aller, elle continue à contrefaire sa voix.

« Le masque, habile à profiter du trouble de Lise, dont il devine la beauté et surtout la distinction à la délicatesse de ses pieds, à la grâce de ses mains, l’accable de galanteries hardies qu’autorise l’incognito. Lise, qui n’a dans le coeur d’autre indignation que celle de la jalousie, loin de réprimer les propos légers qu’on lui adresse, les excite, les anime. Le masque, Juan sans doute, fait succéder aux louanges et aux flatteries adroites les prières et les serments. Lise est hors d’elle-même, elle demeure sans force en découvrant tant de perfidie ; et anéantie par sa douleur, la tête perdue, elle se laisse entraîner loin du foyer du bal, d’abord dans les hauts corridors de la salle, puis dans une loge abritée, étroite, profonde.

« Oh ! jeune homme, l’ame de Lise était folle : elle avait été prise à l’improviste ; elle avait été tout-à-coup avertie et assurée de la trahison de Juan. Une fois dans le réduit où ils étaient tous deux, aux paroles passionnées qu’elle entendait, elle comprit qu’il fallait mourir ; car elle n’était plus aimée. Mais avant de mourir, avant de renoncer au bonheur dont elle avait fait le rêve de sa vie, elle veut n’avoir pas à douter de tout l’abandon de Juan : elle l’écoute, lui livre sa main, ne résiste pas à ses désirs, et le masque attaché sur la figure le laisse devenir le plus coupable des hommes.

« Elle s’élance alors hors de la loge, car l’heure de le confondre n’était pas venue : un rendez-vous nouveau avait été donné par elle à Juan, et à ce rendez-vous son père devait être présent. Elle sort : une figure pâle et terrible était debout près de la porte ; une figure sans masque cette fois, celle de Juan. Lise le voit, veut se jeter vers lui, pousse un cri et tombe à ses pieds. Par-dessus son corps qui barrait le corridor, Juan se jette à la face de l’homme qui sort de la loge où était Lise, lui arrache son masque pour que l’outrage pèse à nu sa joue.

« Ils sortent, et sans s’expliquer davantage, sous un réverbère, pendant que la pluie froide et glacée battait sur leur visage, ils croisèrent leurs épées et l’inconnu tomba mort au bout de quelques secondes.

« Pendant ce temps, M. d’Ar…….. qui, ayant suivi son gendre pour épier l’effet de sa supercherie, avait entendu le tumulte du corridor, avait retrouvé sa fille et l’avait fait enlever et transporter chez elle. Elle n’était pas morte comme il l’avait craint d’abord ; elle était folle : le malheur était complet.

« Car elle vit encore, elle vit pour être un objet fatal de pitié pour Juan, un remords de feu pour son père ; car Juan sait tout maintenant, et il m’a cru sur parole lorsque je lui attestai que les deux lettres avaient été écrites par moi, sous la dictée de M. d’Ar…….. qui riait en me les dictant et en songeant à ce qui en arriverait. »

- « Voilà, jeune homme, le résultat d’une lettre anonyme innocente dans son intention ; jugez de ce qu’elles doivent être lorsqu’elles sont combinées par l’astuce et la méchanceté.

Aussitôt, M. Fabry me remit mon papier plié, et il tomba dans un accablement dont je ne pensai pas pouvoir le tirer. L’heure était avancée. Profondément préoccupé de cet entretien, je rentrai chez moi ; je me déshabillai, après avoir posé mes papiers près de mon lit, mais sans souvenir de les regarder : j’eus des rêves affreux, un cauchemar épouvantable, et je haletais sous une de ces obscures visions qui tiennent le milieu entre la veille et le sommeil, lorsque je fus éveillé tout-à-fait par un ami qui était entré furtivement dans ma chambre, y avait tout retourné, et qui brandissait au-dessus de ma tête un papier timbré, en riant aux éclats et en criant :

- « Quarante-cinq ans ! »   

FRÉDÉRIC SOULIÉ.


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