SOUDAY, Paul (1869-1929) : Le centenaire de Gustave Flaubert, (1921).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (17.I.2000)
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Article paru en décembre 1921, puis repris dans le recueil La société des grands esprits.
Texte établi sur un exemplaire (coll. particulière) de La société des grands esprits, 2ème édition, chez Emile Hazan et Cie à Paris en 1929.

 
 
Le Centenaire de Gustave Flaubert
par
Paul Souday
 

Flaubert a été extrêmement méconnu ; peut-être l'est-il toujours. Sans doute il eut l'air d'entrer du premier coup dans la gloire, avec l'immense succès de Madame Bovary, parue en 1856 dans la Revue de Paris de Laurent-Pichat et Maxime du Camp, l'année suivante en librairie, chez Michel Lévy. Mais il ne faut pas se dissimuler que ce fut surtout un succès de scandale. La valeur littéraire de l'ouvrage n'y était pour rien, ou presque rien. Tout le mérite de ce lancement revient au parquet, qui intenta des poursuites pour outrage à la religion et aux bonnes moeurs. Il est vrai que Flaubert fut acquitté, et le procureur général d'aujourd'hui, M. Lescouvé, a désavoué le réquisitoire d'Ernest Pinard en se faisant inscrire au comité du monument Flaubert. Mais le coup avait porté et assura une vente considérable à Madame Bovary qui, sans cette bonne fortune, serait peut-être restée chez l'éditeur. D'ailleurs, Flaubert ne sut aucun gré à la justice de cette réclame inespérée, qui n'aurait pas déplu à d'autres. Et il fut justement outré des jugements de la presse.

Pour ceux qui aiment cet exercice, il y a là une splendide occasion de dauber la critique. Elle ne l'aura pas volé, je l'avoue. Observons cependant qu'il se publie et se joue presque quotidiennement des romans ineptes et des pièces insoutenables, sans que personne en tire une condamnation de principe contre l'art du roman ou celui du théâtre. On ne généralise que contre la critique, qui est un art aussi, avec les mêmes risques et les mêmes inégalités. Certes, les bons critiques sont rares, et les mauvais pullulent : c'est-à-dire qu'il en va tout de même que des dramaturges, des poètes et des romanciers. Mais enfin il est vrai que Madame Bovary fut généralement très mal accueillie et très peu comprise.

Duranty ouvrit le feu, sans même attendre le volume (ou plutôt les volumes : la première édition en comportait deux). Dans sa revue le Réalisme, il déclarait : «Ce roman est un de ceux qui rappellent le dessin linéaire, tant il est fait au compas, avec minutie, calculé, travaillé, tout à angles droits, en définitive sec et aride... Il n'y a ni émotion, ni sentiment, ni vie dans ce roman, mais une grande force d'arithméticien... Ce livre est une application littéraire du calcul des probabilités... Le style a des allures inégales, comme chez tout homme qui écrit artistiquement sans sentir, tantôt des pastiches, tantôt du lyrisme, rien de personnel. Je le répète, toujours description matérielle et jamais impression. Il me paraît inutile d'entrer dans le point de vue même de l'oeuvre, auquel les défauts précédents enlèvent tout intérêt». Que veut-il dire avec son dessin linéaire, son arithmétique et son calcul des probabilités ? Ce Duranty ne manquait pas de talent comme romancier et M. Félix Fénéon n'a pas tort de vouloir le réhabiliter de ce chef. Mais je crains qu'il ne fût pas très intelligent, et l'on voit par son exemple que la critique des producteurs ne l'emporte pas toujours sur celle des spécialistes.

Ceux-ci, d'ailleurs, ne furent point en reste. Charles de Mazade, qui fut de l'Académie française, écrivait dans la Revue des Deux Mondes : «L'auteur de Madame Bovary appartient, on le voit, à une littérature qui se croit nouvelle et qui n'a rien de nouveau, hélas ! - qui n'est même pas jeune, etc...». On le voit est assez gai. Mais voilà ce qu'y avait vu Charles de Mazade. Un certain Dumesnil, dans la Chronique, juge Madame Bovary «un des livres les plus immoraux qu'il connaisse». Il en connaissait peut-être moins qu'il ne croyait, même les ayant lus. Cuvillier-Fleury, des Débats, se plaint que «les scènes d'une crudité révoltante abondent dans l'ouvrage de M. Flaubert», dont le style même ne trouve pas grâce devant lui. Au Correspondant, Pontmartin voit le roman français «descendre à Germaine, tomber à Madame Bovary, et la décadence lui semble manifeste... Madame Bovary, ajoute-t-il, c'est l'exaltation maladive des sens et de l'imagination dans la démocratie mécontente...» Un nommé Léon Aubineau, dans l'Univers, mettant en cause Victor Hugo, Georges Sand et Balzac, qui «a travaillé efficacement à la démoralisation de son siècle», aperçoit dans la Bovary un nouveau «signe d'une décadence rapide et d'une corruption de plus en plus accentuée». C'est, d'après lui, une «oeuvre laborieuse, vulgaire et coupable», dont il est impossible de donner seulement une analyse. «L'art cesse du moment qu'il est envahi par l'ordure...» Un rédacteur du Figaro, du nom de Habans, fait cette réserve : «Le faible du livre, c'est que M. Flaubert n'est pas un écrivain». Le bon Tony Révillon prend Flaubert pour un viveur de province, amateur de littérature par désoeuvrement, et il trouve que c'est dommage, car il ne lui conteste pas certains dons naturels gâtés par la paresse et l'improvisation : «Pauvre, il eût travaillé !» Granier de Cassagnac, du Réveil, parle de «gros tas de fumier», d'«amas d'obscénités et d'impertinences», qu'il affronte bravement, «quitte à se laver les mains au bas de la page». Gustave Merlet, que nous avons connu professeur de rhétorique à Louis-le-Grand, ne découvre dans ce roman «ni coeur, ni conscience». Hippolyte Rigault compare Flaubert à Ernest Feydeau, et regrette que tous deux «décrivent pour décrire, comme de bons élèves de Delille, qui cependant pousseraient la recherche du vrai jusqu'aux dernières limites du faux ». De tout autre que d'un universitaire et docteur-ès-lettres, on se demanderait s'il a lu Delille : pour Rigault, ce n'est pas douteux ; il n'a donc pas d'excuse.

Il n'y eut d'articles franchement élogieux et vraiment satisfaisants que ceux de Barbey d'Aurevilly et de Baudelaire. Sainte-Beuve avait été convenable, mais avec des réticences, et n'enchanta pas Flaubert, qui écrivait à son ami Jules Duplan : «L'article de Sainte-Beuve a été bien bon pour les bourgeois. Il a fait à Rouen grand effet, m'a-t-on dit». Paulin Limayrac - «Si Limayrac devenait fleur...» - n'en fut pas moins indigné des complaisances du lundiste pour cet «art qui s'enfonce dans la réalité jusqu'au cou et n'en veut pas sortir». Le sieur Aubineau, de l'Univers, incita charitablement le Moniteur à se priver des services de ce Sainte-Beuve, qui s'était aliéné sans retour «les esprits droits et les coeurs attachés à la morale».

Et Madame Bovary est le seul livre de Flaubert qui ait réussi en son temps. Après cet unique succès, si balloté, et pendant les vingt-trois ans qui lui restaient à vivre, jusqu'au 8 mai 1880, il n'eut plus que ce qu'en argot de théâtre on appelle des fours. Salammbô (1863) fut presque unanimement proclamée ennuyeuse et généralement tournée en dérision. Les trois fameux lundis de Sainte-Beuve témoignent encore de son estime pour Flaubert, qui les considéra philosophiquement comme «trois grands saluts», mais n'articulent guère que des griefs.

Théophile Gautier loua ce «poème épique». Berlioz cria son enthousiasme dans une lettre à l'auteur et jusque dans son feuilleton musical des Débats : il conçut même le projet, qui ne devait être réalisé que par Ernest Reyer, de mettre Salammbô en opéra. Mais Berlioz et Gautier furent à peu près les seuls admirateurs du roman ; et il est vrai que la qualité remplace la quantité, mais seulement jusqu'à un certain point. En librairie, Salammbô avait encore profité du tapage fait autour de Madame Bovary. L'Éducation Sentimentale (1869) fut un désastre : mauvaise presse, et mévente complète. Et la Tentation de Saint Antoine (1874) ne fut pas mieux traitée par le public, ni en somme par la critique, malgré quelques beaux articles comme celui de Renan (recueilli dans les Feuilles détachées).

La Tentation était l'oeuvre préférée de Flaubert, l'oeuvre de toute sa vie. Dès 1848 et 1849, en quinze ou dix-huit mois, avec une rapidité et une joie qu'il ne devait plus retrouver, il en avait écrit une première version, si bouillonnante de sève et d'une imagination si éclatante, qu'on peut la préférer à celles qui suivirent : il en donna lecture à Maxime du Camp et à Louis Bouilhet, qui lui conseillèrent de jeter le manuscrit au feu. Il ne le jeta heureusement que dans un tiroir, mais nous n'en avons eu la révélation qu'il y a peu d'années, par l'édition Conard. Ainsi, encore inédit, Flaubert était déjà méconnu, et par ses amis les plus intimes. Il devait se dégoûter de Maxime du Camp, mais maintint à Bouilhet toute son affection et toute sa confiance. En 1856, la Bovary terminée, il revient à Saint Antoine, et en élabore une seconde version, qui a été exhumée il y a quinze ans environ par M. Louis Bertrand. Mais le procès de Madame Bovary l'inquiète : par crainte de nouveaux démêlés avec la correctionnelle, il renonce, et c'est seulement en 1874 qu'il publiera la version définitive. Ajoutez les Trois Contes, qui furent reçus assez froidement, et c'est tout. Bouvard et Pécuchet, oeuvre inachevée et posthume, commença par sombrer dans la même indifférence. Et Zola note dans un article de souvenirs que le convoi funèbre de Flaubert, traversant toute la ville de Rouen, ne fut pas suivi par deux cents Rouennais et ne fit pas plus d'impression dans la ville que celui du premier venu.

Presque toute la critique universitaire, avant et depuis sa mort, lui a été hostile. Parmi ses représentants, un des plus favorables, malgré la légende, aura été J.-J. Weiss, dont le fameux essai sur la Littérature brutale apporte nombre d'objections, mais aussi de grandes louanges, et qui présente ailleurs Madame Bovary comme «l'oeuvre maîtresse de la seconde partie du XIXe siècle» (1). Mais c'est le seul ouvrage de Flaubert qui compte pour Faguet, lequel dans son volume de la collection des Grands Écrivains déclare ensuite tous les autres fastidieux et manqués ; et pareillement pour Brunetière, allant d'autre part jusqu'à écrire : «Cette grande haine de la bêtise humaine, cette haine qui l'a si bien servi dans Madame Bovary, mais si mal, en revanche, dans l'Éducation Sentimentale, n'était rien de plus que la projection de sa propre sottise, à lui, sur les choses qu'il ne pouvait comprendre...» Et plus loin : «Pécuchet tout pur et Bouvard tout craché !» (2)

De son vivant, en dehors d'amis de lettres comme Georges Sand, Théophile Gautier, Renan, Taine, auxquels je ne joins pas les Goncourt, qui avaient de l'amitié pour l'homme, mais n'ont guère que dénigré son oeuvre, Flaubert eut des élèves et se vit ériger en chef d'école, mais n'en éprouva pas un plaisir sans mélange. Zola voulait absolument qu'il eût, après Balzac, d'une façon plus nette et plus directe, fondé le naturalisme. Flaubert se souciait du naturalisme comme d'une guigne, et finissait par prendre en grippe la Bovary, son Vase brisé, qui lui valait cette réputation. Il traitait fort cordialement ses soi-disant disciples, et ses relations avec Alphonse Daudet notamment furent toujours des plus affectueuses, mais il n'était pas d'accord avec ces générations nouvelles, et il disait : «Je recherche surtout la beauté, dont mes compagnons sont médiocrement en quête. Je les vois insensibles, quand je suis ravagé d'admiration ou d'horreur. Des phrases me font pâmer qui leur paraissent fort ordinaires...». A la fin, il ne se sentait plus en communion d'idées littéraires qu'avec Victor Hugo, qui lui montra toujours la plus chaude sympathie.

Cependant, sa gloire n'a cessé de grandir, malgré ces traverses. Il y a bien encore quelques opposants, dans les milieux académiques ou néo-classiques. Le secrétaire perpétuel de l'Académie française (3) a refusé de s'associer aux fêtes du centenaire. M. Léon Daudet, reprenant le mot de Melchior de Vogüé à M. Maurice Barrès sur Stendhal, appelle Flaubert un «mauvais maître». Henri Vaugeois le traitait simplement d'«imbécile». Pierre Gilbert, jeune critique tué à l'ennemi, dont on a recueilli les chroniques sous le titre de la Forêt des Cippes, et qui avait beaucoup de talent, avec une intrépidité toute juvénile, entrevoit une énigme : «C'est la faveur de ce livre fignolé mais mal écrit, qui pas une seule fois ne prend le lecteur aux entrailles...» Il s'agit de Madame Bovary, pour laquelle Pierre Gilbert n'accepte même plus l'indulgente exception de Brunetière et de Faguet, et qu'il qualifie de «faux chef-d'oeuvre». Il ajoute que «ce livre le fait bâiller» ; il n'y trouve pas la nécessaire et classique «unité de ton et d'inspiration» ; et un peu étonné d'avoir fait retourner les passants, ou feignant la surprise, il s'écrie : «Je croyais mon temps redevenu assez civilisé pour professer envers cet art de Flaubert le mépris commandé à tout honnête homme». Les querelles d'école sont inépuisables ; mais il y a aussi les faits. Lorsque Pierre Gilbert avoue que la Bovary le fait bâiller, et prétend qu'elle ne prend pas une seule fois le lecteur aux entrailles, j'ai le droit de lui répondre tout bonnement que je ne m'en lasse point, et que je n'ai jamais lu le récit de la détresse finale et de la mort d'Emma sans avoir les larmes aux yeux, à défaut de ce goût d'arsenic que Flaubert avait dans la bouche en l'écrivant, comme Taine l'a rapporté dans son livre de l'Intelligence.

Par contre, M. Paul Bourget, l'un des chefs du groupe auquel appartenait Pierre Gilbert, a consacré à Flaubert une belle et fervente étude dans ses Essais de psychologie contemporaine. Les symbolistes, si acerbes pour la plupart de leurs aînés, ont été en général respectueux et admiratifs : et ils ne doivent certainement pas moins à la Tentation de Saint Antoine que les naturalistes à Madame Bovary et à l'Éducation Sentimentale. Remy de Gourmont adorait Flaubert. M. Louis Bertrand l'exalte dans un éloquent volume. M. Jules de Gaultier tire de son oeuvre une philosophie, le bovarysme, et proclame dans un autre ouvrage, dont c'est le titre, le «Génie» de Flaubert, qu'il n'hésite pas de comparer à Goethe. Qu'importent les iniquités révolues et les quelques dissidences qui s'obstinent ? C'est, direz-vous peut-être, une singulière façon de fêter un auteur que de rappeler longuement, comme je viens de le faire, les négations et les injures de ses innombrables détracteurs. Mais les plus récentes, qui se raréfient, montrent combien il reste vivant, puisqu'il est encore si furieusement discuté. Et cet amas d'injustices permet de mesurer son ascension. Car c'est chose faite et définitive. A force de lui jeter des pierres, on lui en a composé un piédestal. Flaubert triomphe, et n'a plus rien à craindre.

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C'est le moment de nous interroger sur les raisons essentielles de cette admiration, qui pour beaucoup d'entre nous est un culte. La première et la plus évidente est de l'ordre moral. Nous vénérons Flaubert parce qu'il a été le type et le modèle du véritable homme de lettres, uniquement voué à son art, dédaigneux de toute intrigue et de toute concession, incapable non seulement d'une bassesse, mais d'une habileté intéressée, un bénédictin laïque, cloîtré dans un labeur incessant, un bourreau de lecture, d'une érudition énorme et d'une curiosité insatiable, un écrivain d'une conscience poussée jusqu'au scrupule, torturé d'un infini désir de perfection, crucifié par les «affres du style», bref une sorte de saint de la littérature. Ces vertus ont été rabaissées et contestées dans leur principe. Tous les bousilleurs et gâcheurs d'encre ont objecté qu'il était absurde de se donner tant de peine pour limer ses phrases, que la forme n'était pas de si grande conséquence, et que l'inspiration suffisait. Mais celle dont ils se contentent pour eux-mêmes ne suffit peut-être pas à ceux de leurs lecteurs qui sont des lettrés. En ces temps d'arrivisme, d'industrialisme littéraire et de crise du français, le grand exemple de Flaubert demeure plus que jamais salutaire et réconfortant.

D'autres, comme Henry Roujon dans une vieille chronique de la Revue bleue, ont blâmé et raillé cette existence quasi sacerdotale et monastique, cette dévotion intransigeante à un seul idéal, cette adoration exclusive des lettres pures, ce mépris superbe de tout autre but d'activité, de toute vie moyenne et normale, de tous les intérêts pratiques et de ceux qui s'y adonnent, que Flaubert appelle les «bourgeois». N'y a-t-il point autre chose dans la vie que la littérature, et d'abord la vie elle-même ? Flaubert a-t-il réellement vécu ? Ou n'aurait-il pas été dupe d'un mirage pédantesque et d'une illusion de cuistre ? Ne serait-ce pas ces fameux bourgeois, si assidûment bafoués, qui ont choisi la meilleure part et peuvent se moquer de lui ? Ainsi raisonnait le philistin académique Henri Roujon, champion de la bourgeoisie et de la Vie. Un autre nigaud a dit qu'en se retirant ainsi du champ de l'action, Flaubert avait bien prouvé qu'il était un faible et un malade.

Il a certainement, au contraire, dépensé plus d'énergie dans son labeur effréné que la plupart des commerçants, ingénieurs, financiers et hommes politiques. Si c'est une faiblesse, elle est assez peu banale, et pour mieux dire surhumaine. On n'a pas à redouter qu'elle trouve un trop grand nombre d'imitateurs. D'autre part, assurément, il y a autre chose ici-bas que la littérature, et il n'est certes pas à souhaiter que tout le monde en fasse : le ciel nous en préserve ! Les vraies vocations sont rares, et les autres, désastreuses. Il n'en reste pas moins que si le monde évolue dans le sens annoncé par Hegel et Renan, c'est dans l'humanité, et dans ses tâches les plus hautes, c'est-à-dire dans la science et dans l'art, donc surtout dans la littérature, à la fois art et science, qu'il prend cette conscience de plus en plus claire de lui-même. Sans renanisme ni hégélianisme, tout être un peu décrassé a de tout temps reconnu que l'esprit était supérieur à la matière, et que les hommes livrés par nécessité aux soins matériels s'élevaient en dignité dans la mesure où ils participaient aux spirituels. Tout le monde ne peut pas avoir du génie, ni du talent, ni être artiste, homme de lettres ou savant de profession ; mais tout le monde peut aimer et comprendre jusqu'à un certain point les sciences, les lettres et les arts. Flaubert ne flétrissait du nom de «bourgeois» que ceux qui «pensent bassement», c'est-à-dire se complaisent dans l'ignorance, ne cherchent que l'argent ou le plaisir vulgaire, se détournent des grandes oeuvres et méprisent l'effort de la pensée.

Il avait la haine et l'horreur des imbéciles, ainsi que le rappelait Brunetière dans le passage que je citais tout à l'heure. Et tout le monde l'a constaté, mais l'on s'est parfois trompé dans l'application. Vous avez vu précisément Brunetière avec son «Pécuchet tout pur et Bouvard tout craché !» Il les considère de toute évidence comme de parfaits idiots, et il entend bien assener à Flaubert une ruade mortelle en l'assimilant à ses deux bonhommes. D'abord Flaubert n'a pas voulu en faire des esprits supérieurs, et il leur a donné des ridicules dont il était bien exempt, entre autres celui d'appliquer la théorie à la pratique usuelle, et de chercher dans les traités scientifiques ou manuels spéciaux des méthodes d'agriculture ou de fabrication des conserves. Flaubert n'a jamais cultivé que son cerveau, ni fabriqué que des livres. Mais en dehors de ces manies, Bouvard et Pécuchet ne sont pas toujours si sots : ils ont assez de bon sens et de sens critique pour discerner l'incohérence des faits et des doctrines, l'incertitude de l'histoire et autres sciences conjecturales, l'insondable niaiserie des faiseurs de poétiques, de rhétoriques et d'esthétiques, les divergences des grammairiens, les contradictions des théologiens et de l'Écriture, la fragilité des métaphysiques et des religions, et la bassesse des réactionnaires. C'est la seconde fois qu'il raconte et juge la Révolution de 1848, déjà traitée au cours de l'Éducation Sentimentale, et toujours dans le même sens. Il n'aime point les démagogues, se gausse des utopistes, déplore l'indifférence et la platitude des ouvriers et des paysans, qui ne songent qu'à leur ventre ou à leur bas de laine, mais il flétrit avant tout l'hypocrisie, l'égoïsme et la servilité insolente, selon Tacite - Omnia serviliter pro dominatione - du «grand parti de l'ordre» et du «parti-prêtre», dont il s'égayait d'être la tête de turc, au moment des diatribes de l'Univers.

Là-dessus, Flaubert s'accord en effet avec les deux bonshommes, de même qu'avec Frédéric Moreau, et aussi avec d'innombrables honnêtes gens qui ne sont pas des philistins. Et le sujet de Bouvard et Pécuchet, ce n'est pas la peinture de deux crétins monomanes, mais de deux hommes d'intelligence moyenne, voire dépassant un peu la moyenne, remarquables par leur bonne volonté et leur appétit de savoir, mais qui, entreprenant avec courage le tour complet des connaissances humaines, découvrent partout, même chez les autorités traditionnelles et consacrées, le dogmatisme en l'air, le sophisme éhonté, l'erreur grossière et l'épaisse sottise. Il ne fallait pas être si bête soi-même, ni si illettré, pour s'apercevoir, bien avant Pierre-Maurice Masson, que Jean-Jacques avait favorisé la restauration du catholicisme, et pour dénicher dans le Cinquième avertissement aux protestants l'apologie de l'esclavage par Bossuet.

Un autre type célèbre, popularisé et pris à rebours par la polémique courante, c'est M. Homais. Il est désormais d'usage, parmi les journalistes et orateurs bien pensants, d'infliger ce nom, comme un bonnet d'âne, à tout républicain, libéral, anticlérical, et autres adversaires incommodes. Or, il est très vrai que M. Homais fulmine contre «Messieurs de Loyola» et contre la «calotte», mais aussi, vivant sous Louis-Philippe, il est royaliste et boit au «monarque». Ensuite il n'est pas incapable d'une certaine clairvoyance sur des sujets neutres, par exemple sur l'emploi des engrais et sur l'alcoolisme. Enfin, Flaubert n'était pas plus clérical que lui et ne lui donnait pas plus tort sur ce point que Renan, qui a écrit : «C'est M. Homais qui a raison. Sans lui, nous serions tous brûlés vifs». (Souvenirs d'enfance et de jeunesse). Ceux qui utilisent comme je l'ai dit le nom de M. Homais n'ont donc pas le droit de se donner pour fidèles interprètes de la pensée de Flaubert, et ne seraient au contraire logiques qu'en le qualifiant lui-même comme le faisait Vaugeois. Cependant, Homais est bien pour Flaubert un personnage grotesque ? Oui, sans aucun doute, mais beaucoup moins pour le fond de ses opinions que pour sa façon sommaire, déjetée et prudhommesque de les exprimer. Notez d'ailleurs que le curé Bournisien ne l'est pas moins, ni M. Rodolphe Boulanger de la Huchette, et quant à Emma Bovary elle-même, Flaubert ne condamne pas ses aspirations poétiques et romanesques, qu'il partage («la Bovary, c'est moi), mais seulement leur déformation dans son esprit et sa piteuse façon de les réaliser.

C'est là une des vues maîtresses et profondes de Flaubert, et la clef de son prétendu pessimisme. Oui, il a dit : «Nous ne souffrons que d'un seul mal, la bêtise, mais il est formidable». Oui, presque toute son oeuvre étale impitoyablement cette vertigineuse et presque universelle infirmité. Mais s'il constate tantôt avec colère, tantôt avec pitié, cette impuissance de la majorité des hommes, et cet aspect de niaiserie que leur pauvre cervelle et leur langage disgracié impriment aux plus nobles idées, il continue pourtant de croire à ces idées mêmes, d'en proclamer l'inappréciable valeur, et de considérer qu'elles suffisent à justifier le monde comme les dix justes auraient suffi à sauver Sodome. Si nul ne s'emporta plus violemment que Flaubert contre la pambéotie et le panmuflisme, nul n'adora plus pieusement les grandes oeuvres et les grands génies. Avec quelle ferveur il parle d'un Shakespeare, d'un Rabelais, d'un Voltaire, d'un Goethe, d'un Victor Hugo ! Quelle promptitude et quelle fougue à les défendre contre toute agression ! Quelle capacité d'enthousiasme chez ce dédaigneux ! Comme ce misanthrope s'inclinait devant les grands hommes ! Et comme ce pessimiste s'agenouilla devant ces véritables incarnations du divin !

Nous n'admirons plus avant tout Flaubert pour avoir donné «la formule du roman moderne» et le «code de l'art nouveau», qui est déjà passé, si on l'entend au sens où le prenait Zola. Il le prenait dans un sens beaucoup trop étroit. Le réalisme n'est qu'un cas et un corollaire du romantisme, qui avait rétabli les droits de l'imagination et de l'observation, du sensible, du concret, du burlesque et du trivial même, contre l'abstraction et l'exclusivisme classique (ou pseudo-classique). Flaubert n'est un réaliste que par occasion. Essentiellement, c'est un romantique, c'est-à-dire un imaginatif, un artiste, un poète, et un Don Juan de la connaissance, avide et conquérant, un escaladeur de ciels, un intellectualiste prométhéen, sans peur, restriction ni fatigue, un grand généralisateur et constructeur de synthèses à la manière de Goethe, un contemplatif enivré comme un Spinoza. Il est bien possible que Madame Bovary soit son chef-d'oeuvre, c'est-à-dire son oeuvre la plus pleinement réussie et la plus achevée. Mais que Salammbô est amusant ! Quelle orgie de couleurs et de sonorités ! Quelle étude des décevantes expériences du coeur que l'Éducation Sentimentale ! Et si Émile Montégut a comparé avec raison la Bovary à Don Quichotte, Jules de Gaultier et Remy de Gourmont ont très justement dit que la Tentation de Saint Antoine était ce que nous possédions de plus analogue à Faust. Quant à Bouvard et Pécuchet, c'est le même sujet en somme, mais sans symbole ni transposition, dans un milieu moderne et réaliste, et une oeuvre sans analogue ni précédent, peut-être la plus originale et la plus audacieuse de Flaubert, qui n'a malheureusement pas eu le temps d'y mettre la dernière main.

Je ne reviendrai pas sur son style, dont on a si copieusement parlé en sens divers depuis un an ou deux. Il résulte, je crois, de ces controverses que, malgré quelques défaillances, généralement des provincialismes, d'ailleurs fort rares et sans gravité, Flaubert reste un des maîtres de la langue et du style, un des plus grands écrivains français, de l'aveu de Faguet lui-même, qui ne péchait pas envers lui par excès de bienveillance. Et c'est un des plus libres, des plus puissants esprits de son temps, voire de tous les temps, non pas seulement un très grand artiste, mais un héros de la pensée. Je ne dirai pas que cela vaut encore mieux, mais cela va merveilleusement ensemble, et compose une des figures les plus hautes et les plus complètes qui aient honoré l'esprit humain.

Décembre 1921.


Notes :
(1) Autour de la Comédie Française. p. 105.
(2) Histoire et Littérature, II.
(3) Frédéric Masson.
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