ROUGET, Charles : Le tyran d’estaminet (1841).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (08.II.2007)
Relecture : A. Guézou.
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 4 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Le tyran d’estaminet
par
Charles Rouget

~ * ~

IL n’y a plus en France de tyran couronné, mais une moitié de la population est occupée à tyranniser l’autre. Quelle est à cette heure, je ne dis pas la nation, mais la famille qui ne soit, à des degrés différents, soumise au despotisme de l’un de ses membres ? Et d’ailleurs, que gagnerait le peuple aux révolutions, si chacun n’appliquait à son usage particulier la tyrannie précédemment monopolisée au profit d’un seul ?

L’estaminet, on ne peut le nier, a remplacé dans nos moeurs le café, qui s’en va. Autrefois, avant la révolution (celle des trois jours, bien entendu), le café en France avait une signification : il tenait du club, qu’il avait remplacé ; c’était un lieu de réunion bien plus que de consommation, et de discussion bien plus encore que de réunion. Mais aujourd’hui l’on ne discute plus : l’indifférence a tué l’esprit de parti, le journalisme a tué l’opinion. Il y a quinze ans, les cafés étaient autant de forum ouverts à tous les tribuns de hasard qui venaient là commenter, analyser, discuter les actions et les hommes, les faits et gestes du gouvernement représentatif. La chambre élective posait en masse devant cette autre chambre à chaque instant renouvelée ; les ministres eux-mêmes étaient traduits à la barre de cette assemblée éminemment démocratique ; leurs discours, lus à haute voix, étaient réfutés point par point, phrase par phrase, mot par mot ; la paix et la guerre, les traités de commerce et d’alliance, l’économe politique, les lois, la diplomatie, tout, en un mot, était passé au laminoir de la discussion ; et bien des orateurs éminents, bien des écrivains de grand nom et de grand style, sont sortis de cette fournaise ardente, où se trituraient pêle-mêle toutes les idées généreuses et toutes les folles utopies qui se sont fait jour depuis cette époque. La tyrannie n’existait point dans ces tumultueuses assemblées ; l’estaminet n’avait point encore conquis la place importante qu’il occupe aujourd’hui : le tyran d’estaminet est le fruit de la génération nouvelle, c’est l’indifférence en matière politique et l’inactivité de la pensée qui l’ont produit.

Quand vous apercevrez le soir sur votre passage, à la nuit close, une maison vivement éclairée par les lumières du dedans ; quand, à travers les glaces dépolies de la devanture, vous verrez passer et repasser des ombres confuses, et que, par surcroît de précaution, vous aurez lu, se détachant en lettres noires sur la blancheur mate du cristal, ce mot Estaminet, entrez ; et dès que le nuage de fumée bleuâtre qui enveloppe tous les objets, et qui est en quelque sorte l’atmosphère de ce monde nouveau, sera devenu transparent à vos yeux, jetez un regard autour de vous, vous serez dans le temple, la divinité ne tardera pas à paraître.

Du milieu de ces hommes groupés d’une façon qui n’a rien de pittoresque, joueurs de dominos soumis à la chance inconstante du double-six, ou joueurs de billards dont l’oeil suit la bille qui roule, avec plus d’anxiété qu’il n’a jamais suivi la roue du destin qui les emporte ; du sein de cette foule noire et tourmentée comme un cratère fumant, s’échappe parfois un éclat de voix, une fusée de mots éblouissants et sonores, un éclair de joie, que sais-je ? un blasphème peut-être qui vous révèle tout à coup la présence d’un homme supérieur, à coup sûr, par sa volonté, par son intelligence ou par ses vices ; d’un maître enfin.

Jeune ou vieux, riche ou pauvre, riche et pauvre le plus souvent, vous le reconnaîtrez entre mille, soit qu’il passe près de vous fredonnant un refrain bachique, soit qu’il pérore au milieu d’un cercle bruyant et animé, orateur d’occasion sur l’orageuse question du carambolage et du doublé, soit enfin qu’il se présente à vos regards éblouis dans toute la majestueuse simplicité de son costume des grands jours, l’habit bas et les parements de la chemise relevés au-dessus du poignet : ne craignez pas de vous tromper, c’est lui, c’est bien lui, le général, le prince, le roi, l’empereur du billard.

Voyez : quel autre peut avoir cette aisance parfaite, cette grâce robuste, cet aplomb merveilleux, cette crânerie d’attitude et de mouvements, ce laisser-aller à la fois nonchalant et superbe, cet entrain jovial dans la parole, cette vivacité dans le regard, cette précision dans le geste ? Qui serait-ce donc, si ce n’était lui ? lui le maître, lui le dieu, lui le tyran !

Mais d’où lui vient ce titre, qu’il porte avec plus de fierté que César et Charlemagne n’ont jamais porté leur couronne ? d’où lui vient ce pouvoir que nul ne lui conteste ? d’où vient-il lui-même ? qui est-il ? où va-t-il ? Qui donc lui a donné ce royaume de vingt pieds carrés, qu’il gouverne avec une queue à procédé ; véritable sceptre de fer sous lequel se courbent les volontés les plus rebelles ? Pourquoi, et par quoi règne-t-il ? Est-il roi par le droit divin, par l’usurpation ou par la conquête ? Problèmes que tout cela, et pourtant ce n’est point un être de raison, il existe ; nous l’avons vu, nous lui avons parlé : il n’est pas un estaminet dans Paris et dans la province, pas une taverne de carrefour, pas de tabagie si ténébreuse et de bouge si enfumé, qu’il n’y pénètre avec la tête haute, la lèvre souriante le regard joyeux.

Sans souci, sans argent, sans famille, vivant au jour le jour, sans s’inquiéter du lendemain, escomptant l’avenir au profit du présent, travaillant à ses heures, c’est-à-dire se reposant sans cesse, flânant beaucoup, observant davantage, consommant peu, de première force au billard, à l’impériale et au piquet, le tyran d’estaminet renferme en lui l’essence d’une vingtaine d’organisations beaucoup moins complètes que la sienne, qu’il reflète, qu’il résume, et qu’il finit bientôt par absorber entièrement.

A l’heure où s’ouvrent les estaminets d’ordinaire (observons en passant que l’estaminet est beaucoup moins matinal que le café), à l’heure où s’ouvrent les estaminets, disons-nous, le tyran est encore plongé dans le plus profond sommeil, car c’est une chose digne de remarque combien cet homme bouleverse toutes les idées reçues, sur la tyrannie en général, et sur la vie des tyrans en particulier. Pour ma part, je m’étais toujours figuré les tyrans escortés de gardes sans nombre, protégés par un système de serrures et de verrous d’une effroyable complication, dévorés de remords, bardés de cuirasses, et vivant au milieu de cet arsenal portatif qui, dans l’imagination des poëtes, ne les abandonne jamais. Eh bien ! je le déclare ouvertement, tous les tyrans qu’il m’a été donné de rencontrer, les tyrans d’estaminet surtout, m’ont semblé parfaitement dénués de remords, et comme c’est le remords qui fait le criminel, il s’ensuit qu’ils exercent leur tyrannie le plus innocemment du monde.

C’est donc vers midi que le tyran, s’arrachant aux molles voluptés de sa couche, le plus souvent fort dure, fait sa première apparition dans ses domaines.

Tout est rangé dans l’estaminet depuis longtemps. Quelques rares habitués lisent les journaux, épars çà et là sur les tables ; les garçons se livrent au charme de la conversation, d’un air assommé d’ennui, et la dame de comptoir, cette troisième personne de la trinité, qui forme, avec le garçon et le tyran, l’incarnation de l’estaminet, emploie toute son intelligence à faire tenir en équilibre, sur un petit plateau de métal plaqué, quatre morceaux de sucre à la fois surpris et confus de se trouver réunis. Aussitôt que le tyran fait entendre sur l’escalier son pas sonore et bien connu, tous les objets revêtent une nouvelle couleur, tous les visages s’animent d’une expression nouvelle, la lumière et la vie pénètrent dans le sanctuaire en même temps que ce nouveau personnage ; les garçons l’accueillent d’un sourire amical, chacun a pour lui un regard, un mot, un geste, un rien qui le fait connaître et le proclame comme le seigneur et maître des céans. Il entre, le rayonnement d’une joie calme et d’une conscience pure illumine son visage ; le refrain le plus nouveau s’épanouit sur ses lèvres, et la fleur de la saison rit à sa boutonnière ; une de ses mains est appuyée sur un jonc vigoureux, l’autre est perdue dans les profondeurs de son pantalon plissé ; quand il marche, un gazouillement métallique annonce à l’observateur attentif que cet homme porte avec lui toute sa fortune. Le premier mot du tyran, son premier hommage est pour l’objet de ses amours, beauté précieuse qui lui a valu bien des compliments flatteurs ; rare merveille qu’il a rendue parfaite à force de soins et d’attentions, et sur laquelle il veille avec une tendresse toute paternelle : c’est sa pipe ; le second est pour la dame de comptoir. Après avoir complimenté l’une sur la fraîcheur de son teint et l’éclat de ses yeux, il va lui-même détacher l’autre de la place privilégiée qu’il a su lui conquérir ; et quand il l’a délicatement tirée de son étui, par un mouvement rempli de coquetterie, il la place entre ses lèvres ; un sifflement imperceptible et un insaisissable frémissement des plis de la bouche, auxquels se joint ordinairement un regard langoureux lancé au plafond, sont les signes certains du plaisir qu’il éprouve : c’est pour ainsi dire l’accolade affectueuse qui suit une longue absence, c’est le baiser de l’amant à sa maîtresse bien-aimée ; c’est aussi l’un des plus indispensables préliminaires de la fumerie. Ces devoirs de politesse une fois remplis, le tyran procède à la toilette de sa pipe, qu’il tient ordinairement fixée entre le pouce et le médium. Il introduit à deux ou trois reprises la première phalange de l’index dans la cheminée, et tournant alors la paume de la main vers le sol, il plonge sa pipe ainsi renversée dans les ténèbres de sa blague à tabac, dont elle ne doit sortir que pour se couronner d’une brillante auréole de fumée.

Quelque longue et minutieuse que puisse paraître cette opération, le véritable fumeur, le tyran d’estaminet, la renouvelle aussi souvent que la capacité de sa pipe le demande. Mais aussi comme il est bien payé de ses peines ! quelles jouissances n’éprouve-t-il pas lorsqu’il la tient dans cette alvéole qu’elle s’est creusée entre ses dents ! Assis tout près de la dame de comptoir, les heures s’écoulent pour lui doucement entre l’amour et le tabac ; les madrigaux voltigent sur sa bouche entre deux flocons de fumée, et prise ainsi, entre l’encens de la louange et le parfum de la pipe culottée, la dame de comptoir a besoin de toute la solidité de ses principes et de son tempérament pour ne pas  perdre la tête.

Lorsqu’il a parcouru d’un regard indifférent les journaux, que chacun s’empresse de lui céder, le tyran absorbe mélancoliquement le petit verre d’eau-de-vie qu’on ne manque jamais de lui servir avant qu’il se livre à l’exercice salutaire du billard ; car le jeu de billards est sa vie, après avoir passé la première moitié de sa jeunesse dans l’étude de ses secrets, pratiqué sous les maîtres les plus habiles et appris à ses dépens l’art difficile au culte duquel il s’est voué. Victime du même et martyr du doublé, il a compris bientôt qu’une seule chance lui restait de sauver sa barque en péril, et, pilote expérimenté, saisissant la cadette en guise d’aviron, l’oeil fixé sur le règlement comme sur un phare radieux, il a courageusement tenu tête à l’orage. Aujourd’hui que le ciel est serein et la mer calme, il vogue à travers les récifs et les écueils sans nombre, évitant avec soin les pertes et les manques de touche, et se riant à la fois des destins et des effets contraires.

On l’a dit : il faut que le prêtre vive de l’autel. Le tyran d’estaminet a proclamé l’un des premiers cette loi immuable et malheureusement nécessaire : aussi ne doit-on pas lui savoir mauvais gré de faire servir le billard, qui est à la fois son autel et son trône, à la satisfaction de tous ses besoins, de tous ses désirs et de toutes ses fantaisies. Le billard est pour lui la corne d’abondance, chacune de ses blouses est un puits sans fond d’où découlent pour lui toutes sortes de douceurs infinies ; le billard lui tient lieu de pignon sur rue et d’inscriptions de rentes au grand-livre, c’est toute sa providence. Il déjeune du carambolage et dîne du coup de sept ; avec une bille blanche, il prend son café le matin, une bille rouge fournit à son repas du soir. C’est ainsi que vous voyez le tyran gagner successivement à ses différents partners les objets les plus hétérogènes :

Un roman de George Sand, dont il fera des fidibus pour allumer sa pipe après l’avoir lu, - une stalle d’Opéra, - une canne à pomme d’or, - une pipe d’écume montée en argent, - et surtout, chose essentielle, une queue d’honneur.

Cette queue est pour lui le plus glorieux des trophées : il l’oppose à ses adversaires, et la presse sur son coeur avec un égal transport ; c’est le seul être qu’il aime ici-bas et qui le comprenne, un véritable bijou qui tient de la verge d’Aaron et de la baguette magique des fées.

Au moyen de cette queue, il s’exempte de monter la garde, et brave impunément le préjugé de la chemise blanche : il se rend inviolable et sacré. Cette queue, c’est son porte-respect et son sauf-conduit ; elle remplace pour lui l’étoile de l’honneur, qu’il remplace lui-même assez volontiers par un oeillet rouge à sa boutonnière, au temps où les oeillets fleurissent ; en un mot, cette queue compose, avec sa pipe, toute la famille du tyran. Ce sont ses deux filles adoptives, c’est ainsi qu’il les appelle ; d’ailleurs il a pris soin de leur donner un nom, afin que nul ne pût élever un doute sur leur origine.

J’ai beaucoup connu autrefois un de ces artistes célèbres, tyran d’estaminet de naissance, qui avait hérité de son père du titre glorieux qu’il portait, et d’une queue d’honneur sans procédé, car le procédé est d’invention toute moderne : eh bien ! cet homme, illustre entre tous s’il n’avait eu la faiblesse de repousser les dominos et de mépriser l’impériale, avait de ses propres mains administré le sacrement du baptême à sa pipe. Blonde et dorée par le culot, comme si elle avait été taillée dans l’ambre le plus pur, elle se nommait Madeleine : une sorte de transpiration perlée qui filtrait incessamment en larmes brillantes à travers ses pores, lui avait valu ce doux nom, et jamais la belle pécheresse repentie ne versa plus de pleurs amers que n’en répandit cette pipe si bien nommée.

Chose bizarre, mais réelle, pourtant, le tyran d’estaminet possède rarement un nom de famille qui lui soit propre. Il semble toujours qu’il appartienne à cette grande famille des abandonnés, inventée par saint Vincent de Paul, comme dit Arnal, et il se nomme le plus souvent Léon, Ernest ou Alfred… Sur le déclin de ses jours, lorsque son oeil a perdu sa vivacité, ou, ce qui est plus commun, lorsqu’il ne trouve plus personne digne de lui tenir tête, lorsqu’il a gagné et dévoré plus de poules que ne le firent jamais tous les renards du bon La Fontaine, le tyran voit sa gloire décroître. Réduit à rester inactif, il utilise alors au profit des autres l’expérience qu’il a acquise. A temps perdu, il distribue des préceptes aux jeunes gens qui lui offrent en échange le partage du pain de gruau de la reconnaissance, et le pot de bière de l’admiration. Assis auprès du billard à sa place de prédilection, on peut le voir fumant avec philosophie l’une de ses nombreuses pipes qu’il culotte pour son agrément particulier, et aussi pour en faire cadeau à ses vieux amis, à ses partners d’autrefois, qui l’ont forcé de quitter la lice, et dont il se résigne à accepter de temps à autre quelques légers services monnayés, faibles compensations de l’argent qu’ils ne veulent plus se laisser gagner aujourd’hui.

Mais un beau jour on s’étonne de voir sa queue intrépide rester fixée aux rayons ; on s’agite, on s’inquiète, on chuchote, deux ou trois semaines s’écoulent sans qu’on entende parler de lui ; puis enfin un bruit sinistre circule parmi les joueurs désappointés : le tyran d’estaminet a été bloqué par la volonté d’en haut dans la grande blouse de l’éternité.

D’aucuns, des envieux, des méchants, prétendent que, parvenu à l’âge patriarcal de soixante-dix ans, il exhale le dernier souffle dans un état de virginité non moins complet que lorsqu’il triomphait d’une si brillante façon aux poules d’hiver. Cela est faux, et d’abord le tyran n’atteint presque jamais cet âge avancé. Arrivé à cette période de la vie où nous venons de le laisser, il se transforme, et s’il a disparu ainsi tout à coup, sans rien dire, c’est qui sent le besoin de chercher, loin des agitations de la gloire, une vie plus calme et plus paisible.

De deux choses l’une, ou il devient garçon de poule dans quelque estaminet retiré du quartier latin, et alors il ne veut pas que ses rivaux puissent jouir ouvertement de l’abjection dans laquelle il est tombé ; ou bien il se marie : la cambrure de sa taille, ses succès au jeu, l’achalandage qu’il a donné à l’établissement, ont fixé le coeur de quelque limonadière veuve et sensible, et comme après tout il faut finir par payer ses dettes et faire une fin, le tyran solde toutes ses consommations de jeunesse en tirant à vue sur la caisse de l’hymen. Une fois marié à l’estaminet, sa fortune marche avec rapidité, et au bout de quelques années, il vend son fonds, se retire du commerce, achète une maison entre cour et jardin dans une ville de quarante mille âmes, prend du ventre à l’exemple de madame son épouse, porte des anneaux d’or aux oreilles, des cols de chemise démesurés, et se cravate de blanc dans toutes les saisons. Il est dès le premier jour l’un des plus assidus habitués du café Thémis, où il cultive avec un égal succès le piquet voleur et le domino à quatre ; sa vie s’écoule ainsi paisiblement entre sa femme et sa goutte, deux maladies incurables qui le font beaucoup souffrir, et dont il ne cesse de se plaindre.

Telle est la vie du tyran d’estaminet, du type le plus vulgaire et le plus généralement connu sous ce nom ; mais ce n’est là qu’une des faces de ce caractère, la moins originale et la moins curieuse peut-être. Nous venons de voir un homme du monde civilisé, le tyran comme il faut, si je puis m’exprimer ainsi. Passons maintenant aux différentes variétés de cette nombreuse famille.

En province, l’estaminet varie suivant les localités. Dans le midi de la France, il existe à l’état d’excentricité incomprise. A Montpellier, Nîmes, Avignon et Marseille, on fume dans la plupart des cafés, et le jeu de billard est peu répandu ; aussi le tyran d’estaminet est-il un mythe parfaitement insaisissable. Dans l’ouest, mais surtout dans l’est et dans le nord, on le retrouve à chaque pas : l’estaminet est inhérent à la vie, c’est une sorte de maison commune, comme la mairie, l’église et le théâtre.

Un des caractères de l’estaminet en province, c’est qu’il conserve presque toujours une couleur politique plus ou moins prononcée, qui se reflète jusque dans le titre qu’il porte. Dans certaines villes l’enseigne est en quelque sorte la profession de foi de ceux qui le fréquentent.

L’Estaminet de la Paix est le rendez-vous habituel des clercs de notaires et d’avoués, des membres du barreau, des employés d’administration et des petits rentiers.

L’Estaminet du Commerce renferme derrière ses vitrages dépolis le haut négoce, la banque et le courtage.

L’Estaminet des Quatre-Nations est ouvert aux marins et aux voyageurs de toutes les parties du monde.

Le demi-espadon, le bancale et l’épée, l’épaulette d’argent, le pantalon garance et la corde à fourrage règnent en maîtres souverains à l’Estaminet de Mars. Là le tyran est un sous-lieutenant de cavalerie, beaucoup plus fort sur le maniement du sabre que sur la théorie du jeu de billard ; aussi toutes les parties sont-elles emportées par lui à la pointe de l’épée.

L’Estaminet d’Apollon est un véritable cénacle, une académie au petit pied, où l’on consomme beaucoup plus de feuilletons que de bavaroises, et où les méditations politiques et poétiques de M. de Lamartine obtiennent un égal succès.

Pour en finir, nous mentionnerons seulement :

L’Estaminet Polonais, où l’on conspire par souscription contre toute espèce de tyrans en général, et en particulier contre l’autocrate Nicolas ;

L’Estaminet du roi Henri, vendu à la branche aînée des Bourbons, où chaque coup de queue est un coup de pied donné à la révolution de 1830 ;

L’Estaminet de la Fronde, où, à l’aide d’une allégorie ingénieuse, on peut railler sans crainte la royauté nouvelle en fumant le tabac de la régie dans une pipe qui s’efforce de ressembler à une poire.

Ces différentes classifications appartiennent exclusivement à la province. A Paris, rien de tout cela n’existe : l’estaminet ne s’empreint que par exception de la physionomie de ses habitués.

Dans le quartier des écoles, entre le Pont-Neuf et le Panthéon, aux environs de la rue Saint-Jacques et de la place Sorbonne, l’estaminet est la terre conquise des étudiants de première et de quinzième année indistinctement ; pourtant le béret basque y domine. Là, tous les préjugés de costume sont battus en brèche, une mise décente n’est pas de rigueur, et Dieu seul sait le compte des inscriptions et des examens que la blouse du billard y engloutit chaque année.

Mais le plus intéressant de tous, sans contredit, celui qui mérite de fixer l’attention du moraliste et du philosophe, bien plus encore que du peintre de moeurs et du caricaturiste mordant, c’est l’estaminet clandestin, bouge infect qui se cache comme une lèpre hideuse au fond des plus sinistres carrefours de la Cité.

Minuit est sonné depuis longtemps, le vent et la pluie balayent au loin les rues désertes. Écoutez : à travers les contrevents mal joints de cette maison de lugubre apparence, n’entendez-vous pas des bruits confus ; les éclats de voix, le tumulte des blasphèmes, des rires et des coups, n’arrivent-ils pas jusqu’à votre oreille ? Vous frissonnez ! C’est un coupe-gorge que cette maison ! dites-vous. Eh ! mon Dieu, non, c’est un estaminet. Entrons. Nous avons eu beaucoup de peine à pénétrer dans la première salle, où se tient un homme à moitié endormi, salle basse et enfumée, péristyle qui nous prépare merveilleusement à toute l’étrangeté des mystères qui s’accomplissent dans le temple. Enfin nous sommes admis. Deux quinquets gras et fumants éclairent cette pièce, autour de laquelle sont rangées des tables de bois, dont la couleur primitive a disparu sous le coude obstiné des joueurs. Un billard usé, râpé, ciré, occupe le milieu de l’appartement. Dans un coin, le plus reculé de la porte d’entrée, une dizaine d’hommes sont groupés autour d’une chandelle larmoyeuse, qui pleure des larmes de suif sur un tapis de serge verte. Ces hommes sont les habitués de l’estaminet, les tire-laine et les coupeurs de bourses du dix-neuvième siècle. Celui-là, que vous voyez assis sur un coin de table, l’air fier, la lèvre insolente, et la pipe au chapeau, c’est un Lacenaire en disponibilité : il ne dit pas un mot, il songe au jeu, soyez-en sûr. Il a dans sa poche quelque écu rogné peut-être, mais certainement volé, venu Dieu sait comment ! et destiné à partir aussi promptement qu’il est venu. Et puis, si vous alliez au fond de son gousset, si vous cherchiez bien dans les plis de la cravate, qui se roule en corde sous son menton, vous trouveriez aussi, je suppose, des dès venus au monde pour la stupéfaction des novices, ou tout au moins un jeu de cartes biseautées caché dans la coiffe de son feutre insolent. Dans cette tourbe, dont il est le chef, et qui tremble sous son regard, vous reconnaîtrez toutes les empreintes du vice, toutes les effigies de la débauche. Celui-ci vient du bagne, celui-là est le commensal habituel d’une beauté peu farouche de la rue Pierre-Lescot ; le troisième est un banquier de biribi, et ainsi des autres. Quelques-uns seulement représentent la loi, mais la loi honteuse, la loi qui se cache, et qui a peur, car si la loi était reconnue, on lui ferait un mauvais parti… ou la tuerait.

Mais arrêtons-nous, notre mission touche à sa fin. Nous avons raconté toutes les transformations que subit le tyran d’estaminet selon qu’il monte ou qu’il descend les degrés de l’échelle sociale.

N’y a-t-il pas de quoi trembler pour l’avenir, quand on songe que cet homme que nous venons de voir avait peut-être en lui l’étoffe d’un conquérant ou d’un artiste, qu’il a usé son énergie dans l’oisiveté de la taverne, qu’il pouvait choisir pour modèle Michel-Ange, César ou Luther, et qu’il a préféré Balochard ?

Charles ROUGET.


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