ROUFF, Marcel (1877-1936) : Brillat-Savarin mort à Paris le 1er février 1826 (1926).

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Texte établi sur un exemplaire (Bm Lisieux : Deville br 1121) du Mercure de France. N°663 - T. CLXXXV, 1er février 1926.
 

BRILLAT-SAVARIN
MORT A PARIS LE 1er FÉVRIER 1826
Par
Marcel ROUFF

~ * ~

Au mois de janvier 1826, le Président de la Cour de Cassation avertit le Conseiller Brillat-Savarin qu'en haut lieu, on s'étonnait de ne jamais le voir à la cérémonie expiatoire de la basilique de Saint-Denis, le jour anniversaire de la décollation de Louis XVI.

Il n'y avait pourtant dans l'abstention du magistrat aucune pensée politique. Il servait de son mieux, avec une hauteur de conscience, une intégrité, et une humanité aussi, auxquelles ses collègues, sans exception, rendaient hommage, la monarchie restaurée, dans la charge qui lui avait été confiée, jadis, par le Premier Consul. Au surplus, issu de petite aristocratie provinciale, du seigneur de Pugieu, procureur du roi, il avait siégé à la Constituante comme député de Belley ; plus tard il avait dû fuir à pied jusqu'en Suisse sous les rafales de la Terreur il avait alors connu l'amertume des jours d'émigration aux Etats-Unis, subsistant médiocrement d'un emploi de premier violon au théâtre de New-York et de leçons de français. Encore tout animé du drame révolutionnaire, il s'était retrouvé, un jour, attaché à l'état-major d'Augereau ; puis, du poste où il avait été appelé en fin de compte à la Cour de Cassation, il avait vu défiler le drame épique de l'Empire, de la Restauration, des Cent jours. C'est dire que Brillat-Savarin avait connu assez de traverses, de régimes, d'hommes, d'occurrences, de contingences, et, comme dit Rabelais, de choses fortuites pour avoir puisé dans ces vicissitudes un certain détachement sceptique et une certaine propension à ne pas s'attarder aux obligations conventionnelles.

D'ailleurs il avait donné d'autre part assez de preuves de son indépendance d'esprit pour se permettre de céder, à l'occasion de cette séance du 21 janvier, aux suggestions de son Président. Par exempte, il n'avait pas hésité à braver, jadis, Bonaparte lui-même siégeant comme juge au procès du général Moreau, il avait courageusement – c'est Chateaubriand qui nous l'apprend dans les Mémoires d’outre-tombe – favorisé, à la demande de sa cousine, Mme Récamier, l'entrée du tribunal à la femme de l'accusé. Et pourtant le maître d'alors ne prisait guère ces velléités d'Indépendance.

Ayant traversé ces tempêtes et osé affronter les ressentiments de Napoléon, il avait pu sans veulerie apposer négligemment, à quelques jours de distance, sa signature sur l'adresse au roi, sur l'adresse à l'empereur, retour de l'île d'Elbe, puis, de nouveau, sur le souhait de bienvenue au souverain retour-de Gand.

II avait en plus, en cet an de grâce 1826, une bonne raison, une raison péremptoire pour tenir compte de l'avertissement qu'il recevait : il se savait malade à mort. Quelques jours avant d'être invité impérativement à commémorer l'exécution du Bourbon, il écrivait à un de ses parents qu'il se sentait « en assez mauvais charroi, car j'ai, ajoutait-il, sur les yeux une fluxion qui ne veut pas s'en aller et sur la poitrine un rhume qui me secoue comme un tremblement de terre et me fait quelquefois cracher du sang ». Les épicuriens ont toujours eu une tendance à mépriser la mort et à aimer mourir… pour rien, par bravade. BriIIat-Savarin ne manqua pas à cette règle pétronienne : Nous avons su vivre, nous saurons mourir…  Il se rendit donc à la messe commémorative. Dix jours plus tard, il n'était plus.

Dans la Physiologie du goût, parue quelques semaines avant qu’il ne disparût, lui-même avait, aux dernières pages, en deux strophes de poésie médiocre, mais de sentiment profond, prévu et décrit sa fin :

Dans tous mes sens, hélas, faiblit la vie :
Mon œil est terne et mon corps sans chaleur.
Louise est en pleurs et cette  tendre amie,
En frémissant met la main sur mon cœur.
Des visiteurs la troupe fugitive
A pris congé pour ne plus revenir ;
Le docteur part et le pasteur arrive :
Je vais mourir.

Je veux prier, ma tête s'y refuse,
Je veux parler, je ne puis m'exprimer,
Un tintement m'inquiète et m'abuse ;
Je ne sais quoi me parait voltiger.
Je ne vois plus. Ma poitrine oppressée
Va s'épuiser pour former un soupir :
Il errera sur ma bouche glacée…
Je vais mourir.

Ces deux strophes devaient primitivement prendre place dans la Méditation XXVI de la Physiologie que le philosophe gourmand avait consacrée à la mort, au milieu de plus grasses et de plus plaisantes il attestait ainsi sa parfaite liberté à l'égard des biens qu'il avait le plus ardemment chantés, ayant éprouvé que, comme les roses de l’Ecriture, les plaisirs terrestres, fussent-ils de la plus noble essence, on toujours un arrière-goût de cendre. Mais, qui douterait que cet aimable voluptueux ait compté la mort au nombre des voluptés n'aurait qu'à relire l’anecdote mélancolique qu'il a bien eu soin de ne pas oublier dans cette capitale Méditation XXVI : veillant l'agonie d'une tante presque centenaire, il ne manqua pas, naturellement, de lui proposer un verre de son meilleur vin vieux. Elle était de la famine et nous allons voir que le goût d’Anthelme pour les choses de la table n'y était pas une exception. Elle accepta. En échange de cette ultime jouissance que lui offrait son neveu, elle résolut de lui léguer un bon avis et lui dit, levant sur lui des yeux pleins de reconnaissance « Grand merci de ce dernier service ; si jamais tu viens à mon âge, tu verras que la mort devient un besoin tout comme le sommeil. »

D'ailleurs, on avait accoutumé de trépasser héroïquement parmi les siens. Sa sœur, Pierrette, s'en était allée en beauté. Agée de 99 ans et 11 mois, elle soupait comme on savait souper chez les Savarin, dans son lit. Par la porte ouverte, elle cria à la servante « Je sens que je vais passer, apportez-moi vite le dessert ! » Et elle retomba morte sur l'oreiller.

Donc, le 1er février 1826, Brillat-Savarin mourut. On lui fit de dignes funérailles ; on lui consacra quelques souvenirs bien dus au magistrat exemplaire, à l'homme aimable, de bonne compagnie, expert en l'art de la chère, qu'il avait été, à l'auteur d'un livre dont on commençait à parler quelque peu, bien que, faute d'éditeur, il eût été obligé de le publier à ses frais. Mais qui se serait douté alors qu'un grand écrivain venait de disparaître ? Et n'accusons pas ses contemporains d'injustice. Un siècle a passé depuis que s'éteignit le grand Bugiste. Peu de gens encore comprennent la valeur exacte de la Physiologie du goût. Pour les uns, l'écrivain demeure une sorte de joyeux drille, si ce n'est un joyeux goinfre. Pour les autres, il tient du cuisinier et du traiteur. D'autres enfin, curieux de formules succulentes ou inédites, se précipitent sur son œuvre célèbre comme sur un livre de recettes, alors qu'elle n'en contient  que trois : l'omelette au thon, le faisan à la Sainte-Alliance et la fondue. Presque personne encore ne s'est avisé de la place que Brillat-Savarin tient dans les lettres.

Indiquons tout de suite son apport personnel et nouveau. Il a introduit dans la littérature pure une passion, un élément qui en avait disparu depuis la Renaissance : le raffinement épicurien. Il a démontré comment et dans quelle mesure il était générateur de sentiments et d'actions, il a marqué en traits définitifs la place qu'il occupe dans notre vie affective. Ce qu'il y a au fond de cette théorie de l'hédonisme qui, sous la plume de Brillat-Savarin, a enrichi la matière littéraire, le romantisme souriant auquel elle aboutit, nous le verrons plus loin.

Qu’il ait été un épicurien, un amateur de vie large, de tables somptueuses, un connaisseur exceptionnel en matière épulaire, aucun doute - encore que quelques-uns appartenant à la race des démolisseurs de gloires établies - dont Carême - se soient plu à lui contester même la compétence gourmande. Haussons les épaules. Il n'y a qu'à à regarder sa maison natale, à visiter son petit domaine de Vieu en Valromey pour être convaincu que ces puissantes maisons familiales, qui plongent leurs assises dans la terre du monde où l'on cuisine le mieux, ne pouvaient être l'abri que d'une gastronomie raffinée. Il n'y a qu'à contempler le buste de Vermare, la sensualité de ces traits d'ailleurs fins et distingués, la ligne voluptueuse de la bouche, le gonflement des narines frémissante ! pour être certain de l'éminente compétence du gourmet et de la légitimité de sa renommée.

Mais suivons Brillat-Savarin en quelques-unes des étapes de sa vie mouvementée. Il ne restera aucun doute à quiconque sur sa vocation. Voici 1793. Le maire de Belley est dans une situation qui n'eût pas incité une âme vulgaire aux plaisirs de la table. Chevauchant sa bonne bête qu'il a appelée - remarquez bien ce nom - la Joie, il court le Jura pour joindre à Dôle le conventionnel en mission Prost. Seul, il peut lui donner le sauf-conduit qui l'empêchera « d'aller en prison et probablement ensuite à l'échafaud ». Le danger est pressant. Mais... à Mont-sous-Vaudrey, il tombe sur quelques bons compagnons groupés autour d'un feu vif au-dessus duquel tourne une broche de cailles, de perdrix et « de ces petits râles à pieds verts qui sont toujours si gras ». Qu'est-ce que la guillotine en face d'un tel régal ? il s'arrête et déguste.

Voici 1794. Le sauf-conduit n'a pas été inutile. Brillat-Savarin a dû, à pied, au prix de mille difficultés, passer en Suisse. Il y retrouve M. de Rostaing. La situation des deux proscrits n'a rien de réjouissant. Mais, écrit notre auteur, « quels bons diners nous faisions en ce temps à Lausanne au Lion d’Argent » Il faut avouer qu'un goût qui engendre un tel moral devient une vertu.

L'exil ne faisait que commencer. Il devait conduire l'ancien constituant jusqu'aux Etats-Unis. Pour vivre, il s'éreinte en leçons de français, il s'improvise premier violon, nous l'avons vu. Les distractions sont rares, une partie de chasse de temps à autre. « Mais un autre coq d'Inde venant aussitôt se lever à la portée de mon fusil, je le tirai et, de ce coup, il tomba mort à terre. Il était beau, gras, lourd et d'une très bonne mine. Je pensai que convenablement farci d'oignon, d'ail, de champignons et d'anchois, il devait être un morceau délicieux. »

La tempête s'est éloignée. Brillat-Savarin, rentre en France, comprend qu'une ère est ouverte où il n'y a d'avenir qu'à l'armée. Et le voici attaché à l'état-major d'Augereau, où sa haute taille et son aspect « colonel » ne sont pas déplacés. Il devait déjà être renommé comme amateur de plaisirs épulaires et connaisseur de bonne chère, puisqu'on lui confie immédiatement le ravitaillement du mess des officiers. On n'eut pas tort :

« Nous étions alors à Onembourg, et on sa plaignait à l'état-major de ce que nous ne mangions ni gibier ni poisson. Cette plainte était fondée, car c'est une maxime de droit public que les vainqueurs doivent faire bonne chère aux dépens des vaincus. Aussi, le jour même, j'écrivis au conservateur des forêts, une lettre fort polie, pour lui indiquer le mal et lui prescrire le remède.

Le conservateur était un vieux reître, grand, sec et noir, qui ne pouvait pas nous souffrir et qui, sans doute, ne nous traitait pas bien, de peur que nous ne prissions racine dans son territoire.

Sa réponse fut donc à peu près négative et pleine d'évasions : les gardes s'étaient enfuis, de peur de nos soldats ; les pécheurs ne gardaient plus de subordination, les eaux étaient grosses, etc.

A de si bonnes raisons, je ne répliquai pas, mais je lui envoyai dix grenadiers pour les loger et nourrir à discrétion jusqu'à nouvel ordre.

Le topique fit effet le surlendemain, de grand matin, il nous arrive un chariot bien et richement chargé. Les gardes étaient sans doute revenus, les pécheurs soumis, car on nous apportait en gibier et en poisson de quoi nous régaler pour plus d'une semaine ; chevreuils, bécasses, carpes, brochets. C'était une bénédiction.

A la réception de cette offrande expiatoire, je délivrai de ses hôtes le conservateur malencontreux. Il vint nous voir je lui fis entendre raison, et pendant le reste de notre séjour dans ce pays, nous n'eûmes qu'à nous louer de ses bons procédés. »

Nous ne nous donnons pas ici le ridicule de démontrer une vérité évidente, à savoir « que Brillat-Savarin fut un subtil gourmet, un profond connaisseur des voluptés de la table, un magnifique ordonnateur de raffinements culinaires ». S'il ne s'agissait pas de documents qui n'ont encore pas trop traîné et où l'on saisit à ses débuts le goût pour la fine dégustation de cet homme, qui ne devait l'affirmer en littérature que quelques semaines avant sa mort, nous n'aurions peut-être même pas insisté sur l'illustrissime gourmandise de l'ex-maire de Belley.

C'est volontairement, avec intention, que nous nous sommes abstenus de décerner à Brillat-Savarin le titre de « gastronome » que la postérité accote, obstinément son nom. Réservons-le à Grimod de la Reynière qui, lui, ne s'est occupé que de nourriture à l'exclusion de toute autre chose. Est « gastronome » celui qui a consacré toute son existence aux choses de la table, comme est « agronome » celui qui a consacré sa vie à l'agriculture. Ce n'est nullement le cas de Brillat-Savarin. Au cours de sa vie agitée, tour à tour homme politique, administrateur, premier violon, professeur de français, militaire, magistrat, il a rempli, et toujours avec une conscience et une activité dont nous avons des preuves, des fonctions qui ne lui permirent de s'occuper de la table qu'accessoirement. Et pourtant, c'est ce « violon d'Ingres » qui l'a rendu célèbre et lui a conféré l'Immortalité ! Oui, son « violon d'Ingres ! » Car, en somme, jusqu'à ce qu'il eût publié la Physiologie du goût (1826) et ce fut son chant du cygne Brillat-Savarin était tout simplement un aimable homme qui mettait avec ardeur en action le XXe des aphorismes qu'il méditait déjà « Convier quelqu'un, c'est se charger de son bonheur pendant tout le temps qu'il est sous votre toit. »

Ah oui ! sa maison était bonne. Non qu'on y fit quotidiennement une chère magnifique. Quand il mangeait seul, il satisfaisait son robuste et inépuisable appétit, avec un repas régulièrement frugal et qui prouvait bien que la nourriture était loin d'être sa préoccupation constante. Mais quand il recevait dans son appartement de la rue Richelieu, quand il attendait M. Pasquier dont il fréquentait le salon, ou M. Chazal, ou Villemain ou Corvisart ou Favart de Langlade ou Hanrion de Pansey ou l'hôtesse charmante chez qui, un soir de l'hiver 1808, après dîner, il offrit le spectacle d'un conseiller à la Cour de Cassation jouant du violon pour faire danser les jeunes filles, accompagné au piano par l'abbé de Bombelles, récemment nommé évêque d'Amiens ! Ces jours-là, il tenait longuement conférence avec Laplanche, son maître-queux. Il faisait à l'avance venir des denrées de choix, inventait quelque recette ou recherchait les plus précieuses qu'il eût collectées au cours de sa vie. Il choisissait les fruits et les ratafias, ne négligeait rien des moindres détails, s'ingéniait à accommoder le repas suivant les goûts, les caractères et la qualité de ses convives.

Ce qu'était une réception chez Brillat-Savarin, nous le savons par ce que lui-même en a décrit une dans la Méditation XXIX. Vous allez voir comment il concevait l'ordonnance de ce plaisir complexe et que les joies artistiques et intellectuelles de la vie de société la plus subtile s'y fondaient harmonieusement avec les exaltations de la table ! Puisse le passage que nous allons citer décourager tous les amphitryons à la manque d'aujourd'hui et leur enseigner qu'un noble repas ne s'organise pas seulement à coups de billets de banque :

« Le premier travail de Borose eut lieu avec son cuisinier et eut pour but de lui montrer ses fonctions sous leur véritable point de vue.

Il lui dit qu'un cuisinier habile, qui pouvait être un savant par la théorie, l'était toujours par la pratiique ; que la nature de ses fonctions le plaçait entre le chimiste et le physicien il alla même jusqu'à lui dire que le cuisinier, chargé de l'entretien du mécanisme animal, était au-dessus du pharmacien dont l'utilité n'est qu'occasionnelle.

Il ajoutait, avec un docteur aussi spirituel que savant, « que le cuisinier a dû approfondir l'art de modifier les aliments par l'action du feu, art inconnu aux anciens. Cet art exige de nos jours des études et des combinaisons savantes. Il faut avoir réfléchi longtemps sur les productions du globe pour employer avec habileté les assaisonnements, et déguiser l'amertume de certains mets, pour en rendre d'autres plus savoureux, pour mettre en œuvre les meilleurs ingrédients. Le cuisinier européen est celui qui brille surtout dans l'art d'opérer ces merveilleux mélanges ».

L'allocution fit son effet, et le chef, bien pénétré de son importance, se tint toujours à la hauteur de sou emploi.

Un peu de temps, de réflexion et d'expérience, apprirent bientôt à M. de Borose que le nombre des mets étant à peu près fixé par l'usage, un bon dîner n'est pas plus cher qu'un mauvais qu'il n'en coûte pas cinq cents francs de plus par an pour ne boire jamais que de très bon vin et que tout dépend de la volonté du maître, de l'ordre qu'il met dans sa maison et du mouvement qu'il imprime a tous ceux dont il paie les services.

A partir de ces points fondamentaux, les dîners de Borose prirent un aspect classique et solennel : la renommée en célébra les délices ou se fit une gloire d'y avoir été appelé et tels en vantèrent les charmes qui n'y avaient jamais paru.

Il n'engageait jamais ces soi-disant gastronomes qui ne sont que des gloutons, dont le ventre est un abîme, et qui mangent partout, de tout et tout. Il trouvait à souhait, parmi ses amis, dans les trois premières catégories, des convives aimables qui, savourant avec une attention vraiment philosophique, et donnant à cette étude tout le temps qu'elle exige, n'oubliaient jamais qu'il est un instant où la raison dit à l'appétit : Non procedes amplius (tu n'iras pas plus loin).

Il lui arrivait souvent que des marchands de comestibles lui apportaient des morceaux de haute distinction, et qu'ils préféraient les lui vendre à un prix modéré, par la certitude où ils étaient que ces mets seraient consommés avec calme et réflexion, qu'il en serait bruit dans la société, et que la réputation de leurs magasins s'en accroîtrait d'autant.

Le nombre des convives chez M. de Borose excédait rarement neuf, et les mets n'étaient pas très nombreux mais l'insistance du maître et son goût exquis avaient fini par les rendre parfaits. La table présentait en tout temps ce que la saison pouvait offrir de meilleur, soit par la rareté, soit par la primeur ; et le service se faisait avec tant de soin qu'il ne laissait rien à désirer. La conversation pendant le repas était toujours générale, gaie et souvent instructive ; cette dernière qualité était due à une précaution très particulière que prenait Borose.

Chaque semaine, un savant distingué, mais pauvre, auquel il faisait une pension, descendait de son septième étage, et lui remettait une série d'objets propres à être discutés à table. L'amphytrion avait soin de le mettre en avant quand les propos du jour commençaient à s'user, ce qui ranimait la conversation et raccourcissait d'autant les discussions politiques, qui troublent également l'ingestion et la digestion.

Deux fois par semaine, il invitait des dames ; et il avait soin d'arranger les choses de manière que chacune trouvait, parmi les convives, un cavalier qui s'occupait uniquement d'elle. Cette précaution jetait beaucoup d'agrément dans sa société car la prude même la plus sévère est humiliée quand elle reste inaperçue. A ces jours seulement un modeste écarté était permis ; les autres jours, on n'admettait que le piquet et le whist ; jeux graves, réfléchis, et qui indiquent une éducation soignée. Mais le plus souvent, ses soirées se passaient dans une aimable causerie, entremêlée de quelques romances que Borose accompagnait avec ce talent que nous avons déjà indiqué, ce qui lui attirait des applaudissements auxquels il était loin d'être insensible.

Le premier lundi de chaque mois, le curé de Borose venait dîner chez son paroissien ; il était sûr d'y être accueilli avec toutes sortes d'égards. La conversation ce jour-là, s'arrêtait sur un ton un peu plus sérieux, mais qui n'excluait cependant pas une innocente plaisanterie. Le cher pasteur ne se refusait pas aux charmes de cette réunion, et il se surprenait quelquefois à désirer que chaque mois eût quatre premiers lundis.

C'est au même jour que la jeune Hermine sortait de la maison de Mme Migneron, où elle était en pension : cette dame accompagnait le plus souvent sa pupille. Celle-ci annonçait, à chaque visite, une grâce nouvelle, elle adorait son père, et quand il la bénissait en déposant un baiser sur son front incliné, nuls êtres au monde n'étaient plus heureux qu'eux.

Borose se donnait des soins continuels pour que la dépense qu'il faisait pour sa table pût tourner au profit de la morale. Il ne donnait sa confiance qu'aux fournisseurs qui se faisaient connaître par leur loyauté dans la qualité des choses et leur modération dans les prix ; il les prônait et les aidait au besoin, car il avait encore coutume de dire que les gens trop pressés de faire leur fortune sont souvent peu délicats sur le choix des moyens.

Son marchand de vin s'enrichit assez promptement parce qu'il fut proclamé sans mélange, qualité déjà rare même chez les Athéniens du temps de Périclès, et qui n'est pas commune au XIXe siècle.

On croit que c'est lui qui, par ses conseils, dirigea la conduite d'Hurbain, restaurateur au Palais-Royal ; Hurbain chez qui l'on trouve, pour deux francs, un dîner qu'on paierait ailleurs plus du double, et qui marche à la fortune par une route d'autant plus sûre que la foule croît chez lui en raison directe de la modération de ses prix.

Les mets enlevés de dessus la table du gastronome n'étaient point livrés à la discrétion des domestiques, amplement dédommagés d'ailleurs ; tout ce qui conservait une belle apparence avait une destination indiquée par le maître. »

Le vin surtout, quand il traitait des amis, avait tous les soins de Brillat-Savarin. Ce vin, il le cultivait lui-même dans sa petite terre du Bugey, dont nous allons bientôt parler. Et parmi toutes ses vignes, c'était le clos de Côte Grêle qui avait toutes ses faveurs et qu'il réservait à ses hôtes. Le vin en était clair et parfumé. Il exigeait que ses convives le humassent, le flairassent, le considérassent longuement et ne le bussent qu'avec des marques d'une satisfaction profonde et sincère. Chaque année, un voiturier spécial de la commune de Ceyzérieu, appelé Angelot, et qui avait gardé l'habitude de voyager, couvert de la blache, manteau fabriqué avec une herbe de marais fort longue et fort épaisse, chaque année ce voiturier se mettait en route pour Paris à pied, voyageant à petites journées, de peur de fatiguer le vin. Suivant les ordres du maître, il s'arrêtait aux meilleures auberges. Il remettait sa précieuse charge en parfait état au Conseiller qui, ensuite, en prenait soin lui-même et la servait dévotement à ses invités de choix. Il ne servait pas qu'elle seule. Il avait une cave bien garnie et.de Bordeaux et de Bourgogne, car il était de ceux qui ne jugent pas utile de prendre parti entre deux choses excellentes. Comme une dame lui demandait un jour quel était de ces deux vignobles celui qu'il préférait : - Ah ! Madame, répondit-il, c'est un procès que j'ai tant de plaisir à instruire que je remets de huitaine en huitaine le prononcé du jugement.

Mais c'était surtout dans sa terre du Valromey, à Vieu, qu'il aimait à recevoir ses intimes. Car cet homme qui a aimé les femmes, la musique, les belles choses, a, plus que tout autre plaisir, goûté les joies de l'amitié. Elles ont constitué les plus profondes et les plus délicieuses voluptés de sa vie ce sont elles peut-être qui l'ont conduit à la gourmandise. On peut supposer que ce grand gourmet a préféré, à la joie de manger lui-même, celle de faire manger les autres. Quelle allégorie pour un panneau d'école culinaire, que la Gourmandise conduisant son heureuse victime vers l'Altruisme ! Et plus profonde qu'on ne pense quand il s'agit de vrais artistes de la table, quand il s'agit de Brillat-Savarin en particulier.

C'est le désir de bien traiter quelques vieux camarades de sa jeunesse, comme il disait, « d'assurer leur bonheur », qui lui a inspiré les raffinements suprêmes de la table et qui l'a rendu célèbre. Il est arrivé au gourmettisme par le cœur, par le besoin de faire plaisir, par son goût de l'intimité affectueuse, de la liberté, de l'abandon d'esprit, des souvenirs.

Lisez cette Méditation XIV qui a pour titre « Du plaisir de la table », vous y découvrirez la métaphysique, pour ainsi dire, de la conception de Brillat-Savarin.

« ORIGINE DU PLAISIR DE LA TABLE. – Les repas, dans le sens que nous donnons à ce mot, ont commencé avec le second âge de l'espèce humaine, c'est-à-dire au moment où elle a cessé de se nourrir de fruits. Les apprêts et la distribution des viandes ont nécessité le rassemblement de la famille, les chefs distribuant à leurs enfants le produit de leur chasse, et les enfants adultes rendant ensuite le même service à leurs parents vieillis.

Ces réunions, bornées d'abord aux relations les plus proches, se sont étendues peu à peu à celles de voisinage et d'amitié.

Plus tard, et quand le genre humain se fut étendu, le voyageur fatigué vint s'asseoir à ces repas primitifs, raconta ce qui se passait dans les contrées lointaines. Ainsi naquit l'hospitalité, avec ses droits sacrés chez tous les peuples ; car il n'en est aucun, si féroce qu'il fût, qui ne se fit un devoir de respecter les jours de celui avec qui il avait consenti de partager le pain et le sel.

C'est pendant le repas que durent naître ou se perfectionner les langues, soit parce que c'était une occasion de rassemblement toujours renaissante, soit parce que le loisir qui accompagne et suit le repas dispose naturellement à la confiance et à la loquacité.

DIFFÉRENCE ENTRE LE PLAISIR DE MANGER ET LE PLAISIR DE LA TABLE. - Tels durent être, par la nature des choses, les éléments du plaisir de la table, qu'il faut bien distinguer du plaisir de manger, qui est son antécédent nécessaire.

Le plaisir de manger est la sensation actuelle et directe d'un besoin qui se satisfait.

Le plaisir de la table est la sensation réfléchie qui naît des diverses circonstances de faits, de lieux, de choses et de personnes qui accompagnent le repas.

Le plaisir de manger nous est commun avec les animaux il ne suppose que la faim et ce qu'il faut pour la satisfaire.

Le plaisir de ta table est particulier à l'espèce humaine il suppose des soins .antécédents pour les apprêts du repas, pour ile choix du lieu et le rassemblement des convives.

Le plaisir de manger exige, sinon la faim, au moins de l'appétit le plaisir de la table est le plus souvent indépendant de l'un et de l'autre.

Ces deux états peuvent toujours s'observer dans nos festins.

Au premier service, et en commençant la session, chacun mange avidement, sans, parler, sans faire attention à ce qui peut être dit et quel que soit le rang qu'on occupe dans la société, on oublie tout pour n'être qu'un ouvrier de la grande manufacture. Mais, quand le besoin commence à être satisfait, la réflexion naît, la conversation s'engage, un autre ordre de choses commence et celui qui, jusque-là, n'était que consommateur, devient convive plus ou moins aimable, suivant que le maître de toutes choses lui en a dispensé lesmoyens.

EFFETS. -  Le plaisir de la table ne comporte ni ravissements, ni extases, ni transports, mais il gagne en durée ce qu'il perd en intensité, et se distingue surtout par le privilège particuiler dont il jouit de nous disposer .à tous .les autres, ou 'du. moins de nous consoler de leur perte. j;.

Effectivement, à la suite d'un repas bien entendu, le corps et l'âme jouissent d'un bien-être particulier.

Au physique, en même temps que le cerveau se rafraîchit, la physionomie s'épanouit, le coloris s'élève, les yeux brillent, une douce chaleur se répand dans tous les membres.

Au moral, l'esprit s'aiguise, l'imagination s'échauffe, les bons mots naissent et circulent ; et si La Fare et Saint-Aulaire vont à la postérité avec la réputation d'auteurs spirituels, ils le doivent surtout à ce qu'ils furent des convives aimables.

D'ailleurs, on trouve souvent rassemblés autour de la même table toutes tles modifications que l'extrême sociabilité a introduites parmi nous : l'amour, l'amitié, les affaires, les spéculations, la puissance, les sollicitations, le protectorat, l'ambition, l'intrigue ; voilà pourquoi le conviviat touche à tout ; voilà pourquoi il produit des fruits de toutes les saveurs. »

Rien ne ressemble moins à la goinfrerie, à la  basse gourmandise, à l'épicurisme matérialiste tel que l'entendent trop de faux gastronomes qui, pour avoir été flétris par le Maître, n'en ont pas moins continué à pulluler, que cette philosophie douce, aimable, indulgente et surtout éclairée. Remarquez qu'elle fait dépendre les jouissances de la dégustation d'une psychologie très avertie et qu'elle les calcule en vue de certains et supérieurs effets. Rien ici de Lucullus « qui dîne chez Lucullus ». Jamais Brillat-Savarin ne s’occupe du repas solitaire, de celui auquel le condamne à l'ordinaire sa vie de vieux garçon et qu'il fait accommoder, nous l'avons vu, avec une simplicité qui aurait bien surpris ses contemporains et qui surprendrait encore plus la postérité. Sans doute exigeait-il encore que les plats sans éclat qu'on lui portait fussent impeccablement prépares, mais « le repas », pour lui, c'est le repas pris en société d’amis choisis.

D'ailleurs, on sera mieux éclairé encore sur ce que Brillat-Savarin appelait les plaisirs de la table, si l'on relit quelques autres passages, qu'il n'est pas inutile de remettre sous les yeux du public, qu'on a si souvent trompe avec sa pensée déformée

«  (MÉDITATION XIV. - Du plaisir de la table. Esquisse.). Mais dira peut-être le lecteur impatienté, comment donc doit être fait, en l'an de grâce 1825, un repas, pour réunir toutes les conditions qui procurent au suprême degré les plaisirs de la table ?

Je vais répondre à cette question. Recueillez-vous, lecteurs, et prêtez attention c'est Gasterea, c'est la plus jolie des muses qui m'inspire je serai plus clair qu'un oracle, et mes préceptes traverseront les siècles.

Que le nombre des convives n’excède pas douze, afin que la conversation puisse être constamment générale ;

Qu'ils, soient tellement choisis, que leurs occupations soient variées, leurs goûts analogues, et avec de tels points de contact qu'on ne soit point obligé d’avoir recours à l'odieuse formalité des présentations ;

Que la salle à manger soit éclairée avec llxe, le couvert d'une propreté remarquable, et l'atmosphère à la température de treize a seize degrés au thermomètre de Réaumur ;

Que les hommes soient spirituels sans prétention et les femmes aimables sans être trop coquettes ;

Que les mets soient d'un choix exquis, mais en nombre resserré, et les vins de première qualité, chacun dans son degré ;

Que la progression, pour les premiers, soit des plus substantiels aux plus légers et pour les seconds, des plus lampants aux plus parfumés

Que le mouvement de consommation soit modéré, le dîner étant la dernière affaire de la journée et que les convives se tiennent comme des voyageurs qui doivent arriver ensemble au même but ;

Que le café soit brûlant, et les liqueurs spécialement de choix de maître ;

Que le salon qui doit recevoir les convives soit assez spacieux pour organiser une partie de jeu pour ceux qui ne peuvent pas s'en passer, et pour qu'il reste cependant assez d'espace pour les colloques post-méridiens ;

Que les convives soient retenus par les agréments de la société et ranimés par l'espoir que la soirée ne se passera pas sans quelque jouissance ultérieure ;

Que le thé ne soit pas trop chargé ; que les rôties soient artistement beurrées, et le ponche fait avec soin ;

Que la retraite ne commence pas avant onze heures, mais qu'à minuit tout le monde soit couché.

Si quelqu'un a assisté un repas réunissant toutes ces conditions, il peut se vanter d'avoir assisté à sa propre apothéose, et on aura d'autant moins de plaisir qu'un grand nombre d'entre elles auront été oubliées ou méconnues. »

Je défie les plus obstinés de ses détracteurs de découvrir autre chose dans ces lignes qu'une grande finesse d'intelligence, une grande délicatesse de sensibilité et une grande noblesse de cœur. D'ailleurs, écoutez un contemporain rendre hommage à son esprit, et un contemporain qui s'y connaissait. Dans l'article qu'il lui a consacré dans la Biographie universelle, de Michaud, Balzac dit du gourmet :

« Brillat-Savarin offrait une des rares exceptions à la règle qui destitue de toute haute faculté intellectuelle les gens de haute taille. Quoique sa stature presque colossale lui donnât en quelque sorte l'air du tambour major de la Cour de Cassation, il était  grand homme d'esprit et son ouvrage se recommande par des qualités littéraires peu communes. »

Et, puisqu'il en est besoin, puisqu'on a simplifié cette grande figure jusqu'à n'en faire - les plus indulgents - qu'un mangeur solide et difficile, choisissons dans sa vie deux anecdotes qui témoigneront que la qualité de l'âme n'était pas inférieure à la culture de l'esprit.

Brillat-Savarin eut une passion féminine, sa chienne de chasse : Ida. Elle ne le quittait jamais, on peut même dire qu'elle l'aidait à assimiler les dossiers, puisqu'il lui arriva d'en dévorer un. Or, dans ce dossier, devenu pâtée à chien, se trouvait précisément une pièce décisive qui établissait le bon droit d'un plaideur dont le Conseiller, dans son rapport, avait rejeté les prétentions. Conclusions qui avaient fait perdre son procès au demandeur. Le débouté vint trouver son juge et lui exprima son étonnement qu'il n'ait tenu aucun compte de cette pièce péremptoire. Brillat-Savarin réfléchit un instant, se rappela les conditions dans lesquelles avait disparu le document, avoua tout et remboursa à son visiteur non seulement la somme qu'il avait perdue, mais encore les frais auxquels il avait été condamne.

Si l'on s'obstine à ne voir en Brillat-Savarin qu'un gastronome - reprenons le mot courant quoique impropre - il faut constater que la gastronomie lui inspirait un sens de la justice, un courage moral et une grandeur d'âme qu'on trouve rarement chez de plus sobres et de plus détachés des biens de ce monde.

Quant à sa sensibilité, à la sûreté de son commerce, aux qualités intellectuelles qui inspiraient confiance à quiconque l'approchait. On admettra sans peine, je pense, que Mme Récamier, nature d'élite et de finesse, cœur tourmenté et délicat, ne devait avoir de goût que pour les hommes de même race. On ne contestera pas plus que, dans la société choisie, littéraire, artistique, politique où elle vivait, les confidents de la bonne trempe ne devaient guère lui manquer. Or, dans la circonstance la plus grave de sa vie, alors que, déchirée entre un amour illustre et qui pouvait l'approcher d'un trône et le respect, la vénération qu'elle éprouvait, en cette occasion, pour la conduite de son mari, alors qu’elle ne songeait plus qu'au suicide pour sortir de l’impasse, vers qui courut-elle ? Vers son cousin le Conseiller Brillat-Savarin. Et il trouva des accents tels - où, sinon dans son cœur ? - il usa d'une éloquence si chaude et si élevée que la divine éplorée sortit de chez lui, sauvée. Plus tard, bien des années plus tard, au seuil de la mort, il lui envoyait la Physiologie du goût avec cette dédicace charmante où il avouait avec quelle émotion il l'avait jadis arrachée à son destin et avec quelle secrète souffrance il avait reçu la confidence d'un amour qui n'était pas pour lui « Madame, recevez avec bonté et lisez avec Indigence l’ouvrage d'un vieillard. C'est le tribut d'une amitié qui date de votre enfance et, peut-être, l'hommage d'un sentiment plus tendre... que sais-je ? A mon âge, on n’ose plus interroger son cœur. »

Tel était l'homme. Mais revenons immédiatement à cette maison et à ce domaine de Vieu-en-Valromey qui furent toutes ses amours, au point qu'en 1819, ayant été retenu pendant l'automne à la Chambre des Vacations, il n'hésita pas à entreprendre, en plein hiver, un pénible voyage en chaise de poste pour ne pas être privé des deux mois paradisiaques qu'il avait accoutumé d'y vivre annuellement.

Ah ! comme il dut déranger, cet an de grâce, les habitudes des étranges créatures qui l'y attendaient. Autre genre que cette Pierrette que nous avons vu mourir héroïquement au seuil du centenariat, en commandant son dessert. Celle-ci était la luronne de la famille. Priée de chanter une romance, le jour de ses noces, elle s'exécuta, mais en choisit une si salée que sa mère, « la belle Aurore », sans se préoccuper de la présence de l'évêque de Belley, Mgr Cortois de Quincey, ou peut-être indignée de l’indécence de sa fille devant  le prince de l’Eglise, administra à celle-ci une magistrale paire de gifles.

Retenez bien ces deux noms : la Belle Aurore et Cortois de Quincey. Ils deviendront ceux de deux prodigieux pâtés que les habitués de Vieu ont eu la volupté de déguster et dont la tradition n’est pas perdue.

D’une essence bien différente étaient la Madon et la Padan, ses deux autres sœurs qui habitaient sa maison. Elles ne quittaient leur lit que le jour où leur frère arrivait. Pendant deux mois, elles gouvernaient son ménage et sa cuisine et se recouchaient le jour de son départ… pour dix mois.

Voici donc, après le courage devant la mort et la légèreté de main, un autre trait de la famille Brillat-Savarin : la fantaisie voluptueuse et nonchalante.

Dans cette maison du Valromey, Anthelme s'épanouissait. C'est que le plus profond sentiment qu'il ait eu au cœur - avec l'amitié et si proche d'elle qu’il est presque identique, - c'est l'amour passionné de sa terre natale. Personne comme lui n'a éprouvé cette espèce d'allégresse grave à respirer un air pour ainsi dire traditionnel, à marcher le long des chemins pierreux du vignoble, dans les pas incrustés par les brodequins paysans de ses morts lointains. Personne n'a savouré cette dilatation du cœur à se fondre dans une terre, dans un décor où l'essence de la personnalité vivante retrouve la substance et les regards des disparus. Personne comme lui n'a épuisé la joie de la fraternité de la race.  Ah ! son Bugey ! L'a-t-il aimé, avec ses montagnes souvent molles, parfois rudes, qui semblent, en face des blanches cimes souveraines qu'on découvre au loin, par les jours clairs, heureuses de leur médiocrité avec son Rhône, tantôt égaillé en vingt bras, tantôt concentré en un puissant et lent courant irrésistible avec ses vallées fraiches et grasses, ses vignes robustes et qui paraissent « de la famille » ; avec ses vieux châteaux mélancoliques et cossus ; ses saules et ses chênes ; ses maisons bien plantées ; ses paysans bruns et joviaux ; ses bourgs un peu sardes et un peu bourguignons !

Il l'a aimé, il l'a connu dans ses moindres pierres, ses moindres légendes, ses moindres coutumes, ses moindres histoires. Alors, pourquoi ne l'aurait-il pas aimé dans ce qui pousse, vit, vole, dans, sur, au-dessus de cette terre grasse, ou nage au fil des torrents vifs et froids ? Ces champignons parfumés, ces poissons et ces crustacés savoureux, ces légumes bien en chair, ces viandes succulentes, ces gibiers dodus, ces beurres et ces crèmes qui sentent bon, c'était le Bugey tout entier dans sa substance la plus précieuse. Et pourquoi, seul des Bugistes, ses frères, gourmands éperdus, amateurs impénitents des ripailles raffinées, n'eût-il pas fait passer dans une cuisine artistique et dans une table recherchée la finesse de son goût et l'émotion de son cœur ?

Ah! quelles heures ont sonné dans cette maison du Valromey pour les quelques vieux amis - dont le Baron Richerand et son propre frère, substitut à Belley, - que le Maître réunissait là, tous fines gueules, connaisseurs éprouvés en choses de la table et qui tous eussent pu être examinateurs aux éprouvettes gastronomiques dont il est parlé à la Méditation XIII ! Les braves, les bons Bugistes, les admirables représentants de ces vieux Français paillards et fins, libres et sentimentaux, spirituels et sérieux ! Tous, comme le maître de céans, sont grands et larges, bien chevelus, d'estomac sans défaillance et de tête solide. Ce n'est pas à eux qu'on en eut conté sur l'année d'un vin, sur la qualité d'un mets et, quoiqu'on s'aperçût à peine qu'ils mangeassent, tant ils mangeaient avec distinction, il ne leur suffisait pas de tremper les lèvres dans un petit verre ou de déguster quelques parcimonieuses bouchées. Il leur fallait des plats confortables et une ribambelle de bouteilles. Mais ils avaient la manière de les expédier. C'est en pensant à eux que Brillat-Savarin a formulé un de ses plus sages et de ses plus profonds aphorismes « Ceux qui s'indigèrent ou qui s'enivrent ne savent ni boire ni manger. »

Brillat-Savarin avait une conception personnelle d'un repas, nous l'avons vu. N'a t-il pas inventé aussi cette magnifique pensée : « Les animaux se repaissent, l'homme mange ; l'homme d'esprit seul sait manger. » Pour être de ses amis, il était indispensable de « savoir manger ». C'est-à-dire que, confortablement installé, dans une chaleur douce en hiver, dans une fraîcheur propice en été, toujours dans une lumière agréable et savamment combinée, il s'agissait d'être non seulement impavide et infatigable, mais encore aimable, cordial, bon, gai et de mettre beaucoup d'esprit autour des plats merveilleux qui paraissaient sur la table. M. Lucien Tendret, auteur d'un livre admirable, La table au pays de Brillat-Savarin, nous en a gardé les recettes : le filet de bœuf clouté de truffes noires, les quenelles de lavaret, les raves du Jean à la crème, le gâteau de foies blonds de poulardes de Bresse baigné de la sauce aux queues d'écrevisses, le saucisson de Belley, la noix de veau farcie et entourée de morilles noires du Valromey, sans parler des fameux pâtés déjà cités et de bien autres choses. Oui, tous ces trésors étaient assaisonnés des reparties les plus vives, des conversations les plus intéressantes, des discussions les plus hautes. On peut en croire l'hôte qui savait par cœur Voltaire et Buffon, La Bruyère et Jean-Jacques.

Mais nous sommes encore, à cette époque, tout près du XVIIIe siècle et, quelque élevé que se soit maintenu le ton de la conversation pendant le repas, une détente s'impose au café. Chez Brillat-Savarin, quelle détente ! Un nouveau régal. Le maître, pour le plaisir de ses convives, a composé cinq nouvelles du moins n'en a-t-on retrouvé que cinq à sa mort, dont voici les titres La Culotte rouge, Ma Première ChuteLe Voyage à Arras, L’Inconnu, Le Rêve.

Ecrites pour le plaisir et l'après-dîner de Bugistes voltairiens, point bégueules et nourris des contes de Piron et de la littérature licencieuse du siècle précèdent, ces nouvelles étaient grivoises, légères, gauloises, jamais sales.

Elles étaient tissées de ces inconvenances que les intelligentes femmes de l'époque aimaient à écouter derrière leur éventail et dont l'allure voilée, le choix délicat et nuancé des mots, l'esprit dont- elles étaient imprégnées, le soin que prenait l'auteur d'éviter toute vulgarité, tout terme trop précis, le ton paterne, indulgent et sceptique leur permettaient de rosir avec distinction. Jamais une bassesse n'est sortie de la plume de Brillat-Savarin. Sa gauloiserie tient de La Fontaine et de Voltaire. Elle a leur tact et leur mesure. Il joue en raffiné avec les sujets scabreux, et vraiment on se demande pourquoi ses descendants et héritiers se refusent à livrer à un siècle qui en a vu d'autres ces contes dont les courts fragments qu'on connaît laissent deviner la valeur littéraire et l'esprit. Leur lecture, au contraire, servirait de leçon à une époque qui a perdu l’art d'être polissonne avec grâce et pudeur. Lui-même, précisément dans un de ses contes, a pris soin de plaider sa cause à l'avance en des termes auxquels il n'y a rien à ajouter :

« Qu'elle est ridicule cette espèce de convention qui ne veut pas qu'on s'entretienne avec un certain détail des choses les plus aimables et les plus utiles, tandis qu'on parle à chaque-instant de pistolets, d'épées et même de canons. Dans le récit qui va suivre, vous trouverez sans doute, mesdames, des peintures très vives, mais les mots en seront chastes, et tels, qu'en les retournant avec un peu d'adresse, l'abbe de Lamennais pourrait en, faire un sermon. »

Donc, ces cinq nouvelles sont inédites et risquent de le rester pour le plus grand dommage de la littérature française. Malheureusement, l'hypothèse n'est même pas exclue, parait-il, qu'elles ne disparaissent un jour plus définitivement.

Pourtant, Lucien Tendret, dans le livrer dont j'ai parlé plus haut, en avait déjà donné quelques extraits. Oh ! des extraits infimes ! une petite description de la maison natale de Brillat-Savarin :

« Mon père et sa famille occupaient une maison spacieuse à deux étages. Au fond d'une vaste cour se trouvait un second bâtiment dont on avait fait des remises, des greniers à foin, des chambres de domestiques ; derrière le tout se trouvait un jardin, de sorte qu'il y avait bien de l'espace pour se rencontrer à l'écart ou tête à tête. »

Un portrait de l'auteur à vingt-trois ans par lui-même :

« Par une des plus chaudes journées du mois de juillet 1778, un jeune homme de vingt-trois ans faisait son entrée dans la diligence qui conduit par eau de Chalon à Lyon.

Il était grand, bien tourné, plutôt laid que joli, mais sa physionomie avait quelque chose d'étourdi, franc et sans souci, qui prévenait en sa faveur, ce dont il s'est quelquefois bien trouvé. Sa chevelure blonde frisait naturellement, elle était en désordre faute d'avoir été relevée au fer pour la nuit, mais on voyait que la veille elle avait été peignée avec soin ; il avait un grand chapeau, un habit vert, un gilet blanc et une culotte rouge.

Ce jeune homme, c'était moi, mesdames, et en jetant un regard tout à fait sans prétention sur mon vêtement nécessaire, il me semble qu'il avait meilleure grâce que le pantalon informe sous lequel maintenant (1820), tous tant que nous sommes, jeunes et vieux, fous ou sages, nous cachons nos nullités, nos difformités et nos infirmités. »

Voici un fragment plus long de ces œuvres si soigneusement gardées et qui n'est encore connu, je crois, que de quelques fortunés amateurs de raretés littéraires, bénéficiaires de l'amabilité d'un bibliophile averti, M. Gabriel Astruc :

LE RELAIS DE SAINT-QUENTIN
FRAGMENT DU VOYAGE A ARRAS

« N'ayant plus rien qui pût me distraire et songeant à mon départ, j’étais le matin à rêver dans ma chambre, lorsque je fus réveillé par un gentil tap-tap fait à ma porte. J'y cours, j'ouvre et, à mon extrême ravissement, je vis venir Lucie, oui Lucie.

- Quoi, c'est vous, cher ange ! lui dis-je en l'entraînant, vous que je croyais perdue pour toujours, vous à qui je n'ai cessé de penser, vous.

- Monsieur, me dit-elle en rougissant, je suis bien embarrassée, j'ai arrêté une place au courrier qui va partir dans un instant, je n'ai point de nouvelles de mon carton que je voudrais bien ne pas perdre et, d'après toutes les attentions que vous avez eues pour moi dans la route, j'ai espéré que s'il vient, vous voudrez bien me l'expédier et, s'il ne vient pas, faire pour moi ce que vous feriez pour vous.

- Méchante, vous savez trop combien je serai heureux de pouvoir vous obliger ; cependant remarquez bien que vous faites de moi un commissionnaire, qu'ainsi vous me devez un pourboire et que ce n'est pas trop de trois baisers complets.

- Eh ! mon Dieu, qu'est-ce donc que cette nouveauté ?

- Mais cette nouveauté est aussi ancienne que le monde, et un baiser complet se compose d'un baiser donné et d'un baiser rendu.

Tout en discutant, j'avais pris la mie dans mes bras et, après quelques difficultés, elle m'abandonna la plus jolie bouche de l'univers.

La pauvre petite ne connaissait pas la qualité enivrante des caresses qu'elle me permettait ; j'en sentais, moi, toute la puissance et depuis longtemps j'étais payé sans qu'elle songeât à compter, quand je m'aperçus que ses yeux devenaient humides et que la pâleur du lys se mêlait aux roses de son teint. (Un professeur ne fit jamais en vain une pareille observation.)

…………………..

Vous seriez, trois jours, Mesdames, à remplir cette ligne et demie et comme le sujet est des plus scabreux, il peut vous échauffer l'imagination, vous allumer les sens et, si dans ces moments d'exaltation le diable se présentait à la porte, qui sait si on ne la lui ouvrirait pas.

Ma foi, j'ai bien assez de mes péchés sans me charger encore de ceux auxquels je n'ai qu'une part éloignée.

Je vais donc tout vous dire et s'il se trouvait quelque âme par trop scrupuleuse, je lui conseille de se boucher les yeux. Car quelque édifiantes qu'aient été ses Lectures, elle n'a jamais entendu rien de pareil à ce qui va suivre.

…………………..

Lucie restait pâmée dans mes bras, son visage était pâle, ses yeux fermés, ses joues décolorées, mais son sein palpitait avec force et c'est cette dernière circonstance qui distingue la pâmoison de l'évanouissement. Cet état n'est pas nouveau pour moi, et je connaissais le remède que les lois sévères de l'honneur masculin m'obligeaient d'y apporter et j'y obéis sans murmurer.

J'étalai sur mon lit la douce malade dans l'attitude la plus commode pour la guérison, je soulevai tous les voiles qui pouvaient s'y opposer, et extasié à la vue des trésors qui s'offraient à mes yeux, je bénis Dieu des charmes qu'il attache aux bonnes actions. Je me hâtai, parce je jugeai vaguement que toute préparation était inutile et peut être dangereuse.

J'étais armé jusqu'aux dents pour une cure si belle et bientôt je fus installé dans un réduit charmant et qui semblait avoir été fait tout exprès pour moi, circonstance qui me réjouit d'autant plus que j'en ai rencontré quelquefois qui, certainement, avaient été faits pour d'autres.

Au moment où je commençai à opérer, Lucie ouvrit les yeux à demi mais elle les referma aussitôt, soit que la connaissance ne lui fût point encore revenue, soit qu'elle pensât qu'il était trop tard pour s'opposer à mes entreprises, soit enfin qu'un certain instinct secret qui ne nous abandonne jamais lui fît craindre de troubler l'effet d'un remède devenu nécessaire.

J'opérai donc, non avec la précipitation d'un Esculape apprenti, mais avec la circonspection d'un docteur émérite et féru qui marche sagement à son but et, désormais sur de son affaire, sait par expérience qu'il faut du temps pour tout.

Des soins si bien donnés ne pouvaient pas rester sans succès. Lucie n'ouvrit pas les yeux mais ses joues reprirent les couleurs de la rose, le corail revint sur ses lèvres elle ne parla pas, mais sa bouche charmante s'entr'ouvrit pour m'apprendre de la manière la plus agréable que je ne travaillais pas pour une ingrate. Pendant que ces choses se passaient dans l'hémisphère supérieur, des événements non moins intéressants avaient lieu aux antipodes.

Une pression toujours croissante m'avertissait que j'avais rouvert les sources de la vie et je crus un moment que la virginité allait venir se rasseoir dans son sanctuaire.

Bientôt des mouvements presque imperceptibles m'apprirent que mes transports étaient partagés plus tard un frémissement intérieur, des soupirs entrecoupés m'avertirent que l'orage se formait... un soubresaut violent m'avertit qu'il était temps… je donnai le coup de feu... l’heure du plaisir sonna distinctement et un double orage éclata sur Saint-Quentin.

Chère et aimable enfant ! que le Ciel la comble de ses plus douces faveurs pour la gaucherie de sa défense, pour la pureté virginale de ses appas, pour ses transports et surtout pour la grâce inexprimable avec laquelle, en reprenant ses sens, elle me dit : « Oh mon Dieu Et nous allons nous quitter pour toujours. »

Je lui répondis par de douces caresses, et ce fut en ce moment que je m'aperçus que, dans la rapidité de l'envahissement, j'avais négligé un sein digne de mille hommages.

Lucie craignait sans doute l'effet de cette découverte,c ar ayant l'air plutôt de me répondre que de m'adresser la parole, elle me dit :

- Je vois bien que vous voulez, absolument recevoir la visite de ma tante.

Et cette idée qui me fit envisager les suites d'une plus longue insistance, à laquelle je n'étais plus préparé, me métamorphosa à l'instant.

Nous réparâmes donc, non sans quelques distractions, la toilette de Lucie qui se ressentait des événements. Elle jeta sur moi un regard plein de grâce et de pudeur, prit mon bras et nous sortîmes.

- Monsieur, me dit-elle dans te trajet, s'il vous arrive quelquefois de penser à Lucie, ne la jugez pas avec trop de rigueur, je ne pouvais pas prévoir ce qui m'est arrivé et le trouble où vous m'avez jetée est tel que c'est un malheur dont je puis me plaindre, mais non une faute que je doive me reprocher.

Mes yeux seuls purent lui répondre, car nous arrivions et ce langage ne peut se traduire.

Il était temps ; nous trouvâmes la voiture à la porte et la tante sur le seuil. Grande, sèche, vieille et noire, elle avait bien envie de gronder mais quand elle vit mes cheveux gris, ma haute taille et ma décoration, sa physionomie changea et elle se répandit en remerciements pour une complaisance dont je me trouvais bien payé…

Le courrier était pressé et, en nous hâtant, il abrégea les cérémonies. Je plaçai Lucie dans la voiture, je lui donnai le baiser d'adieu, je saluai la tante et nous nous séparâmes. »

Evidemment ce n'est pas une littérature pour pensionnat, mais que de grâce dans la grivoiserie, que d'heureuses trouvailles dans le libertinage !

C'est que Brillat-Savarin est un grand écrivain-né. BaIzac le plaçait à côté de La Rochefoucauld et de La Bruyère, pensant, sans doute, aux aphorismes du début de la Physiologie du goût et aux pensées éparses dans le livre, bien martelées, brèves et pleines, concises et nourries, et aussi aux portraits qui abondent et dont plusieurs sont, en effet de premier ordre.

(MÉDITATION XII. Prédestination sensuelle.)

Les prédestinés de la gourmandise sont en général d'une stature moyenne ils ont le visage rond ou carré, les yeux brillants, le front petit, le nez court, les lèvres charnues et le menton arrondi. Les femmes sont potelées, plus jolies qua belles, et visant un peu à l’obésité.

Celles qui sont principalement friandes ont les traits plus fins, l'air plus délicat, sont plus mignonnes, et se distinguent, surtout par un coup de langue qui leur est particulier.

C'est sous cet extérieur qu'il faut chercher les convives les plus aimables : ils acceptent tout ce qu'on leur offre, mangent lentement, et savourent avec réflexion. Ils ne se hâtent point de s'éloigner des lieux où ils ont reçu une hospitalité distinguée, et on les a pour la soirée, parce qu'ils connaissent tous les jeux et passe-temps qui sont les accessoires ordinaires d'une réunion gastronomique.

Ceux, au contraire, à qui la nature a refusé l'aptitude aux jouissances du goût, ont le visage, le nez et les yeux longs ; quelle que soit leur taille, ils ont dans leur tournure quelque chose d'allongé. Ils ont les cheveux noirs et plats, et manquent surtout d'embonpoint ;  ce sont eux qui ont inventé les pantalons.

Les femmes que la nature a affligées du même malheur sont anguleuses, s'ennuient à table, et ne vivent que de boston et de médisance.

C'est là un exemple entre cent.

Il suffit à démontrer que l'observation est juste, pénétrante, les traits burinés, le détail bien vu et le style à la fois souple et précis. En un mot, toutes les qualités, qui font un bon portrait.

A côté du portraitiste et du faiseur de pensées, on retrouve dans la Physiologie du goût le conteur alerte, pittoresque, que nous venons déjà de déguster avec volupté. Ce qui fait son charme, c'est d'abord la forme, en apparence très simple, en réalité très recherchée. Stendhal disait qu'il faisait du Code civil sa lecture favorite. Brillat-Savarin avait puisé à la même source la solidité et la limpidité de sa prose pleine. En le lisant, on songe au conseil de La Bruyère, qui s'y connaissait en fait de style « Pour dire « il pleut », dites «  il pleut ». Mais quiconque tient une plume sait combien ce conseil est difficile à suivre. Aussi, entrainé par son génie naturel et par cette formation spéciale, a-t-il bourré son livre des anecdotes les plus malicieuses, les plus distrayantes et les mieux tournées. Elles abondent, soit dans les Méditations, soit dans les Variétés qui les suivent. Reproduisons-en une, caractéristique de sa manière :

(LE PLAT D'ANGUILLE). – II existait à Paris, rue de la Chaussée d’Antin, un particulier nommé Briguet, qui, ayant d'abord été cocher, puis marchand de chevaux, avait fini par faire une petite fortune.

Il était né à Talissieu et ayant résolu de s'y retirer, il épousa une rentière qui avait autrefois été cuisinière chez Mlle Thevenin, que tout Paris a connue par son surnom d'as de pique.

L'occasion se présenta d'acquérir un petit domaine dans son village natal ; il en profita et vint s'y établir avec sa femme vers la fin de 1791.

Dans ces temps-là, les cures de chaque arrondissement archipresbytéral avaient coutume de se réunir une fois par mois chez chacun d'entre eux tour à tour pour conférer sur les matières ecclésiastiques. On célébrait une grand'messe, on conférait, ensuite on dînait.

Le tout s'appelait la conférence, et le curé chez qui elle devait avoir lieu ne manquait pas de se préparer à l'avance pour bien et dignement recevoir ses confrères.

Or quand ce fut le tour du curé de Talissieu, il arriva qu'un de ses paroissiens lui fit cadeau d'une magnifique anguille prise dans les eaux limpides de Sérans, et de plus de trois pieds de longueur.

Ravi de posséder un poisson de pareille souche, le pasteur craignit que sa cuisinière ne fût pas en état d'apprêter un mets de si haute espérance ; il vint donc trouver Mme Briguet et, rendant hommages à ses connaissances supérieures, il la pria d'imprimer son cachet à un plat digne d'un archevêque, et qui ferait le plus grand honneur à son dîner.

L'ouaille docile y consentit sans difficulté et avec d'autant plus de plaisir, disait-elle, qu'il lui restait encore une petite caisse de divers assaisonnements rares dont elle faisait usage chez son ancienne maîtresse.

Le plat d'anguille fut confectionné avec soin et servi avec distinction. Non seulement il avait une tournure élégante, mais encore un fumet enchanteur, et quand on l'eut goûté, les expressions manquaient pour en faire l'éloge ; aussi disparut-il, corps et sauce, jusqu'à la dernière particule.

Mais il arriva qu'au dessert les vénérables se sentirent émus d'une manière inaccoutumée ; et que, par suite de l'influence nécessaire du physique sur le moral, les propos tournèrent la gaillardise.

Les uns faisaient de bons contes de leurs aventures du séminaire ; d'autres raillaient leurs voisins sur quelques on dit de chronique scandaleuse ; bref, la conversation s'établit et se maintint sur le plus mignon des péchés capitaux ; et, ce qu'il y eut de très remarquable, c'est qu'ils ne se doutèrent même pas du scandale, tant le diable était, malin.

Ils se séparèrent tard et mes mémoires secrets ne vont pas plus loin pour ce jour-là. Mais à la conférence suivante, quand les convives se revirent, ils étaient honteux de ce qu'ils avaient dit, se demandaient excuse de ce qu'ils s'étaient reproché, et finirent par attribuer le tout à l’influence du plat d’anguille, de sorte que, tout en avouant qu'il était délicieux, cependant ils convinrent qu'il ne serait pas prudent de mettre le savoir de Mme Briguet à une seconde épreuve.

J'ai cherché vainement à m'assurer de la nature du condiment qui avait produit de si merveilleux effets, d'autant qu'on ne s'était pas plaint qu'il fût d'une nature dangereuse ou corrosive.

L'artiste avouait bien un coulis d'écrevisses fortement pimentée mais je regarde comme certain qu'elle ne disait pas tout.

De ces minuscules récits, on goûte le style… on se régale aussi de leur esprit. C'est le procédé de Voltaire, adapté et modifié ; une surface polie, claire et grave, un récit objectif et plein de dignité sous lequel court un sourire sceptique, une gaieté narquoise, une ironie voilée. Le charme de Brillat-Savarin et son incontestable grandeur d'écrivain sont faits de ce qu'ayant, de son intelligence nette, mesuré la valeur de toutes choses, il a su opposer à la mélancolie de chacune d'elles, avec un sens aigu du plaisir qui fuit, la sagesse suprême d'une moquerie contenue et résignée.

La Physiologie du goût n'est en somme qu'un livre de mémoires. L'écrivain y a consigné - à la fin de son existence - son expérience, ses souvenirs, ses observations, ses méditations. Au cours d'une vie agitée, il avait vu passer bien des hommes - il les a peints bien des événements - il les a racontés. Il y a là l'ancien régime et ses mœurs, l’émigration et ses misères, l'Empire et son fracas, la Restauration et ses fautes il y a surtout le sourire indulgent d'un homme qui, ayant vu s'écrouler les régimes, s'éteindre les passions, se désagréger les fortunes et les amours, s'évanouir les systèmes et les convictions, avait gardé, au fond d'une résignation désabusée, l'idée que seuls les instincts sont éternels et, parmi ceux-ci, l'instinct de subsister en tout premier lieu ! Comme cet homme avait du goût, comme il avait été formé par une tradition essentiellement raffinée, comme il avait la passion de la musique, c'est-à-dire des aspirations artistiques, il finit par penser que ce besoin de se nourrir devait être transforme, comme les autres, en volupté, ce qui est en somme la marque la plus certaine et la conquête la plus sûre de la civilisation. Reprenant la grande tradition de sa province, il partagea sa vie entre les devoirs de sa fonction et le seul plaisir sage, durable, innocent qu'il eût enregistré comme éternel et supérieur aux tempêtes : celui d'une table recherchée et savoureuse qui, non seulement réjouit le corps, mais surtout attire la chaleur de l'amitié, stimule la promptitude de l'esprit, favorise les hautes spéculations.

La Physiologie du goût est  assurément l'œuvre d'un gourmand, mais aussi d’un homme revenu de bien des choses. L'épicurisme est souvent, plus souvent qu'on ne le pense, une des formes du désenchantement.

MARCEL ROUFF.
 


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