MERAY, Antony : Quelques moyens faciles de restaurer les vieux livres, (1862).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (16.VII.1998)
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Article paru dans l'Annuaire du bibliophile du bibliothécaire et de l'archiviste. 3e Année. - Paris : Meugnot et Claudin, 1862. - Publ. par Louis Lacour.

Quelques moyens faciles de restaurer les vieux livres
par
Antony Meray

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Les livres deviennent rares ! Cela s'est toujours dit, surtout dans les périodes de calme, pendant lesquelles l'élégante passion du bibliophile peut se développer en toute liberté. Les étalages en plein air se dégarnissent alors de volumes intéressants, complets et bien conservés. Nous sommes maintenant dans une de ces époques où les quais sont surveillés et dépouillés avec acharnement. II faut l'avouer pourtant, les rencontres précieuses n'ont jamais été très-communes, surtout pour les amateurs qui suivent la mode et s'attachent exclusivement aux ouvrages dont le caprice des ventes fait hausser le prix.

Si nous étions encore au temps des Génies, et qu'il prît fantaisie à l'un d'eux de venir en aide aux quartiers pauvres en semant leurs rues de vieux sequins par une brumeuse nuit de novembre, les habitants de ces quartiers sauraient-ils reconnaître le précieux métal sous la vétusté de l'empreinte ? Prendraient-ils le soin d'en enlever la patine et la boue ? Assurément oui. Ils ne dédaigneraient pas les pièces d'or des siècles passés, sous prétexte qu'elles ne sont plus de mode aujourd'hui. Que les bibliophiles de goût suivent donc leur exemple, qu'ils aident aux libéralités du hasard. Les belles rencontres de la chasse aux livres existent encore, il faut savoir les deviner.

De nombreux exemplaires des éditions recherchées au siècle dernier se moisissent à présent sur les quais. Les boîtes des libraires étalagistes regorgent d'admirables volumes italiens édités à Venise, quand florissaient les Alde, les Sansovino, les Giolito, les Sessa et les Valgrisi ; on y rencontre de beaux classiques de Lyon et de Paris signés par les Simon de Colines, les Gryphes, les Marnef, les Estienne et les Langelier. Des bizarreries philosophiques, de petits traités historiques, imprimés en Hollande et sur les bords du Rhin, appartenant à la charmante collection des Elzeviers, achèvent, à défaut d'amateurs, de racornir leurs robustes reliures au soleil et à la pluie. Un artiste de mes amis, désolé de voir se perdre ces jolis chefs-d'oeuvre de l'imprimerie avec les marques originales de leurs éditeurs, leurs lettres historiées et les vignettes délicates de leurs frontispices, se décidait souvent à en acheter, bien qu'il ne comprît ni le latin, ni l'italien.

Les voyages dans tous les coins du monde, les mémoires les plus piquants, les traités d'horticulture, les pamphlets, les poëtes des dix-septième et dix-huitième siècles, imprimés chez les de Luynes, chez les Cramoisi, les Pacard, les Nivelle et les Barbin, surabondent également à bas prix. Il semble que personne n'en veuille. Que faut-il cependant pour les remettre en vogue ?

Si demain la fantaisie éclairée d'un homme d'esprit les signale, chacun consentira à payer, au centuple de leur valeur actuelle, les volumes qu'il dédaigne à présent. Charles Nodier n'a-t-il pas mis en vogue le goût des éditions originales, auxquelles on ne pensait guère avant lui ? Le roman des Trois mousquetaires d'Alexandre Dumas n'a-t-il pas fait monter de 20 sous à 20 francs les Mémoires de d'Artagnan de Sandras de Courtilz ? L'excellente collection Jannet, qui eût dû, à mon avis, obtenir une subvention nationale à son courageux éditeur, n'a-t-elle pas remis en valeur quantité de bons ouvrages à peu près oubliés ?

Un jour viendra où de fort bons livres délaissés reparaîtront dans les riches bibliothèques, et où beaucoup de ceux qu'un goût passager avait fait rechercher reprendront leurs places sur les quais ; avis aux bibliophiles qui suivent trop facilement la mode. Quant à ceux dont la délicatesse recule devant le mauvais état d'un livre, malgré la sonorité du nom de l'auteur ou de l'éditeur et le charme de son titre, cette petite notice, où je résume de mon mieux la chimie du bibliophile, a surtout pour but de les rassurer, en leur indiquant les moyens de ne pas laisser à terre le sequin taché de boue.

Je vais, si vous le permettez, procéder par des faits, afin d'être mieux cru et mieux compris.

Le premier livre que j'ai osé soumettre aux hasards d'une restauration, le Thrésor de santé ou mesnage de la vie humaine (Lyon, Huguetan, 1607), était probablement tombé dans la friture. Ses feuilles, humides d'une huile encore récente, adhéraient entre elles ; le feuilleter était tout un travail. Il m'a fallu du courage pour le payer 50 centimes, bien qu'en bon état il ait une valeur réelle. J'avais pour voisin un jeune chimiste ayant l'honneur de travailler avec M. Thenard ; il vint obligeamment à mon secours. Nous fîmes tremper préalablement les feuillets décousus dans une dissolution de potasse caustique qui commença à s'emparer de la matière grasse. Cette opération avait aminci et rendu savonneux le papier, qui conservait une couleur rance très-désagréable. Un bain d'eau de Javel mêlée d'un quart d'eau ordinaire le débarrassa entièrement de cette vilaine trace. Restait à enlever le chlore introduit par l'eau de Javel ; une dissolution de sulfite de soude réussit à chasser cet actif destructeur.

Notez bien que ces diverses opérations s'étaient faites feuillet à feuillet, et que le bain d'eau de Javel avait dû être renouvelé, à cause de son affaiblissement rapide, après chaque lavage de trois cahiers. Cependant le papier était réduit à sa plus simple impression, la colle en avait disparu avec l'huile ; le marteau du relieur eût mis le livre en pâte du premier coup. Pour lui rendre sa première fermeté, il fallut lui faire prendre un dernier bain destiné à l'encoller ; puis il partit pour la reliure, qu'il supporta à merveille.

Un second exemple nous expliquera le mode d'encollage. Le Réveil-matin des François, attribué à Théodore de Bèze, et le Cabinet du roy de France, attribué à Nicolas du Crest, ont, chacun le sait, tous leurs exemplaires en papier cotonneux et facile à s'effranger ; les miens étaient de plus mouillés et zébrés d'humidité. Pour réparer ce dommage, j'ai fait dissoudre des plaquettes de gélatine blanche dans de l'eau bouillante, une plaquette par litre d'eau, y ajoutant un peu d'alun, afin de décourager les vers que pourrait attirer la gélatine. Dans ce mélange devenu tiède, j'ai trempé un à un tous mes feuillets. Cette opération ayant réussi à leur rendre la teinte uniforme et la fermeté du papier de Hollande, je les suspendis isolément à des cordes tendues.

Cependant je ne tardai pas à m'apercevoir qu'en séchant, la matière légèrement épaisse de cette solution s'amassait autour de la corde, marquant d'une trace foncée le dos des feuilles ainsi que leur coin inférieur, où l'amas avait de la peine à s'évaporer. Cet inconvénient avait lieu surtout lorsque j'avais teinté ma colle à l'aide de caramel brûlé ou de tabac, pour atténuer la trop grande blancheur due à l'emploi de l'eau de Javel, comme dans le cas du Thrésor de santé. Dans le but d'éviter cela, j'imaginai de déposer préalablement mes feuillets humides de colle sur des linges étendus. Ainsi soulagées, mes feuilles suspendues séchaient également et avec rapidité.

Est-il besoin de dire qu'il faut beaucoup de patience et d'ordre dans ce minutieux travail ? Soit en trempant les feuilles, soit en les relevant délicatement, on doit suivre avec exactitude la pagination ou mieux la signature, qui est généralement moins fautive, afin d'assembler plus facilement le volume, une fois l'opération accomplie.

Ces deux exemples nous donnent déjà la manière de délivrer les livres des traces d'huile et d'humidité, et de rendre la solidité au papier cotonneux. Le dernier procédé, celui de l'encollage, dont l'emploi est si facile et si peu coûteux, est surtout très-utile ; il est applicable aux pamphlets imprimés, la plupart, en cachette, à la hâte et sur le premier papier venu ; il l'est également à presque tous les livres imprimés en France au commencement du dix-septième siècle, notamment aux éditions de Troyes et de Rouen. Il sert encore à raffermir les titres fatigués et souvent les derniers feuillets.

Si le volume est maculé d'encre, s'il porte des signatures sur le titre et des notes insignifiantes sur les marges, si les pages ont revêtu une sorte de masque d'un brun foncé, il faut essayer, sur un feuillet séparé, l'effet des acides à employer. L'acide oxalique, l'acide chlorhydrique et l'eau de Javel peuvent servir, l'un ou l'autre, selon la ténacité de l'encre et la gravité des taches ; mais le premier étant des trois le moins dangereux, s'il suffit, il faut s'en tenir à lui, comme je l'ai fait dans le cas suivant :

J'avais trouvé sur le quai un exemplaire du charmant ouvrage de Boccace : Ameto, comedia delle nimphe fiorentine (in Vinegia per Melchiore Sessa, 1534) ; le prix en était on ne peut plus modique, car des notes banales, couvrant ses marges d'une broderie noirâtre, en avaient dégoûté l'amateur. J'eus la patience de passer sur chacune des pages un pinceau imbibé d'une dissolution tiède d'acide oxalique, sans dérelier le volume, ayant soin d'enlever à l'eau ordinaire la trace laissée par mon pinceau. Pour faciliter ensuite le séchage des feuillets, je séparai chacun d'eux par autant de doubles feuilles de papier buvard, et, quelques heures après, mon volume pouvait rentrer avec honneur dans les rayons d'une bibliothèque. Il faut bien se garder de confondre l'acide oxalique avec le sel d'oseille du commerce, dont l'effet est beaucoup plus faible. Je dois dire aussi que l'on ne peut pas opérer, sans dérelier un livre, si le papier n'en est solide et ferme comme le papier de Hollande ou celui de Venise, le roi des papiers ; autrement l'humidité gagnerait les marges du fond, elle tacherait et endommagerait la reliure que l'on cherche à conserver.

Si l'encre est tenace, si les pages ont le masque brun ou si elles sont fortement mouchetées, il faut, comme dans les premiers exemples, découdre le volume cahier par cahier, et avoir recours à l'eau de Javel étendue légèrement d'eau ordinaire.

J'avais acheté, au coin du pont des Arts, un Machiavel en quatre volumes petit in-12, à la Sphère, à la date de 1680, sans désignation de ville et sans nom d'éditeur. Ces quatre volumes, bien complets, attendaient piteusement l'acheteur dans la boîte à cinq sous ; on eût difficilement rencontré, il est vrai, un livre en plus méchante condition ; ses pages étaient d'un aspect noirâtre, et semblaient barbouillées de bitume. Cet ouvrage est assurément un de ceux qui m'ont donné le plus de peine à nettoyer. Je dus faire baigner, les uns après les autres, chacun des interminables feuillets de mes quatre tomes dans de l'eau de Javel presque pure, où je les laissais tremper une ou deux minutes. La teinte brune céda assez vite, plus vite même que je n'osais l'espérer ; mais il fallait à chaque instant renouveler le bain d'eau de Javel (à chaque lavage de trois cahiers à peu près), le chlore perdant rapidement son efficacité. J'étais aussi obligé de surveiller avec soin mon travail, de peur qu'une minute de retard ne permit à l'active dissolution d'attaquer l'encre d'imprimerie. Au sortir de ce premier bain, je trempai mes feuillets dans une autre cuvette où j'avais fait dissoudre un fragment de sulfite de soude, de la grosseur d'une noix, destiné à détruire les traces de chlore, comme je l'ai déjà dit. Puis l'encollage à la gélatine teintée de caramel brûlé ; puis l'essuyage sur des linges étendus ; enfin le séchage sur des cordes, feuillet à feuillet, comme je l'ai expliqué plus haut.

Au reste, l'eau de Javel ne doit s'employer qu'en tâtonnant ; si elle réussit merveilleusement à faire disparaître l'encre d'écriture, les taches rousses et souvent l'huile elle-même, elle arrive très-vite, si l'on n'y prend garde, à faire pâlir l'encre grasse du texte et à brouiller les lignes d'impression. Il y a même des encres d'imprimerie sur lesquelles ce terrible effet se produit instantanément, quelque précaution qu'on y emploie ; un essai préalable sur un coin de page est toujours prudent. Il faut bien se garder surtout de confier au chlore les livres gothiques et la plupart des éditions de Lyon et de Genève ; les incunables et leurs successeurs directs ne résistent guère à cet héroïque traitement. J'ai expérimenté pour mon malheur les dangers de l'eau de Javel sur la table de la première édition des Illustrations des Gaules, de Lemaire de Belges et sur deux pages d'un précieux Comines de 1529.

Mon voisin le chimiste me tira encore une fois d'embarras. Il me conseilla d'employer, pour ces vénérables reliques, l'acide chlorhydrique, qui attaque l'encre d'écriture, tout en épargnant celle du texte et la teinte paille du vieux papier. J'en fis l'épreuve sur le Pimander d'Hermès Trismégiste, édit. 1494, et sur les Vitæ summorum pontificum de Platine, Venise, 1485. Un bain d'acide chlorhydrique étendu d'eau les débarrassa très-bien de notes nombreuses et de griffonnages inutiles ; mais comme cet agent chimique laisse au papier une apparence molle et humide, il fallut laver mes feuillets à grande eau, puis détruire les traces de l'acide au moyen d'une dissolution de bicarbonate de soude, avant de procéder à l'encollage.

Le plus souvent les vieux livres sont simplement jaunis par la poussière et bigarrés de mouillures, un bain prolongé d'eau tiède, mêlée d'un peu d'alun, suffit ordinairement alors à les restaurer. Il y a encore une précaution très-utile à prendre en déreliant les volumes, dont souvent les cahiers adhèrent entre eux par la colle du relieur. Pour éviter les déchirures, il faut, après avoir enlevé le cuir, barbouiller le dos du livre avec un peu de colle de pâte, ou simplement le tremper dans l'eau chaude, de manière à enlever la rigidité du vieil appareil ; et les cahiers se séparent sans aucune lésion.

Restent les traces de cire, la boue et l'empreinte des doigts ; ces trois sortes d'ordures font le désespoir des amateurs raffinés. Les gouttes de la bougie jaune consciencieusement élaborée par l'abeille ne s'en vont complétement ni au grattoir ni au frottement du caoutchouc ; elles reparaissent malgré l'application d'un fer chaud sur du papier buvard, et en dépit de la sandaraque et de la terre bolaire. Quant à la boue et à l'empreinte des doigts, elles cèdent souvent au frottement léger, patient et prolongé du grattoir et du caoutchouc blanc préparé à cet effet.

Il y a encore d'autres vilenies peu disposées à céder la place. J'ai trouvé, par exemple, dans un bel exemplaire gothique des très-élégantes Annales de Nicole Gilles, l'empreinte non équivoque et plusieurs fois répétée d'une calotte molle et grasse qu'un érudit y avait laissé séjourner jadis, le prenant pour un Plutarque à mettre des rabats. Une autre fois, dans le Jardinier françois, dédié aux dames, 1631, j'ai vu des macules dues à la chute de roupies de tabac, lesquelles s'étaient étoilées en tombant du nez de quelque lecteur du dix-huitième siècle. On peut atténuer le vilain aspect de tout cela ; cependant si l'on a la chance assez fréquente à Paris de rencontrer des incomplets du même format, on remplacerait les feuillets par trop salis ; ce serait, dans ces derniers cas, le procédé qui vaudrait le mieux.

J'aurais bien à dire encore quelques mots sur la réparation des piqûres de vers, sur la façon de remboîter les reliures précieuses, sur l'emploi du maroquin antique, qui laisse à ces vénérables contemporains des Valois leur physionomie d'autrefois ; mais il ne faut pas encombrer d'un même sujet les pages précieuses de l'Annuaire du Bibliophile. Je me contenterai d'ajouter que le vase le plus inoxydable, le meilleur à employer pour les diverses opérations chimiques du nettoyage des livres, est la cuvette plate de porcelaine, en forme de carré long, dont se servent les photographes.

Je répète que ces procédés rapidement indiqués ici sont d'une efficacité assurée ; ils ont tous été expérimentés par moi-même et m'ont aidé à sauver de la boutique du droguiste beaucoup de bons livres devenus rares. Que l'amateur consciencieux suive donc mon exemple, qu'il soit prudent et ne se décourage pas de quelques échecs, et le trésor commun qui fait la joie des bibliophiles s'enrichira d'une notable quantité de raretés littéraires prêtes à faire à tout jamais naufrage.

Chaque essai réussi de ces délicates restaurations fera éprouver combien, en outre de l'économie réalisée, il y a plus de plaisir à faire rentrer dans l'or et le maroquin un vieux livre arraché à la destruction, qu'à mettre simplement dans sa bibliothèque un exemplaire bien conservé. N'y a-t-il pas d'ailleurs une glorieuse satisfaction à rendre à la postérité ces témoins des vieux siècles, qui ont égayé et nourri l'âme de nos pères et préparé les éléments de nos sciences et de nos progrès d'aujourd'hui ?


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