PRAVIEL, Armand (1875-1944) :  Mademoiselle Roland  (1932).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (21.VI.2017)
Texte relu par : A. Guézou.
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-133) du numéro 133 (juillet 1932)  de la Revue littéraire mensuelle Les Œuvres libres publiée par Arthème Fayard à Paris .



Mademoiselle Roland
(1)

Variété inédite

PAR

ARMAND PRAVIEL

~ * ~

I

EUDORA.

Sous le Second Empire vivait à Paris une vieille dame, fort pieuse, qui se nommait Mme Pierre-Léon Champagneux. C’était une personne dont la bouche un peu tombante et les grands yeux mélancoliques corrigeaient le nez légèrement retroussé qui, jadis, avait dû être mutin. Elle comptait parmi ses relations l’abbé Combalot, le père Lacordaire, et surtout M. Armand-Prosper Faugère, fondateur du Moniteur religieux et savant éditeur de nombreuses publications relatives à Pascal et au Jansénisme.

On éprouvait quelque peine à s’imaginer que cette personne austère, si appréciée dans les plus hautes sphères catholiques, fût la fille unique de la fameuse Mme Roland, qui rédigeait des ultimatums à celui qu’elle appelait « le prince-évêque » de Rome, et qui monta sur l’échafaud en invoquant païennement la Liberté.

Rien de plus exact cependant. Quand on considère les personnages emportés dans le tourbillon de l’histoire, pense-t-on qu’ils n’étaient pas seuls, qu’ils avaient une famille, exposée aux contre-coups de leurs vicissitudes, de vieux parents, des enfants peut-être ? On néglige trop ce que cet entourage a pu leur donner de faiblesse ou leur inspirer de souci, diminuer leur énergie, les troubler ou les désarmer aux heures décisives.

Lorsque Mme Roland, au printemps de 1793, sentit que son règne et celui des Girondins était menacé, elle n’avait pas seulement à s’inquiéter d’elle-même : elle devait songer à son mari, ce respectable vieillard qu’elle avait poussé dans cette terrible aventure, et à son cher Buzot, et encore à sa fille, car sa fille achevait alors à peine sa douzième année.

Cette enfant était née à Amiens, le 4 octobre 1781. Elle avait reçu au baptême les prénoms de Marie-Thérèse-Eudora. Sa mère, que ne dévoraient alors ni la politique ni la littérature, s’occupa d’elle avec une véritable passion. Une crise de santé l’ayant obligée d’interrompre l’allaitement, elle s’entêta, malgré médecins et matrones, à faire revenir son lait, et elle y réussit. Puis elle engagea une robuste Picarde, Marie-Marguerite Fleury, qui l’aida de tout son cœur et de tout son zèle à élever la petite.

A cette époque, Eudora paraît bien avoir été l’unique raison de vivre de sa mère. La moindre de ses petites maladies d’enfance la bouleverse. Dès l’âge de six ans, elle lui applique tout un programme d’éducation conforme aux principes de Jean-Jacques. L’enfant n’en souffre nullement, d’ailleurs. Elle grandit, avec de beaux cheveux blonds qui tombent en boucles naturelles sur ses épaules, des cils bien bruns entourent ses yeux gris, et son petit nez un peu relevé sent déjà l’agacerie.

En 1789, on la met en pension à Lyon, chez le ministre protestant Frossard ; l’année suivante, à Villefranche, mais le couvent ne lui réussit pas.

Il ne faut pas se le dissimuler, écrit Mme Roland à son mari, ta fille est sensible, elle m’aime, elle sera douce, mais elle n’a pas une idée… Elle a l’air de sortir de nourrice et de ne promettre aucun esprit. Elle m’a joliment brodé un sac à ouvrage et elle travaille un peu de l’aiguille ; d’ailleurs, aucun goût n’est né chez elle, et je commence à croire qu’il ne faut pas s’obstiner à en attendre beaucoup.

Aussi Eudora avait-elle été ramenée à Paris ; sa mère n’a plus le temps de l’instruire et de l’élever. Au milieu des orages de la politique, elle surveillera du moins son éducation, confiée tantôt à M. Ecambourt-Debré, maître de pension, tantôt à Mlle Mignot, institutrice.

En dernier lieu, l’enfant demeurait avec ses parents, rue de la Harpe, en face de l’église Saint-Côme. Elle assista donc à l’affolement des derniers jours girondins. Le 31 mai 1793, dans la soirée, à peine la Montagne était-elle victorieuse, que les émissaires du comité insurrectionnel frappaient à la porte du logis. Roland réussit à s’échapper. Sa femme n’essaiera même pas de fuir. Elle se présente hardiment aux hommes à piques et à bonnets rouges, avec ses regards étincelants, ses cheveux noirs en désordre, son sein palpitant sous le corsage uni et le fichu de linon blanc. On l’arrête dans la nuit. On la conduit à l’Abbaye dès le lendemain matin. Dans la maison dévastée, saccagée, bouleversée d’odieuses perquisitions, Eudora, tremblante, reste seule avec la bonne Marie-Marguerite et un valet déjà promis à l’échafaud, Louis Lecocq.

Qui désormais va s’occuper d’elle ? A peine incarcérée, sa mère a trouvé le moyen d’expédier le billet suivant au seul confident qui puisse encore assumer cette charge :

Aujourd’hui dans le trône et demain dans les fers. C’est ainsi que l’honnêteté est traitée en révolution, mon pauvre ami !

Vous ne sauriez croire combien je songe à vous depuis ce matin. Je suis persuadée que vous êtes l’un de ceux qui s’occupent davantage de mes vicissitudes.

Me voici en bonne maison pour tant qu’il plaira à Dieu. Là comme ailleurs, je serai assez bien avec moi-même pour ne guère souffrir des changements. Il n’y a pas de puissance humaine capable d’enlever à une âme saine et forte l’espèce d’harmonie qui la tient au-dessus de tout.

Je vous embrasse cordialement ; à la vie et à la mort, estime et amitiés (2).


A qui donc s’adressait cette lettre célèbre ? Le destinataire en est aujourd’hui parfaitement identifié. Il se nommait le citoyen Bosc, ci-devant d’Antic, et il mérite de nous arrêter quelques instants.


II

UN GIRONDIN NATURALISTE.

Louis-Augustin-Guillaume Bocs, dit d’Antic, tenait à la fois du Midi par son père, issu d’une vieille famille huguenote du pays castrais, et du Nord par sa mère, originaire du Laonnois. Cette dernière étant morte prématurément, il fut élevé par sa grand’mère, Mme d’Hangest, dans le village de Vissignicourt, aux environs de Laon. A l’âge de cinq ans, en 1764 (3), il rejoignit son père à Servin, au milieu des vastes forêts du Bassigny, et cette enfance écoulée à la campagne lui donna de bonne heure le goût des sciences naturelles, qui devaient être la consolation et l’honneur de toute sa vie.

Il ne perdit nullement ce goût pendant huit années de mornes études secondaires poursuivies entre les sombres murs du collège des Godrans, à Dijon. Mais comme l’entomologie et la botanique n’ont jamais enrichi leur homme, il s’occupa, dès sa sortie, de chercher un « second métier », qui assurerait sa subsistance et lui permettrait de consacrer ses loisirs à ses chères études. Il obtint dans l’administration royale des postes un emploi modeste qui peu à peu le mènerait jusqu’au Secrétariat de cette intendance.

C’était déjà un homme ponctuel, appliqué, laborieux. Une fois sa tâche finie, il approfondissait avec passion la chimie, la minéralogie ; il se rendait régulièrement au Jardin du Roi, pour suivre les cours d’Antoine-Laurent de Jussieu.

C’est là, dans une ferveur pareille pour la science et la nature, qu’il rencontra Roland de la Platière et sa jeune femme. La sympathie fut très vive des deux côtés. Quand le couple repartit pour Amiens, ils entamèrent une correspondance des plus suivie. Lorsque Manon venait à Paris, ils ne se quittaient presque pas. Bosc l’accompagnait dans ses courses, l’emmenait visiter la pompe à feu de Chaillot, grande nouveauté du jour, ou les ombrages du bois de Boulogne ; ils y gobaient des œufs frais sous les acacias, et elle écrivait à son mari, resté à Amiens :

La journée était superbe, j’ai songé à ce que tu faisais : nous avons chanté la Fête des bonnes gens et j’ai pleuré comme une petite sotte.


Bosc était-il amoureux d’elle ? Certes ! Comme un garçon de vingt et un ans peut et doit l’être d’une femme de vingt-six. Mais il était timide, boudeur, sentimental et susceptible. Elle s’amusait un peu de lui, tout en étant flattée des hommages qu’il lui rendait, sans rien espérer. Il se contentait de menuailles qu’il avouait ingénument au mari :

  Nous nous sommes embrassés bien fort, bien fort, lui écrivait-il, et vous étiez entre nous deux

Et Roland, réclamant le retour de sa femme, de lui répondre :

Où la prendre, cette femme que vous libertinez ? J’apprends tous les jours de nouvelles fredaines ; et lorsque vous n’en êtes pas l’auteur, du moins les partagez-vous… Avez-vous résolu de garder encore ma moitié ?... Aimez-moi toujours, je vous embrasse de tout mon cœur.

O Temps de Volmar, de Saint-Preux et de Julie !

Cependant, ici, le jeune amoureux n’obtint rien en retour. Demanda-t-il beaucoup ? Il a noté, vingt ans plus tard, à propos de Mme Roland : « Elle ne m’a jamais inspiré le désir de la posséder. »

Au fond, c’est parfaitement possible. Il éprouvait pour elle de l’admiration, de la tendresse, du dévouement, une sorte de culte ; ses sens se satisfaisaient ailleurs. Vers la même époque, en effet, il lui naissait un fils naturel (4) d’une maîtresse inconnue, que l’on croit être une certaine Mlle Bexon ; quelques années après, il se lia avec Mlle Sophie Grandchamp, femme fort intelligente qu’il présenta à Mme Roland.

Il se trouvait ainsi fait que, délicieux en amitié, il devenait insupportable en amour. Son caractère ombrageux, jaloux, capricieux, excellait à faire naître les orages intimes. Lorsque, à deux ou trois reprises, il se sentit plus vivement porté vers Manon, il se livra à des esclandres qui les auraient brouillés, si elle n’eût attendu bien davantage de lui.

Ainsi lui écrivait-il, dès un de ses retours à Amiens :

Tout m’agite, m’inquiète ; croiriez-vous que, pour avoir remarqué que le mot d’ami était plus fréquemment répété dans votre dernière lettre qu’autrefois, ma tranquillité a été troublée ?...

Adieu, soyez heureuse à jamais. Peut-être ne parviendrai-je pas à ce point de corruption où le bonheur des autres est un tourment pour nous, mais je crois être sur le chemin.

Une autre fois, après plusieurs semaines d’intimité, sonne l’heure des adieux. Bosc d’Antic a accompagné les Roland chez leur frère, alors curé-prieur de Longpont, près de Montlhéry. Quand il faut se séparer, le jeune homme se lève, éclate en sanglots et s’enfuit sans pouvoir dire un mot. Ce qui nécessita plusieurs mois d’explications épistolaires, auxquelles le mari lui-même, pour débonnaire qu’il fût, ne comprenait pas un mot.

Mme Roland pardonnait ces explosions sentimentales, car elle estimait avec raison Louis Bosc comme une nature et une intelligence d’élite, qui devaient avoir leur place dans la France qu’elle rêvait déjà. Elle appréciait en lui le savant, le philosophe précoce, et, de toutes ses forces, elle le jeta dans le mouvement révolutionnaire, comme elle le faisait de chacun de ses amis ou adorateurs.

Il devenait une manière de personnage. Président de la Société des naturalistes français, il pontifie durant l’été de 1790 : le 23 août, il inaugure le buste de Linné, sous le cèdre fameux du Jardin du Roi ; le 25 septembre, c’est le tour d’un buste de Jean-Jacques Rousseau, dans la forêt de Montmorency, au milieu des chœurs de jeunes filles et de jeunes femmes, de vieillards portant une pierre de la Bastille, d’enfants couronnés de fleurs et dansant des rondes… Notre homme est le type du « patriote » idyllique, du Girondin naturaliste. Son plus cher projet est d’acquérir un domaine ecclésiastique désaffecté et d’y créer une sorte de phalanstère avant la lettre, où ils iront vivre en commun, comme les bergers de la Nouvelle Héloïse.

Ce projet, il parvint à le réaliser, en partie tout au moins, en 1792. Il réussit à faire acheter par son ami Bancal des Issarts, pour la somme de 8 150 livres, le prieuré de Notre-Dame-du-Bois-Saint-Père, dit de Sainte-Radegonde, dans la forêt de Montmorency. Un ermitage abandonné où il installa comme gardienne une vieille paysanne ; il se situait à six cents mètres environ du château de la Chasse, près de la croisée de la route des Fonds avec le chemin qui va de Saint-Prix à Bouffémont.

Il y avait là un jardin de sept arpents, une vieille chapelle et son clocher, une petite maison à un étage, avec chambre à four, cellier et deux chambres à coucher.

Bosc, qui ne s’appelait plus d’Antic – il avait renoncé depuis le 4 août à ce nom nobiliaire qu’il s’était lui-même octroyé naguère, – ne se sentait vraiment heureux que là, au cœur des bois. Il herborisait, il cherchait des insectes, il s’efforçait de réorganiser le domaine… On va voir bientôt que cet asile sylvestre lui devint d’une grande utilité.

Mme Roland, en effet, l’avait généreusement compromis à sa suite. Entré aux Jacobins avec son mari, il avait été gratifié par celui-ci, devenu ministre, d’un emploi d’administrateur des postes, à 15 000 livres de traitement. Si paisible qu’il fût en politique, il apparaissait donc comme une des créatures de la faction girondine. Les temps approchaient où Sainte-Radegonde allait lui offrir un port dans le naufrage.

________

Marquons-le fortement : dès la première heure, il ne pensa qu’à ses amis. Roland, échappé à grand’peine de sa maison, se réfugie chez lui, rue des Prouvaires. Il le cache sans peur, puis, le surlendemain, 2 juin, il l’aide à sortir de Paris, il l’emmène dans la forêt de Montmorency. L’ancien ministre y demeurera jusqu’au 15 juin, date à laquelle il partira pour Rouen, où il se réfugiera chez ses vieilles amies, les demoiselles Malortie.

Le père à l’abri des Montagnards, Louis Bosc s’inquiète aussitôt de la fille. Il court rue de la Harpe, rassure Eudora et la conduit avec ses deux domestiques, 11, rue Hautefeuille, dans une maison amie, chez les Creuzé de Latouche.

Creuzé de Latouche était né à Chatellerault, en 1749. Avocat à Paris, rue des Lavandières-Sainte-Opportune, il avait été rapproché de Bosc par le voisinage, la politique, les sciences naturelles : tous ces Girondins étaient botanistes ! Quelque temps lieutenant général de la maréchaussée dans son pays natal, il avait été ramené à Paris par la Révolution, qui l’envoya siéger à la Constituante, puis à la Convention. Marié, père de deux filles, Thérèse-Clémentine, du même âge qu’Eudora, et Laure, un peu plus jeune, beaucoup moins compromis que les Roland, il pouvait offrir à leur fillette une hospitalité aussi sûre qu’on était en droit de le souhaiter à une pareille époque.

L’ami fidèle respira. Puis, avec un tranquille courage, il alla voir la mère incarcérée pour la rassurer et lui porter un bouquet de fleurs qu’il avait cueillies pour elle au Jardin des plantes. Pendant ce fatal été et ce terrible automne de 93, il continua ainsi de demeurer en relations avec elle, malgré tous les périls, qu’elle fût à l’Abbaye, à Sainte-Pélagie avec les filles publiques, ou à la Conciergerie.

Cependant, il devait se méfier. Sa situation aux postes devenait périlleuse, le signalait à ses ennemis. Le 14 septembre, il donna sa démission et se retira dans ses bois.

Il y passa tout le temps de la Terreur, y accueillant les proscrits comme la Révellière-Lépeaux et Mazuyer, cachant au-dessus de la poutre charretière les papiers de Mme Roland. Une légende pittoresque veut même qu’un jour, dans un des layons de la forêt, il ait rencontré Robespierre, qui venait promener sous les grands arbres son âme tout ensemble idyllique et féroce, et que le dictateur ait feint de ne pas l’apercevoir à travers ses lunettes de myope. Plus sincère, Bosc s’efforçait d’oublier la cruauté des hommes à travers l’innocence des futaies.

Mais il n’oubliait pas ceux qu’il aimait : deux ou trois fois par semaine, vêtu en paysan, une hotte sur le dos, il quittait se retraite et venait à Paris. C’étaient maintenant des fleurs sauvages qu’il offrait à Manon Roland, en lui apportant des nouvelles, en lui parlant de sa fille. Puis il prenait les manuscrits, les lettres qu’elle ne cessait de rédiger. Il les emportait, les faisait parvenir à leur destination ; mais il en gardait soigneusement pour lui la plus belle part, ces fameux Mémoires qu’il mettrait des soins touchants à publier par la suite.

La situation a beau s’aggraver, il est toujours là, prêt à se dévouer sans hésitation. En octobre, les Creuzé de Latouche, inquiets, n’ont plus osé garder Eudora. Bosc trouve moyen de la confier sous un faux nom à une certaine Mme Godefroid, dont la fille, Marie-Éléonore, deviendra plus tard l’élève et l’amie du peintre Gérard. Il avertit Manon de ce changement, et celle-ci, très-émue, écrit à sa généreuse remplaçante. Elle l’adjure en termes touchants de bien élever sa pauvre enfant, d’en faire une bonne épouse, une mère de famille. Elle envoie ses adieux à Marie-Marguerite Fleury, à sa fillette enfin :

                                 8 octobre, de Sainte-Pélagie.

Je ne sais, ma petite amie, s’il me sera donné de te voir ou de t’écrire encore. Souviens-toi de ta mère. Ce peu de mots renferment ce que je puis te dire de meilleur. Tu m’as vue heureuse par le soin de remplir mes devoirs et d’être utile à ceux qui souffrent. Il n’y a que cette manière de l’être.

Tu m’as vue paisible dans l’infortune et la captivité, parce que je n’avais pas de remords et que j’avais le souvenir et la joie que laissent après elles de bonnes actions. Il n’y a que ces moyens non plus de supporter les maux de la vie et les vicissitudes du sort.

Peut-être, et je l’espère, tu n’es pas réservée à des épreuves semblables aux miennes ; mais il en est d’autres dont tu n’auras pas moins à te défendre. Une vie sévère et occupée est le premier préservatif de tous les périls, et la nécessité autant que la sagesse t’impose la loi de travailler sérieusement.

Sois digne de tes parents ; ils te laissent de grands exemples ; et si tu sais en profiter, tu n’auras pas une inutile existence.

Adieu, enfant chérie, toi que j’ai nourrie de mon lait et que je voudrais pénétrer de tous mes sentiments. Un temps viendra où tu pourras juger de tout l’effort que je fais en cet instant pour ne pas m’attendrir à la douce image, je te presse sur mon sein.

Adieu, mon Eudora.

Dès cette époque, Mme Roland se savait condamnée. Aussi réglait-elle ses affaires privées avec le plus grand soin.

Elle lègue à Louis Bosc une de ses petites bagues, elle le charge des moindres détails de sa succession ; enfin, en stoïcienne, elle lui demande du poison, « pour s’en aller tout juste avant la cérémonie ». Mais l’ami fidèle n’a pas le triste courage de lui rendre ce dernier service. Il l’adjure de ne pas s’abandonner ainsi, d’aller jusqu’au bout, pour leurs partisans, pour leur cause, pour la postérité. Elle obéit, elle accepte l’échafaud.

… Le 8 novembre, comme la nuit tombait, le solitaire de Sainte-Radegonde rentrait encore une fois dans Paris. Il traîna ses souliers boueux chez Sophie Grandchamp. Quand il pénétra chez elle, il la trouva tremblante et sanglotante, désespérée. Elle venait de rencontrer dans la rue Saint-Honoré le cortège quotidien de la guillotine, et sur la hideuse charrette, elle avait reconnu Manon, tout habillée de blanc, ses beaux cheveux noirs coupés pour le supplice, et portant, d’un geste machinal et rapide, la main à son col. Elle encourageait son compagnon de supplice, un nommé Lamarche, ci-devant directeur de la fabrication des assignats.

- A la guillotine ! A la guillotine ! lui criaient les tricoteuses.

- J’y vais, leur répondit-elle. J’y serai dans un moment. Mais ceux qui m’y envoient ne tarderont pas à m’y suivre… J’y vais innocente, ils y viendront souillés de sang… Et vous qui applaudissez aujourd’hui, vous applaudirez alors !...

Arrivée sur la place de la Révolution, elle s’était tournée vers la statue colossale érigée par David pour commémorer le 10 août, elle avait prononcé le mot fameux qui résonne encore à nos oreilles :

- O Liberté ! que de crimes commis en ton nom !

Puis elle avait demandé que Lamarche, à bout de forces, fût exécuté le premier.

- Je saurai attendre, avait-elle dit.

Elle n’attendit pas longtemps. Bientôt sa noble tête énergique aux yeux ardents roula sous le couperet.

« Elle ressemblait à ce moment, a dit Lamartine, et ressemblera à jamais dans la postérité à la république prématurée et idéale qu’elle avait conçue ; belle, éloquente, mais les pieds dans le sang de ses amis, et la tête tranchée par son propre glaive, au milieu d’un peuple qui ne la reconnaît pas ! »

On devine ce que fut la soirée de Bosc et de Sophie, après une telle catastrophe.

Le surlendemain, les gazettes l’apprenaient à Roland toujours caché à Rouen. Il quitta ses amies le soir même, fit quatre lieues sur la route de Paris, et dans l’avenue du château de Radepont, au Bourg-Baudouin, il se transperça d’une canne à épée que Bosc lui avait donnée naguère pour se défendre.

Dans sa poche on trouva le billet célèbre :

Qui que tu sois qui me trouves gisant ici, respecte mes restes ; ce sont ceux d’un homme qui est mort comme il a vécu, vertueux et honnête.

Un jour viendra, et il n’est pas éloigné, que tu auras un jugement terrible à porter ; attends ce jour, tu agiras alors en pleine connaissance de cause et tu reconnaîtras même la raison de cet avis.

Puisse mon pays abhorrer enfin tant de crimes et reprendre des sentiments humains et sociaux.

Et sur un autre pli du papier :

… Non la crainte, mais l’indignation.

J’ai quitté ma retraite au moment où j’ai appris qu’on allait égorger ma femme ; et je ne veux plus rester sur une terre couverte de crimes…


Eudora était orpheline. Et comme on ignorait son vrai nom, un visiteur lui apprit cet affreux malheur par mégarde, brutalement, en causant devant elle avec Mme Godefroid. Si jeune qu’elle fût, sa vie dut en ce moment lui paraître singulièrement horrible ; elle le devint plus encore lorsque, sur la dénonciation d’un concierge, sa bonne et son domestique, coupables de regretter leurs maîtres, furent jetés en prison. La petite se trouva seule, entièrement seule, dans une maison étrangère, sans ressources, sans espérance ; les anciens amis étaient morts ou en fuite ; Bosc lui-même n’osait plus quitter son ermitage de Sainte-Radegonde… Des mois noirs, un sombre hiver de l’âme et du ciel pesa sur cette enfant, qui était arrivée au monde au milieu de la joie, des sourires, des câlineries, et à qui tout promettait récemment encore la plus brillante destinée.

Cependant, cet hiver passa, comme les autres. Thermidor sonna le réveil. La France respira. On commença à oser regarder autour de soi.

L’exilé de Montmorency reparut. Il vint chez Mme Godefroid et examina sa pupille. Il la trouva extraordinairement développée.

Il avait laissé une enfant. Il revoyait une femme. Dans sa quatorzième année, elle évoquait le souvenir vivant de sa mère. Des formes déjà pleines, ses yeux vifs et langoureux, ses lèvres éclatantes, inquiétèrent notre naturaliste. Il jugea qu’elle avait « une grande force physique », « un excès de santé activé par un tempérament bilieux ». Il estima qu’elle était fort exposée chez une dame trop complaisante, trop faible, et qui hébergeait près d’elle son grand fils. Il se décida aussitôt à lui reprendre Eudora et à la mettre en pension chez la citoyenne Maillot, où elle subirait « tous les moyens de répression nécessaires ».

- Ah ! c’est un terrible dépôt qu’une fille ! écrivait-il naïvement à un de ses amis.

Le pauvre Louis Lecoq était mort sous le couperet, victime de sa fidélité aux Roland ; mais on avait fini par relâcher Marie-Marguerite Fleury, soit par lassitude, soit parce qu’elle avait paru un peu déséquilibrée devant le tribunal. Bosc la rappela près de sa jeune maîtresse. Désormais, un peu plus tranquille, il pourrait vaquer aux affaires sérieuses : rouvrir son appartement de la rue des Prouvaires, où les scellés étaient apposés depuis dix-sept mois, se faire investir légalement de la tutelle d’Eudora (il y parvint le 28 décembre 1794), et enfin essayer de recueillir pour la jeune fille les débris de la succession des Roland : la maison de Villefranche en Beaujolais, le domaine du clos de la Plâtière, dans la commune voisine de Theizé, le mobilier saisi à la rue de la Harpe. Il entamait là une généreuse campagne qui durerait plusieurs années.

Et toujours des inquiétudes ! Dès le printemps suivant, il se voyait obligé de retirer sa confiance à la pension Maillot. Pensez donc ! Il apprenait que des prêtres s’y étaient introduits, « cherchaient à fanatiser » sa pupille, « et à l’aristocratiser par conséquent ». La maîtresse trouvait beau de sauver son âme en secret : elle voulait lui faire faire sa première communion, et elle lui défendait de le dire à son tuteur…

- Ah ! les scélérats ! s’écria-t-il. J’avais pitié d’eux lorsque la persécution pesait sur leurs têtes. Je les hais aujourd’hui autant que sous l’ancien régime !

Le revoilà, grâce à son anticléricalisme, avec sa nouvelle charge sur les bras. A qui se fier, grand Dieu ? Après avoir mûrement réfléchi, il prit la résolution de considérer l’éducation de sa pupille comme terminée. Il la ramena tout simplement chez les Creuzé de Latouche, où il pourrait la voir tous les jours et lui procurer une existence moins sombre, après tant de malheurs.

III

LA RÉSURRECTION DU PASSÉ.

Le moment est venu de noter ce que l’on a déjà deviné. Notre naturaliste ne se dévouait pas à la jeune fille uniquement en souvenir de sa mère. Il éprouvait depuis longtemps pour elle une très vive affection.

Toute petite, elle lui avait manifesté l’instinctive sympathie qui attire les enfants vers les êtres aimants et bons. Lui, la caressait, la faisait jouer ; quand il écrivait à sa mère, il parlait d’elle et signait en lettres alphabétiques majuscules pour qu’elle pût épeler son nom.

« Eudora, lui mandait Mme Roland, a été beaucoup réjouie d’apprendre que vous lui écrivissiez ; enfin, je lui ai lu cette lettre ; quand elle entendait le nom de mère et la recommandation d’embrasser, elle disait en riant : C’est pour moi, ça ? » (5)

Tout cela émouvait Bosc. Si la fillette tombait malade, il en était bouleversé. Il venait à son bureau tout en larmes, ouvrait en frémissant les lettres de Manon. Il bondissait de joie en apprenant que l’enfant se trouvait mieux.

La mère, à qui rien n’échappait de ce manège, s’en était servi fort innocemment pour calmer les assiduités de son jeune adorateur. Elle lui laissait entendre que, puisqu’il ne devait pas songer à elle, il pourrait un jour aimer sa fille. « C’est une épouse que je vous prépare », lui disait-elle.

Plaisanteries sans grande portée, croit-on. Les amis en souriaient avec indulgence. Mais, à mesure que grandissait Eudora, elles s’imposaient à ce grand sensible qu’était Louis Bosc. Surtout après Thermidor, quand il se retrouva en présence d’une jeune fille chez qui revivaient les grâces brutalement fauchées de son illustre mère. L’aventure, même banale, est toujours émouvante. Elle a suscité des œuvres inoubliables, encore toutes frémissantes de la passion qui les inspira ; mais ici elle se doublait de tout le souvenir tragique qu’elle traînait avec elle. La mère était plus que vieillie : elle avait succombé à une mort affreuse, elle qui chantait si gaiement la Fête des bonnes gens aux temps de la douceur de vivre. Voici maintenant que son jeune ami d’autrefois, pour qui elle fut tout ensemble tendre et inaccessible, la voit renaître sous ses yeux ravis, s’affirmer dans tout l’attrait d’une liberté, d’une fraîcheur, d’une candeur reconquises. Il la regarda grandir, s’épanouir, rayonner… Comment ne l’aurait-il pas aimée, de toute sa ferveur renouvelée ?

Son cœur était alors entièrement libre : une dernière scène, plus violente que les autres, l’avait définitivement séparé de Sophie. Sa vie fleurissait soudain dans le brusque sursaut d’allégresse qui suivait la Terreur. Il comptait trente-cinq ans à peine. C’était un bel homme au front magnifique, aux cheveux bouclés, à la bouche fine, aux narines frémissantes, au regard d’une incroyable douceur. Un jeune tuteur bien charmant, qui emmenait en joyeuses excursions la petite pensionnaire délivrée : un jour, dans cet ermitage rustique de Sainte-Radegonde, qui avait abrité Roland et les Girondins ; un autre jour, au domaine de Villeron, près de Gonesse, qu’il fallait reprendre aux spoliateurs… Comment Eudora ne se fût-elle pas montrée reconnaissante ? Elle lui sautait au cou et l’embrassait mille fois.

Il ne fallut pas beaucoup de temps à Louis Bosc pour reconnaître qu’il en était amoureux. Depuis quand ? Peut-être depuis le moment où il avait été inconsciemment jaloux du fils Godefroid et en avait pris prétexte pour surveiller plus étroitement sa pupille. Un homme comme notre naturaliste souffrira toujours de la jalousie et, si sympathique qu’il soit par ailleurs, fera forcément la figure d’Arnolphe auprès d’Agnès.

Mais non ! S’il s’examinait bien, il avait toujours aimé Eudora ; s’il se sentait aussi fortement attiré vers elle, c’est qu’il mêlait sur son jeune visage, sur tout son être harmonieux, le souvenir complexe de sa mère disparue, sacrifiée, dont l’intelligence, la flamme, le charme libre, l’éclatante séduction, avaient enchanté sa première jeunesse.

D’ailleurs, il n’y avait plus à discuter. Le fait s’affirmait, voilà tout. Inutile d’en rechercher, à perte de temps, les causes. Il nota dans son autobiographie :

« Depuis que je pouvais me montrer dans le monde, j’avais eu des relations plus nombreuses et plus longues avec cette jeune personne que je regardais comme ma fille et qui me témoignait toute la reconnaissance possible. Ses caresses, sa beauté alors très éclatante (elle avait quinze ans), agirent sur mes sens, et j’en devins éperdument amoureux. »

Désormais, il ne put plus se passer d’elle. Au printemps de 1795, sous prétexte de rentrer en possession du Clos de la Plâtière, il l’emmène en Beaujolais. Accompagnée de sa fidèle servante, elle le suit ; et les voilà pour tout l’été comme deux écoliers en vacances.

Nous n’allons pas, après M. de Lamartine, nous essayer à une nouvelle description du Clos : « maison basse, assez étroite, percée de fenêtres régulières, recouverte d’un toit à tuiles rouges presque plat. Les rebords de ce toit s’avancent un peu sur le mur pour garantir les fenêtres de la pluie l’hiver, du soleil l’été. Les murs unis et sans ornements d’architecture étaient revêtus d’un ciment de chaux blanche que le temps a éraillé et sali. On monte au vestibule par cinq marches de pierre surmontées d’une balustrade rustique en fer rouillé. Une cour entourée de granges où l’on serre la récolte, de pressoirs pour les vendanges, de celliers pour le vin et d’un pigeonnier, précède la maison. Derrière se nivelle un petit jardin potager, dont les carrés sont bordés de buis, d’œillets et d’arbres fruitiers taillés près de terre. Un pavillon de verdure s’élève au bout de chaque allée. Un peu plus loin, un verger, dont les arbres penchés en mille attitudes jettent un peu d’ombre sur un arpent d’herbe broutée ; puis un grand enclos de vignes basses coupées en lignes droites par de petits sentiers verts (6). »

On sait que ce domaine champêtre, tant aimé de Mme Roland, se trouve à deux lieues de Villefranche, sur la paroisse de Theizé, à trois cents mètres du village. Pittoresquement accroché aux côteaux qui bordent la vallée de la Saône, il offre un décor propice aux âmes romanesques.

« L’antique héritage, a dit Manon dans une de ses lettres à Lavater, est assez solitaire, mais agréable. Le pays est montagneux, presque tout cultivé en vignes ; quelques bois sur les hauteurs ; les aspects sont variés ; le ciel est beau ; l’air sain, les soirées délicieuses… »

Que se passa-t-il, dans ce séjour enchanté, entre Eudora et son tuteur ? Celui-ci était beaucoup trop honnête homme pour abuser d’une jeune fille qui lui avait été léguée par ses parents défunts, et qui avait vingt ans de moins que lui. Il ne pouvait être question entre eux que de mariage.

En juin 1829, le grand Cuvier, prononçant l’éloge funèbre de Bosc à l’Académie des sciences, déclara formellement :

« La jeune personne qu’une mère mourante lui avait confiée lui fit éprouver un sentiment qu’elle ne partagea point. »

Cela, c’est la version officielle, répandue plus tard par la vénérable Mme Champagneux et qu’elle soutint devant Faugère et les amis de sa vieillesse.

En réalité, tout permet d’affirmer que, dans son extrême jeunesse, elle avait pensé tout différemment. Certes, Bosc était plus âgé qu’elle ; mais il était jeune encore, séduisant, célèbre, infiniment attentif et dévoué. N’offrait-il pas à la pauvre fille un avenir aimable, facile, plein de charmes ? Elle était orpheline, seule dans le monde, sans ressources à espérer reconquérir par ses propres forces. Quelle avait été sa vie depuis le fatal 31 mai ? Une existence attristée, soumise, sans joie, dans des maisons étrangères ou dans des pensions, qui menaçaient de la garder longtemps, car son jeune tuteur, à moins d’en faire sa femme, ne pourrait la prendre avec lui.

L’âme de la petite Eudora avait été vite mûrie par les malheurs qui l’accablaient ; elle n’était déjà plus assez naïve pour voir surgir sur son chemin, à défaut d’un prince chassé par la République, le Girondin charmant qui l’arracherait à sa claustration et à son long sommeil… Bosc se trouvait là pour ouvrir la porte de sa prison ; il l’embrassait fort tendrement et la considérait avec des yeux d’une infinie douceur. Elle ne songea pas un instant à répondre « non » à ses propositions. Et, sous l’indulgente surveillance de la bonne Marie-Marguerite, ils passèrent désormais leur temps comme deux fiancés.

En septembre, ils firent même, à ce titre, toute une tournée de famille ; à Langres, chez Sophie Bosc, devenue Mme Dehérin ; à Vissignicourt, chez l’oncle d’Hangest, général de la Révolution, et enfin à Senlis, chez l’ex-bénédictin et curé Jacques-Marie Roland. Ils rentrèrent à Paris, ramenant le petit Louis Bosc, à peu près du même âge que sa future belle-mère ; ils inauguraient déjà une sorte de vie de famille.

Chose imprévue, ces visites ne produisirent pas le résultat que le naturaliste en attendait. Ses parents, ses amis, se montrèrent plutôt froids à l’égard de son projet de mariage. On n’était déjà plus au XVIIe siècle, où les différences d’âge entre époux ne gênaient personne. Jean-Jacques venait de passer par là. Les Creuzé de Latouche, auquel Bosc s’ouvrit de ses sentiments, eurent aussitôt devant les yeux le drame causé tout récemment par le même motif dans le ménage Roland. Eh quoi ! Eudora serait donc vouée aux mêmes tristesses, aux mêmes déceptions, aux mêmes douloureuses passions que sa mère ? Ils déclarèrent tout de go à leur ami qu’il serait sévèrement jugé, s’il se permettait de brusquer les choses. Il ne fallait à aucun prix qu’il semblât abuser de la naïveté de sa jeune pupille, ni surtout de la reconnaissance qu’elle lui devait. Une séparation de quelques mois, une espèce de retraite s’affirmait nécessaire pour empêcher tout élan inconsidéré et pour laisser Eudora lire clairement dans son cœur.

Aussi, après avoir beaucoup tergiversé, fut-il arrêté qu’elle se retirerait à Rouen, chez ces bonnes demoiselles Malortie d’où son père n’était sorti que pour mourir. C’est là, toujours en compagnie de Marie-Marguerite, qu’elle achèverait le temps de ses fiançailles. Après ce nouveau délai et cet éloignement, nul ne saurait la taxer d’irréflexion ni de légèreté.

Ces demoiselles Malortie, qu’on a parfois décorées du titre de chanoinesses de Notre-Dame, étaient trois sœurs : la plus jeune, Madeleine, Roland l’avait aimée, mais comme elle succomba avant leurs noces, il s’efforça de l’immortaliser dans une espèce de thrène funèbre, sous le nom un peu dépourvu de simplicité de Cléobuline. L’aînée, Charlotte, déjà d’un âge avancé, dirigeait la maison. La cadette, Aimée, plus ingambe, sortait volontiers de la sombre rue aux Ours, où elles demeuraient à l’ombre de la cathédrale, et s’occupait de l’activité extérieure. Ce fut elle qui, le 28 novembre, vint chercher Eudora et la ramena en Normandie, le 5 décembre.

Le séjour de la fiancée devait durer trois mois. Il se prolongea bien davantage, sous l’influence des Creuzé de Latouche qui, jugeant ce mariage absurde, agissaient de toutes leurs forces pour le faire échouer.

Cependant, dès le début, ce dessein apparaît bien chimérique. Mlle Roland ne pense en aucune manière à modifier ses plans d’avenir.  Elle signe toutes ses lettres E. B…, c’est-à-dire Eudora Bosc. Elle se considère comme absolument engagée. Elle écrit à son tuteur :

Adieu, cher ami, je t’embrasse tendrement et suis pour la vie ta petite femme.

… Adieu, mon cher Minet, instruis ta petite amie de l’état de ta santé ; tu sais qu’elle n’a rien de plus cher que toi.

… Je t’embrasse bien tendrement et suis pour la vie ta bonne petite femme.

Si les Creuzé avaient compté que les distractions de Rouen éloigneraient la jeune fille de son fiancé, ils se trompaient, car elle s’ennuyait à périr chez les vieilles filles qui la gardaient, et elle ne ressentait pas de plus vif désir que celui de regagner la capitale :

Peut-être dans trois mois, écrivait-elle, pourrai-je retourner à Paris. Il y en a déjà quatre que je suis ici, et qui sait si on ne m’y laissera pas expirer l’année ? Si je pouvais au moins m’épancher dans le sein de l’amitié ! Mais je me vois absolument isolée, abandonnée, et ne trouvant de consolation que dans mon propre courage et l’idée que ce que je fais est pour ton bonheur et pourra y contribuer un jour. Je n’ai plus de papier, je n’ai plus de livres à lire. Je voudrais... Je voudrais… Je ne sais trop ce que je voudrais. Je pleure de n’être pas plus instruite et je n’ai de courage à rien. J’aurais besoin que tu me traces un plan de conduite relativement à mes études comme à un enfant, que tu m’indiques les livres que je dois lire. Ma tête ne peut plus me conduire et je suis toute sotte. Le courage ne m’a cependant pas abandonnée, et j’espère que je me sentirai mieux demain… Ta santé m’inquiète beaucoup, et tu n’as pas une amie pour te donner des soins. Adieu, mon tendre ami. Je t’embrasse et suis pour la vie ta bonne petite femme (7).

Rien là-dedans, on le voit, qui puisse justifier plus tard l’opinion de Cuvier. Eudora, quatre mois après sa séparation d’avec Bosc, se considère toujours comme destinée à l’épouser. Elle ne pense qu’à se rapprocher de lui. Que ce soit par amour, par raison, par calcul, peu importe ! Mais le fait est patent. Là-bas, jusqu’à présent, elle a pour toute distraction les leçons insipides d’un Anglais. Justamont, familier des chanoinesses. Son tuteur lui apparaît comme le seul dispensateur de son salut et de son bonheur.

Selon une expression de Bosc, toujours ravi, elle se montre « envieuse de s’instruire pour le rendre heureux ».

Il songeait donc à la rappeler à la fin de germinal pour ne plus la quitter. Il formait les plans les plus agréables et les plus doux, notamment de passer l’été dans l’Eden du Clos et d’y faire les vendanges avec elle.

Cependant la bonne Mme Creuzé, dans sa double affection pour sa pupille et pour lui, ne pouvait se résoudre à laisser s’accomplir ce mariage. Quand elle vit s’approcher la date qu’elle avait reculée de tout son pouvoir, elle intervint de nouveau et, par toutes sortes de solides arguments, démontra au patient fiancé qu’il devrait raisonnablement attendre un trimestre de plus. Il y a ainsi des gens acharnés à effectuer le bonheur des gens malgré eux.

Une véritable comédie. Bosc proteste. Il déclare qu’Eudora languit affreusement chez ces vieilles Malortie, qu’il est indispensable qu’elle revienne à Paris. Si l’on craint ce rapprochement avec elle, il est prêt à s’éloigner à son tour, à s’en aller à Servin, au Clos, où l’on voudra… Mais qu’on en termine avec ce ridicule exil de Rouen !

Mme Creuzé de Latouche feint de céder d’abord ; puis elle obtient gain de cause.

Les nouvelles qu’elle recevait de là-bas l’encourageaient à persévérer. Dans son machiavélisme bienfaisant, elle avait eu recours à un moyen décisif.

« Pour qu’Agnès ne veuille plus d’Arnolphe, songeait-elle, il faut faire intervenir Horace. Que Mlle Roland connût un jeune homme seulement, et elle se détournerait de Bosc. »

Or, elle était parvenue, avec la complicité des demoiselles Malortie et de la bonne, passionnément intéressées par cette intrigue, à introduire rue aux Ours un jeune Normand, nommé Descroizilles.

Que ce personnage, fort enthousiasmé par la beauté d’Eudora, eût des chances sérieuses de lui plaire et fût un jour accepté à titre d’époux, nul n’y pensa. Il n’en reste pas moins que son approche troubla suffisamment la jeune exilée de Rouen pour qu’elle écrivît à Bosc une lettre qu’il jugea cruelle, extrêmement maladroite en tout cas ; elle devait désespérer cet homme sensible et chavirer toute sa destinée.

IV

LA FIN D’UN RÊVE.

Le 28 avril (9 floréal), Eudora mandait à son tuteur :

…Avant mon voyage pour Villefranche, au moment où j’ai reçu la lettre qui me déclarait tes sentiments, je n’en avais aucun pour toi que ceux de l’amitié ; mais en réfléchissant à ce que tu souffrais, à ce que tu avais fait pour moi, je me regardais comme t’appartenant, et ce don me paraissait encore léger en comparaison de tes actions. Insensiblement, je me suis attachée à toi comme à l’être auquel je devais unir ma destinée ; je t’ai regardé comme le seul homme qui pût me rendre heureuse et celui auquel je devais un jour m’unir. J’ai pensé qu’un engagement envers un autre ne devait ni ne pouvait avoir lieu, et c’est ainsi que je t’ai aimé. Je n’ai pas éprouvé ce qu’on appelle une passion, mais un sentiment tendre, mêlé de respect et de reconnaissance, t’a montré à mes yeux au-dessus de tout autre être.

Est-ce bien cette petite fille, si précoce soit-elle, qui a rédigé ce paragraphe ? Ou bien lui a-t-il été dicté par la collaboration de plusieurs personnes soucieuses de son bonheur ? On ne peut point ne pas se le demander, car tout ce qu’il aurait fallu passer sous silence y était finement suggéré, et avec une telle rouerie que l’intéressée elle-même avait pu l’écrire sans s’en douter.

Ah ! ce « sentiment tendre, mêlé de respect de reconnaissance » ! A la rigueur, il eût certainement satisfait quelque paisible barbon du siècle précédent empressé à se choisir une épouse sévèrement élevée et capable simplement de distinguer un pourpoint d’avec un haut-de-chausses… Mais à ce sensible Girondin, aimant à vivre près de la nature et entraîné par son maître Jean-Jacques à toutes les subtilités du cœur, il fallait bien autre chose, il fallait qu’il pût croire à un entraînement instinctif venu des profondeurs de l’être, à une passion, – que, d’ailleurs, il était parfaitement capable d’inspirer, sinon à une enfant de quinze ans ! Ah ! Mme Creuzé de Latouche connaissait bien son homme. Et sans même que la jeune Eudora y prît garde, elle s’était chargée de le détromper.

Dans les quelques lignes que nous venons de reproduire, elle lui avait, d’une main sûre, porté un coup décisif. Un homme impressionnable, délicat et amoureux comme Bosc, ne supporterait pas d’être accepté par une sorte de pitié mêlée de gratitude.

Eudora peut essayer maintenant de panser la blessure qu’elle vient de faire. C’est à peine s’il écoutera les protestations qui suivent :

Certainement mes sentiments ne varieront jamais, parce que mon attachement est fondé sur des bases solides. Je te regarderai toujours comme mon meilleur ami, et comme celui dont je dois faire le bonheur. Je sais qu’il est entre mes mains. Tu peux le regarder comme certain, et si le sort de chaque individu était aussi bien disposé et en d’aussi bonnes mains, il serait sûr du succès.

Rétablis ta santé, mon ami, et viens me voir, tout le monde sera bien aise de te voir. A l’égard d’une disposition positive, je n’en puis prendre en ce moment. Nous en causerons lorsque nous serons ensemble. Cependant, il ne faut rien presser qui puisse blesser les opinions de papa et de maman Creuzé. Je causerai demain avec toi, mon ami, sois sûr que je ne suis pas ingrate. Je t’en donnerai la preuve, et si je n’éprouve pas pour toi l’amour que tu as pour moi, tu verras que mon attachement sera sans bornes, et j’espère qu’aucune passion d’aucune espèce ne viendra troubler le bonheur que je veux te faire goûter. Je veux et je dois te tenir lieu des pertes que tu as faites à la Révolution. Tu t’es sacrifié pour moi, tu as exposé tes jours pour sauver les miens, et je ne te serais pas reconnaissante ! Oh ! non, ne me crois pas ingrate et sois sûr que j’emploierai tous les moyens possibles pour te rendre heureux. Je les connais, tu m’aimes, eh bien, je me donne à toi, je me dévoue entièrement. Ma principale occupation sera de chercher à te faire couler des jours heureux et paisibles. En attendant ce moment, viens me voir, ménage ta santé et espère dans l’avenir.

Montre, si tu veux, cette lettre à maman Creuzé, afin qu’elle soit persuadée que je ne ferai rien sans son consentement et que ce sera toujours un bonheur pour moi de suivre ses volontés. Adieu, je t’embrasse.

                                    EUDORA.

Nous n’avons pas besoin d’imaginer l’état d’esprit, d’âme et de cœur de Louis Bosc en recevant cette lettre, qui ruinait avec une inconsciente perfidie ses rêves les plus chers. En effet, il l’a exposé lui-même dans une longue missive à un de ses amis intimes, Albert Gosse (8). Texte d’une importance psychologique telle qu’il faut le reproduire entièrement à la suite de la déclaration de Mlle Roland.

Depuis un an, Eudora répondait à mon amour de manière à ne laisser rien à désirer que notre union complète. Nos cœurs s’étaient identifiés de manière à anéantir à mes yeux les inconvénients de la différence de nos âges. Elle s’améliorait rapidement sous le point de vue moral et me donnait espérance qu’elle ne serait pas un jour indigne de sa mère. J’étais le maître d’en faire ma femme, elle me sollicitait de lui donner enfin cette qualité, mais j’ai cru de mon devoir de condescendre aux désirs de Creuzé et faire précéder cette union d’une séparation de quelques mois. Cela était, d’ailleurs, sage sous plusieurs rapports. L’excès seul pouvait être ridicule.

Enfin, le temps fixé était expiré, nous devions nous rejoindre dans le courant du mois dernier, lorsque, quelques jours avant le 1er, de nouveaux scrupules engagèrent la femme de Creuzé à me demander encore un délai. Je ne voulais d’abord pas m’y prêter. Mais enfin j’y ai consenti pour leur prouver ma reconnaissance. Je leur ai sacrifié mon bonheur présent, dans l’espérance que je m’en dédommagerais au plus dans trois mois.

Eudora a reçu cette nouvelle avec dépit, mais je ne me serais pas attendu que sa douleur tournerait contre moi, amènerait des aveux que rien n’annonçait. Je t’envoie la copie des lettres qu’elle m’a écrites depuis le 1er floréal, tu verras dans celle du 9 si je n’ai pas dû renoncer à sa main.

En effet, en m’aimant, c’était un don qu’elle me faisait, aujourd’hui ce n’est plus qu’un sacrifice. Les inconvénients de la différence des âges se reproduisent avec toute leur plénitude. Je ne puis plus avoir confiance dans la permanence de notre bonheur.

Juge de ma situation et plains-moi. Je n’espère plus de bonheur avec elle et je ne puis concevoir de bonheur sans elle.

Ses lettres postérieures à celle qui cause mes peines me répètent toujours qu’elle n’a pas changé, et la froideur de son style et sa conduite me prouvent qu’elle n’est plus la même. Tu jugerais la différence si je t’envoyais quelques-unes de celles qu’elle m’a écrites ci-devant. Elle demande du temps et ne met aucun obstacle à mon départ. La dernière seule est un peu affectueuse. J’ai été près d’un mois sans lui écrire, et si je l’ai fait, c’est que j’espérais que la reprise de notre correspondance adoucirait mes maux ; elle n’a fait que les aggraver.

Aujourd’hui, je suis décidé à aller chercher des distractions parmi les sauvages de l’Amérique. Je sollicite un titre politique pour aller à Philadelphie. J’attends avec anxiété l’exécution des promesses de Lépeaux à cet égard. Je n’ai plus rien qui m’attache à la France ; mes amis sont tous morts ou éloignés de moi par la Révolution ; ma qualité de Girondin me prive des places auxquelles j’aurais lieu de prétendre. Aucun des avantages que j’espérais de la Révolution ne se présente : la corruption et des intrigues plus viles que sous l’ancien régime se montrent partout. Celle qui m’avait promis des consolations, qui voulait me dédommager de toutes mes peines, m’abandonne. Que puis-je faire de mieux ? Mourir peut-être !

Ainsi, mon cher, après avoir bravé les passions dans l’âge où il est permis d’en avoir, je me vois, à trente-sept ans, victime d’une enfant dont je n’avais voulu être que le père, et des amis de seize ans, sur lesquels je m’étais plu à concentrer toutes mes affections, me sacrifient à des convenances sociales. Ma conduite ne me reproche rien, et quoique j’aie à me plaindre de l’injustice des hommes, je n’en ferai pas moins des vœux pour leur amélioration morale et politique, je veux seulement me séparer de leur société, ne plus vivre qu’avec moi et avec la nature, si je puis reprendre assez de force pour la considérer encore. Dans l’état actuel, je ne suis capable de rien, je ne m’occupe depuis un mois qu’à faire le tour de ma chambre et à aller de ma table à mon lit et de mon lit à ma table. Louvet et sa femme sont les seuls amis que je voie et chez qui j’aie trouvé quelque consolation. Ils ont éprouvé aussi des passions ! Les efforts que je fais pour surmonter mes peines ne servent qu’à m’épuiser, et la misère qui me talonne broche par-dessus tout.

Mais en voilà assez. Conserve-moi toujours quelque attachement. J’emporterai dans l’autre hémisphère la douceur d’avoir encore un ami dans celui-ci (9).

Ainsi toutes les résolutions de Bosc étaient prises.

D’abord il partirait pour le Nouveau-Monde. Il y songeait depuis longtemps. Déjà, en 1785, il avait failli s’embarquer avec Lapérouse, ce qui eût certainement simplifié sa destinée ; puis, au moment où il voyait ses projets de mariage critiqués par ses amis, il avait pensé à emmener Eudora au delà des mers, dans quelque pays neuf, où ne régnerait que l’innocence de la nature. Il était donc tout simple et fort logique, au milieu de son immense déception, qu’il demandât à l’exil un refuge.

Dès le premier moment, il s’était adressé pour cela à son excellent ami le directeur La Révellière-Lépeaux, qui n’avait rien à lui refuser, pour qu’il lui procurât un poste de consul dans quelque ville des États-Unis.

Une telle nomination ne pouvait s’improviser. Il n’y avait pas de place vacante. Devant l’impatience irritée de Bosc, on trouva moyen de lui confier, le 3 juillet, une vague mission en Amérique : « recherches sur l’histoire naturelle, l’agriculture, le commerce et les arts », qui lui permettrait de quitter facilement la France et l’administration des Postes. Il s’éloignerait donc avec son fils, sans espoir de retour.

Ensuite, rupture complète avec les Creuzé de Latouche : il leur versa ce qui lui restait du numéraire de sa pupille, soit 49 livres 12 sous, et jura qu’il ne les reverrait de sa vie. Serment qu’il observa religieusement.

Enfin, il régularisa la situation légale d’Eudora, en lui faisant donner, non point un nouveau tuteur (il aurait fallu pour cela réunir un conseil de famille), mais un curateur auquel il transmettrait ses pouvoirs.

Pour cette charge, il s’adressa à un ami des Roland, un autre Girondin de marque, le citoyen Luc-Antoine Donin de Rosière-Champagneux.

Celui-ci, né le 24 juin 1744, dans son domaine familial, à Bourgoin (Isère), était, par conséquent, un homme de plus de cinquante ans. Ayant épousé en 1773 la demoiselle Ursule-Adélaïde Brottin, de Lyon, il en avait eu cinq enfants : deux fils et trois filles ; tour à tour avocat à Grenoble et chef de division au ministère de l’Intérieur en 1792, il s’était affirmé bon écrivain, fonctionnaire compétent et zélé. Témoin de l’illustre Jean-Jacques, lors de son mariage avec Thérèse Levasseur, il avait écrit une histoire de France, une tragédie, des mémoires historiques ; la Terreur le jeta en prison, le Directoire lui rendit sa place. On le considérait partout comme un homme vertueux et grave. Confiée à lui, Eudora serait en de bonnes mains.

L’affaire fut conclue le 13 messidor an IV (1er juillet 1796) par-devant Maître Lefébure-Saint-Maur, notaire à Paris. Le 5 juillet, on arrêta le compte de tutelle. Bosc remit au curateur 391 livres 6 sols en numéraire, 5 663 livres en assignats, plus une guinée ; il lui donna également une importante note, qui contenait comme le testament de ses plus chères pensées ; il lui confiait le soin de faire réimprimer l’Appel à la postérité de Mme Roland, en y ajoutant ses autres œuvres manuscrites, plus tous les actes ministériels de son mari depuis le 10 août ; il le chargeait aussi d’élever un monument à l’endroit où Roland s’était donné la mort. En somme, il faisait là un véritable adieu à la vie, en passant à un autre tout ce qui, jusque-là, lui avait le plus tenu au cœur.

Eudora affectait de ne rien comprendre aux mesures suprêmes prises par son ex-fiancé. Elle ne cessait de lui écrire des billets ingénus auxquels il ne répondait pas.

Je ne t’ai pas dit que je ne t’avais jamais aimé, lui déclarait-elle, j’en suis aussi sûre que si j’avais le papier devant les yeux. Au reste, je soumets ma lettre au jugement de tes amis et des miens. Je leur demande ce qui a pu t’offenser. Est-ce de t’avoir dit que je n’avais pas éprouvé une passion ? Ne peut-on pas aimer sans passion (10) ?

On croirait encore une fois entendre Agnès retourner le fer dans l’âme ulcérée d’Arnolphe. Elle persistait, d’ailleurs, dans son offre de sacrifice.

…Je n’ai qu’une chose à te répéter, c’est que je suis toujours la même pour toi, que je n’ai pas changé et que je suis prête à faire tout ce que tu voudras. D’ailleurs, pour ton honneur, ta réputation et la mienne, les choses étant au point où elles sont, il ne nous est pas permis de reculer. Ces raisons-là jointes aux autres doivent t’en dire assez et plus que je puis le faire. Mon bonheur dépend de toi, je te l’ai dit plusieurs fois et je te le répète encore (11).

Oui. Seulement, elle ne signait plus que E. R., Eudora Roland, et elle lui demandait bien tranquillement, s’il partait pour l’Amérique, de lui envoyer une relation de son voyage, sans oublier le plan d’études et de conduite dont elle lui avait parlé…

Ah ! Il s’agissait bien de cela ! Bosc rugissait d’amour blessé, de fureur jalouse ; et à ceux de ses amis qui tâchaient à le consoler ou qui ne comprenaient pas son attitude, il répliquait vertement :

Certainement, j’aime Eudora avec passion, et je sais qu’il me sera difficile de retrouver le bonheur qu’elle m’a fait perdre, mais certainement elle ne sera plus jamais ma femme, quelque permanence de volonté qu’elle y mette. Elle m’a aimé et aimé aussi vivement que je pouvais le désirer à son âge, et cet amour seul pouvait autoriser notre union à mes yeux et aux yeux des personnes raisonnables. Dès qu’elle ne voit plus notre mariage du même œil, dès que c’est un sacrifice qu’elle me fait, je dois le refuser, et je le refuse. Il ne me serait plus possible de trouver ni de lui procurer le bonheur… (12).

Trois jours après, il quittait Paris, sans avoir revu la cruelle. Accompagné de son fils, il se dirigeait vers Bordeaux, où il s’embarquerait, quand il aurait embrassé les derniers Girondins. Il s’en allait, secouant la poussière de ses souliers sur la terre de cette République où il n’avait rencontré que trahison, méchanceté, corruption et perfidie.

V

VOYAGE EN AMÉRIQUE.

Ce long trajet de Paris à Bordeaux – onze étapes de cinquante kilomètres – Louis Bosc le parcourut à pied, suivant les méthodes de Jean-Jacques. La relation qu’il a laissée de ce voyage constitue une des choses à la fois les plus respectables, les plus attendrissantes et les plus comiques qui se puissent lire.

Le jour du départ, tandis que son fils allait chercher à la poste la dernière lettre d’Eudora, il reçut la visite de Louvet et de sa femme, la tendre Lodoïska ; elle lui apportait du chocolat et les Méditations au milieu des tombeaux, de Jacques Hervey, « pour soutenir son corps et son âme » durant ses pérégrinations. Ce furent des pleurs et des embrassades, car on pense bien que l’auteur de Faublas n’était pas moins sensible que son épouse.

A dix heures du matin, le petit apporta la lettre.

« Elle me déchira le cœur et je partis ».

Voici le père et le fils sur la route. Louis Bosc roule les plus sombres pensées. Il est en proie à un amer désespoir. Mais il faudrait ne connaître aucun naturaliste pour supposer qu’au milieu des atroces conjonctures, il cessera d’observer les coléoptères ou les lépidoptères :

« Mon âme était trop agitée, note-t-il, pour faire attention aux objets extérieurs. Je rêvais et ne pouvais réfléchir… Cependant, la pluie m’ayant à différentes reprises obligé de m’accoter contre les arbres de la route, j’ai observé qu’ils avaient été beaucoup détériorés, depuis cinq à six ans que je les avais vus, par la larve du Bombyx cossus… J’ai aussi remarqué que l’insecte auquel Fabricius (13) a donné mon nom, le Pyrale Boscane, ordinairement fort rare, était très commun en ce moment sur les écorces des mêmes ormes, et cette circonstance a donné lieu à quelques réflexions d’amour-propre scientifique. » ( !)

Et tout le voyage se déroulera ainsi. L’entomologiste, tenant en main un grand bâton de pommier blanc, s’en va à travers la France, pleurant, déclamant, observant. Les affres de son cœur se mêlent à ses investigations, et même à ses chasses scientifiques. Aux environs d’Argenton, il nous en donne une preuve savoureuse :

« En me reposant sous un chêne, je pris un insecte non encore décrit. Je le nomme Elater affligé, à cause de la situation de mon cœur. Je prierai Fabricius de lui conserver ce nom…. »

Parfois c’est à des rêveries agricoles et rustiques que se mêle le souvenir d’Eudora. En traversant la Gartempe, Bosc admire le paysage :

- C’est en cet endroit, s’écrie-t-il, que je voudrais passer le reste de mes tristes jours !... C’est en exploitant le moulin placé au-dessous de ces rochers granitiques que je voudrais pleurer celle qui ne m’a aimé que pour m’abandonner plus cruellement… »

Mais il n’est pas question pour le moment de se faire meunier en Poitou ou en Limousin ; il faut gagner Bordeaux et, de là, les États-Unis. Le fugitif s’arrache à ses pensées, il repart à grands pas, tandis que son gamin le suit en trottinant dans la poussière, pieds nus quand ses souliers lui font trop mal.

Qu’allait-il voir à Bordeaux ? Des femmes et des enfants en deuil : la mère, la veuve, la famille de Gensonné et de Guadet. Avec eux on n’agitera que des souvenirs profondément douloureux. Pis encore ! La petite Gensonné, enfant d’une douzaine d’années, ressemble à Eudora… Supplice quotidien !

« Elle a le teint, les cheveux, le front, les yeux et le nez si parfaitement semblables à ceux de la personne que je fuis, que, chaque fois que je la considère, mes yeux se remplissent de larmes. Je suis obligé de repousser ses caresses, parce qu’elles me rappellent trop celles dont je suis la victime, hélas ! Des malheureux sont destinés à éprouver auprès d’elle des peines conformes aux miennes ! Est-il donc nécessaire que des nez retroussés accompagnent tous les séduisants visages ? »

Il eut longtemps à subir ce doux supplice, car il ne put s’embarquer que le 18 août – près d’un mois après son arrivée à Bordeaux. Il profita de ce répit pour se rendre à Saint-Émilion, en une sorte de pèlerinage à la maison d’où Guadet et Salle avaient été arrachés deux ans auparavant pour être guillotinés à ces paysages pleins de leur souvenir et où passaient leurs ombres, avec celles de Pétion, de Barbaroux et de Buzot. En le revoyant,  Mme Guadet tomba, évanouie.

Quelles émotions ! Elles le détournaient un peu de son chagrin personnel, ainsi que les courses et les démarches qu’il devait effectuer pour préparer son grand voyage d’outre-mer. Il ne put s’embarquer sur un vaisseau français, c’eût été trop périlleux. Il dut prendre place à bord d’un navire américain : encore ledit navire, au sortir de l’estuaire de la Gironde, fut-il arrêté et visité par une frégate anglaise. Bosc n’échappa à l’ennemi qu’en se donnant pour colon de Saint-Domingue qui essayait d’aller sauver quelques débris de sa fortune.

Le reste de la traversée, effectuée par un temps exécrable, présenta peu d’intérêt. Le 14 octobre, au bout de deux mois, les émigrants débarquèrent à Charleston. Et tout de suite la réalité leur apparut à la fois pénible et angoissante.

Ils avaient cru retrouver là-bas l’ami André Michaux, qui dirigeait dans la Caroline un jardin de naturalisation : mais il venait précisément de repartir pour la France. Pas de logement, car la ville, à une date récente, avait été brûlée aux trois-quarts. Vie très chère, le pain à dix sols la livre et le reste à l’avenant. Peu de ressources, car l’ancien tuteur d’Eudora n’avait plus que 1 200 livres environ à sa disposition.

Que faire ? Il pensa sérieusement à aller se mettre aux gages d’un magister du pays, afin d’enseigner le français à ses élèves, tout en apprenant lui-même l’anglais.

« Ainsi, disait-il, j’imiterai presque Denys le Jeune, quoique je n’aime pas imiter les tyrans. »

Ah ! l’Amérique ne ressemblait guère à ce qu’il avait imaginé à travers les nuées de la littérature et de la politique. Cette prétendue « terre de la liberté » où fourmillaient les esclaves noirs lui paraissait encore moins hospitalière que celle qu’il venait de quitter à jamais. Et si encore l’absence, et l’Océan, et les semaines écoulées après les semaines, avaient pu apaiser son cœur… Mais non ! Il écrivait dès son arrivée au tuteur d’Eudora, le ci-devant Donin de Rosière-Champagneux :

Je suis arrivé, mon cher, mais je ne m’en trouve guère mieux. J’ai apporté en Amérique la plaie qui m’a été faite en Europe, et je crois bien qu’elle ne se guérira jamais. J’ai un besoin de recevoir de vos nouvelles dont je ne puis vous peindre l’intensité. De grâce, tâchez de me faire parvenir des lettres. Ce ne sont point des espérances que je vous demande, vous savez que j’en veux point, ce sont seulement des détails sur la manière d’être morale et physique d’Eudora, sur ses projets et les vôtres, sur ses entours et ses affaires. Je sais bien que cela prend du temps, et que vous en avez peu dont vous puissiez disposer, mais rappelez-vous que je vous aime  et que je suis malheureux… (14).

Cependant, peu à peu Bosc finit par s’habituer à son nouveau séjour. Il lui fut permis de s’installer dans l’habitation de Michaux et de s’occuper de son jardin. Le botaniste reparut en lui, accapara ses pensées, les détourna de leur objet habituel. En compagnie du jeune Louis, il se mit à parcourir le pays, en savant et en chasseur, d’abord pour accomplir la mission que lui avait confiée le Directoire, et ensuite pour se procurer une nourriture plus substantielle. Le terrain, autour de Charleston, se révélait extrêmement infertile.

Il se sentait mal à l’aise sur cette terre, où les Anglais et les émigrés indisposaient violemment les habitants contre la République française. Il ne trouvait plus que quelques campagnes éloignées où l’on se souvînt que c’était de chez nous qu’était venue la libération et le triomphe de Washington. Là seulement, dans les montagnes, il recevait des marques d’amitié qui lui faisaient oublier les persécutions de la ville.

Je vis fort isolé, courant les bois, écrivait-il à Bancal des Issarts, et je m’occupe, autant que la situation de mon âme peut le permettre, de recherches d’histoire naturelle. J’ai déjà beaucoup de bonnes choses et j’espère que, actuellement que ma bourse est un peu remontée, je pourrai acquérir encore plus.

Dans ses randonnées, il eut grand intérêt à rencontrer des sauvages. Ils n’évoquaient pas ceux des romans qu’il avait lus, ni surtout ceux qu’il avait imaginés : mais il ne paraît pas qu’il ait eu à se plaindre de ses relations avec eux.

Enfin, il végéta ainsi, tant bien que mal, pendant six mois. A l’été suivant, l’horizon commença à s’éclairer un peu. Le 6 juillet 1797, sur l’intervention fidèle de La Révellière-Lépeaux, notre émigré girondin fut nommé vice-consul à Wilmington, au traitement de 5 000 francs par an. Il avait appris l’anglais sans avoir besoin d’aller à l’école, et il redevenait le personnage qu’il avait été jadis avant son malheureux exode.

Au bout d’un an, sa situation s’augmenta encore. Le poste de consul à New-York, cette fois, lui fut attribué, avec des appointements plus que doublés, 12 000 francs. Mais il ne put exercer ses fonctions, le président des États-Unis, John Adams, qui était alors en mauvaises relations avec la France, lui ayant refusé l’exequatur.

Ces difficultés achevèrent de dégoûter Bosc de l’Amérique. Il était écœuré de ce pays qu’il avait  rêvé si beau, et où régnait l’esclavage ; de cette terre qu’il croyait libre, et où les Anglais exerçaient encore une puissante et néfaste influence contre les Français. Résidant toujours chez Michaux, il s’y ennuyait affreusement ; parfois, il projetait de construire un chariot,  qui lui servirait de maison et grâce, auquel il mènerait la vie nomade, comme les anciens patriarches.

J’ignore, écrivait-il à Lodoïska (15), quand la plaie de ce cœur sera assez consolidée pour me permettre de revoir sans trop d’amertume les lieux et les personnes qui me sont encore chères et dont la présence me rappellera de cruels souvenirs. Quoique bien plus calme qu’à mon départ, quoique actuellement facilement distrait par mes travaux scientifiques, par des occupations même manuelles, je ne me sens pas encore le courage de retourner à Paris. J’ai encore besoin de voir des indifférents pour m’accoutumer à l’être vis-à-vis de certaines personnes que j’ai aimées et que je ne puis oublier, quels que soient leurs torts à mon égard ou à celui de la République, sans compter mon Eudora… Je vous assure qu’on marche rapidement vers ce but dans le pays où je me trouve… Je ne puis épancher mon cœur dans le sein de personne… (16).

C’est probablement pour cela qu’il hâta brusquement son retour. Fin juillet, il quittait Charleston et, le 25 septembre, il débarquait à la Corogne. Encore une fois, sa vie changeait de face. D’importants événements avaient modifié brusquement ses résolutions.

VI

LE MARIAGE D’EUDORA.

On devine qu’il s’agissait encore de Mlle Roland. Son nouveau tuteur, le citoyen Champagneux, n’avait pas eu besoin d’une longue étude pour se rendre compte, comme Bosc, qu’il fallait la marier sans retard. En effet, à peine son ex-fiancé avait-il quitté Paris et traînait-il sur les routes ses préoccupations amoureuses et entomologiques, qu’elle s’échappait de la rue aux Ours et venait tomber chez « papa et maman Creuzé », avec Justamont et la bonne Marie-Marguerite. Elle rêvait ensuite de partir pour le Clos avec ses deux inséparables.

Champagneux n’était pas homme à se prêter à de telles fantaisies. Il expédia l’Anglais à l’auberge, la servante à la campagne et fourra sa pupille chez la citoyenne Moreau, qui avait succédé à Mme Leprince de Beaumont, et dont l’établissement était situé par delà le boulevard du Temple.

S’il avait un plan bien arrêté, c’était celui de ne pas renvoyer la jeune fille à Rouen, où elle était exposée aux assiduités du fils Descroizilles, qui lui paraissait « à fuir ». Et il écrivit à Bosc :

Mon projet est de la tenir en pension le plus longtemps qu’il sera possible. Et si vous êtes homme à vous rappeler vos amis d’Europe et à revenir au milieu d’eux dans dix-huit mois, j’espère que vous trouverez le cœur d’Eudora libre, et vous pourrez interroger ses sentiments avec bien plus de confiance.

Cependant, même en pension, il devint visible que Mlle Roland attirait les amoureux. Dès le 8 août, le fils Danguin, cousin du maire de Theizé, en Beaujolais, s’arrangeait de manière à lui faire passer le billet suivant :

A Mlle Eudora Roland, à Paris,
à la plus belle et la plus aimable demoiselle.

Je ne puis, mademoiselle, garder le silence sur un objet qui est pour moi de la plus haute importance, puisque mon repos et le bonheur de ma vie en dépendent.

J’ai eu le plaisir de vous voir à Rouen pour la première fois, il n’en a pas fallu davantage pour que la flamme la plus vive brûlât mon cœur.

Comment pourrait-il se faire différemment, depuis dix-huit mois que j’ai eu le plaisir d’entendre parler de vos charmes, de vos talents ?

Je ne vous dissimule point, mademoiselle, que j’ai fait mon aveu à Mlle Malortie et que ma grande timidité m’a empêché de vous faire ma déclaration.

J’ai été faire une visite à M. Champagneux et lui ai fait part de mes intentions et de ma position (17).

Exact. Mais le tuteur s’était montré froid. Il connaissait cette nouvelle petite intrigue, et à cause d’elle il n’aurait jamais autorisé le voyage d’Eudora au Clos de la Plâtière : « c’était la perdre », avait-il noté. Il éloignerait ce prétendant. Sans grandes difficultés, d’ailleurs, car sa pupille, beaucoup plus libre avec lui qu’avec Bosc, lui transmit sagement le billet clandestin, avec, ma foi, une appréciation très raisonnable de la démarche :

Je sais que Danguin est un fort honnête homme, qu’il appartient à une famille respectable, qu’il a des mœurs pures et une grande fortune. Ce sont des raisons bien fortes qui sont en sa faveur et cependant je ne crois pas que ce soit là l’homme qui me convienne. Vous pouvez mieux que moi encore en sentir les raisons : j’ai un nom à soutenir et je dois faire un choix digne de mes parents et de moi-même. Outre ces raisons-là, je n’ai pas pour lui les sentiments qu’il paraît avoir pour moi, ni ceux même qui constituent le bonheur dans le mariage… Je le regarde comme un ami, il remplit bien cette place, je ne crois pas qu’il fût de son intérêt ni du mien d’en changer. Il me demande une réponse : dites-moi si je dois en faire une, ou bien si vous vous en chargez. Je vous ai dit ma façon de penser avec franchise ; je crois que mes objections sont justes, c’est à vous de lui faire les observations que vous jugerez convenables.

… Adieu, mon bon papa, je vous embrasse de tout mon cœur et suis pour la vie votre fille et amie (18).

Le « bon papa » était donc bien tranquille de ce côté : Eudora n’épouserait pas Danguin ni Descroizille, ni les autres godelureaux plus ou moins imaginaires qui venaient d’exciter la fureur jalouse de son prédécesseur ; pourtant il ne crut pas inutile de parler de ces propositions matrimoniales à ce dernier. On sent dans toute sa correspondance, très habile, le désir de l’habituer à cette idée que son ancienne pupille doit se marier, mais pas avec lui.

Au début, il s’était contenté de lui manifester ses inquiétudes, au sujet de la charge qu’il lui confiait, ses regrets de son départ :

« Je crains bien que votre absence ne soit fatale à cette enfant ! »

Quelques jours après, il fixait cette absence à dix-huit mois : elle ne serait donc plus fatale, mais bienfaisante ; maintenant, il osait évoquer l’image de bien-aimée au bras d’un jeune mari… Et l’autre ne bondissait pas. Certes, il n’approuvait pas expressément l’idée d’établir la jeune fille avec un autre. Il ne fallait pas attendre de lui, au moins aussitôt, une pareille résignation. Mais il se taisait, devait, au loin, examiner gravement le problème nouveau que Champagneux avait la tranquille audace de lui indiquer ; il acceptait l’hypothèse à la fois naturelle et hardie  que lui proposait le nouveau curateur avec tous les ménagements possibles. Le bon sens peu à peu reprenait ses droits.

Vous me paraissez disposé, dans votre dernière lettre, répondait ce dernier, à la voir mariée à un autre. Je loue cette disposition, mais il ne faut pas nous presser : nous aurons à choisir. L’essentiel est de tenir votre pupille éloignée des occasions ; je suis persuadé qu’elle s’accrocherait à la première.

Et puis alors, sans hésitation, il frappe le grand coup :

Hélas ! mon ami, les circonstances vous ont mieux servi que votre cœur. Le trop léger objet de sa préférence n’en sentait pas le prix. Je crois même, si vous voulez que je vous parle avec franchise, qu’elle devenait un fardeau pour elle. Nous n’avons plus qu’un devoir à remplir, c’est de la rendre digne de ses parents et de travailler à son bonheur. Après son éducation, qu’il faudra abréger, rendons-la mère de famille, en la confiant dans de dignes mains. C’est le seul moyen que je connaisse pour que nous évitions les écueils.

Au reste, donnez-moi vos avis, je m’y conformerai. Votre cœur ne vous trompera pas sur leur excellence…

Ma femme, sensible à votre souvenir, vous embrasse et vous aime. Donnez-nous de vos nouvelles. Songez que vous n’avez pas de meilleur ami que

                            CHAMPAGNEUX (19).

Donc Louis Bosc a adopté, semble-t-il, la thèse qui l’a tellement exaspéré chez les Creuzé de Latouche. Il faut bien qu’il ait eu tort, puisque l’homme éminent qu’il a choisi pour le remplacer pense comme eux ! Celui-ci, par moments, quand il est embarrassé, s’abandonne à quelque galimatias ; mais quel redoutable diplomate ! Il avance lentement et sûrement, et le terrain qu’il occupe ne sera plus jamais repris. Le voici maître de la position, au bout de quelques jours :

Au reste, mon bon ami, ajoute-t-il, soyez tranquille pour le moral comme pour le physique. J’aurai des yeux pour tout et je serai inexorable à propos. J’ai cru devoir prendre un ton un peu sévère, il a réussi. On n’ose pas contredire quand j’ai parlé, et je vous réponds que je serai obéi à l’égal d’un père. Ne voulant que la rendre heureuse, je ne crains pas d’étendre mes droits. Dites-moi ce que vous pensez de ma méthode et aidez-moi.

Bosc, qui n’avait jamais eu d’autre méthode que d’aimer, ne pouvait qu’approuver, sans de douter jusqu’où Champagneux pensait à « étendre ses droits ».

Eudora, en effet, était à peine depuis deux mois chez Mlle Moreau qu’il parlait de l’en retirer. A son gré, cette pension avait un règlement beaucoup trop élastique, une discipline relâchée. La jeune fille y logeait dans une chambre particulière, elle recevait des visites, elle sortait pour aller les rendre ; et puis quelle éducation recevait-elle ? On lui apprenait le dessin, le piano, la harpe, rien de sérieux ! Il lui annonça qu’il se décidait à la reprendre, à l’éloigner de Paris, dont le séjour ne lui valait rien, et à l’emmener en province, à Lyon.


Mlle Roland fut épouvantée de la nouvelle résolution de cet homme grave, qui ne plaisantait jamais. Qu’allait-elle devenir s’il l’enfermait dans une autre pension, dans cette ville qu’elle connaissait à peine, mais qui ne lui avait laissé qu’un fort lugubre souvenir ? Elle préférait encore, à tout prendre, retourner à Rouen !

Elle s’en ouvrit à ses vieilles amies, les Malortie, qui essayèrent de s’entremettre, bien qu’elles eussent perdu toute espèce d’autorité depuis leur récent échec. Aimée s’empressa d’écrire à Champagneux :

Je reçois à l’instant, citoyen, une lettre de la chère Eudora, qui est dans la plus grande affliction, parce qu’elle craint que votre intention, en la conduisant à Lyon, ne soit de la retirer de chez Mme Moreau pour la placer dans une autre pension…

Ayant voué à cette enfant la tendresse d’une mère, les dernières volontés de son respectable père, qui sont gravées dans mon cœur d’une manière ineffaçable, me font vous prier, si vous la retirez de cette maison, de vouloir bien me la renvoyer, avec sa petite bonne, qui ne doit point la quitter tant qu’elle ne sera point mariée. Je vous prierais encore de lui donner une lettre où vous me direz que vous voulez que je lise toutes les lettres qu’elle écrira et celles qu’elle recevra, et qu’elle ne forme de liaison avec personne sans ma permission, qu’elle ne sorte jamais seule, etc.

Si vous aimiez mieux que je me rendisse auprès de vous pour me faire part de vos intentions en sa présence, mandez-le-moi. Dites-moi aussi quel est le motif de ses craintes.

Comme malheureusement je ne suis pas assez fortunée, pour me passer de sa pension, je vous prie de vouloir bien en régler les conditions (20).

Le tuteur haussa les épaules à la lecture de cette lettre naïve, pleine des astuces d’une vieille fille. Il ne serait pas assez sot pour rendre Eudora aux bonnes chanoinesses qui avaient laissé ruiner les projets du brave Bosc. Il manigançait tout autre chose.

Pour agir sûrement, il lui fallait d’abord asseoir solidement sa situation. Il profita de la mort de Mme Trude, cousine de Mme Roland, dont Eudora devait hériter, pour faire transformer le pouvoir de simple curateur, qui lui avait été concédé, en un titre de tutelle, ou tout au moins de tutelle ad hoc : ainsi pourrait-il recueillir les successions de la jeune héritière sans avoir besoin de recourir à son prédécesseur, en Amérique ; de plus, et dans les mêmes conditions, il pourrait aussi la marier.

Ceci fait, il se rendit chez la citoyenne Moreau, paya les notes, enleva sa pupille et ses effets, mais y laissa Marie-Marguerite Fleury, dont il ne voulait à aucun prix embarrasser ses combinaisons. Puis, sans s’émouvoir de l’angoisse éplorée de Mlle Roland, il partit avec elle pour Lyon, et de là pour son domaine de Champagneux, près de Bourgoin.

Il n’avait nullement l’intention de l’enfermer de nouveau dans une pension quelconque. Ce que réclamait sa jeunesse, sa beauté, c’était une vie saine, à la campagne, en plein air, avec les soins et les directions maternelles. Aussi allait-il la confier à Mme Champagneux, tandis qu’il retournerait à Paris, à ses bureaux du ministère de l’Intérieur.

Eudora était beaucoup trop girondine pour ne pas aimer la nature. Elle fut ravie de cette décision inattendue. Son nouveau tuteur l’intimidait beaucoup, elle le vit s’éloigner sans aucun déplaisir ; sa femme, au contraire, était charmante à souhait, et ses filles, Rosine, Adèle et Clémentine, qu’elle avait doucement et tendrement élevées, formaient un milieu plein de gaieté qui garantissait l’hiver à Bourgoin contre tout ennui. Eudora n’avait plus qu’à rendre grâce au ciel et à subir la délicate influence de Mme Champagneux.

Si nous écrivions un roman, c’est ici qu’il faudrait retracer par quels mille détails quotidiens cette influence s’exerça sur la jeune fille, l’amena à accepter des projets qu’elle n’aurait jamais conçus. Mais, pour la relation que nous avons entreprise, les renseignements font défaut sur ce point. Nous ne connaissons, dans le long cheminement de cette dernière intrigue, que le point d’arrivée.

Au bout d’un mois à peine, Mlle Roland, complètement isolée chez ses nouveaux hôtes sans même avoir revu Justamont ni la bonne Marie-Marguerite, sans avoir consulté aucun de ses anciens amis, acceptait d’épouser le fils aîné de son tuteur, le jeune Pierre-Léon Champagneux, alors âgé de vingt ans à peine (21). C’était là le moyen qu’avait trouvé le remplaçant de Bosc, sans aucune pensée d’intérêt, simplement pour fixer l’avenir de sa pupille et se débarrasser de toute responsabilité.

Il ne fut pas question certainement, cette fois, de subtiliser sur les motifs de ce mariage et de parcourir un itinéraire compliqué sur la carte du Tendre. La raison, l’autorité des parents décidèrent à peu près de tout, comme aux plus beaux temps de l’ancien régime. On ne se demanda pas s’il y avait de la passion dans ce cas, ou bien un don, ou encore un sacrifice de reconnaissance. Eudora n’avait aucun motif valable de refuser ce garçon : elle l’accepta. Elle terminait ainsi, à quinze ans, les incertitudes de sa vie.

Champagneux fut enchanté d’apprendre la nouvelle ; et il s’empressa de lui expédier un beau cadeau de fiançailles, dont elle le remercia aussitôt en ces termes plus conformes à son âge que ceux dont elle se servait avec Bosc :

J’ai reçu, mon bon papa, la charmante chaîne (22) que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Je ne puis vous exprimer le plaisir qu’elle m’a fait, et combien je suis sensible à cette marque d’amitié de votre part. Elle ne pouvait être plus jolie et plus à mon goût. Recevez mes remerciements et l’assurance de ma reconnaissance.

Je vous envoie une lettre relative à mes affaires, je ne sais pas de qui elle est.

Nous regrettons tous les jours votre départ, surtout ma bonne maman. Elle est si bonne et si sensible ! Que vous êtes heureux d’avoir une femme comme cela ! Mes sœurs vous embrassent et voudraient bien vous dire un petit mot à l’oreille. Moi, je vous aime, et suis pour la vie votre fille.

                                EUDORA ROLAND (23).

On constate, en lisant ce billet de bonne petite fiancée, à quel point Bosc était oublié de l’autre côté de l’Atlantique. Aussi le mariage put-il avoir lieu sans surseoir. Huit jours après Pierre-Léon arrivait de Paris, et, le 20 novembre, la modeste église de Ruy, paroisse dont dépendait le domaine, faisait tinter ses cloches en l’honneur de deux nouveaux époux.

Malgré les conquêtes de la Révolution, ces mariés d’ancien régime se considèrent dès lors comme très valablement unis, et ce n’est que trois semaines après, le 13 décembre, qu’ils pensèrent à faire régulariser leur union, au point de vue civil, à la mairie de Jallien, centre de la circonscription cantonale.

Qu’eût dit de cela notre entomologiste anticlérical, lui qui, vers la même époque, écrivait à Bancal des Issarts, rallié au Catholicisme :

A quelques excellents amis près, comme Saurine (24), les prêtres sont plus jaloux de dominer sur les hommes et de disposer de leur bourse à leur profit que d’opérer le salut des âmes. La Révolution, dès ses premiers instants, en a bien convaincu les moins clairvoyants. Je ne serai jamais tranquille sur le sort de la république tant que je ne les verrai pas réduits, en France comme ici, dans la nullité politique la plus absolue (25).

En fait, il est probable qu’à la nouvelle de ce dénouement imprévu, Louis Bosc ne s’inquiéta point de ce détail. Quelle indignité ! Ce Champagneux en qui il avait eu si pleinement confiance, et qui avait blâmé si fort la conduite de Creuzé de la Touche ! Il le soupçonna des pires calculs. Il fut tellement ulcéré qu’il ne répondît pas un mot aux lettres qui lui annoncèrent l’événement si peu attendu. Un silence complet tomba entre lui et tous ceux qu’il avait aimés.

Eudora ne semble s’en être nullement inquiétée : son petit mari lui faisait totalement oublier son ancien tuteur, si pointilleux, si susceptible !

Il n’en était pas de même de Champagneux. Cet ancien prisonnier de la Terreur avait été destitué en fructidor. Dans sa retraite du Dauphiné, il n'apprenait pas sans inquiétudes le retour de son ancien ami. N’allait-il pas accourir à travers l’Espagne du Nord et la France méridionale pour lui reprocher ce qu’il pouvait presque considérer comme un abus de confiance ? Il s’alarmait de ce qu’il appelait son « originalité »… et s’informait avec crainte de ses faits et gestes.

Il n’arriva rien, car il ne revit jamais Louis Bosc. Celui-ci, comme Alceste, l’avait « rayé de ses papiers ». Il ne le connaissait pas plus que Creuzé de Latouche ; il ne parlerait jamais de ces deux hommes qui avaient, à ses yeux, trahi son amitié et ruiné son bonheur. Et Champagneux mourut en 1807, sans l’avoir revu, sans avoir reçu le moindre billet de sa main. Mais si, jusqu’au dernier moment, il n’avait pas été sans crainte, il expirait du moins sans remords.

VII

VINGT ANS APRÈS.

Nous sommes en 1823. Le président de la Société des naturalistes, l’ancien consul de Wilmington, l’ancien Girondin, est devenu un des personnages importants de la Restauration. Déjà, en 1814, l’empereur de Russie, l’empereur François II d’Autriche, avaient désiré voir cet homme célèbre dans tout le monde savant et à l’entretenir de ses travaux. Louis XVIII l’a décoré, l’a nommé membre du Conseil central d’agriculture, inspecteur général des pépinières. L’Institut l’a appelé à lui dans sa classe des sciences.

Et voici que, un beau matin, dans son volumineux courrier, il trouve une lettre, dont il connaît bien l’écriture.

Il l’ouvre, non sans une pointe d’émotion qui fait frémir sa bouche fine et palpiter ses narines toujours jeunes.

C’est une dame, depuis peu installée à Paris, qui lui demande de lui procurer une autorisation pour visiter la Monnaie.

M. Louis Bosc d’Antic n’hésite pas. Il répond aussitôt :

Ma chère amie,

Demain, avant 11 heures, je compte me rendre à vos ordres. Croyez que je me trouverai toujours heureux toutes les fois que j’aurai l’occasion de vous prouver mon affection (26).

Il signe, plie le papier, le cachette et, d’une main qui veut être paisible, trace la suscription :

Madame Pierre-Léon Champagneux, née Roland,
Administration centrale des Droits réunis.

Hé oui ! Cela s’est passé de la sorte, en ce bel été de la Restauration. Mais il avait fallu quelque temps à nos deux héros pour atteindre à cette sérénité.

Nous le savons déjà, quand Louis Bosc était rentré en France, en 1798, il avait gardé un mutisme farouche.

Après avoir franchi les Pyrénées en herborisant, il débarqua à Saint-Jean-de-Luz le 10 novembre, passa à Bayonne le 13, à Bordeaux le 18, pour atteindre enfin Paris le 30. Il n’y séjourna pas longtemps. Dès le début de 1799, il se remettait en route, nanti d’une mission agricole par le Directoire, traversait le Massif Central en plein hiver et gagnait par les Cévennes, le pays de son père, le Castrais.

Où courait-il ainsi avec une telle hâte ? Chercher une femme.

Lui aussi, il en avait assez des marivaudages. Puisqu’on se mariait, il se marierait, comme les autres et sans retard. Il n’était pas embarrassé. Il le leur montrerait, à tous ces faux amis qui s’étaient acharnés à l’empêcher de convoler en justes noces !

Le 9 mars 1799, on publiait, dans la commune de Peyreségade, arrondissement de Castres, les bans de Louis-Augustin-Guillaume Bosc avec la citoyenne Suzanne Bosc, sa cousine germaine. Leur union se célébra à Paris, un mois après.

Comme Eudora, il était retombé du romanesque dans la réalité. Plus durement qu’elle certainement. Sa femme lui donna « la paix du foyer », selon un de ses biographes. Elle lui donna même cinq enfants. Mais elle ne possédait dans sa personne aucune des grâces mutines de son ancienne pupille. Il s’était établi par dépit et aussi par raison, voilà tout. Et il n’avait pas cessé de cultiver en secret son ancienne passion ; car il gardait  à la jeune Mme Champagneux la plus vive rancune.

Quand il l’entrevit pour la première fois, deux ans après les événements que nous venons de résumer, il la considéra avec une sorte de fureur ; il nota qu’elle était défigurée par la petite vérole et par la naissance de ses deux filles.

« Si l’impression qu’elle fit alors sur moi fut pénible, écrit-il dans son autobiographie, elle était toute de réminiscence. »

Vingt ans s’écoulèrent. En 1822 (il avait dépassé la soixantaine), ses tournées d’inspection l’amenèrent dans le Sud-Est. Passant à Lyon, où Eudora demeurait alors, il se résolut à frapper à sa porte. La visite était facilitée par l’absence de M. Pierre-Léon Champagneux, qui, nommé chef de bureau à l’administration centrale des Droits réunis, résidait à Paris, tandis que sa femme et ses grandes filles restaient rue Sainte-Hélène, 8.

La pénible visite eut donc lieu, fort cérémonieuse et embarrassée. En pareilles circonstances, il ne faut pas espérer que l’on proféra autre chose que des banalités.

Nous ne connaissons aucun des détails de la scène ; tout ce que nous en savons se résume dans cette lettre d’Eudora à l’une de ses amies :

Après vingt ans d’absence, revoir mon tuteur, l’ancien ami de mes parents, au moment où je le croyais fort éloigné de moi, cet événement, car c’en était un, ne pouvait que produire en moi une violente émotion, aussi en ai-je été fortement ébranlée. Notre attachement mutuel, ravivé par cette entrevue, a donné lieu à une correspondance suivie qui est pour moi d’un grand prix (27).

Mme Champagneux comptait alors quarante-deux ans. Que de jours écoulés depuis les vacances au Clos de la Plâtière, depuis ses lointaines fiançailles romanesques ! Un bon bout de temps, son union avec son jeune mari l’avait détournée de Louis Bosc. Mais maintenant ses illusions étaient mortes. L’automne s’annonçait déjà. Elle s’occupait activement de marier sa fille aînée Zélia avec le docteur Joseph Chaley.

Quoi d’étonnant à ce qu’elle goûtât une profonde douceur à renouer d’anciennes relations ? Le vieux naturaliste, chargé d’honneurs et d’années, en venant cérémonieusement lui présenter ses hommages dans sa demeure de la rue Sainte-Hélène, lui rapportait sa jeunesse.

C’est là ce qui fait le charme des anciennes amitiés ; même quand elles sont de qualité inférieure, et ici ce n’était point le cas, elles nous émeuvent délicieusement parce qu’elles nous permettent de défier le temps et de remonter le flot implacable des années.

Ecrire à Bosc ne suffisait pas à Eudora ; c’est pourquoi, dès son voyage à Paris, elle avait choisi le premier prétexte venu pour le revoir.

Donc, il la conduisit à la Monnaie. Elle en profita pour le rapprocher de son mari, ce qui fut, semble-t-il, assez délicat et ne fit renaître aucune sympathie. Le naturaliste n’avait pas pardonné aux Champagneux, et Pierre-Léon le sentait bien. Malgré sa résidence continue à Paris, il persista à se tenir à l’écart. Quand Eudora séjournait à Lyon, il n’allait jamais voir seul l’ancien fiancé de sa femme. Cela se comprend. Il n’avait aucun plaisir, lui, à ressusciter le passé.

Cette froideur marquée n’empêcha pas M. d’Antic et son ancienne pupille de renouer les relations d’amitié les plus étroites. Après s’être appelé « monsieur », « madame », « ma chère amie », on en revenait aux appellations plus tendres : trois ne s’étaient pas écoulés, que l’on se tutoyait comme autrefois.

Ton mari, mon Eudora, écrivait le vieil ami, ne vient pas me voir, et je ne le trouve jamais chez lui. Il en résulte que je n’ai pas eu de tes nouvelles depuis que tu es partie. Mon cœur en a cependant besoin et il y a longtemps que je projette de t’en demander directement. Je te prie donc de me dire comment toi et tes filles et petites-filles se portent, comment va l’entreprise de ton gendre ?

Moi, je vais de mieux en mieux, mais cependant je reste toujours tourmenté par la vessie. Ma femme et mes enfants vont passablement bien. Je suis extrêmement occupé en ce moment, surtout extrêmement dérangé par les visites, aussi suis-je fatigué chaque soir au delà de toute mesure.

Adieu, ma bonne, je t’embrasse, ainsi que les enfants, et vous souhaite santé et prospérité (28).

Ne souriez pas. Elle est charmante cette missive, où achève de s’éteindre doucement en nuances assoupies le crépuscule d’un violent amour. Le Bosc de jadis, ardent, passionné, jaloux, désagréable et pointilleux, a fait place à un vieux bonhomme, qui conte ses petites affaires, familiales et intimes, à une ancienne amie. Ils ont oublié leurs discussions sentimentales. Ils sont tout tournés vers leurs enfants et petits-enfants. Eudora a fini par marier sa fille aînée, Zélia, au docteur Joseph Chaley, dont elle a eu déjà deux enfants (29). Louis cherche à établir la sienne, Floréal, dont le prénom reflétait les opinions naïvement révolutionnaires de son père ; le temps s’était chargé de corriger même cela ; quand elle épousa, quelques mois plus tard, le jeune Pilastre de la Brardière (30), on l’inscrivit au temple protestant de l’Oratoire sous le prénom moins éclatant de Floralie. D’ailleurs, dans sa famille, on avait coutume de l’appeler tout bonnement Eliza. Elle possédait un joli crayon et copia pour Mme Champagneux le seul portrait authentique qui restât de sa mère.

Toutes les reliques de Mme Roland, qui étaient demeurées entre les mains pieuses de son dernier et fidèle adorateur, furent, suivant ses instructions remises à Eudora peu de temps après.

M. d’Antic ne put pas, en effet, prolonger beaucoup l’idylle mélancolique et familière qui avait rapproché son arrière-saison de la maturité de son ancienne pupille.

La maladie dont il était affecté et dont il l’entretenait avec simplicité, ne tarda pas à l’emporter. Le 10 juillet 1828, il avait vécu. Suivant son désir formel, il fut inhumé à Sainte-Radegonde, dans l’exil verdoyant de cette forêt de Montmorency, où il avait vécu les heures les plus dramatiques, les plus angoissées, les plus périlleuses de sa vie, où il avait caché les Girondins, où il avait peut-être croisé Robespierre, et d’où il partait jadis pour aller porter un bouquet de fleurs des champs à Manon et recevoir de sa main des pages immortelles, qu’il garderait à la postérité.

Il n’apparaît point que sa famille soit restée en relation avec Mme Champagneux. Elle lui remit cependant une partie tout au moins des papiers de Mme Roland, un dessin à la plume, de Lavater, qui la représentait entre son mari et sa fille, une tête de vierge dessinée patiemment par la prisonnière de Sainte-Pélagie, d’autres menus objets que Bosc avait pieusement conservés durant toute son existence, mêlant en son cœur sentimental le souvenir toujours vivant des deux femmes qu’il avait adorées sans être jamais payé de retour.

Seul, le fils naturel, Louis, qui avait partagé quelque temps la vie d’Eudora, continua longtemps à lui écrire.

Officier de marine il lui adressait, de ses diverses escales, des lettres affectueuses où il la traitait comme une sœur. Il savait bien les sentiments, tour à tour ardents et douloureux, qui avaient animé son père à son égard. Il l’appelait sa sœur adoptive, et dans ses lettres il déclarait qu’il l’embrassait comme il l’aimait, « de tout son cœur ».

Ce fut encore le souvenir de Bosc qui rapprocha davantage plus tard la vénérable Mme Champagneux du grave et pieux Prosper Faugère : le fondateur du Moniteur religieux était le petit-neveu par alliance de l’entomologiste anticlérical, qui fulminait si volontiers contre les prêtres. Ce dernier avait voulu empêcher jadis que sa pupille fît sa première communion.

Il eût été bien étonné de la voir, après la mort subite de sa seconde fille, se plonger dans la dévotion et les œuvres de charité, et ne s’occuper que de questions de piété et d’apostolat avec un de ses descendants !


… Peu à peu, au fil des années, disparurent les personnages de cette histoire : la vieille Marie-Marguerite, qui avait repris sa place auprès d’Eudora sitôt après son mariage, ne quitta sa maison que tout à fait vers la fin, lorsque ses infirmités obligèrent les Champagneux à la placer dans un couvent hospitalier – ce qui plut d’ailleurs fort peu à l’ancienne bonne de Mme Roland. Sa maîtresse, qu’elle avait vue naître, qu’elle avait élevée et qu’elle avait fidèlement suivie au travers de ses vicissitudes et de sa paisible vie conjugale, ne lui survécut pas très longtemps. Cependant elle parvint jusqu’à sa soixante-dix-septième année.

Quand elle mourut à Paris, rue de Fleurus, le 19 juillet 1858, la fille de la stoïcienne Manon était entièrement retirée du monde, comme une véritable religieuse.

Son mari, M. Pierre-Léon Champagneux, décéda à son tour en 1864.

Nous nous contentons de noter cette date. Car le rôle qu’il joue dans cette histoire est tout à la fois décisif et anecdotique. Sa venue inopinée a simplement mis le point final aux imaginations sentimentales du pauvre et cher Louis Bosc. En fait, lorsqu’Eudora ferma les yeux, l’histoire qui, seule, peut paraître digne d’être contée, était bien finie.

ARMAND PRAVIEL.


NOTES :
(1) Copyright by Armand Praviel, 1932. Tous droits de traduction, adaptation, reproduction et représentation réservés pour tous pays, y compris la Russie (U. R. S. S.).
(2) Ce texte, comme les autres, est extrait des publications de M. Claude Perroud, dont il est impossible de se passer dès qu’il s’agit de Mme Roland, de sa famille ou de ses amis.
(3) Il était né le 29 janvier 1759.
(4) Ce fils, Louis Bosc, très bien élevé par son père, mourut inspecteur de la marine à un âge avancé.
(5) Lettre du 23 mars 1785.
(6) Histoire des Girondins, livre VIII, XII.
(7) Lettre du 24 avril 1796.
(8) Encore un Girondin naturaliste. Né à Genève, il en devint maire par la suite, après s’être distingué par son dévouement à la chose publique et ses travaux scientifiques.
(9) Lettre du 12 juin 1796 (24 prairial an IV).
(10) Lettre du 17 floréal (6 mai).
(11) Lettre du 9 prairial (28 mai).
(12) Lettre à Albert Gosse, du 5 juillet 1796 (17 messidor an IV).
(13) Le grand naturaliste danois, qui était de ses amis.
(14) Lettre du 16 octobre 1796 (25 vendémiaire an V).
(15) Mme Louvet.
(16) Lettre du 6 janvier 1798 (17 nivose an VI)
(17) Lettre du 8 août 1796 (21 thermidor an IV).
(18) Lettre du 12 août 1796 (25 thermidor an IV).
(19) Lettre du 3 août 1796 (16 thermidor an IV).
(20) Lettre du 9 octobre 1796 (18 vendémiaire an V).
(21) Il était né le 11 avril 1777.
(22) Cette chaîne, en or, avait coûté 55 livres (cahier de comptes de Champagneux).
(23) Lettre du 13 novembre 1796 (23 brumaire an V).
(24) Evêque constitutionnel des Landes, ami de Brissot.
(25) Lettre du 7 mars 1798 (17 ventôse an VI).
(26) Billet du 2 septembre 1823.
(27) Lettre du 9 décembre 1822.
(28) Lettre du 7 mars 1826.
(29) Elle eut deux autres filles en 1830 et 1837. La dernière a vécu jusqu’à ces dernières années.
(30) C’était le fils d’un ancien ami de Bosc, tour à tour constituant, conventionnel, membre du Conseil des Anciens, puis du Corps législatif sous l’Empire, et enfin député sous la Restauration.


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