NADAUD, Marcel & PELLETIER, Maurice :  L’incendiaire au village, Maximilien Flament, (1926).
Saisie du texte et relecture : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (19.VII.2007)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire de la médiathèque (BM Lisieux : nc) , coupures de presse extraites du Petit Journal du 06 au 09 janvier 1926. Série "Nos enquêtes : les grandes erreurs judiciaires".
 
L’incendiaire au village
(Maximilien Flament)
par
Marcel Nadaud, & Maurice Pelletier

~ * ~

I. - Sous le couperet


Sous le ciel flamand, bas et lourd, dont le gris perle se fondait dans le gris ardoise des toitures, la foule peu à peu s’amoncelait. ET quand, au beffroi de l’Hôtel de Ville, Martin et Martine, de leur geste rituel et saccadé, eurent frappé douze fois de leur marteau sur la cloche de l’horloge, la masse humaine agglomérant ses milliers de têtes fit retentir la Grand’Place de Cambrai d’un unique et monstrueux soupir d’angoisse. Car, à l’angle de la voie menant à la prison, la tête apparaissait du sinistre cortège.

Derrière un peloton massif de gendarmes à cheval, dont les oursons dominaient la mer humaine, les cagoules blanches, en deux files, des frères de la Miséricorde précédaient la charrette infâme qui menait à l’échafaud dressé au milieu de la place une loque humaine soutenue par un prêtre.

Le soupir se transforma en rumeur ; la rumeur en un seul cri jaillit de dix mille poitrines :

- Bareau ! Bareau !...

De toutes les fenêtres, des femmes se penchaient. Des grappes humaines, accrochées aux six colonnes corinthiennes de la Maison Commune, semblaient vouloir s’écrouler sur le sol, attirées par l’invincible aimant de la lame triangulaire suspendue aux montants de la charpente tragique. Des cous se tendaient de toutes parts vers celui qui allait payer de sa vie une existence sacrifiée à un lucre sordide.

- Bareau ! Bareau !...

Pantalonnés de drap blanc, sanglés de cuir blanc, des soldats de la 1er Légion, au massif skaho de cuir bouilli, dégageaient à grand’peine la route. Çà et là, une voix monotone et dolente chantonnait, coupant un silence :

- Le crime affreux de Félix Moreau, dit Bareau, et son châtiment. Pour deux sols…

Un grondement vengeur montait, de plus en plus menaçant. Le prêtre se détourna une seconde de celui qu’il menait à l’expiation :

- Mes frères, ayons pitié d’un homme qui va mourir. Prions pour le repos de cette âme.

Railleuse, une voix jaillit de la foule :

- Bareau, est-ce que tu as une âme ?

La cruelle ironie populaire se déchaîne en tourbillon :

- Tu es propre aujourd’hui, Bareau. On voit bien qu’on t’a fait ta toilette…

- Ta dernière a été ta première, Bareau.

- Tu es habillé, au moins, Bareau. Où sont tes guenilles ?

- Bareau, combien vaut ta vie ? Vingt sous, les vingt sous pour lesquels tu as tué le vieux Bisiau !...

- Mendiant contre mendiant, partie nulle.

- Tu as tué Bisiau au cimetière Saint-Sépulcre, Bareau. Tu vas l’y retrouver…

- Ta tête branle plus que la sienne, Bareau !

Mais, plus fort que les sarcasmes, plus grondant que la rumeur du peuple tassé, haletant, montait vers le ciel le gémissement monotone et rythmé des frères de la Merci.

Miserere mei, Domine, secundum magnam miseridoridam tuam.

Ah ! Seigneur ! Il faut bien que ce soit vous qui ayez pitié ! Qui d’autre pourrait s’attendrir sur ce déchet humain à la face couverte d’ulcères, roulant des yeux apeurés ? Qui d’autre aurait un coeur pour ce mendiant d’hier, riche de sa seule existence, de ses haillons fétides, d’un surnom, et qui, dans quelques minutes, n’aura plus rien - fût-ce sa tête ?

Amplius lava me ab iniquitate mea, psalmodiaient les pénitents.

L’Infini, seul en effet, pouvait verser l’eau lustrale qui purifierait le corps et l’âme du malheureux. Mais son iniquité, la connaissait-il  bien ? Ces marches qu’il allait gravir et en haut desquelles, bras croisés, l’attendait Monsieur de Cambrai, le conduisaient à l’expiation d’un crime dont il n’avait vraiment jamais bien senti l’horreur. Mais la lumière du couteau parut soudain l’éclairer. Une larme, la première peut-être qu’il versât, brilla sous ses cils chassieux.

L’aveu

L’abbé qui l’escortait se pencha vers lui. Les larmes, cette fois, jaillirent et la bouche immonde s’ouvrit. Elle murmura quelques paroles. D’un geste, l’ecclésiastique arrêta le bourreau qui s’apprêtait à prendre possession du criminel et écouta le misérable. Le récit qu’il entendait devait être effroyable car les premiers rangs de la foule tassée autour de l’échafaud le virent blémir et trembler.

De proche en proche, l’inquiétude gagnait, au fur et à mesure que s’éloignaient les cris de mort. Le prêtre, la main sur la tête de Bareau, prosterné à ses pieds, se tourna vers la mer humaine dont les flots de têtes s’étaient brusquement figés.

- Mes frères…

Le silence était tel que, malgré l’immensité de la place, la voix de l’homme de Dieu portait aux coins les plus éloignés.

- Mes frères, il y a six ans, à ce même endroit, est déjà tombée une tête, celle de Maximilien Flament, garde champêtre de Noyelles-sur-Escaut, condamné à mort comme incendiaire. Maximilien Flament est mort en homme et en chrétien. Il n’avait jamais cessé de protester de son innocence. C’est sur mon coeur qui n’a pas oublié que se sont refroidies ses dernières larmes.

Un murmure d’émotion, vite étouffé courut dans la foule.

- Or la grâce divine vient d’opérer un miracle et d’ouvrir les yeux du malheureux Moreau, dit Bareau, qui va expier son affreux forfait. Il vient de me faire un aveu suprême. Ce n’est pas Maximilien Flament, c’est lui, Bareau, qui, dans la nuit du 31 janvier 1811, mit volontairement le feu à la grange de M. Marcheux, maire de Noyelles-sur-Escaut. Bareau va donc en une seule fois expier triplement l’assassinat de Bisiau, l’incendie de Noyelles, la mort de Flament due à son silence. Prions, mes frères, pour le repos de ces deux âmes, celle de l’innocent qui s’apprête à recevoir là-haut celle du coupable qui se repent. De profundis clamavi ad te… »

Six ans avant

La foule s’était agenouillée. Dans toutes les mémoires, le même souvenir avait jailli d’un jour, d’une heure, d’une scène semblable, vieille de six ans, même cortège précédé de gendarmes, mêmes frères de la Merci en robes et en cagoules, même charrette transportant vers le même échafaud un homme non moins pâle, mais de stature plus haute et plus fière. Loin d’être abattu, il ne cessait de protester dignement, mais fermement, de son innocence. Et quand il monta sur l’échafaud, un murmure de pitié avait couru de la foule qui ne pouvait se refuser à croire coupable ce bel homme au regard si triste et si loyal.

Avant de se coucher sur la planche de la guillotine, il s’était retourné vers le peuple venu pour le voir mourir. Il s’était écrié, et sa voix sonnait encore aux oreilles de maints Cambrésiens :

- Je suis innocent, je le jure, aussi innocent que le plus jeune de mes enfants…

Et, à l’heure où tomba cette tête, un juré, M. Douay-Frémicourt, avait fait agenouiller sa famille autour de lui et l’avait fait prier « pour les juges qui avaient condamné un innocent ».

Innocent, innocent ! Ces trois syllabes bourdonnaient comme un glas accompagnant la récitation du psaume.

- Notre Père qui êtes aux cieux…, commença l’abbé Baudouin.

Le bourreau saisit Bareau qui poussa un cri de bête égorgée et, avec un de ses aides, le jeta sur la même planche fatale où, six ans auparavant, avait été étendu Maximilien Flament.

- Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel », murmurait en répons la foule.

Le prêtre se porta aux côtés de Bareau à qui il montra un crucifix, cependant que la lunette descendait, encastrant le cou du misérable presque inanimé.

- Pardonnez nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont off… »

La prière divine n’alla pas plus loin, car un choc sourd et brutal retentit, comme une hache sur un chêne. Le couteau triangulaire était tombé, faisant rouler dans le panier de son la tête obtuse et infâme de Félix Moreau, dit Bareau.

~~~

Cent huit ans ont passé depuis cette sinistre histoire que se rappellent encore quelques vieux Cambrésiens instruits par leurs aïeuls. On n’évoque pas sans frémir ce crime des tribunaux impériaux que ne surent pas corriger ceux de Louis XVIII.

L’ombre de Maximilien Flament, exécuté en 1811, domine encore la Grand’Place reconstruite. Si les hommes ont reconnu la tragique erreur dont elle fut victime, la justice, elle, s’est encore refusée à l’admettre. Voyons de près les pièces du procès et appelons-en à l’opinion plus éclairée des insuffisances anciennes de la Loi.

II. - La veillée tragique

Cette soirée de janvier, humide et molle, la veillée s’était prolongée fort tard chez maître Marcheux, maire de Noyelles-sur-Escaut. Une assemblée nombreuse s’était groupée autour du feu de mottes pour donner au fils de la maison, Théodore, le dernier témoignage de sympathie du bourg avant son départ pour l’armée. Car, le lendemain, 1er février 1811, il devait rejoindre à Cambrai le dépôt du 1er régiment de cuirassiers où il allait avoir l’honneur de servir sous les drapeaux de Sa Majesté l’empereur et roi.

De nombreuses chopes avaient déjà été vidées de bière aigrelette. Des fioles carrées avaient là-dessus versé aux assistants l’âpre et généreux genièvre de Wambrechies. Et Maître Marcheux n’avait pas hésité, malgré son avarice bien connue, à quérir derrière les fagots quelques vieilles fioles de Bourgogne provenant de la dispersion de la cave de NN. SS. de Cambrai, lors du pillage de l’archevêché en 1793, d’affreuse mémoire.

- Comme ça, ch’tiot fi, c’est ton coup de l’étrier avant d’aller monter les chevaux de l’Empereur. Dieu te garde ! Car ton lot, c’est les horions, maintenant….

- Et la gloire, essaya de braver le jeune homme ?

- La gloire, la gloire, si on n’y laisse pas sa peau.

- Oh ! maintenant, on ne se bat plus qu’en Espagne, et ça y sera bientôt fini. Et puis, on en revient. Voyez ce failli chien de Maximilien !

Maître Marcheux frappa du poing sur la table :

- Si tu ne partais demain, mon gas, je t’aurais fait tâter de mon bâton. Le nom de ce brigand ne doit jamais être prononcé devant moi.

- Le père n’a pas oublié l’héritage de la tante Defraine, murmura une jeune fille.

Elle ne l’avait point murmuré assez bas que le maire ne l’entendît. Une taloche sonna sur une joue fraîche, soudain empourprée.

- Attrape, manante, et occupe-toi de tes affutiaux.

Un silence gêné plana sur la petite assemblée. Une vieille se leva.

- Il se fait tard à présent. Faut s’en retourner chez soi, s’il ne pleut plus.

Elle ouvrit la porte et poussa un cri de terreur.

- Maître Marcheux… Votre grange… Venez vite…

Le fermier n’avait fait qu’un bond. De la grange faisant face à la ferme, des gerbes d’étincelles commençaient à jaillir. Le vent, par rafales, soufflant du sud-ouest, les rabattait sur le bâtiment d’habitation dont le toit de chaume, à chaque minute, risquait de s’enflammer.

- Au feu ! Au feu ! Le feu chez maître Marcheux !!!...

Le cri sinistre courait dans le village, et jetait les habitants sur le pas de leurs portes, puis vers la ferme où chacun accourut avec un seau. Une chaîne s’organisa, cependant que les femmes faisaient sortir de l’étable menacée les bestiaux affolés et les chevaux, pointant, ruant, sautant dans toutes les directions.

Le feu au village ! Drame effroyable pour chaque foyer que l’incendie peut gagner à son tour. Drame plus effroyable encore à cette époque où n’existaient ni les moyens de sauvetage, ni les assurances et où une heure suffisait à ruiner le fruit d’efforts centenaires.

Entre tous, un homme, grand et de belle mine, se distinguait par son activité. En corps de chemise, la culotte enfoncée dans de fortes bottes, il était au premier rang des sauveteurs, se dépensant sans compter.

- Le garde-champêtre se distingue, murmura un vieillard à l’oreille de maître Marcheux, qui, l’oeil sec et les mâchoires crispées, contemplait le désastre.

- C’est son rôle, répondit sèchement le maire. Il ne risque rien d’ailleurs, le vent ne souffle pas du côté de chez lui

A l’aube seulement, la pluie se mettant à tomber, les villageois purent se rendre maîtres du fléau, mais la grange était entièrement détruite, et avec elle, toute la récolte de l’année.

- Ah, le bandit ! soupira le maire. Si je le tenais ! Mais les gendarmes vont arriver de Marcoing. Ils sauront bien le pincer.

- Vous ne voyez pas qui ça pourrait bien être ?

- Je ne peux pas encore dire… Mais si c’est ce que je pense…

L’enquête

Vers midi, les baudriers jaunes des gendarmes apparurent à un tournant de la route détrempée par l’hiver.

- V’là le maréchal des logis Oudaille, dit un petit berger posté en sentinelle et qui accourait tout essoufflé. Il vient avec quatre autres gendarmes, not’ maître.

Le petit groupe de cavaliers fit halte devant la ferme et mit pied à terre. Les favoris en crosse de pistolet sous le haut bicorne, la sardine d’argent en baraque sur la manche, le sous-officier salua le maire et le prit à part. Au bout d’un quart d’heure d’entretien, les deux hommes rejoignirent les gendarmes.

- Nous pouvons maintenant commencer l’enquête. Examinons d’abord les alentours de la ferme et voyons si nous pourrons retrouver une piste. Ce ne sera peut-être pas commode, car la terre a été bien piétinée.

La petite troupe passa derrière la grange, à quelques mètres de laquelle courait une haie vive cachant une petite maison basse au milieu des pommiers défeuillés.

Le maréchal des logis, tête basse, arpentait la lisière de la bouchure, comme un chien de chasse quêtant une piste. Tout à coup, il s’arrêta net :

- Qu’est-ce que c’est que ça ?

« Ça », c’était, à la base de la haie, un trou d’un diamètre assez large pour laisser passer un homme.

- Hum ! Qui habite là ?...
- Là ? C’est le garde-champêtre Maximilien Flament.

- Bizarre ! Brave garçon pourtant, Flament, un ancien soldat. Un peu trop de zèle d’ailleurs.

Il regarda tout autour de lui.

- Tiens, et ça encore ? Voyez donc maître Marcheux, ces traces de pas qui partent de la haie et se dirigent vers la grange. Oh ! Oh ! Oh !

- On dirait des empreintes de bottes, chef, insinua un des gendarmes.

Le maréchal des logis réfléchit une minute et, prenant son parti :

- Vous, Racognet, surveillez ce coin et que personne n’y passe. Venez avec moi, monsieur le maire…

Contournant la haie, ils arrivèrent à la chaumière devant la porte de laquelle jouaient deux enfants. Une jeune femme, à la figure ronde et fraîche, sortit sur le seuil.

- Eh, la Flament ! Votre mari n’est pas là ?

- Non, monsieur le gendarme, il est parti en tournée.

- Un jour comme aujourd’hui, où il aurait dû mener l’enquête avec nous !

Et, délibérément, il entra dans la chaumière, sans que la jeune femme apeurée esquissât la moindre résistance.

Les premiers soupçons

A l’angle de la cheminée où une crémaillère suspendait une marmite mijotant sur des braises, séchait une paire de bottes fortes et de fabrication courante. Sans autre forme de procès, le brigadier s’en empara. Puis, jetant un coup d’oeil circulaire autour de la pièce comme s’il craignait d’oublier quelque chose, il sortit sans dire un mot, les chaussures à la main et revint jusqu’à la haie.

Il posa les bottes sur les empreintes. Elles concordaient avec une précision accablante. Le maréchal des logis hocha la tête et regarda le maire qui éclata :

- Ah ! le gueux ! le bandit ! Je m’en doutais ! Il a voulu se venger…

Mais le sous-officier lui imposa silence en lui montrant des paysans qui, non loin de là, attirés par les éclats de voix, s’étaient rassemblés pour suivre la scène.

Au coin de la haie, une haute silhouette apparut.

- Salut, margis ! Qu’est-ce que vous faites là avec mes bottes ?..

Oudaille dédaigna de répondre et garda un instant le silence.

- Maximilien Flament, je vous consigne à ma disposition. Si quelqu’un doit vous interroger, ce sera le procureur impérial. D’ici sa venue, ne tentez pas de quitter le village. Vous êtes surveillé.

Et, remontant à cheval, il regagna Marcoing en emportant avec lui les pièces à conviction.

Trois jours après, le 4 février, M. Farez, procureur impérial, opérait une descente sur les lieux. Le maire avait rassemblé un certain nombre de témoins. Toutes les dépositions concordaient. Flament était un violent, un brutal. Il avait, à plusieurs reprises, usé de voies de fait contre des habitants. Plainte avait été portée contre lui : il était menacé de destitution. Et le 28 janvier, il n’avait pas hésité à proférer contre le maire les pires menaces en présence des domestiques et des batteurs de maître Marcheux.

Menaces, violation de clôture, parfaite concordance des semelles et des empreintes, il n’en fallut pas plus. Ces indices étaient corroborés par un fait : l’incendie avait été allumé quand le vent soufflait du sud-ouest et que les étincelles rabattues vers la ferme ne menaçaient pas la chaumière du garde-champêtre.

- Maximilien Flament, je vous mets en état d’arrestation.

Le malheureux bondit :

- Qui ? Moi ?... Coupable ?... Je vous jure…

- Il suffit. Gendarmes…

Menottes aux mains, les chaînes rattachées à l’arçon de la selle, Maximilien Flament, au milieu des huées et des cris de mort, fut entraîné entre les chevaux de deux gendarmes jusqu’à Cambrai. Il quittait pour ne plus jamais la revoir la grande plaine de la Sambre empourprée par un rouge soleil de février, flambant à l’horizon comme un immense incendie.

III. - Aux pieds du Grand Juge

- Alors, vous prétendez avoir un alibi ?

- Un ali… quoi, monsieur le juge ?

- Enfin vous affirmez pouvoir justifier de votre innocence en établissant qu’à l’heure de l’incendie vous étiez dans un autre lieu que celui du crime. Prenez garde, Maximilien Flament, il y va de votre tête. L’incendie volontaire est assimilé à l’assassinat, et à juste raison, car…

Mais M. Legros, le juge d’instruction de Cambrai, n’eut pas le temps d’achever son petit cours de droit pénal, car Flament avait bondi.

- On n’a qu’à interroger Tigaule. C’est avec lui que j’ai passé la soirée. Et il ne m’a pas quitté d’une semelle…

- J’espère que ce n’est pas la semelle des empreintes, ricana le juge à qui le greffier, par flatterie d’inférieur, sourit d’un petit air entendu. Nous allons donc convoquer le sieur Tigaule…

- Son vrai nom, c’est Cartry. Tigaule, c’est son surnom.

- Bien, Cartry, dit Tigaule. Mais auparavant nous allons vous confronter avec votre femme ».

M. Legros agita une sonnette. Un gendarme apparut, puis ressortit pour ramener Mme Flament. En la voyant entrer, menottes aux mains, elle aussi, le malheureux voulut se lever. Mais deux poignes solides le maintinrent sur sa chaise.

- Ils t’ont arrêtée ! Mais pourquoi ?

- Comme complice.

- Nous sommes innocents !...

- Ils disent tous ça, soupira philosophiquement le juge. Je me demande pourtant par quelle audace vous avez osé, femme Flament, vous présenter à la prison…

- C’est qu’on m’y avait convoquée pour hier, 18 février, parce que mon mari était malade… Et mes pauvres petits qui sont restés seuls à Noyelles… Qui va s’occuper d’eux, maintenant ?

- Point d’histoire. Vous êtes inculpée de complicité dans le crime de votre mari. Nous verrons quelle sera votre défense. »

Le surlendemain, le sieur Cartry, dit Tigaule, se présentait chez le juge d’instruction. Aux questions qui lui furent posées, il répondit en ânonnant :

- Possible que oui… J’crois bien qu’ch’tiot Flament était avec moi à 10 heures… Mais p’t’être ben qu’il n’en était que neuf… J’peux point dire…

- Prenez garde à vos réponses, car on pourrait vous inculper, vous aussi…

- Oh ! alors… moi, j’sais rien, m’sieur le juge…

- Fort bien, nous verrons ce que donneront les confrontations… »

Mais les confrontations ne donnèrent rien de plus. Six mois durant, M. Legros essaya de tirer de Tigaule quelques précisions. La crainte d’être compromis, et aussi des pressions locales, firent tomber le témoin à décharge dans le mutisme le plus absolu d’où il ne sortit que pour se rétracter formellement.

- Votre culpabilité est certaine, Flament. Votre alibi lui-même tombe. Voyons, avouez, vous avez tout intérêt à renoncer à votre absurde système de défense.

- Mais, puisque je vous jure que je suis innocent… »

M. Legros, haussant les épaules, dédaigna même de répondre et, d’un signe de tête, donna l’ordre aux gendarmes d’emmener le prisonnier.

Un avocat mal inspiré

Ce fut devant une salle comble que le 8 août 1811, Maximilien Flament comparut aux assises de Cambrai. Non que le fait fut particulièrement intéressant. Mais la personnalité de ce criminel agent de la loi donnait du piquant à l’affaire. Dans cette région essentiellement agricole, un garde champêtre incendiaire avait quelque chose de paradoxal qui éperonnait l’opinion.

Devant lui, son avocat, débutant, jeune et inexpérimenté, se donnait des airs d’importance en prenant des notes sur son dossier.

Comme le juge d’instruction, le président et le procureur impérial insistaient, mais en vain.

- Allons, Flament, avouez ! Vos menaces, le trou à la haie, les empreintes…

- Je suis innocent, M. Paix pourra le dire, si Tigaule se rétracte.

Le malheur, c’est que M. Paix, un honorable négociant de Noyelles, invoqua une maladie pour éviter une déposition qui pouvait friser le faux témoignage.

Maximilien retomba accablé sur son banc.

- Notez que la chambre d’accusations a mis votre femme hors cause. Allons, du courage ! Sachez reconnaître, par votre loyauté et votre franchise, l’esprit de justice de la Cour qui n’a pas voulu se contenter de simples présomptions…

- Elle s’en est bien contentée pour mon client, interrompit Me Leroy.

- Nous ne pouvons laisser passer cette phrase qui constitue un outrage à la magistrature.

Complètement démonté, le jeune avocat bredouilla :

- Je… n’ai pas… voulu… Dans ces conditions, je renonce à prendre la parole.

- A votre aise, MM. les jurés apprécieront. Mais comme il faut un avocat, nous désignons d’office Me Duquesne ! Me Duquesne, vous avez la parole !...

Il n’en abusa pas, de la parole, Me Duquesne, qui d’ailleurs ignorait tout du dossier. Et le jury ne mit guère plus de temps à rapporter un verdict affirmatif sur toutes les questions. Ce fut devant un homme, à la lettre, effondré, que la Cour prononça la peine de mort.

- Du courage, mon ami, lui glissa Me Duquesne, nous nous pourvoierons en cassation.

Mais la Cour de cassation ne releva aucun vice de forme ; elle ne put que faire siennes les conclusions de son rapporteur, M. Bauchart, et rejeta le pourvoi.

Suprême prière

- Il reste encore l’Empereur !

L’Empereur ! Le demi-dieu devant qui tremblait l’Europe ! Le surhomme qui concentrait en lui l’omni-puissance ! C’est vrai, il y avait l’Empereur, dans son Paris lointain qui, d’un signe de tête, pouvait donner ou retirer l’existence de 75.000.000 d’hommes ! Suprême espoir de la malheureuse famille Flament ! Eh bien ! Mme Flament ira voir l’Empereur !

Ce n’est pas sans émotion que l’on s’imagine cette pauvre paysanne de 25 ans qui n’avait jamais quitté son village, prenant à Cambrai le coche de Paris. Six longs jours, elle sera cahotée sur le pavé qui fut naguère celui du Roy, toute éberluée de ce monde qu’elle ne soupçonnait point si vaste. A chaque ville nouvelle par où elle passait, Saint-Quentin et ses remparts, Compiègne et son palais impérial, elle demandait naïvement : « Est-ce point là Paris ? » Et on la voit, un dimanche de septembre, jetée sur le pavé de la poste aux chevaux, faubourg Saint-Denis.

Sans tarder, elle se fait conduire vers les Tuileries, aux portes desquelles, l’ourson au plumet rouge en tête, l’arme à la saignée du bras droit, en culottes blanches, guêtres noires pour les chasseurs, guêtres blanches pour les grenadiers, veillaient, rébarbatifs, les grognards de la garde.

Elle veut entrer, la pauvrette, s’imaginant dans sa simplicité, que le Palais impérial, c’est comme la cathédrale de Cambrai et que l’Empereur, c’est comme le bon Dieu, qui reçoit à toute heure les âmes pieuses. Mais les suisses, livrée verte à chamarrures et aiguillettes d’or, la poussent par les épaules. Elle résiste, pleure, tente de s’expliquer.

- Mais, malheureuse, l’Empereur n’est pas à Paris. Leurs Majestés sont parties faire un voyage dans l’Ouest.

L’Empereur n’est pas à Paris ! Elle défaille dans les bras du suisse.

- Allons bon ! Eh là ! La petite mère, remettez-vous. Pourquoi n’iriez-vous point voir le Grand Juge ?

Le Grand Juge ! Ce nom sonne comme une hache. Ce doit être un autre Empereur, celui-là, qui les commande, toutes ces robes rouges qui veulent envoyer son Maximilien à l’échafaud. Elle respire : elle ira voir le Grand Juge.

Deux jours plus tard, dans son vaste cabinet qui donne sur les jardins des Capucins, le fin septuagénaire qui a succédé aux chanceliers de jadis, Régnier, le récent duc de Massu, écoute, lassé et ennuyé, la petite paysanne.

- Très douloureux, ma fille, très pénible. Mais je ne vois rien, rien à faire…

Elle le regarde, anxieuse, qui réfléchit, la lippe en avant :

- Tout ce que je peux, pendant que vous êtes à Paris…

Va-t-il enfin lâcher un mot permettant d’espérer la grâce ? Se départira-t-il de cette attitude glaciale qui fige la malheureuse assise sur le bord du fauteuil d’acajou à têtes de sphynge dorées ?

- Au fait… Voulez-vous que je fasse avancer le jour de l’exécution ?...

L’exécution ! A-t-elle bien entendu ? Et le vieillard, un rictus sadique plissant la commissure des lèvres minces, s’explique.

- Eh oui ! Tout ainsi sera fini quand vous rentrerez à Noyelles. Quand vous devez prendre médecine…

Mais, ne pouvant en entendre davantage, la malheureuse s’est dressée tout debout et, dans un cri déchirant, s’abat comme une masse. Les valets accourent, la relevèrent. Le Grand Juge a compris son… erreur :

- Entourez-la de tous vos égards. Le premier qui lui manquera… »

~~~

Elle a repris le coche du Nord, la petite Flament. Mais ce n’est plus qu’une hallucinée. Les yeux fixes ne se reposent plus aux douceurs des ciels de Senlis et ne se délassent plus du jeu des nuages légers du Laonnois. Seules, les arrêtent les surfaces brillantes qui évoquent un couperet…

Elle rentre à Noyelles où l’attends la dévastation. Plus un meuble, plus un ustensile. Les voisins charitables qui ont pris soin des enfants n’ont point voulu que leurs peines fussent perdues…

Elle attend… Aller à Cambrai ? On l’a mise à la porte de la prison. Elle attend, toute espérance morte. Chaque pas de cheval la terrifie : quel cavalier lui apportera la fatale nouvelle ?

Un après-midi d’octobre mouillé, un gendarme s’arrête devant la porte. Elle a compris, jette un châle sur les épaules. Mais le vieux soldat lève la main. Elle arriverait trop tard. Et la pauvrette s’effondre. Tout est fini…

Oui, tout est fini. La veuve et les orphelins ne vivront plus que pour faire réhabiliter leur mari et leur père. Ils penseront un instant que les suprêmes aveux de Bareau les y aideront. Hélas ! la Loi n’autorisait pas alors la réhabilitation des morts. Des magistrats à leur tour voudront prendre fait et cause. En 1848, l’avocat général Servan enverra une pétition à l’Assemblée législative.

La pétition s’en ira rejoindre dans l’ombre du tombeau la mémoire à jamais oubliée de Maximilien Flament - toujours et à jamais invengée.


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