MOUFFLET, André (1883-1948) :  L’Impropriété des termes (1936).
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : Deville Notices diverses 2087) du numéro de Février 1936 de La Grande Revue.



L’Impropriété des termes

par

ANDRÉ MOUFFLET

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A plusieurs reprises, j'ai étudié dans La Grande Revue certains aspects de la crise du français : barbarismes et néologismes dans les journaux et dans la conversation courante, fautes de syntaxe et pléonasmes chez les écrivains, exagérations de la presse sportive, euphémismes de la littérature financière, hyperboles de la publicité.

Aujourd'hui, je voudrais insister sur la catégorie d'erreurs la plus abondante, la plus fertile en exemples quotidiens, donc la plus contagieuse : les erreurs sur le sens des mots.

Si la linguistique était une science exacte, si elle portait sur des grandeurs et des faits mesurables, personne ne s'aviserait de prendre un mot pour un autre, ni de faire dire à un mot autre chose que sa signification, pas plus qu'on ne confond 48 avec 67, triangle avec logarithme, parallélogramme avec azimut.

A défaut d'une précision comparable à la certitude mathématique, la connaissance d'une langue suppose cependant que l'accord est réalisé entre les usagers sur un certain nombre de conventions qu'enregistrent, pour une période donnée, des instruments de travail appelés dictionnaires et grammaires. On reconnaît les gens à qui ces instruments n'ont jamais été familiers, tout comme ceux qui oncques ne surent très bien leur table de multiplication.

Beaucoup d'erreurs sur la signification des mots se révèlent flagrantes et démontrent, de prime abord, l'ignorance du coupable. Pour exprimer sa pensée, celui-ci n'a pas su trouver le mot propre ; il en a employé un autre, plus ou moins semblable, espérant que, par chance, l'interlocuteur comprendrait néanmoins, et se rappelant qu'au surplus en de nombreuses matières on ne s'entend bien qu'à la condition de ne pas trop approfondir.

D'autres erreurs n'apparaissent qu'à la réflexion. Le coupable a été plutôt un distrait qu'un ignorant. Accessible à la contagion, à une manière d'automatisme imposé par l'ambiance, il s'est conformé, par accident, à un usage répréhensible. Le langage tout entier consiste en une association de sons et de sens ; il arrive que les sons, par suite de l'habitude et du moindre effort, acquièrent une valeur propre et prennent le pas sur le sens. Les mots font violence à l'esprit.

Dans son intéressant ouvrage sur la Philosophie du Langage (Flammarion), M. Albert Dauzat écrit que les changements de sens des mots ont des causes psychologiques, sociales et formelles. On pourrait étendre partiellement cette classification aux erreurs sur le sens des mots. Plusieurs erreurs ont des causes d'ordre linguistique ; d'autres se rattachent à des causes personnelles et tiennent soit à un défaut accidentel ou congénital dans l'esprit du coupable, soit à son incompétence technique si, par malheur, il se risque à employer, au propre ou au figuré, des termes empruntés à un métier où à une science qu'il connaît mal.

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Le langage est un instrument. L'usager peut ne pas savoir très bien s'en servir.

La pensée de l'usager possède d'appréciables qualités ; elle est originale, énergique, généreuse, que sais-je ? Voici pourtant qu'elle s'exprime gauchement, sans élégance ; elle ne se trouve pas mise en valeur comme elle le mériterait.

Ainsi que l'a remarqué Guglielmo Ferrero, l'homme est sollicité par la puissance et par la perfection. Il penche vers l'une ou vers l'autre ; il sert Dionysos ou Apollon. Dionysos symbolise l'enthousiasme, l'inspiration. Apollon représente la beauté de la forme, l'harmonie, le culte des règles et des modèles, le fini, la nuance, la connaissance approfondie des modes d'expression, la possession des ressources de l'instrument : lyre ou langage.

Apollon serait contre la crise du français et pour la propriété des termes.

Mercure aussi. Le dieu du commerce protège l'honnêteté des transactions. Or les langues constituent des moyens d'échange. Modifier le sens des mots est un crime, comme l'altération des monnaies.

Parmi les erreurs flagrantes d'ordre linguistique que le dictionnaire suffit à indiquer et à prévenir, se rangent celles que M. Albert Dauzat (op. cit., page 75) appelle les phénomènes analogiques, spontanés et inconscients de l'évolution des langues.

En voici une. Un ancien combattant, ayant perdu une jambe à la guerre, est renversé par une voiture qui lui écrase sa jambe valide. On l'ampute. « Songez, Monsieur, m'a-t-on dit, que ce malheureux est aujourd'hui complètement ingambe . » Erreur d'ordre linguistique, consistant à attribuer imperturbablement, en toute circonstance, une valeur privative au préfixe in.

Un autre s'adresse au ministre des Pensions pour solliciter la révision de son pourcentage d'invalidité. « Mon état, écrit-il, est empirique. » D'après le contexte, on comprit qu'il avait voulu dire que son état avait empiré. Fausse analogie. Aussi bien, les journaux annoncent à chaque instant que nos politiciens ont recours à des moyens empiriques, à un grossier empirisme. Le mot est « dans l'air » ; on sait qu'il s'emploie dans une acception péjorative. Ainsi qu'il arrive si souvent aux termes de formation savante, le mot pénètre dans le langage courant, détourné de son étymologie, et comme, d'autre part, la situation générale empire, on attribue ce pire au susdit empirisme. Je frémis en pensant qu'un état qui empire aurait pu être qualifié d'impérial !

J'ai entendu ceci : « L'Etat s'est accaparé de cette propriété. » L'auteur a confondu accaparer et emparer. Confusion explicable par la présence simultanée, dans les deux verbes, du groupe parer, puis par le fait qu'ils évoquent tous deux l'idée de dépossession.

Le programme d'un concert radiodiffusé indique : Chants taciturnes de la Louisiane. Un taciturne ne chante guère plus qu'il ne parle. Mais on a voulu dire, vraisemblablement : triste, nostalgique ; parce qu'un homme taciturne est en général morose.

Je sais bien que les langues ne peuvent pas être fixées ; elles portent en elles un besoin de renouvellement. Le malheur est que ce besoin se satisfait trop souvent à bon compte. Un mot est usé. J'y consens. Sera-ce une raison pour le remplacer par un nouveau venu mal choisi, qui, d'aventure, est tout simplement le vieux mot prétendument rajeuni par l'adjonction d'un suffixe ?

Par exemple, la politique protectionniste a inventé le système des contin gentements. Le contin gentement consiste à fixer des contingents de marchandises admises à l'importation. Il existe des gens qui, assimilant les deux termes, parlent froidement d'importer un « contingentement » de marchandises. Contingent se trouve, à leurs yeux, dépouillé de toute noblesse voire de toute utilité depuis qu'un vocable plus long de deux syllabes et qui fait plus « riche », est apparu.

On « contingente » donc des denrées, des choses mobiles et transportables. Prenons-en notre parti, sinon comme linguistes du moins comme consommateurs. Mais voici que, dans une proposition de résolution signée de MM. les sénateurs Violette, Benoist et Valadier (n° 438, Sénat, annexe au procès-verbal de la séance du 4 juin 1935), je vois qu'il est question du « contingentement des superficies à emblaver dans les départements céréalistes ». Peut-on contingenter des terrains, des immeubles ? Est-ce que limitation, désignation, ne suffiraient pas ?

Certain convient aux choses et aux personnes. Je suis certain d'un fait. Ce fait est lui-même certain. Bien. Mais prenons le mot évident, quasi-synonyme de certain. Un fait est évident. L'usage n'a point décidé que moi aussi, qui ai constaté le fait, je puisse être qualifié « évident ». Oyez maintenant cette phrase alambiquée : « Il est sincère que rien en lui ne dissimule, ni son complet rayé, ni son sourire arrogant, sa véritable position sociale ». Voilà un sincère mis pour certain ou pour évident. La sincérité est une vertu. A l'inverse d'évident, sincère ne convient donc qu'à l'homme ; il ne faut pas le mettre au neutre. La connaissance de la propriété des termes fera également distinguer notoire et notable. Un fait est notoire, c'est-à-dire qu'il est très connu. Un fait notable est celui qu'il faut s'empresser de remarquer parce qu'il mérite d'être connu. Une personne connue n'est point notoire, mais notable, et pour tant elle a conquis la notoriété (ce qui est vrai du substantif ne l'est-il donc point de l'adjectif ?). Autrefois, on eût dit d'elle : c'est un notable (l'Assemblée des Notables) ; aujourd'hui, c'est une « notabilité » (toujours la tendance à employer des mots de plus en plus longs, alourdis de suffixes).

Colère est à la fois substantif et adjectif. En tant qu'adjectif, son emploi n'est plus très fréquent ; son sens propre, constaté par Littré, se rapporte à un trait permanent de caractère et devrait être alors : qui se met souvent en colère. De nos jours, le peuple reste à peu près seul à utiliser colère comme adjectif, mais dans un faux sens) « J'étais colère à ce moment-là ! », dit-il, donnant ainsi au terme l'acception de : saisi d'un accès passager de colère. Le langage populaire en commet bien d'autres. Voyez-le s'en prendre aux mots invariables, aux prépositions par exemple. Il met après à toutes sauces : j'ai de la boue après ma robe ; je m'ennuyais après vous ; être furieux après quelqu'un ; attendre après quelque chose. Après se révèle bon à tout et capable de remplacer : sur, an sujet de, contre ; il transforme attendre en verbe intransitif !

Réflexion faite, je me demande si attendre après quelque chose est bien synonyme de attendre quelque chose. Attendre quelque chose, c'est attendre paisiblement une chose qui ne peut manquer de se produire. Attendre après ne marquerait-il pas un peu d'angoisse, un désir très vif de dépasser un certain moment après lequel on sera très heureux ? Ce qu'on attend se trouve après la chose en question ; le véritable complément direct de attendre n'est point la chose mais l'époque qui suivra l'accomplissement de la chose.

Le style populaire laisse curieusement en l'air la préposition pour, reléguée à la fin des phrases : « Avez-vous fait telle besogne ? — Non, je n'avais pas reçu d'instructions pour. » « La maison a été endommagée par la tempête. — Dame ! Elle n'avait pas été construite pour. »

Hélas ! Voici que des écrivains « notables » commettent des erreurs d'ordre linguistique. M. Ignace Legrand écrit : « rabâcher les oreilles » (La Patrie intérieure, page 211). Rebattre suffit ; rabâcher ne vaut pas mieux que rabattre. M. A. de Chateaubriant ignore l'existence de la locution « rien de moins » ; il écrit : « ... il ne fallut rien moins qu'un coup de crosse terriblement appliqué pour lui faire lâcher prise » (La Meute, page 101). Complet contre-sens ! Dans La Meute encore : « ... Ces yeux injectés de sang, cette gueule sanglante, cette dentition carnassière s'accrochent pour la tuerie à la gorge ». Le grand artiste qui écrivit Monsieur des Lourdines ne devrait pas plus ignorer denture que rien de moins.

M. Marcel Griaule dit, dans Les Flambeurs d'Hommes (page 37), que « les mules engendrent ». Je croyais que mules et mulets étaient stériles. Admettons que l'on ait changé tout cela. Pourtant, même si les mules sont aptes à la reproduction, elles enfantent, comme toute femelle qui se respecte ; c'est le mâle qui engendre (de genus, race). A tort ou à raison, on considère que c'est le mâle qui mérite de déterminer la race des descendants. Dans Gringoire du 28 septembre 1934, M. André Lang patauge semblablement : « La preuve est faite qu'un homme peut mettre un enfant au monde. Espérons que les savants hitlériens ne devanceront pas leurs collègues français dans la découverte des secrets conceptionnels qui permettraient aux hommes d'engendrer ». Les hommes, cher confrère, ont trouvé depuis longtemps le secret d'engendrer. Certes, il leur reste à découvrir le moyen d'enfanter eux-mêmes. Entre nous je crois qu'ils n'y tiennent pas beaucoup !

Dans la Revue de Paris du 1er avril 1934, page 601, M. Louis Rougier écrit : « Il (le gouvernement des Soviets) durera, en s'amodiant sans doute, ce que durera le marxisme léniniste ». Allons bon ! M. Rougier se joint à une bande de malheureux qui confondent amodier et modifier. Voyons, Monsieur, vite, ouvrez votre dictionnaire ! Amodier signifie louer un domaine contre paiement en nature. Mais vous préférez croire que a modier veut dire mettre à la mode.

Une pratique suffisante du Littré nous permettrait, une bonne fois, d'éviter toute hésitation quand nous avons à écrire « avoir affaire ». A ou avec ? Littré nous renseignerait tout de suite : « Avoir affaire à quelqu'un : avoir à, lui parler, à débattre avec lui ; avoir affaire avec quelqu'un : avoir à traiter d'affaires avec lui. A est plus général ; on a affaire à quelqu'un pour toutes sortes de choses ; on a affaire avec quelqu'un pour traiter avec lui et en raison d'une certaine réciprocité qui n'est pas impliquée par à ». En effet, quand je dis : Vous aurez affaire à moi. Je vais vous tirer les oreilles », j'entends bien que seules les oreilles de l’autre seront tirées et non les miennes aussi. La réciprocité n'est point prévue.

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Une hâte excessive, un manque passager de réflexion, l'insouciance, l'acceptation de l'à-peu-près, un goût insuffisant de la précision, bref une tare de l'esprit, accidentelle ou congénitale, bénigne ou inquiétante, expliquent de multiples impropriétés perpétrées quotidiennement. L'absence de réflexion les a causées ; donc un peu de réflexion, de raisonnement, de commentaire, suffiront pour les redresser. Le coupable qui a dit « Tiens ! c'est vrai ! » est un homme sauvé.

La plus répandue de ces tares consiste en une soumission excessive aux lois de l'imitation. Un mot est à la mode. Tant qu'on ne l'emploie que dans son sens, il n'y a que demi-mal ; on est tout au plus coupable d'un peu de banalité : on « fait comme tout le monde ». Mais la mode entraîne des abus contre le bon sens. Prenons le mot souligner. Que de choses les journalistes soulignent aujourd'hui !... Il faut souligner ce point très important. Soulignons cette thèse énergique.  Soulignons la détente qui s'est produite dans les rapports anglo-italiens..., etc. Voici qui s'avère plus grave : « Les manœuvres du mois de mai ont souligné que le ravitaillement rapide en munitions n'était pas suffisamment assuré ». Ce sont les personnes, mon général, qui soulignent ; le directeur des manœuvres a pu souligner un fait dans son compte rendu ; les manœuvres elles-mêmes n'ont rien souligné.

Restons encore dans le domaine des questions militaires. Un communiqué italien, probablement mal traduit, a signalé, en novembre 1935, que l'escadrille d'aviation Disperata « est rentrée sans difficulté à sa base, malgré un feu efficace des Ethiopiens ». On a voulu dire un feu violent, nourri, intense. S'il eût été efficace, l'escadrille aurait éprouvé des pertes.

Un programme des fêtes du 14 juillet 1935 indiquait :

à 9 h. 45, remise de décorations ;
à. 10 h.00, défilé ;
à 10 h. 35, défilé aérien ;
à 10 h. 45, défilé motorisé.

Passe encore qu'on qualifie de motorisés les engins munis d'un moteur ; j'aime moins « les troupes motorisées » ; mais qu'on n'affuble pas le défilé lui-même de cette épithète saugrenue !

Lointaine, parfois, l'origine des confusions entre les mots ! j'ai entendu un galopin de dix ans donner à un camarade plus jeune, avec le plus péremptoire des toupets, la définition suivante :

« L'Arc se jette dans l'Isère, qui se jette dans le Rhône. C'est un affluent d'affluent, c'est-à-dire un confluent ! » Voilà deux bambins qui mettront peut-être des années à savoir comment on appelle un sous-affluent. — Un professeur de dessin m'a raconté qu'il avait eu l'occasion de faire remarquer à un élève, devant un portrait, un anachronisme dans la coiffure du modèle. Devant un autre portrait, notant une faute de dessin, l'élève dit, tout fier d'employer un terme technique : « Il y a un anachronisme dans le nez ! » Le même élève, interrogé sur une statue d'empereur romain : « — Est-ce une statue équestre ? — Oui... un peu. » Je n'ai pas souvenance que cet élève fût un aigle. — Quel pouvoir possèdent sur les âmes des simples les mots qu'ils ne comprennent pas ! Une petite fille de 11 ans préparait son examen de conscience avant d'entrer au confessionnal, et consultait, dans son manuel, la liste des péchés possibles, attentive à n'en oublier aucun. Adultère, indiquait la liste. « Adultère, se répète la bambine. J'ai peut-être fait ça ; après tout, on ne sait pas. Je vais m'en accuser ». Le prêtre eut beaucoup de peine à apaiser ce touchant scrupule.

Une longue fréquentation des mots en usage finit par nous masquer leur illogisme occasionnel. « On a arrêté un dangereux repris de justice ». Un homme pris est sous les verrous ; de même un repris. Disons qu'on a « repris un relâché », dangereux parce qu'il était relâché. Repris, il cessera de mériter l'épithète de dangereux. J'ai trouvé un exemple analogue d'illogisme dans le redoublement sous la plume de M. Marcel Thiébaut : « Il a horreur de répéter, fût-ce deux fois, la même chose » (Revue de Paris, 15 novembre 1934, page 414). Répéter deux fois, c'est dire trois fois (une fois plus deux répétitions). L'auteur entend : dire deux fois (une fois plus une répétition). Fût-ce deux fois est impropre ; fût-ce une fois serait inutile : dès l'instant qu'on répète, c'est au moins une fois.

Citons et commentons une série d'exemples :

« La Direction s'arroge le droit d'apporter au programme tous les changements qu'imposerait la nécessité ». Contentez-vous, Monsieur le Directeur, de vous réserver ce droit ; ce sera moins désinvolte à l'égard des « cochons de payants ».

« Il est, interdit à MM. les Voyageurs de traverser les voies ». Quand on use d'autorité, on ne doit pas donner du Monsieur à l'assujetti. Le choix s'impose entre deux formules homogènes : Prière à Messieurs les Voyageurs de ne pas traverser les voies » ; « Il est interdit aux voyageurs de traverser les voies ».

« Le service s'est attaché, au cours de ses recherches, à dépister les lots de matériel avarié ». Dépister convient aux objets mobiles qui se déplacent en suivant une piste. Les objets inertes, on ne les dépiste pas ; on les découvre.

« Cette diminution de notre influence en Chine ne fera que s'accroître ». (On songe au célèbre procès-verbal : En présence de l'absence de Monsieur le Secrétaire général, la séance de ce jour n'a pu avoir lieu). Et dire que, pendant ce temps, l'augmentation de l'influence des autres ne diminue pas !

« Le temps matériel a manqué ». Qu'est-ce que cela veut dire ? le temps n'a ni poids, ni volume, ni matière. En réalité, ce n'est pas à temps que se rapporte matériel, mais plutôt à un mot sous-entendu (manque) et dans le sens d'inévitable ; le manque a été absolu ; le temps a complètement, matériellement, manqué. Une ellipse analogue se remarque dans cet intitulé de résolution invitant le gouvernement à entreprendre la « révision des pensions pour infirmités abusives ». Vous comprenez bien qu'il ne s'agit pas de malheureux affligés d'un abus d'infirmités. Abusif se rapporte, lui aussi, à un mot non prononcé : concession La formule correcte serait : « Révision des pensions concédées abusivement pour infirmités... »

Pour en terminer avec cette catégorie d'exemples administratifs, constatons que nous avons un préfet de police qui pratique la propriété des termes la plus scrupuleuse... et la plus abusive. M. Langeron a pris la peine de définir lui-même le barème imposé aux bouchers et aux charcutiers : « Le barème détermine un prix maximum, c'est-à-dire un tarif que le commerçant ne doit pas dépasser, mais au-dessous duquel il lui est recommandé de se tenir » (Le Figaro du 27 septembre 1935).

« Il est très caractéristique de constater que l'atténuation du régime seigneurial a été proportionnelle au développement du commerce » (Pirenne, la Civilisation occidentale au Moyen Age, page 76). Le savant historien belge commet une ellipse analogue à celles que je viens de citer. C'est le fait constaté qui est caractéristique ; le fait de constater ne mérite pas cette qualification. Dites, cher maître : Il est très important, facile, nécessaire, de constater... » ; ou encore : « Constatons un fait très caractéristique, à savoir que... ».

« Je me suis fait voler » — « Il s'est fait écraser » — « Je me suis fait couper les cheveux ». Trois formules identiques, mais combien différentes quant au sens ! Dans la troisième, seule se manifeste une intention formelle active. Si se faire implique effectivement l'intention, il y a impropriété dans les deux premiers cas, où se laisser conviendrait beaucoup mieux pour marquer le rôle passif du volé et de l'écrasé.

« La tension a atteint mille volts. Elle aurait pu être plus supérieure ». Supérieur ne possède point de sens complet par lui-même, pas de sens absolu. Il n'a qu'un sens relatif, précisé par l'indication de l'objet sur lequel porte la supériorité : le poids, le volume, la longueur, le mérite. Il faut que cet objet ait été indiqué clairement, faute de quoi supérieur reste « en l'air ». Mille est supérieur à 900, inférieur à 1100 ; en soi, il n'est ni supérieur ni inférieur. Une tension de 1000 volts est supérieure à celle de 900 volts. Une tension peut être plus forte, plus intense, plus dangereuse que celle de 1. 000 volts, mais non plus supérieure.

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Le manque d'initiation technique cause beaucoup d'erreurs dans l'emploi des termes de science et de métier. On excuse d'avance l'homme de la rue, et même celui des salons, qui ne peuvent connaître à la fois les vocabulaires du juriste et du savant, ceux du marin et du menuisier.

Les juristes savent que les infractions à la loi pénale se classent en : crimes, délits, contraventions. Le langage courant confond la contravention avec le procès-verbal, c'est-à-dire avec le document qui la constate ; d'où ces phrases :

— Vous allez attraper une contravention.
— Je vous dresse contravention (1).

On n'oserait pas dire : — Vous allez attraper un crime.

— Je vous dresse délit.

Les agronomes — et même certaines personnes qui ne sont pas agronomes — savent que le charançon est un insecte qui attaque le blé et autres céréales en grains. Quelqu'un prétendit un jour devant moi que le charançon est une maladie du blé. « — De quel genre ? demandai-je. — Eh bien !... un germe. — Végétal ? insistai-je. Oui. — Alors, repris-je, quand vous entendrez parler de la punaise des bois de lit, vous croirez qu'il s'agit d'une maladie du bois, d'une moisissure, d'une sorte de bourgeonnement, dont on se débarrasse par un coup de rabot ?                       
                           
Si au lieu d'être de l'Académie française, M. Pierre Benoît faisait partie de l'Académie des Sciences, il n'eût pas écrit ceci : « Saint-Jean-d'Acre offre la forme d'un carré, dont un seul côté tient à la terre ferme, tandis que les trois autres s'enfoncent comme des coins dans les flots de la Méditerranée. » Ce qui s'enfonce dans les flots de la Méditerranée, ce ne sont pas les trois côtés libres du carré, considérés comme tels, mais les deux angles formés par ces trois côtés. Les côtés d'un carré sont des lignes ; les lignes ne sont pas comme des coins, puisqu'il faut deux lignes pour faire un coin, autrement dit un angle.   
                           
Les savants eux-mêmes, dans leur propre domaine, ne demeurent pas sans reproche. Lisez les intéressantes chroniques de M. Marcel Boll, dans le Mercure de France, sur le mouvement scientifique. M. Marcel Boll est terrible, sans pitié ; il prend en faute des professeurs à la Faculté des Sciences, des membres de l'Institut. Avec quelle amusante vigueur il signale des exemples de pathos (cognoscible, réactionnaliser, visualiser, énergialisme), les termes prétentieux (conlatération, inane, véloce), des impropriétés enfin (atome employé pour molécule, ou pour noyau ; combinaison pour corps composé ; confusion entre radioactivité et dématérialisation, entre élément et corps simple, etc...).

Nous n'accuserons point du crime d'impropriété les professionnels dont l'argot de métier comporte l'emploi d'un mot de la langue courante dans une acception spéciale. Tous les ébénistes diront : « Cette table fait80 centimètres de long » et non « a 80 centimètres » ; de même tous les ouvriers, menuisiers, peintres, qui ont à prendre des mesures. Les dictionnaires n'ont qu'à constater et à consacrer cet usage (2). Selon un autre usage populaire, travailler équivaut à gagner  ; par exemple : « La saison est bonne ; j'ai pu faire un travail intéressant » (pour : réaliser un gain fructueux). J’ai entendu, au Bois de Boulogne, la tenancière d'un chalet de nécessité dire : « Il fait beau, c'est dimanche. Y aura du monde qui se promèneront. J'espère que je pourrai un peu travailler dans ma journée. » Pour le peuple, le verbe travailler a acquis une sorte de noblesse (3). En revanche, le bourgeois dont la femme travaille dans un bureau a l'impression que celle-ci déroge ; il use volontiers de cet euphémisme : « Ma femme est occupée. »                   
Le jargon commercial utilise, lui aussi, dans des acceptions surprenantes, certains vocables de la langue habituelle. En voici deux exemples :

— Notre Société a été récemment approchée par la Direction d'Artillerie au sujet de la fourniture de gaines d'obus (pour : pressentie). Approcher signifie, dans ce cas, quelque chose comme : entrer en relations.

— Ce déficit en cours de route est normal ; jamais, dans de telles circonstances, on n'a coutume de rechercher le transporteur (pour : mettre en cause la responsabilité du transporteur). Songez- à l'argot « chercher quelqu'un » dans le sens de « chercher querelle à quelqu'un » !

J'avoue que je ressens beaucoup moins de sympathie pour le jargon commercial ainsi pratiqué que pour l'argot des métiers manuels. Ceux-ci impliquent des relations directes de l'homme avec les choses. De ce contact physique, intéressant l'être entier, peuvent jaillir des expressions neuves, vraies, senties, calquées sur la réalité vivante et entrain de s'accomplir. Mais le boutiquier qui rédige sa correspondance au fond de son bureau n'a qu'à user du langage de tout le monde, très suffisant pour présenter des offres de services ou pour décliner une responsabilité. Les déformations qu'il inflige à la langue française n'ont aucune chance de constituer des trouvailles.

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Où faudrait-il chercher la raison primordiale de toutes les impropriétés, en admettant que le problème soit résoluble et qu'une origine unique se trouve à la source de tant d'exemples divers ? « La forme du langage, écrit M. Albert Dauzat (op. cit., page 64), est indifférente à la plupart des hommes, qui ne voient que le but et qui, dans la parole, ne songent qu'à l'échange des idées. » On peut ne songer qu'à l'échange des idées ; l'expérience prouve, par malheur, que cela ne suffit point à rendre l'échange facile, rapide, loyal. Cet échange se heurte à toutes les difficultés d'une traduction. Le « but » consiste à exprimer avec des mots une pensée qui s'est formée préalablement, sans mots. Perceptions, volontés, sentiments, existaient avant d'avoir à être expliqués au public à l'aide de sons conventionnels. L'assemblage de ces sons, que nous appelons le mot propre, n'a pas plus de valeur intrinsèque qu'un autre assemblage. En réalité, termes propres et impropres échouent pareillement dans leur impossible mission de traduire le discours intérieur, lequel parvient d'emblée à l'exactitude, une fois, une seule fois, lorsqu'il est prononcé sans mots, même propres. Dès la seconde fois, dès que, en vue de fixer pour soi-même le souvenir d'une pensée, on emploie un signe verbal, il y a association, convention, mais non plus réalité vivante. L'impropriété précède de longtemps l'échange : elle commence avec la mémoire.

ANDRÉ MOUFFLET.


NOTES :
(1) J'ai même entendu un employé de chemins de fer s'exprimer ainsi : — Vous êtes obligé d'avoir une contravention, si vous montez dans le train sans billet. Traduction : Vous vous exposez au risque certain de vous voir dresser procès-verbal.
(2) En vertu d'un autre usage, non professionnel, on dit : « Il fait moins dix degrés » pour « il y a dix degrés au-dessous de zéro. L'emploi de faire vient ici, par symétrie de son utilisation générale, pour constater les phénomènes météorologiques : il fait chaud, il fait froid, il fait du vent, etc...
(3) Tout récemment, j'ai entendu un aveugle offrir aux passants des lacets de souliers et du papier à lettres, en ces termes : « Messieurs-dames, faites-moi un peu travailler ».


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