LA GRANGE, Édouard de (1796-1896) : Les traducteurs (1833).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (02.V.2008)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome XI, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1833.
 
Les traducteurs
par
Édouard de La Grange

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Parmi toutes les espèces d’industries qui font gémir la presse à Paris et qui se partagent les vastes champs de la littérature, il en est une plus pénible que celle du manoeuvre qui broie le sable et la chaux ; il en est une dont le salaire est quelquefois inférieur à celui du paveur ou du tailleur de pierres ; je veux parler des traductions qui nous inondent de tous côtés comme un torrent débordé, et qui envahissent à la fois et les librairies les plus renommées et les étalages les plus modestes des quais et des boulevarts ; tapisseries retournées qui nous montrent les sujets à l’envers, le coloris effacé et les linéaments raboteux qui composent la trame. Courbé sur la pensée d’autrui, et semblable à une presse mécanique, le traducteur est forcé de reproduire, dans un temps donné et dans un français trop souvent barbare, les inspirations des auteurs exotiques ; labeur ingrat d’ouvriers faméliques, sorte de grosse littéraire transcrite à tant le rôle ; et les hommes qui vivent de cet ignoble métier, on les compte par milliers dans la capitale du monde civilisé ; essaim bourdonnant, troupe sans nom comme sans gloire, depuis celui qui traduit à la ligne sous l’échoppe de l’écrivain public, jusqu’à celui qui travaille à la feuille dans son galetas solitaire.

Commençons par le traducteur juré qui représente le degré inférieur de cette échelle de Jacob ; c’est d’ordinaire quelque honnête maître de langue, vétéran de la grammaire et des conjugaisons ; il porte un habit noir râpé d’une forme antique ; des ailes de pigeon poudrées à frimas encadrent sa large face, où brille une certaine sérénité ; il sent qu’il est un homme indispensable, une sorte de magistrat placé sur la limite de deux idiomes ; il a quelque teinture des jurisprudences civiles et commerciales ; de tous les traducteurs c’est le seul qui n’ait pas le cerveau obscurci par les fumées de la vanité littéraire, et qui jouisse du privilége exclusif d’exiger des arrhes avant de commencer ses travaux. Élevons-nous d’un degré, et nous trouvons les traducteurs de pacotille, adolescents secouant à peine la poussière des écoles, que leur indigence empêche de se consacrer au barreau ou à la médecine, et qui souvent ont échoué dans les examens du baccalauréat ; leur teint est plombé, leurs cheveux ébouriffés, leurs vêtements en désordre ; métis de la littérature, ils tiennent à la fois de l’expéditionnaire et de l’étudiant ; mais ils n’ont ni la sécurité du premier, ni les loisirs du second ; il n’est pour eux ni fêtes, ni vacances ; il faut que leurs doigts se roidissent avant qu’ils cessent d’écrire. Le dictionnaire est leur gagne-pain ; habitués qu’ils sont à le feuilleter depuis leur enfance, ils continuent à brocher leur version, et à traiter les langues vivantes de l’Europe comme ils traitaient jadis les langues mortes de l’antiquité. Dès l’aube du jour, on les voit accourir la plume sur l’oreille dans les ateliers du traducteur entrepreneur ; ils se pressent sur les bancs noircis par l’encre ; on leur distribue leur tâche dépecée par cahiers plus ou moins épais, suivant leur capacité plus ou moins expéditive. Puis viennent les correcteurs chargés de biffer les contre-sens grossiers ; puis les puristes qui effacent impitoyablement la foule innombrable des car, des si et des mais, repoussent avec énergie la cohorte pesamment armée des que et des comme, et font disparaître les délits grammaticaux ; puis enfin les polisseurs et les vernisseurs qui retouchent le style, sèment les points d’exclamation et d’interrogation, et, réunissant tous ces lambeaux épars, en forment un ensemble à peu près homogène. Mais que résulte-t-il de tous ces efforts, de ces rouages divers qui agissent souvent en sens opposés, et qui usent à force de vouloir polir ? Chaque fois que la copie passe dans une main nouvelle, elle perd quelque chose de sa ressemblance avec l’original. Oh ! qu’il avait raison cet Italien qui s’écriait : traduttori, traditori !

Il est malheureusement impossible d’assigner un terme à ces spéculations mercantiles ; tant que le goût plus éclairé du public ne fera pas justice de ces productions faites à la vapeur, tant qu’il ne se montrera pas plus sévère, et qu’il se jettera avec avidité sur cette pâture, il nous faudra subir ces pâles reproductions, ces reflets mensongers qui calomnient les littératures étrangères et détrônent des réputations européennes.

J’ai parlé des traducteurs en masse, et de l’espèce la plus vulgaire, passons maintenant aux individualités du genre ; il en est qui s’offrent sous un aspect assez remarquable pour mériter d’être signalées.

Le traducteur littéral se présente d’abord, serf inféodé aux mots, vassal des particules et des conjonctions ; son style est plat et languissant ; sa phrase embarrassée et ses inversions inintelligibles rappellent trop souvent l’idiome original ; il en résulte qu’on ne le lit qu’avec difficulté, et que l’on est repoussé par une forte odeur de terroir. Cependant, malgré sa pesanteur et son obscurité, combien ne me semble-t-il pas encore préférable à ce traducteur, homme du monde, écrivain facile et élégant, mais ignare dans la langue qu’il veut interpréter, qui se fait faire d’abord le mot à mot par un maître au cachet, et qui le met ensuite en bon français pour la plus grande jubilation de ses lecteurs ; qui revêt du frac parisien et d’une cravate à la mode du jour les fantaisies rêveuses des bords de l’Elbe, et les lubies atrabilaires des brouillards de la Tamise !

J’en sais un autre plus consciencieux, qui refuse toute espèce d’auxiliaire, et qui seul veut accomplir la tâche herculéenne qu’il s’est imposée ; mais il arrive souvent qu’il n’entrevoit les pensées de son modèle qu’à travers un nuage qui, par moments, s’épaissit encore à ses regards ; il se trouve alors dans une obscurité divinatoire, et, nouvel OEdipe il explique les énigmes de son texte ; mais si ce dernier lui présente des hiéroglyphes indéchiffrables, de crainte d’aborder le hideux contre-sens, il élude la difficulté, comme le pilote prudent détourne la proue de son navire pour éviter les écueils cachés par la vague ; il passe tout ce qu’il ne peut entendre, ou ce qu’il désespère de rendre avec bonheur. C’est là de la probité, ou je ne m’y connais guère. D’autres se piquent de moins de scrupules, ils n’hésitent point à substituer leurs propres inspirations à celles d’autrui ; ils ont l’art d’embellir tout ce qu’ils touchent ; aussi n’est-il pas rare d’ouïr quelques-uns de nos badauds littéraires répéter avec emphase : Voilà une copie supérieure à l’original !

Il me reste encore à caractériser certaine espèce assez bizarre de traducteurs, si toutefois ils méritent cette qualification, et si on ne doit pas avec plus de raison les appeler faussaires ; car les uns, quoique traducteurs par le fait, en repoussent le titre ; ils publient comme le fruit de leur propre conception, un livre qu’ils se sont bornés à traduire ; ou bien, bannissant toute pudeur, ils s’approprient le travail d’autrui dont ils ont acheté et même quelquefois emprunté le manuscrit ; puis ils en grossissent ensuite l’édition de leurs oeuvres complètes. Je connais les masques ; et si j’étais ami du scandale, je les dénoncerais au public, et je dépouillerais ces geais superbes du plumage sous lequel ils se pavanent.

Les autres, usurpateurs plus timides, se contentent de signer du nom d’une notabilité étrangère leurs oeuvres clandestines ; ils amorcent ainsi la crédulité du public ; ils cherchent à se mettre à l’abri des atteintes de la critique derrière une réputation consacrée, et font du Jean-Paul ou du Byron ; c’est ainsi que jadis le célèbre Barbin avait à sa solde un écrivain qui lui laissait du Saint-Évremont tant qu’il en avait besoin. Si j’étais appelé dans un jury à prononcer sur ces deux genres de fraudes, je pourrais peut-être absoudre les innocents pastiches de ces derniers, mais je noterais du sceau de l’infamie les plagiats déhontés des premiers.

Tandis que notre littérature se popularise chaque jour davantage dans le monde entier, que nos ouvrages même les moins saillants, aussitôt après leur publication, sont traduits dans presque toutes les langues, nous demeurons dans une molle insouciance à l’égard des littératures étrangères ; nous nous complaisons dans un indifférentisme égoïste pour tout ce qui n’est pas indigène. Si Walter Scott, si lord Byron sont arrivés jusqu’à nous, c’est que toute une colonie de fashionables nous les ont apportés d’Angleterre avec les routs, les kaléidoscopes, et les poignées de main. Si leurs chefs-d’oeuvre ont obtenus en France des lettres de grande naturalisation, c’est que nous sommes toujours les esclaves de la mode. Mais combien de célébrités allemandes et russes, danoises et suédoises, italiennes et espagnoles, qui nous restent encore inconnues ! Combien d’îles à découvrir sur ce vaste océan ! Combien de ruines précieuses dans ce nouveau-monde à exploiter au profit de l’intelligence ! Combien de richesses historiques et philosophiques à mettre en circulation ! Combien de poésies originales propres à parer l’imagination des couleurs les plus brillantes ! Nous manquons d’idées générales, de ce coup d’oeil rapide et plein de portée qui embrasse l’universalité des connaissances humaines, de ce cosmopolitisme intellectuel qui remue la pensée de l’homme, et peut seul en formuler les résultats ; dans notre crasse ignorance nous accueillons avec une crédulité naïve, comme des découvertes transcendantes, des vérités qui passent pour triviales hors de chez nous ; ou bien nous exhumons comme nouveaux des systèmes de philosophie surannés en Allemagne. Il y a tel homme parmi nous, que je ne veux pas nommer, qui n’a dû sa réputation qu’à ce commerce interlope et à ces importations de la pensée adroitement dissimulées. Souvent on voit annoncer pompeusement à Paris des traductions d’ouvrages qui n’ont plus cours aujourd’hui dans leur pays natal, et qui ne devaient leur vogue qu’à l’intérêt de circonstances dont le souvenir est presque effacé. La difficulté de se procurer des journaux littéraires qui puissent nous guider dans le choix des bons auteurs, le prix exorbitant des livres étrangers, le manque de relations suivies avec les contrées limitrophes, semblent élever entre celles-ci et notre France une muraille pareille à celle de la Chine, qui ne protège pas le grand empire contre les invasions des Barbares, mais qui le prive de ces communications toutes pacifiques qui pourraient y porter les lumières et la civilisation.

Il est vrai que, depuis quelques années, nous avons fait des progrès notables ; des efforts généreux ont été tentés pour briser ce rempart de suffisance présomptueuse et de stupide indifférence ; nous commençons à revenir de ces préjugés exclusifs et dédaigneux qui nous isolaient du reste du monde, à compter les autres pour quelque chose dans la balance des idées et de l’intelligence. Je ne crains pas de le proclamer hautement, nous y pèserons d’autant plus que nous saurons mieux apprécier le mérite des nations étrangères ; et, pour cela d’abord, il nous faut étudier avec ardeur les originaux, et remonter jusqu’aux sources, non pour les cacher, mais pour les faire couler à pleins bords, et répandre sur notre sol leur vertu féconde.

Que nos aréopages littéraires continuent avec une noble émulation à jeter un regard attentif sur les productions exotiques, et à baser les jugements qu’ils en portent, non sur des données inexactes et superficielles, mais sur un examen approfondi et raisonné. Que les ouvrages où l’on reconnaîtra une véritable supériorité soient traduits dans notre langue, non dans des vues de luxe et de profit, mais avec une fidélité scrupuleuse ; qu’ils deviennent pour nous des modèles, comme ces plâtres qui reproduisent dans nos académies les chefs-d’oeuvre antiques de Rome et de Florence ; qu’à l’exemple des Amyot, des Boileau et des Delille, les hommes de talent et de conscience ne dédaignent plus d’entrer dans la carrière de la traduction ; quelque épineuse qu’elle paraisse aujourd’hui, le public sémera des fleurs sur leurs pas ; il ne se montrera point ingrat, il ne leur déniera point les palmes qu’ils auront su mériter. « La traduction d’un grand écrivain, dit La Harpe, est une lutte de style et une rivalité de génie. » Mais, hélas ! dans cette lutte, combien souvent le génie n’est-il pas étouffé par la médiocrité qui l’étreint avec ses mille bras ! Une mauvaise traduction n’est quelquefois qu’un assassinat consommé avec de l’encre et du papier ; on égorge une renommée vivante, on la traîne honteusement travestie sur la place publique, et on souille sa couronne de gloire dans la fange des carrefours.

Le comte ÉDOUARD DE LA GRANGE.


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