LA BÉDOLLIÈRRE, Émile Gigault de (1812-1883) : Les Ouvriers du fer (1841).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (18.III.2014)
Relecture : A. Guézou.
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 6 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Les Ouvriers du fer
par
Émile de La Bédollierre

~ * ~


UN autre vous a dit quels hommes sillonnaient le sein de la terre pour en extraire les richesses ; étudions maintenant la classe des travailleurs qui, recevant le minerai à l’état brut, le fond, le plie, le façonne en instruments à notre usage : classe de salamandres humaines qui s’agitent au milieu des flammes ; cyclopes des temps modernes, noirs esclaves de l’industrie, ruisselant de sueurs intarissables au service de la communauté sociale.

La France est féconde en mines de fer. On en trouve aux quatre points cardinaux, dans les Ardennes comme en Corse  et sur les confins de la Savoie, dans la Charente comme près des côtes de la Manche. Choisissons, s’il vous plaît, nos modèles dans les départements du centre, formés du morcellement du Berri, du Nivernais, du Bourbonnais, de la Bourgogne, du Forez, etc. Le fer y est abondant, d’excellente qualité, presque à fleur de terre, et de nombreux cours d’eau, des forêts étendues en favorisent l’exploitation.

Si l’on suit, entre des collines boisées, un sentier pavé de scories, qui, broyées par de lourdes roues, s’éparpillent en noire poussière pendant l’été, se délayent pendant l’hiver en fange nauséabonde, on aperçoit bientôt des bâtiments d’un aspect sombre et désolé. Au milieu d’eux pointent de hautes cheminées assez semblables à l’obélisque de Louqsor ; elles font pleuvoir autour d’elles, avec la force d’impulsion d’un volcan, de la fumée, des flammes, des cendres, des pierres incandescentes, et leur cime rougit les ténèbres azurées de la nuit des lueurs sinistres d’un incendie.

Telle est la fonderie, et ces cheminées de briques à quatre faces sont les hauts fourneaux. Derrière, sur un vaste plateau, sont entassés d’énormes amas de minerai, de charbon de bois, de coke, de sable et de castine (1). Approchons, et voyons nos gens à l’œuvre.

Les chargeurs errent çà et là sur le plateau, amoncelant du minerai dans des bâches de fer à deux anses, concassant la castine, en emplissant des resses (2), entassant le charbon et le coke dans de grands paniers. A l’une des parois du haut fourneau, près de l’orifice supérieur, est une ouverture à laquelle on a donné la qualification bien méritée de grand gueulard. Si l’on pouvait se pencher et regarder en bas, on y verrait les matières qu’on y jette par l’insatiable gueulard, liquéfiées, tordues, changées en laves brûlantes au fond de cet effroyable cratère.

Un chargeur s’avance sur le bord de l’abîme. Il tient à la main une barre de fer, au bout de laquelle pend une autre barre du même métal ; il sonde la cheminée, et reconnaît qu’il est temps de porter une nouvelle charge. Bâches, resses et paniers sont placés sur des brouettes, et leur contenu est vidé par le gueulard dans l’ordre et les proportions suivantes (3) : castine, 8 kilog. ; charbon, 20 ; coke, 2 kilog. par 3 kilog. de minerai ; minerai, 25 kilog.

Une soufflerie à vapeur active la combustion, en vomissant dans le creuset de puissantes bouffées d’air chaud ou froid, suivant que la fonte est destinée au moulage ou à l’affinage. Jour et nuit, les fondeurs, autrement dit gardes-fourneaux, surveillent la fusion. Ils portent une blouse bleue, un large pantalon bleu, des guêtres de toile bleue ou de peau, un tablier de toile bleue et point de chemise. Tout leur costume est noirci de fumée, de cendre et de poussière. Leur figure mâle, basanée, où flamboient des yeux pétillants, est abritée d’un large chapeau de charbonnier. Armés d’un ringard (4), tantôt ils hâtent la fusion, tantôt ils facilitent l’écoulement du laitier, mélange liquéfié de la castine, du charbon et de la terre unie au minerai ; le laitier sort en ruisseau de feu par la dame, trou ménagé tout exprès pour lui livrer passage. Comme la fonte s’échapperait en torrents irréguliers, si elle montait au niveau de la dame, le fondeur perce au bas du creuset une plaque d’argile, de sable, de charbon et de scories, et la fonte ardente s’écoule soit dans un sillon de sable pour former une gueuse (5), soit dans des poches pour être employée au moulage.

Les mouleurs sont tout prêts ; des modèles en bois ont été préparés par le modeleur ; on en a pris l’empreinte sur du sable comprimé entre des châssis de bois. Un noyau occupe le milieu du moule, et autour est l’espace où l’on doit verser la fonte. Pendant que les fondeurs nettoient le creuset après la coulée, les mouleurs enlèvent les poches au moyen de civières ou de barres de fer ; les chaudières trop lourdes sont promenées de grue en grue jusqu’aux moules, et là, le métal se métamorphose en vases, obus, tuyaux, plaques, machines, statues, etc. Quand une pièce est refroidie et tirée du moule, l’ébarbeur la dégage du noyau, et rogne les bavures produites par la fonte qui a pénétré dans les interstices des châssis.

Les ouvriers fondeurs ont peu d’instants de repos, et sont astreints à une exactitude militaire. La cloche de l’usine les réveille à quatre heures et demie ; elle sonne encore à cinq heures moins dix minutes ; et, un quart d’heure après, les portes sont irrévocablement fermées. Si le fondeur n’est pas à son poste au moment prescrit, un autre le remplace, et, au bout d’une demi-heure, l’absent est déchu de tous droits au travail du jour. Le mouleur qui ne se présente pas dix minutes au plus après le coup de cloche, perd, pour la première fois, un quart de sa journée, auquel on ajoute, la seconde fois, une amende proportionnée au temps perdu. On accorde aux ouvriers depuis huit heures jusqu’à neuf pour le repas du matin, et depuis une heure jusqu’à deux pour le dîner. Ils travaillent souvent le dimanche jusqu’à neuf heures ; mais il faut un cas extraordinaire pour les déterminer à ne pas solenniser le jour du Seigneur.

Par quels bénéfices ces rudes travailleurs sont-ils donc dédommagés de leurs mortelles fatigues ? Les manœuvres et chargeurs gagnent de 1 franc 25 cent. à 1 franc 50 cent. par jour ; les fondeurs, de 40 à 43 cent. par mille kilogrammes de fonte ; les maîtres mouleurs, 1,800 francs par an ; les aides mouleurs et les modeleurs, de 3 à 4 francs par jour ; les ébarbeurs, de 1 franc 75 cent. à 2 francs. Ces modiques appointements sont encore rognés par des amendes, et par une retenue de 2 pour 100 destinée à payer le docteur et le pharmacien.

Cependant les ouvriers des fonderies tiennent à leur état, et c’est presque avec regret qu’ils le quittent, vers la soixantaine, pour achever d’user, dans un coin de chaumière, le peu de vie qui leur reste. Ils ont le sentiment de leur importance, et, malgré leur ignorance absolue de tout ce qui est en dehors de leur profession, ils se croient bien supérieurs à la plèbe agricole. Leurs enfants sont élevés pour les remplacer. Sitôt que la progéniture des chargeurs peut se tenir debout, munie de petits sacs de toile, elle va fouiller les laitiers des chemins, pour y trouver des morceaux de fonte, qui se vendent 5 centimes le demi-kilogramme ; mais si elle parvient à s’introduire dans les cours de l’usine, elle s’évite, en rapinant, des recherches pénibles et souvent infructueuses. Les fils de mouleurs deviennent mouleurs, à moins que leur incapacité ne les condamne à déroger. On les confie à un pédagogue communal jusqu’à l’époque de leur première communion ; puis leur apprentissage commence. Ils débutent par fabriquer de petits noyaux, dont ils compriment le sable à l’aide d’une batte de fer ou de bois. Ils écument la fonte, donnent de l’air aux moules, préparent le sable, dessablent les objets moulés. On mâte leur turbulence par une surveillance rigoureuse, et gare les amendes de 50 ou même de 75 centimes, s’ils s’avisent de se jeter du sable à la tête, de casser les vitres ou les côtes de leurs collègues.

Les chargeurs, qui vivent à peu près en plein vent, sont moins noirs, moins ténébreux que les autres ouvriers des fonderies. Leur visage, leurs pantalons de toile, leurs blouses ou vestes, conservent presque entièrement leurs couleurs primitives. Ils n’ont d’autre instruction que des lambeaux de catéchisme, et, malgré la modicité de leurs émoluments, ils parviennent, à force de sobriété, à réaliser des économies.

Les manœuvres aident à porter la fonte, à terrer les moules, à les claveter (6), à hisser les chaudières aux grues. Voués à un labeur accablant, ils jugent à propos de se délasser au moins le moral par de fréquents et abominables jurons.

Pendant une semaine, la journée des fondeurs commence à six heures du matin, et finit à six heures du soir ; la semaine suivante c’est l’inverse. Ils aiment à compenser l’effrayante déperdition de leur fluide par des libations multipliées, et si leurs femmes en grondent, des coups de poing sont l’ultima ratio de ces époux mal appris. Ils peuvent à la vérité alléguer pour leur justification que, loin de leur ressembler, leurs moitiés sont de parfaits modèles de paresse et d’indolence, bonnes tout au plus à leur apporter des comestibles, pendant que, le ringard à la main, ils sont de garde auprès du fourneau.

Les mouleurs savent lire, écrire, tracer et quelque peu modeler ; aussi prétendent-ils être considérés comme artistes. Ils professent un profond dédain pour leurs collaborateurs, et ne leur épargnent nullement, pendant le travail, les épithètes peu flatteuses de savetiers, imbéciles, ou animaux. Ils se nourrissent substantiellement, et ignorent à quoi peut servir la caisse d’épargne. Ouvriers nomades, ils changent souvent de fonderie, passent de l’[trou p. 387] dans la Corrèze, de la Côte-d’Or dans les Hautes-Alpes, de l’Aveyron dans la Meuse.

            …. Quiconque a beaucoup vu,
            Doit avoir beaucoup retenu.

La physionomie des mouleurs est empreinte, en effet, de cet air dégagé et intelligent qui distingue les ouvriers des grandes villes. Les jours de travail, ils se contentent d’un bonnet de tricot bleu, d’une blouse, d’un large pantalon, et de souliers de cuir massif ; mais, le dimanche, ils s’habillent avec recherche, revêtent un frac élégant, chaussent des escarpins, se superposent des chapeaux de soie.

        Il en est jusqu’à trois, que je pourrais citer,

qui se permettent de porter des gants.

Nous venons d’assister à la fabrication de la fonte ; mais si l’on veut l’affiner, la rendre ductile et tenace, la transformer en fer, on la transporte à la forge. Là, quand le marteleur a préparé les feux, les forgerons et leurs gars, retroussant les manches de leurs grosses chemises, travaillent le métal sans relâche pendant des heures entières, se relayant les uns les autres quand leurs forces sont près de s’épuiser. Dès que le fer est pris, il faut le retirer des flammes avec de longues tenailles, le porter sur l’enclume, l’exposer aux coups d’un pesant marteau qu’une chute d’eau met en mouvement, le cingler jusqu’à ce qu’il soit froid, le replacer dans le foyer étincelant. Est-il un supplice plus terrible que ce métier-là ?

Tel quel, le forgeron le trouve sublime. Il l’apprend à ses enfants dès qu’ils ont atteint l’âge de huit ans, et ne saurait souffrir un apprenti qui ne serait pas fils et petit-fils de forgeron. Ainsi que le mouleur, il erre d’usines en usines, tantôt de son propre mouvement, tantôt congédié par le maître de forges, qui doit l’avertir six mois d’avance. Ses bénéfices sont de 36 francs par mois comme marteleur, de 12 francs pour mille kilogrammes comme forgeron, et de 1 franc 25 c. à 1 franc 50 c. quand il remplit les fonctions subalternes de gars. Il jouit en outre d’un logement gratuit, à proximité de la forge, où, les soirs d’hiver, dans les établissements de second ordre, les femmes des ouvriers viennent veiller, et mêler leurs chants, leurs rires, leurs caquetages, au bruit du marteau qui tombe, au murmure de l’eau qui bouillonne, au craquement du brasier qui pétille.

Le forgeron ne place jamais ses économies ; mais sur ses vieux jours il achète une maison et un terrain. Plus religieux que l’ouvrier des fonderies, il ne manque point la messe du dimanche. Ce jour-là, il se rase, se débarbouille, endosse une veste de drap, substitue des bas et des souliers à ses guêtres de toile blanche et à ses sabots, et se chamarre de bijoux, genre de parure que sa femme et lui affectionnent singulièrement. Il croit aux revenants, [à la magie], aux remèdes miraculeux ; il est convaincu que la plupart des marteleurs, si on osait les renvoyer de la forge, la pourraient bouleverser par leurs sortiléges. Il évite de se marier pendant le mois de mai, il appréhende les joueurs de vieille et de musette, qui, dit-il, jettent des sorts et nouent l’aiguillette. On peut révoquer en doute leur pouvoir en voyant l’accroissement indéfini de sa postérité.

Saint Éloi, l’orfèvre évêque, est le patron des fondeurs et des forgerons. Le 1er décembre, la noire population porte cérémonieusement un bouquet au propriétaire, ou au régisseur qui le représente, et le pour boire reçu fait en partie les frais d’un banquet de Grands-gousiers, consommé à la suite d’une messe solennelle, où chacun, à son tour annuel, offre le pain bénit.

A côté des ouvriers des fonderies et des forges se montre naturellement celui qui transporte le minerai et le charbon, le charretier de bâts ; physionomie des plus extraordinaires, que fait peu à peu disparaître la multiplication des voies de transport. Croirait-on qu’en 1841, dans un pays où chacun adhère à sa fonction comme l’huître au rocher, où les tribus bohémiennes sont pourchassées par la gendarmerie, il existe des mortels qui, pareil au vieux Trappeur, reculant devant la civilisation, hantent la solitude des grands bois, dorment à l’abri des haies, avec les oiseaux du ciel, et vivent presque exclusivement de maraude ?

Tels sont cependant les charretiers de bâts, ainsi appelés parce que leurs chevaux ont, au lieu de selle, un bât en bois, doublé de coussinets qui sont grossièrement rembourrés de paille ou de foin. Le harnachement de ces bêtes de somme est complété par une muselière en ficelle, que leur maître confectionne lui-même. D’avril en novembre, nos industriels vagabonds parcourent les campagnes, vont offrir leurs services aux maîtres de forges, et entreprennent la conduite du charbon de bois, du minerai, du sable et du charnier. Ils reçoivent 1 fr. 20 c. à 1 fr. 30 c. par banne de six sacs de charbon, formant cent quatre-vingt-quatre pieds cubes. Ils s’engagent à transporter le tonneau de minerai de quatorze pieds cubes, moyennant un salaire de 1 fr. 50 c. pour chaque lieue et demie. Ils colportent aussi du vin blanc dans de grandes outres de forme ovoïde. Ils ont d’ordinaire un adjudant, un serviteur misérable comme eux, qu’ils traitent fraternellement, et auquel ils abandonnent, outre une douzaine de francs par mois, le produit du travail d’un cheval. Intrépides, sauvages, ne doutant de rien, ne croyant qu’aux meneurs de loups et à de miraculeuses recettes contre la fièvre, les charretiers de bâts sont redoutés des propriétaires, dans les prairies desquels ils fourragent audacieusement, et regardés comme sorciers par la population des cantons ruraux. Si vous les rencontrez dans la campagne, vous les reconnaîtrez facilement. Leur front est abrité d’un immense chapeau orné de rubans noirs ; une blouse de toile qui leur descend jusqu’aux genoux cache la noirceur d’une chemise endossée cinq semaines auparavant. Les bas leur sont inconnus ; les semelles de leurs souliers, épaisses de plusieurs millimètres, sont hérissées de clous monstrueux. Un long fouet en cuir natté, à manche court, est roulé en bandoulière autour de leur corps, et par intervalles, quand les Hu, Dia ! et les Trom dé diou ! s[ont i]nsuffisants, ce redoutable instrument de supplice s’allonge comme un serpent [s’él]ance, frappe, et revient à sa place.

Les rosses étiques, impassibles compagnes du charretier de bâts, ne sont pas moins curieuses que lui-même. Il emprunte à un maître de forge généreux la somme nécessaire à l’achat de ses chevaux, au nombre de douze à vingt-quatre. Ces maigres et chétifs animaux sont dressés à coups redoublés de fouet, de pierres, et de tortillon, morceau de bois dur et pointu qui n’est pas moins efficace qu’un éperon d’acier. Celui qui a l’honneur de porter le maître est ordinairement blanc, et se distingue par la sonnette, ou clairon, suspendu à son cou. L’éducation de cette troupe ferait honneur à Franconi ; elle porte sans broncher de lourdes pochettes (7) ; elle suit d’un pas sûr les sentiers les plus escarpés ; elle obéit au signal du charretier avec la docilité d’un chien. Chaque cheval sait le nom qu’il a reçu, Trompalou, Cascari, Brisquet, la Moisie, Cabari, et ne prend jamais pour lui l’apostrophe qui ne lui est pas adressée. S’il fléchit, s’il est sourd aux remontrances, s’il fait mine de renoncer à sa charge, le maître approche, le châtie en homme qui l’aime tendrement, et monte dessus pour compléter la correction. Après avoir déposé son chargement sur la plate-forme du haut fourneau, le charretier de bâts s’en retourne, assis, les jambes pendantes, sur son coursier favori, et mariant ses chants au bruit cadencé des pas de la caravane.

Partition

                Il avait tant d’oranges,
                Hu ! oh ! la ! oh ! lo ! la ! oh ! lo !
                Il avait tant d’oranges,
                Que les branches en tourta, la, la , la,
                Que les branches en tourta (8).

                Nous les porterons vendre,
                Hu ! oh ! la ! oh ! lo ! la ! oh ! lo !
                Nous les porterons vendre,
                Au marché qui tiendra, la, la, la,
                Au marché qui tiendra.

                Sur son chemin rencontre,
                Hu ! oh ! la ! oh ! lo ! la ! oh ! lo !
                Le fils d’un avocat, la, la, la,
                Le fils d’un avocat.

                - Ah ! qu’avez-vous, la belle,
                Hu ! oh ! la ! oh ! lo ! la ! oh ! lo !
                Ah ! qu’avez-vous, la belle,
                Qu’avez-vous dans vout’ bras ? la, la, la,
                Qu’avez-vous dans vout’ bras ?

                - Monsieur, c’est des oranges,
                Hu ! oh ! la ! oh ! lo ! la ! oh ! lo !
                Monsieur, c’est des oranges
                Que je porte à Gana (9), la, la, la,
                Que je porte à Gana.

                - Portez-les chez mon père,
                Hu ! oh ! la ! oh ! lo ! la ! oh ! lo !
                Portez-les chez mon père,
                Il vous les achètera, la, la, la,
                Il vous les achètera.

                La belle fut chez le père,
                Hu ! oh ! la ! oh ! lo ! la ! oh ! lo !
                La belle fut chez le père.
                - Que m’apportez-vous là ? la, la, la,
                Que m’apportez-vous là ?

                - Monsieur, c’est des oranges,
                Hu ! oh ! la ! oh ! lo ! la ! oh ! lo !
                Monsieur, c’est des oranges,
                Que je porte à Gana, la, la, la,
                Que je porte à Gana.

                - Remportez vos oranges,
                Hu ! oh ! la ! oh ! lo ! la ! oh ! lo !
                Remportez vos oranges,
                Vout’ panier dans vout’ bras, la, la, la,
                Pour moi, je n’en veux pas.

L’auteur du Chef-d’œuvre d’un inconnu aurait prouvé sans peine que cette chanson égalait les plus beaux poëmes de l’antiquité. Il en eût fait ressortir le sens caché, il eût développé les intentions séductrices du fils de l’avocat, sous-entendues par le rimeur populaire ; quant à nous, nous ne chercherons point à pallier le peu de mérite littéraire de ces simples et naïves paroles. Pour en comprendre le charme, il importe de les mettre en scène, de les environner des circonstances locales qui en rehaussent l’effet. L’air en est merveilleusement approprié au piétinement des chevaux ; et, vers la tombée du jour, dans un chemin bordé de sablonnières rouges et des chênes verts, cet air, répercuté par les échos, accompagné du tintement du clairon, a des accents mélancoliques qui s’harmonisent avec le silence mélodieux du soir.

La nuit descend ; la lune sème ses paillettes sur les feuilles ondoyantes ; où coucheront nos voyageurs ? pas une branche de pin ne signale la porte hospitalière d’un cabaret ; pas une cheminée ne fume à l’horizon. Mais le charretier de bâts n’est jamais embarrassé de trouver un gîte. Voici une prairie ; l’herbe y est touffue ; le trèfle et la luzerne y répandent leurs fraîches senteurs. A qui appartient-elle ? peu importe. Si elle dépend du domaine de quelque propriétaire barbare envers les malheureux en général, et les charretiers de bâts en particulier, tant mieux ! l’heure de la vengeance a sonné. Les chevaux démuselés sont lâchés dans le pré. Le charretier de bâts s’adosse à une haie, s’enveloppe de son ample limousine, se coiffe d’un bonnet de laine, prend un sac de charbon pour oreiller, et s’endort. Si des gardes arrivent, il a pour les entendre la finesse d’ouïe d’un sauvage ; il se lève, saute sur sa monture, fait tinter le clairon. Il siffle, il appelle, « Ohé ! Cascari, Brisquet, l’Endormi ! en route ! trom dé Diou ! » les chevaux accourent des coins les plus reculés de la prairie, escaladent  les haies, sautent les fossés, gravissent les côtes, et disparaissent aux yeux des gardes étonnés.

Quand on parvient à s’emparer du maraudeur, on lui fait payer une amende de quatre à cinq francs par cheval, retenue sur ce que lui doivent les maîtres de forges voisins.

Un charretier de bâts, pris en flagrant délit de campement dans une prairie, comparaissait devant un propriétaire clément ; qui leur dit :

« Je sais que les gens de ton espèce jurent beaucoup, je te fais grâce si tu m’inventes un nouveau juron.

- Attendez, monsieur, dit le charretier : que le diable vous fricasse les foies ! que le diable vous tortille les boyaux autour d’un dévidoir ! je vous en trouverai bien un.

- Je me contente de ceux-ci, » reprit le bourgeois.

Malgré l’habitude enracinée d’alimenter leurs bêtes de somme aux dépens d’autrui, les charretiers de bâts ne volent jamais. On n’a point d’exemples d’assassinat commis par eux ; on n’a pas à craindre de les rencontrer dans les bois, et le voyageur égaré trouve en eux des guides fidèles.

Arabes par leurs mœurs, les charretiers de bâts le sont encore par leur sobriété. Du pain noir, enserré dans un sac de toile qu’ils attachent au bât de leur cheval, l’eau clair des ruisseaux ou le liquide vaseux des mares, voilà leurs aliments et leur boisson. Ce n’est que le dimanche et les jours de paye qu’ils se permettent de longues orgies, entremêlées de coups de poing et de coups de bouteille.

Ces hommes ont horreur de coucher dans un lit, et ceux auxquels il prend fantaisie de se faire manœuvres ne tardent pas à retourner à leur vie nomade. Ils ont toutefois, dans un coin du globe, un sale et misérable logis, où ils ne s’arrêtent que pour battre leur femme, et augmenter d’une unité le nombre de leurs rejetons. Ceux-ci, dès l’âge de huit ans, suivent leur père dans ses excursions, et, quand ils sont grands, ils héritent du fonds de commerce, de la sauvagerie, et de la brutalité paternelle.

On évite d’employer le charretier de bâts dans tous les pays où les chemins sont praticables aux voitures. C’est une réforme profitable, mais une plus urgente peut-être serait l’amélioration du sort des ouvriers du fer. Aucune classe de travailleurs n’est plus essentielle à la prospérité commune ; aucune n’est plus étrangère au bien-être. Quelle existence sombre, monotone, pénible, loin de tous plaisirs, de toutes jouissances, de tout développement intellectuel, au fond des bois, sous des voûtes enfumées, à la lueur des métaux brûlants, dans une atmosphère qui dessèche et qui tue ! Quel que soit l’endurcissement produit par l’habitude, la condition des ouvriers des fonderies et des forges n’est-elle pas une damnation anticipée ? N’est-on pas tenté de plaindre dans leur misère, d’admirer dans leur résignation, ces parias industriels, dont les travaux, plus que jamais indispensables à l’état de notre société, sont une des principales sources de la richesse nationale ?

Émile DE LA BÉDOLLIERRE.


NOTES :
(1) Carbonate de chaux, qu’on met fondre avec le minerai. Il en sépare toutes les matières étrangères, et, par sa pesanteur spécifique, les entraîne à la surface. L’étymologie de ce mot est peut-être l’allemand kalk stein (pierre à chaux).
(2) Espèce de vans.
(3) Ces proportions varient suivant les théories des régisseurs et la qualité respective des matières. Nous n’avons pas au reste la prétention de donner un traité ex professo sur la fonte ; nous voulons seulement indiquer les opérations les plus usuelles.
(4) Long prisme triangulaire de métal. Les barres de fonte de petite dimension se nomment boustats.
(5) Vaisseaux de fonte.
(6) Attacher avec des chevilles de fer plates.
(7) Sacs de toile d’un pied cube trois quarts, contenant le minerai.
(8) En tordaient.
(9) Ce nom de village, les oranges dont il est question, et quelques terminaisons, attestent l’origine méridionale de cette chanson.


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