JONCIÈRES, Auguste-Félix de (1811-1895) : Le Luxembourg (1832)..
Saisie du texte : Sylvie Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (26.IV.2018)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.
Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@agglo-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/
Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome VIII, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1832.

LE LUXEMBOURG

PAR

A. FÉLIX JONCIÈRES

~ * ~


Je me connais mal en architecture : aussi, au risque d’être appelé Vandale, je dis franchement que j’aime peu le palais du Luxembourg.

J’avoue que le travail en est savant et régulier ; mais tous ces bossages qui sillonnent l’édifice et le zèbrent horizontalement me paraissent un enjolivement mesquin, sans grâce comme sans candeur. Il me semble voir une tête d’étude qu’une main inhabile a voulu ombrer, et qu’elle a chargée de hachures roides et tirées pour ainsi dire au cordeau. Enfin quel qu’il soit, de grands souvenirs le recommandent à notre attention.

Passant de maîtres en maîtres, et d’usages en usages ; tour à tour sanctuaire de plaisirs et sanctuaire de douleurs ; poussant des cris d’allégresse ou des cris de terreur ; ayant à ses portes des geôliers ou des gardes ; tribunal et prison en même temps ; se parant un jour pour une fête, se voilant le lendemain pour une mort ; espèce de monument factotum ; propre à tout, même à couvrir des têtes royales ; insignifiant par cela même qu’il est sous la main du premier venu haut placé, et qu’il sert de pis-aller à tous venants ; maintenant changé en un prytanée politique où toutes les vieilles gloires et les vieilles réputations vont prendre leur retraite, en cassant ou en sanctionnant des lois : voilà quelles ont été ses destinées !

Il fut bâti en 1615 par Marie de Médicis, sur le modèle du palais de Pitti à Florence, et d’après les dessins de l’architecte Desbrosses. Marie avait acheté quelque vieille maison d’un certain duc d’Épinay-Luxembourg, quelques arpents de certains chartreux, et sur cet emplacement avait jeté les fondements du palais qu’elle voulait habiter. Son séjour y fut court, et bientôt elle le céda à Gaston de France, duc d’Orléans. Ce prince lui donna son nom, et le palais s’appela Palais d’Orléans jusqu’à la révolution, époque à laquelle on détacha de la façade la table de marbre où ces mots étaient gravés en lettres d’or. Plus tard Élisabeth, duchesse de Guise et d’Orléans, le donna à Louis XIV, sans doute pour attirer sur elle les regards bienveillants du grand roi. Après la mort de Louis XIV, il devint le théâtre des galanteries d’une princesse royale.

Sous la Régence, on sait qu’il était de bon ton d’avoir sa petite maison. Les grands seigneurs roués en outraient même la mode. Richelieu et le duc d’Orléans en comptaient au moins une dans chaque quartier. Dans ces petits harems bien coquets, bien élégants, nos sultans poudrés du dix-huitième siècle venaient célébrer leur délire. La petite maison était indispensable à un homme né. C’était le boudoir transformé en salle à manger, ou mieux le boudoir et la salle à manger à la fois : c’était le bosquet de Daphnis et Chloé transporté à Paris, au premier sur le derrière (crainte du bruit et du guet) : l’île de Cypre entre quatre murs avec ses amours ailés, sa Vénus nue, et son encens fumeux et odorant. La petite maison fit donc fureur : et les dames elles-mêmes voulurent prendre exemple sur les hommes. Le croirait-on ? les maris du temps accédèrent sans trop de difficulté au caprice de leurs femmes. La fille du régent, Madame de Berri, tenait beaucoup à avoir la sienne. Sans doute elle se plaignit à son père de ce qu’une femme comme elle n’eût pas sa petite maison. Le duc trouva la plainte juste, et lui donna le Luxembourg. Que de débauches alors, que de danses, que de repas ce palais ne vit-il point ! Naguère il était une propriété de la couronne, peut-être alors était-il un peu abandonné, un peu désert ; peut-être ne servait-il que comme un pied-à-terre aux têtes couronnées qui venaient en France. Louis disparaît, et le Luxembourg devient le Thalamus d’une femme de mauvaise vie et de bonne qualité. Vite des fleurs et des essences ; qu’on l’éclaire, qu’on le parfume ; la Messaline française va y célébrer ses dégoûtantes saturnales. Là, les raffineries de la luxure, et de la luxure sur le flanc : là, ces monstrueuses voluptés, ces indicibles saturations des sens : là, une fille de sang royal, se faisant déesse de l’orgie, dressant ses tréteaux, et jouant la farce scandaleuse avec un petit nombre d’acteurs. Elle fit murer toutes les portes du jardin, une exceptée, pour pouvoir se livrer, sans d’autres témoins que ses complices, à ses honteuses débauches. Par les beaux soirs d’été, demi-nue au milieu de ses mignons, elle prostituait la dignité royale, et privait déjà Louis XV, enfant, de cette auréole majestueuse qui avait resplendi autour de la tête  de son bisaïeul. A quoi bon vous récrier ensuite contre le Parc-aux-Cerfs ? du temps de Louis-le-Grand et de la dévote Maintenon, cette reine de France à huis clos, les mœurs déréglées se cachaient sous le manteau de la religion : sous le régent, le manteau tombe, et les mœurs se montrent sans masque dans leur hideuse nudité. Louis XV les prit telles qu’il les trouva, et Saint-Cyr fut remplacé, ou du moins supplanté par le Parc. A qui la faute ?

Le Luxembourg, après être retombé dans les propriétés du roi, fut donné par Louis XVI à M. le comte de Provence, qui l’habita jusqu’à son évasion de Paris.

La terreur arrive, et les cachots regorgent de prisonniers : les demeures royales sont vides par la mort ou la fuite de leurs hôtes : qu’elles servent au moins à quelque chose ; ou en fait des prisons. Des grilles aux fenêtres, des gardiens aux portes, et le Luxembourg remplace la Bastille démolie. « De quoi se plaignent donc ces « damnés d’aristocrates ? » disait un montagnard, « nous les logeons dans des châteaux royaux ! » Il n’eût plus fallu, après les avoir guillotinés, que de les enterrer à Saint-Denis : alors le mot de Bossuet serait devenu d’une épouvantable vérité.

Que de noms, que de plaintes les murs ne révéleraient-il pas à notre curiosité, s’ils n’avaient été recrépis ! On m’a montré la fenêtre d’une petite chambre au second étage, donnant sur le jardin, où David fut renfermé. C'est là qu’il conçut le plan de son magnifique tableau des Sabines. Étrange privilége de l’artiste, de pouvoir toujours être lui, jusque sous le couteau de la guillotine, et d’être poète à sa manière alors que toutes les questions d’art se débattaient sur la place de Grève ! Un jour, se sentant inspiré, David s’arme d’un pinceau ou d’un crayon, ou d’un charbon, n’importe ; et il esquisse à grands traits le plan de son tableau. Au fort de son travail, le guichetier arrive suivi de gens armés. – « On demande le citoyen David au tribunal, dit une voix rauque. David continue sans rien répondre. Heureusement le guichetier avait été sobre ce jour-là, et les hommes qui l’accompagnaient n’étaient point par trop ivres. Sans quoi notre grand peintre aurait pu avoir le sort d’Archimède. – Allons, citoyen, reprend le porte-clefs, tu griffonneras la muraille à ton retour, le tribunal attend. – Je ne demande qu’une heure, répond David en se retournant à peine : mais il me la faut, je n’ai pas le temps à présent. » Le geôlier sortit tout stupide : la réponse fut portée au tribunal : on mentionna le tout dans un procès-verbal. L’artiste se sentait dans un de ces rapides et précieux instants de la vie où la poésie et l’inspiration vous tiennent, et il ne voulait quitter ni l’une ni l’autre. Aussi faisait-il faire antichambre au bourreau. Par bonheur, ce dernier attendit en vain.

C’est là encore que fut écroué le vieux maréchal de Mouchy, serviteur fidèle de Louis XVI. Brusquement séparé de sa femme, et jeté dans un cachot, il attendait qu’on le traduisît devant le tribunal révolutionnaire. La maréchale se présente au Luxembourg pour partager la captivité de son époux. « Puisque mon mari est arrêté, » dit-elle au guichetier, « je le suis. » Ce dernier haussa les épaules, et lui ouvrit la porte sans rien comprendre. Quand le maréchal comparut devant ses juges, la maréchale était à son côté : « Puisque mon mari est mandé, » dit-elle à l’accusateur public, « je le suis. » L’accusateur public eut la cruelle bienveillance d’accéder à sa demande. Lorsque enfin le maréchal fut extrait de prison pour marcher à l’échafaud, la maréchale, moins âgée que lui, guidait ses pas tremblants sur les marches sanglantes : « Puisque mon mari est condamné, » dit-elle au bourreau, « je le suis. » Ce dernier ne se fit pas plus prier que le geôlier et l’accusateur. Touchante solidarité ! sublime dévouement !

La terreur est détrônée : le Directoire lui succède, et va droit s’installer au Luxembourg. Alors recommencent les saturnales et les orgies dont ce palais avait déjà été le théâtre. Cependant un homme inquiète la liesse directoriale. Les lauriers de Napoléon  empêchent les directeurs, je ne dirai pas de dormir, mais de se livrer sans crainte, pendant la nuit, à leurs longues débauches. Néanmoins, lors de son retour de sa grande campagne, quand il apporta au Directoire le traité de Campo-Formio, rien ne fut épargné pour donner à croire que la plus grande intelligence régnait entre lui et les directeurs. C’est dans la grande cour du Luxembourg qu’eut lieu la réception de Bonaparte. M. de Talleyrand le présenta, et prononça, à cette occasion, un long discours digne de remarque. Dans cette harangue d’apparat, M. de Talleyrand repousse loin de Bonaparte les soupçons qu’on pourrait concevoir sur ses projets ambitieux, et, à ce propos, il fait valoir le goût du général pour les poésies d’Ossian. Un homme qui choisit Ossian pour sa lecture favorite peut-il inspirer des craintes sérieuses ? Peu s’en est fallu que M. de Talleyrand, pour laver Bonaparte des injustes soupçons qui pesaient sur lui, ne le représentât comme un berger de Théocrite, amant de la campagne et du chalumeau, fuyant le fracas des villes, ou comme le vieillard des Géorgiques de Virgile, habitant les bords du Galèse. En vérité, je ne sais si tout cela fut une plaisanterie, mais Bonaparte ; qui pensait déjà au 18 brumaire, dut trouver étrange l’apologie que M. de Talleyrand faisait de sa conduite. Quoi qu’il en soit, dans son discours au Directoire, il passa Ossian et ses poésies nébuleuses sous silence. Barras lui répondit très-longuement au nom de ses collègues, l’accabla de louanges comme d’ordinaire, et finit son allocution par l’accolade obligée. Bonaparte prit toutes ces marques d’amitié pour ce qu’elles valaient, et ne renversa pas moins le Directoire malgré les prévisions du célèbre diplomate.

Sous lui, le Luxembourg devient successivement Palais du Consulat et Palais du Sénat conservateur : enfin, depuis la restauration, il a pris le nom de Palais de la Chambre des pairs, et il le conserve de nos jours.

Le petit Luxembourg, qui fut bâti en 1629 par Richelieu, pour lui servir de demeure en attendant que le Palais-Cardinal fût construit, communiquait jadis au grand par un corps de bâtiment. Ce fut là que le brave des braves, le maréchal Ney, attendit sa condamnation. Depuis la mort de Ney il avait été désert ; la révolution de juillet s’est chargée de lui donner de nouveaux habitants. Les ministres de Charles X y furent écroués avant le jugement de la Chambre. Singulier rapprochement ! Le premier hôte du petit Luxembourg fut ce cardinal qui le premier établit solidement sur sa base la monarchie absolue ; et les derniers hommes qui en ont passé le seuil étaient les derniers soutiens de ce même pouvoir absolu battu en ruine par le peuple ! Le temps, ou pour me servir du mot adopté par le dix-neuvième siècle, le progrès a fait cela.

Mais laissons ce pêle-mêle de tristes souvenirs : ne fouillons pas trop avant, de peur que notre pied ne se fige ou dans la boue, ou dans le sang. Je n’ai pas la prétention de dérouler ici les annales du palais du Luxembourg, j’aime mieux être l’historiographe du jardin.

D’autres loueront la célèbre Rhodes, ou Mitylène, ou Éphèse, ou les murs de Corinthe baignée par deux mers ; d’autres célébreront les Tuileries avec son peuple fashionable, ou le boulevard de Gand avec ses promeneurs indolents, ou le bois de Boulogne avec ses cavalcadours, et ses rieuses amazones.

Moi je préfère chanter le jardin du Luxembourg, dire comment les Faublas du quartier latin y font leurs premières armes auprès des marquises de B*** en bonnet de dentelle et en tablier de soie. Je ne vous passerai pas sous silence, dignes rentiers et rentières à 800 livres qui venez promener vos rêveries et vos petits chiens dans les fraîches allées. Ma plume ne vous oubliera pas, jeunes filles qui embellissez de votre présence ce riant Eldorado.

Quittons donc le péristyle du palais, et engagez-vous sous ma conduite dans ce labyrinthe verdoyant où le fil d’Ariane n’est pas tant à dédaigner que vous pourriez le croire.

Depuis nombre d’années il appartient à l’étudiant : il est inféodé à ses étourderies et à ses amours ; c’est le Cours du basochien ; le seul fief qu’il ait pu sauver du naufrage où se sont engloutis tous ses privilèges. Mal serait venu qui voudrait lui contester ce dernier débris : il a été érigé en majorat en sa faveur, bien que le Bulletin des lois n’en dise mot. L’étudiant, suzerain absolu, se montre peu insolent dans son jardin. Le temps des hommes d’armes rossés, des mules arrêtées par son bon vouloir, des estocs tombant sur l’échine des sergents, des femmes enlevées, des capes trouées autant par l’épée ou le poignard que par la misère, a disparu. L’étudiant ne bat personne, pas même les paisibles gardiens ; il ne hurle, ni sus sus, ni houra sur les passants : le jonc inoffensif a remplacé dans ses mains le gros bâton ferré ; il porte des gants et pas de trous à ses habits : effet de la civilisation. Néanmoins, il se promène dans son empire en homme sûr de son autorité, et certain que nul n’a l’envie ni le pouvoir de le tourmenter dans l’exercice de ses prérogatives. De tous les droits dont il jouissait, il en a conservé un seul : je veux parler du droit du seigneur ; encore est-il restreint et ne s’étend-il qu’à certains visages : la grisette est la vassale du lieu ; mais non plus vassale, telle qu’au moyen âge, assujétie aux caprices et aux baisers d’un haut, d’un puissant, et la plupart du temps d’un très-laid baron. La grisette est une vassale de bonne volonté, n’obéissant qu’au maître qui a su captiver son cœur. Rebelle à toutes les figures qui lui déplaisent, d’un abord aisé à celles qui lui conviennent, elle sait se faire respecter, et elle jouit d’une certaine puissance dans le jardin. Il faudrait une plume exercée pour peindre les attaques de sa coquetterie, son babil continu, ses colères, ses jalousies et ses faciles amours. Quoique la grisette ne soit pas ennemie de la gaîté, la mélancolie ne laisse pas que d’avoir une grande influence sur son cœur : elle s’attendrit à la vue d’un visage pâle et triste ; elle résiste difficilement à deux yeux languissants ; enfin elle s’abandonne tout-à-fait à deux mains croisées derrière le dos et à un pas lent et rêveur. Aussi les Werther abondent-ils aux Luxembourg : vous les voyez la tête baissée, soupirant ou se parlant à eux-mêmes, chercher dans une solitaire promenade un allégement à leurs souffrances. C’est ordinairement la grisette qui met un terme à ces douleurs : on se rencontre par hasard ; par hasard on prend place sur le même banc ; le hasard fait qu’une conversation s’engage ; l’intimité s’établit bientôt ; viennent les confidences ; les épanchements. On se quitte pour se revoir le lendemain. On se revoit en effet : même abandon que la veille dans la causerie ; on se plaint de ne pouvoir trouver une âme qui comprenne son âme ; on s’apitoie mutuellement sur sa bizarre destinée. Puis, arrivent les demi-mots, les demi-aveux, les demi-consolations ; enfin les amours, les plaisirs, les distractions, les froideurs, les reproches et les séparations. Il n’y a qu’au Luxembourg que les passions passent par toutes ces phases en aussi peu de temps. Charmant théâtre d’amours hebdomadaires, champs-élysées terrestres où l’on aime vite, et qui ont aussi leur Léthé, afin qu’on oublie encore plus vite que l’on a aimé.

Puisque je vous parle de la grisette, je vous prie de ne pas la confondre avec la gent commune en trotte-menu des ouvrières des rues St.-Denis et Vivienne. Ce qui distingue la grisette du Luxembourg de ces demoiselles, c’est un fonds de paresse inépuisable. Toujours elle vient de sortir d’un magasin, et toujours elle est sur le point d’y rentrer. Cependant comme elle tient autant que personne à paraître travailleuse, la grisette emporte de l’ouvrage au jardin : d’ordinaire elle festonne. Je vais plus loin, il n’y en a pas une qui n’ait son feston dans le cabas qu’elle porte avec elle. Le feston est un des charmes de la grisette, et ce n’est pas le moins à craindre. Moi qui vous parle, je l’avoue à ma honte, j’ai été pris par le feston.

Insouciante à l’excès, vivant au jour le jour, de peu ou même de rien, ressemblant beaucoup au lazzaronne italien, moins la cruauté et le poignard cependant, mettant le fare niente au-dessus de tous les biens, s’acclimatant à tous les amours, la grisette se contente de ce que lui apporte le temps, peu soucieuse de l’avenir, entière au présent, se faisant oreiller de tout, même du sort le plus dur, dormant indifféremment sur le côté gauche ou sur le côté droit, égale dans la bonne et la mauvaise fortune, excellente fille au demeurant, mais qui rencontre tôt ou tard sur son chemin la porte d’un hôpital.

Elle a ses allées favorites, et ce ne sont pas les plus fréquentées : je ne dirai pas que c’est par amour de la solitude, mais elle aime le bosquet ; comme le bosquet manque au Luxembourg, elle choisit les lieux les plus retirés. Ainsi vous la rencontrerez de onze heures à deux dans l’allée qui longe la rue d’Enfer, et sous les arbres qui l’avoisinent. La grisette se place toujours sur un banc, ne voulant avoir aucune dispute avec la loueuse de chaises. Et là elle attend son amant ou celui qui veut l’être. Une chose remarquable, c’est qu’elle fait élection de domicile dans les mêmes lieux et sous le même couvert que la vieille fille. Ainsi, la vieille fille va tricoter ses bas dans l’allée de l’Enfer et dans celles qui aboutissent à la rue de l’Ouest et à la grille Fleurus : et ces dernières allées sont du ressort de la grisette. Quoi qu’il en soit, elles se détestent d’instinct : quand elles se parlent, elles laissent tomber leurs paroles du bout des lèvres, en arrondissant la bouche avec précieuseté, et en mettant le mot madame dix fois dans une phrase. Sur les deux heures, la grisette et la vieille fille émigrent du Luxembourg pour n’y plus revenir que le soir. La révolution de juillet a fait beaucoup de tort à la grisette : la politique lui enlève ses adorateurs ; aussi est-elle carliste ou républicaine : mais elle penche beaucoup plus pour les exilés d’Holy-Rood que pour les admirateurs de Marat et de Robespierre.

C’est à peu près à l’heure où ces dames s’en vont que les bonnes d’enfants arrivent. Elles établissent leur quartier-général sur la terrasse de droite. La bonne d’enfant est la rivale de la grisette, il existe de longue date une guerre sourde entre ces deux puissances.

La bonne d’enfant laisse ses petits maîtres sauter à la corde, se traîner sur le sable, déchirer leurs habits, se barbouiller la figure : elle se promène çà et là, admire les statues, s’arrête devant les gladiateurs et les Hercules, s’extasie devant les Vénus nues sortant de l’eau, qui, disons-le en passant, sont tellement noires, qu’on serait tenté de les prier de rentrer dans le bain qu’elles viennent de quitter pour se décrasser un peu. Je ne sais pourquoi Charlet ou Bellangé, dans leurs caricatures, nous représentent le simple conscrit cherchant à captiver la bonne d’enfant. Je n’ai jamais vu de bonnes se compromettre avec l’uniforme bleu de roi. Elles gardent leur rang et leur sérieux vis-à-vis du militaire, et si l’enfant de Mars voulait s’émanciper avec elles, et les pousser dans leurs derniers retranchements, c’est-à-dire, jusqu’au bout du banc, leurs paroles de dédain sauraient le remettre à sa place. La bonne d’enfant raffolle de l’étudiant, ce dernier la tient peu en estime.

Aussi ne parlerai-je pas des œillades indiscrètes, et des minauderies infructueuses de la bonne d’enfant, pour vous faire lier connaissance plus vite avec le vieux garçon. Passons devant la façade du palais, donnons un coup d’œil au quinconce d’érables et au rosarium qui ont remplacé les bâtiments de communication entre le petit et le grand Luxembourg, et arrivons dans l’allée qui côtoie la rue de Vaugirard. Je pourrais ici vous faire une belle description imitée de Virgile, vous dire que cette allée est une allée Paria, que le soleil ne la visite jamais, qu’on l’évite et qu’on la fuit comme l’antre de Pluton, qu’un silence horrible y règne, silence interrompu par les cris funèbres des oiseaux de mauvais augure : mais pour laisser tout ce fatras mythologique de côté, je vous dirai tout simplement qu’elle est consacrée à la politique.

Que ce mot ne vous fasse pas reculer comme le voyageur à la vue d’un serpent caché sous l’herbe. La politique de l’allée de Vaugirard n’a rien d’effrayant. Elle n’a ni chapeau, ni bonnet rouge, point d’habits ou de redingotes boutonnées séditieusement jusqu’au menton, point de virgule ni de mouches barbues, point de paroles âpres surtout ; ma politique est sexagénaire, porte perruque, marche lentement, a la goutte, un habit marron, des souliers carrés à boucles d’argent, canne à poignée d’ivoire, culottes courtes et pas de mollets.

Tous les politiques de l’allée Vaugirard sont des transfuges du jeu de boules. Quand ils sont fatigués du  cochonnet, ils s’acheminent par l’allée de l’Observatoire à leur salle de délibération, et là ils agitent entre eux les hautes questions d’état. La chose se passe fort bien, je vous assure. On discute le pour et le contre, on propose des lois, on lance des amendements : on demande la parole, on monte à la tribune (métaphore), on fait des discours : on s’interrompt et on finit par ne pas s’entendre.

Je me suis souvent demandé quel rôle pouvait jouer la canne en politique, et je me suis répondu qu’il était immense. Je ne sais pas comment Fox et Pitt ont négligé la canne. C’est elle qui tranche le nœud gordien ; c’est elle qui renverse les villes, crée les empires, bat les armées, et sauve les peuples. Vous penseriez comme moi si vous aviez vu mon aréopage en plein vent la faire servir dans les crises les plus difficiles. A l’aide de la canne, on décrivait sur le sable la position géographique de chaque peuple européen : on faisait avancer les corps de troupes : on intervenait en Belgique, en Italie : on sauvait la Pologne : on écrasait les Russes : on se couvrait de gloire, on garantissait l’honneur national, et on rentrait couvert de lauriers dans la capitale, aux acclamations de la population entière.

Que de fois, pour ma part, n’ai-je pas vu dans l’allée Vaugirard, la Russie éventrée et les Hollandais en fuite ! que de manœuvres stratégiques n’ai-je pas admirées ! que de magnifiques protocoles n’ai-je pas entendus ! Et quelles marches forcées : que de fleuves, de montagnes, mes généraux sédentaires ne traversaient-ils pas ! J’aimais surtout, dans ce conciliabule, un petit bossu fort singulier. C’était le président, le doyen d’âge. Un petit chapeau d’étoffe grise, plissé sur les bords, dominait son vénérable chef. Une redingote, qui pouvait peut-être avoir été blanche, couvrait ses membres grêles et délicats. Un gros jonc guidait ses pas fort incertains. Le petit bossu était l’âme de la société, c’était lui qui ordonnait l’attaque et qui donnait le signal du combat ; lui qui arrêtait l’effusion du sang avec sa canne : comme ces rois du moyen âge qui avaient le privilége de terminer le duel en jetant dans la carrière une baguette de bois vert. Avec quelle dignité il ouvrait la séance ! avec quelle clarté il dirigeait la discussion, et surtout avec quelle ponctualité il prononçait la clôture. Quand trois heures sonnaient, il fermait les débats et coupait court à toutes divagations et à tous mouvements. Le temps du dîner était venu. Aussi, aurait-on été sur le bord d’un fleuve, serait-on arrivé aux portes d’une ville, n’importe, il fallait retourner à sa poule au pot, rue Cassette ou rue des Canettes. « Messieurs, disait le petit bossu en s’en allant, nous reprendrons demain la discussion et la route où nous les avons laissées : à une heure précise nous passerons le Rhin, ou bien encore nous entrerons dans Ancône. »

Le digne homme n’a pas reparu au jardin cet été, et je crois bien qu’il faut mettre son absence sur le compte du choléra. C’est une grande perte pour les diplomates de l’allée Vaugirard. Aussi la session de cette année a-t-elle offert peu d’intérêt : les membres n’ont pas été exacts : heureusement il n’y a pas d’insertion dans le Moniteur, ni de mention dans le procès-verbal. Et puis le mauvais temps qui a régné ce mois-ci a singulièrement entravé les opérations. On est resté huit jours de suite devant une bicoque, pour cause de pluie. Enfin le froid et le brouillard viennent de dissoudre la chambre, qui ne rouvrira qu’au printemps 1833.

Le Luxembourg est encore le Pæstum et le Tibur des mercières et des bonnetiers retirés. C’est plaisir de voir ces couples sexagénaires s’acheminer gravement vers l’allée de l’Observatoire. Certes, lorsque Napoléon faisait faire cette allée, il était loin de prévoir qu’elle dût servir un jour exclusivement aux promenades oisives des bonnes gens du quartier Saint-Germain. Mais le plus grand homme ne lit pas tout dans l’avenir. A coup sûr il pensait encore moins que ce serait au milieu de cette rangée d’arbres plantés par ses ordres, que l’un de ses plus braves soldats, le maréchal Ney, marcherait à une mort sans gloire. Et qui alors l’aurait pu croire ? il y avait tant de plaines où l’on pouvait mourir glorieusement !

L’allée de l’Observatoire est, comme je le dis, le rendez-vous de la petite propriété. Sans doute on s’arrête pour donner un coup d’œil aux rosiers en fleurs, sans doute on fait halte devant le bassin pour admirer la limpidité de l’eau ; mais, ces deux stations faites, on se rend à son allée pour ne plus la quitter. C’est là qu’on rencontre ses voisins de pallier : là, qu’on parle d’affaires, qu’on se rend compte de l’emploi du temps, qu’on se demande ce qu’il faudra manger à dîner le lendemain. Puis on regarde le coucher du soleil, on prédit le beau temps ou la pluie, selon que le ciel est couvert, ou que les chats ont léché leur queue ; on appelle son chien qu’un autre vient débaucher, on crie après lui, on court à sa recherche, on l’attache, on le fait porter au mari, crainte d’une nouvelle fuite. Quelle grande ressource pour la conversation quand le télégraphe agite ses bras ! les commentaires abondent, on parle de la découverte de l’imprimerie, que l’on trouve fort belle, on disserte sur la sténographie, puis sur la télégraphie. On travaille à deviner les énigmes du sphinx aérien ; on passe en revue toutes les inventions brevetées ou non brevetées. – Chez qui prenez-vous votre café, madame ? – Chez M***, au coin de la rue des Mauvais-Garçons. – Ah ! moi je prends le mien chez M***, vis-à-vis le marchand de meubles. Tel est le résumé des entretiens les plus importants, entretiens qui ne finissent qu’avec le jour. Ces estimables rentiers ont tellement pris leurs habitudes au Luxembourg, qu’ils se croiraient de bonne foi expropriés si on fermait le jardin pour cause de réparation. Ils invitent leurs parents d’outre Seine à venir les voir au Luxembourg, comme on engage un ami à venir passer une huitaine de jours à la campagne que l’on possède. « Venez, leur disent-ils, nous voir à notre jardin, de midi à quatre, ou de six à huit heures ; nos lilas sont passés, mais nos roses sont magnifiques ; nous ferons élaguer les arbres dans deux mois. Un de nos cygnes est mort : celui que nous aimions le mieux. Mon mari emportait chaque jour dans sa poche un morceau de pain pour lui : l’épidémie régnante a tant fait de ravages ! »

Au printemps, le Luxembourg n’a rien à envier aux plus belles promenades. Le soir, la terrasse de droite devient une fraîche et odorante succursale des Tuileries. Les toilettes, à la vérité, ne s’y font pas remarquer comme aux Tuileries. Les habits ne sortent pas des ateliers de Staub ni de Chindé ; les robes n’ont pas passé par les mains de mademoiselle Victorine : il y a moins de monde : pas d’élégants, peu d’élégantes ; toujours l’abandon, le laisser aller du propriétaire. Les galeries ne sont pas aussi longues ni aussi bien fournies. Çà et là s’échelonnent sur deux rangs quelques robes blanches bien simples, quelques familles qui viennent prendre le frais et lire le journal. Au milieu nombre d’étudiants, canne de fer creux à la main, cigare à la bouche, parlant de politique ou d’amour, racontant la chronique scandaleuse du jour, ou les succès de leurs examens, s’égayant aux dépens des passants dont ils connaissent la biographie. Car au Luxembourg tout se sait, impossible de garder l’incognito. On connaît le nom, l’adresse de toutes les personnes qui y viennent. Si par hasard on découvre quelque jeune femme inconnue, on interroge, on s’enquiert, on prend des renseignements sur la jolie intruse, et bientôt vous la connaissez comme si elle était votre parente. Ces traditions se livrent d’année en année par les étudiants qui retournent en province, aux étudiants qui arrivent à Paris.

A votre entrée au Luxembourg, on vous dénombre tous les habitués, on vous met au fait de la place. On vous apprend que cette jolie enfant de seize ans, aux yeux voilés, aux cheveux noirs descendant en bandeau sur les tempes, à la taille svelte, à la figure de Madone, est mademoiselle****, la reine du lieu, et qu’elle a plus de prétendants tacites que n’en avait jadis Pénélope ; que sa voisine, dont la tête noble et sévère accuse certaine fierté aristocratique, est la fille d’un conseiller à la cour des comptes. Enfin, personne n’est à l’abri de la curiosité et de l’indiscrétion. Mais aussi la critique y est moins mordante qu’aux Tuileries.

Aux Tuileries on fait la guerre aux habits, aux gilets, aux chapeaux, aux tournures, aux figures : au Luxembourg, si vous exceptez quelque envie de rire de jeune fille, mal étouffée sous le mouchoir, quelques aparté bien innocents, la critique n’a pas droit de bourgeoisie. On se promène sans façon, et seulement pour se promener.

A la campagne, quand on a fini de dîner, on propose toujours un tour de jardin pour faire la digestion. Alors le grand-père prend sa canne, le père sa casquette, et les jeunes filles placent capricieusement sur leur tête le large chapeau de paille dont elles laissent flotter les rubans ternis.

Les habitants du faubourg Saint-Germain viennent faire leur digestion au Luxembourg : le grand-père prend aussi sa canne : le père met un chapeau, et les jeunes filles nouent leurs rubans : voilà toute la différence.

Si la critique est exilée du jardin, c’est dire que la coquetterie est frappée aussi d’ostracisme. Sans doute il y a des amours au Luxembourg, le soir sur la terrasse ; amours bien platoniques, amours sous les tilleuls, amours qui se déclarent par un coup d’œil, un signe, une expression du visage ; mais il n’y a pas de coquetterie en jeu. Une jeune fille coquette, au Luxembourg, serait la plus malheureuse des femmes. Car il règne partout un certain abandon de famille. Quand on se rencontre, on se salue avec affection, on va même jusqu’à s’embrasser. Quel crime de lèse-bon ton ! S’embrasser en plein jardin : c’est à faire éclater de rire tous ces dandis en gants jaunes, au cou emprisonné dans une cravate de satin. Mais cette conversation des mœurs antiques et des bonnes mœurs a son nombre d’approbateurs. Pour ma part, je l’avoue, j’éprouve un indicible plaisir à voir les deux plus jolies jeunes filles, quand elles se rencontrent, courir l’une au-devant de l’autre, et s’embrasser avec autant de cordialité que lorsqu’enfants toutes deux elles jouaient au cerceau, ou sautaient à la corde.

La civilisation n’a pas encore pénétré, comme il paraît, tout entière au Luxembourg, et il faut espérer qu’elle n’y prendra pas pied de sitôt. Je prêterai main forte pour m’opposer à ses envahissements : elle nous a gâté tant de choses, qu’elle ferait probablement des siennes au Luxembourg.

Les Tuileries ne perdent pas tous leurs promeneurs pendant l’hiver : dans les jours secs les femmes y font acte d’apparition, cachées sous des manteaux, emmaillottées dans des douillettes, et vont exposer aux intempéries de l’air leurs visages pâles et déflorés. Il n’en est pas de même au Luxembourg : à la fin de l’automne le jardin devient désert. Déjà même les promenades sont plus rares. Les robes blanches sont abandonnées : la moire, la cachemirienne et le gros de Naples reparaissent. Les arbres perdent leurs feuilles, et les allées leurs habitués. Plus de chaises rapprochées en groupe pour la causerie du soir, plus de chapeaux sur les genoux, et de cheveux nattés abandonnés aux caresses du vent. Déjà on a fait ses déménagements sans bruit et sans embarras : on jette un coup-d’œil d’adieu  à sa place favorite, à ses orangers :
Linquenda tellus.

Il faut abandonner sa villa, ses conversations au crépuscule, son Arno immobile, ses cygnes au duvet argenté. Qu’on fasse les apprêts du départ. – Rome nous appelle : Rome, si froide, si bruyante, et si triste. – Plus d’ombrage, plus d’oiseaux au chant joyeux, plus de ciel bleu, plus de brise embaumée. O mes rosiers, ma verdure ; ô mes fraîche allées, mes belles statues, honneur du ciseau de Zeuxis et de Praxitèle, mes vases étrusques, mon vivarium ; ô mon silence sous les arbres aussi vieux que la terre qui les porte ; mes oliviers au suave parfum, mes ruisseaux au murmure dulcisonnant, mes rêveries de poésie et d’amour, mes tièdes soirées, mes bains, mon vieux Falerne dans mes celliers humides ! – A Rome. – Mes greniers plient et gémissent sous le poids de mes blés : mes moissons sont rentrées, mes vendanges sont faites : qu’on couvre mes plantes venues de l’Hespérie, car l’Aquilon et le Notus sont à craindre : qu’on prépare ma toge et mon char. Un dernier gâteau de miel en l’honneur de Pan : une dernière libation à Cérès, un dernier adieu à mon bonheur passé. – Et maintenant à Rome ; à la vie agitée, aux inquiétudes du Forum, aux jours occupés par l’ambition. Nous roulons sur la voie Appia, et nous voici dans la VILLE.

On quitte donc le jardin : on s’arrache à son banc et à ses habitudes champêtres. La jeune fille retourne à sa toilette et à ses bals : l’étudiant à son estaminet : la grisette à son cinquième étage : la vieille fille à sa partie de loto. Et tous passent le temps, tant bien que mal, en attendant les premiers lilas. Mais le vieux garçon, maussade et morose, revient à son petit logement où il n’y a pas de Babet. Lui seul regrette vraiment sa maison de campagne. Par les belles gelées il va y donner le coup-d’œil du maître ; puis, de retour au coin du feu, il médite en tisonnant le vers de Virgile :

    Or fortunatos nimium sua si bona norint
    Agricolas…


A. FÉLIX JONCIÈRES.

retour
table des auteurs et des anonymes