JAL, A[uguste] (1795-1873) : La faction des ennuyés (1832).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (17.II.2009)
Texte relu par : A. Guézou.
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : nc) de  Paris ou le livre des cent-et-un. Tome septième.- A Paris : Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans, MDCCCXXXII.- 396 p. ; 22 cm. 
 
La faction des ennuyés
par
A. Jal

~ * ~

La plus terrible, la plus cruelle, la plus dangereuse, la plus violente des factions qui s’agitent à la surface de la société parisienne !

Ne riez point ; car il n’y a pas de quoi rire, je vous assure.

Vous vous accommoderez avec toutes les factions politiques, si vous renoncez à l’ambition de gouverner le pays, si vous vous condamnez à ne pas discuter les droits, la force, les intentions et le mérite des partis ; si vous payez bien vos contributions, quelque système qui les réclame. Comme vous ne serez gênant pour personne, personne ne vous attaquera ; vous glisserez entre la république américaine, la république renouvelée de 1791, le napoléonisme, l’henriquinquisme, l’opposition, la doctrine, la royauté des Tuileries, le programme de l’hôtel-de-ville ; vous passerez au milieu de tout cela sans coudoyer une opinion, sans heurter une idée, parce que vous vous serez fait prudemment bien mince, bien petit, bien souple, bien adroit.

Vous vivrez en paix avec toutes les factions religieuses, si vous avez assez de bon sens pour vous abstenir de controverses sur des principes que les sectaires ne comprennent pas plus que vous, sur des symboles, des mythes qui valent la peine d’être examinés, mais qui ne valent pas assurément qu’on se tourmente un quart-d’heure, qu’on s’irrite, qu’on s’arrache un cheveu de la tête, ou une goutte de sang de la veine.

Si vous n’êtes pas trop entêté (et un homme sage ne doit point avoir d’entêtement pour une idée d’art) ; si, dis-je, vous n’êtes pas trop entêté de Racine ou de Goëthe, vous vivrez bien, ou au moins politiquement, avec toutes les factions de la littérature. Les classiques vous passeront votre tendance au romantisme, à condition que vous reconnaîtrez que la perfection se rencontre aussi quelquefois chez Corneille et Racine ; les romantiques vous pardonneront Britannicus, les Horaces et Phèdre, à condition que vous leur concéderez la moitié de Shakspeare, et les très-belles parties de Hugo, de de Vigny et de Dumas.

Les partisans de Ingres ne transigent guère ; les imitateurs de Delacroix ne font pas davantage l’abandon de leurs principes : mais enfin vous pourrez rester en paix avec ces deux factions extrêmes de la peinture, en faisant comprendre aux descendants du descendant de Raphaël, que, pour aimer la couleur, l’énergie, la chaleur, l’originalité, la vie passionnée dans les oeuvres du pinceau, vous ne faites pas mépris du dessin ; et vous leur donnerez pour preuve que vous admirez les belles improvisations que la plume libre d’Eugène Delacroix produit avec tant de bonheur, le soir, dans une causerie d’amis, sur le revers d’une lettre, sur le livre de marché de votre cuisinière, sur une carte de visite, sur un billet de garde ; vous leur direz que vous aimez cela justement parce que vous aimez Michel-Ange, parce que vous aimez le beau style, la noblesse, le grand caractère du dessin de Raphaël. Les ingristes finiront par vous permettre la couleur et l’effet, si vous prenez la peine de leur démontrer que vous n’êtes pas aveugle aux beautés des maîtres qui ont dessiné plus que coloré. De ce côté-là, je suis encore assez tranquille.

Je ne suis pas trop effrayé non plus du côté des philosophes, bien qu’à vrai dire ces amis de la sagesse soient des gens fort intraitables, chicaneurs à propos de rien et de tout, vous toisant leur homme du haut de leur grandeur, et le traitant avec un mépris très-peu civil. Mais, à la rigueur, il est des transactions possibles avec eux si l’on flatte leur chimère, si l’on ménage leur amour-propre, si, sans approuver complètement leur doctrine, on critique amèrement les doctrines opposées ou rivales.

Donc vous pourrez vous arranger avec les factions musicales ;

Avec les factions médicales ;

Avec les factions qui se disputent le domaine des sciences ;

Avec les coteries philosophiques ;

Avec les partis qui agitent les arts et la littérature, et disputent beaucoup, quand ils devraient, au lieu de cela, nous donner leurs chefs-d’oeuvre ;

Avec les sectes religieuses ;

Avec les factions politiques ;

Mais, avec la faction des Ennuyés, jamais !

Et pourquoi jamais avec celle-là, quand il y a accommodement avec toutes les autres ? Pourquoi ? le voici.

L’Ennuyé est l’homme le plus tyrannique que je connaisse. Il ne trouve rien de bien ; et si, par hasard, vous vous amusez de quelque chose, d’une pièce de théâtre, d’un livre, d’un tableau, d’un article de journal, il vient se mettre à côté de vous, s’offense de votre plaisir d’un moment, se fait une joie de le troubler, et dit en bâillant tout haut : « Dieu ! que c’est mauvais ! c’est stupide ! c’est insupportable ! » Et ne croyez pas qu’il s’en ira ensuite, ce qui paraîtrait tout simple, puisqu’il s’ennuie ; non, il restera là, attaché à vous comme un insecte incommode, bâillant à vous faire bâiller, à se décrocher la mâchoire, et à vous causer un mal horrible à l’estomac ; il restera pour siffler l’air qu’on chante, pour se moquer de la prose ou des vers que débite le comédien, pour faire de plates critiques du roman, de la peinture, ou des sentiments du journaliste ; il restera jusqu’à ce qu’il vous ait forcé de lui quitter la place, parce que, où irait-il pour s’amuser davantage ?

Heureux encore, et félicitez-vous-en, s’il vous poursuit seulement par ses larges hiatus ou ses interjections méprisantes lancées à demi-voix ! car, s’il vous aborde avec sa discussion, vous êtes perdu. Son intolérance est inimaginable ! Il faut penser comme lui, c’est-à-dire n’avoir que cette seule pensée : Tout ce qui se fait, se dit, se montre, se vend, est mauvais et ennuyeux. Si vous lui contestez cette vérité, il s’emportera, et frappera par terre de son bâton.

Car il porte un bâton, l’Ennuyé, un gros bâton. Il a renoncé aux petites cannes, aux badines des incroyables ses devanciers et ses maîtres ; il lui faut, pour supporter son corps nonchalant, un bâton fort et solide ; comme au vieillard ou au libertin usé, il faut une béquille pour soutenir sa faiblesse.

Si vous vous fâchez, il se battra ; parce que se battre, c’est quelque chose qu’on ne fait pas tous les jours, et qui réveille les sens blasés, les émoustille un peu, donne du ressort à l’esprit, au coeur, aux bras, pendant une heure ou deux. L’Ennuyé se bat donc volontiers ; il aime le duel autant qu’il peut aimer quelque chose, comme il aime les révolutions, les violentes émeutes. Que le peuple s’assemble, qu’il y ait des chants, des cris de guerre et de sang, l’Ennuyé se mettra à sa fenêtre ; le drame l’intéressera tout d’abord, et l’amusera. Il ira s’y mêler, non pour y jouer le rôle de séditieux qui veut de l’énergie, ou celui d’ami de l’ordre qui veut de la persévérance, mais pour s’y donner une émotion. Des blessés, des morts, la frayeur de la population, les boutiques fermées, les discussions vives dans les cafés à propos des événements de la matinée, les bulletins, les réclamations, et surtout les déclamations le lendemain matin dans les journaux ; tout cela lui convient à merveille. Mais qu’une seconde journée de trouble et de mouvement suive la première, que la fusillade se fasse entendre plus de vingt-quatre heures, oh ! alors il rentrera dans son caractère ; cela l’ennuiera ; il ira criant partout :

« Pour dieu ! que ces gens-là en finissent ! c’est toujours la même chose ! Que fait donc la police ? pourquoi souffre-t-elle ces démonstrations si longues qui ennuient tout le monde ? Un jour, c’était bon ; mais deux ! »

Que dira-t-il donc le troisième ! Rien. Il haussera les épaules, restera étendu sur son canapé en fumant un cigare espagnol, laissera sa porte et sa croisée soigneusement fermées, pour entendre le moins possible ce qui se passe, pour ne recevoir personne qui puisse venir lui en parler.

Une des joies de l’Ennuyé, c’est le débit d’une mauvaise nouvelle. Aussitôt qu’il apprend quelque chose de fâcheux (et il est à la piste de ces exquises jouissances !), il va partout pour le redire. Vous le trouveriez à-la-fois dans tous les salons ; il crevera le cheval de son tilbury, pour arriver le premier, afin de raconter l’affaire dans le lieu où elle devra produire la plus vive, la plus cruelle impression. Ce n’est pas méchanceté, c’est besoin de se distraire, et voilà tout. Les pleurs que fera verser le fatal incident qu’il est venu annoncer ne lui plairont pas pour le chagrin qu’ils expriment, mais pour la sensation qu’ils lui procureront. Pénible ou agréable, peu lui importe, pourvu que ce soit une sensation !

Tout ce qui lui fait sentir qu’il existe est un bienfait pour lui. Il court après un accident qui lui donnera quelques heures de fièvre, quelques instants d’angoisse, qui doublera les pulsations de son coeur, qui agira avec violence sur son cerveau pendant une demi-journée, comme vous courriez, vous, pour vous en préserver. C’est là son courage spécial. Le premier qui ait essayé les montagnes russes, c’était un de ces Ennuyés dont je vous parle. J’en ai vu un tourmenter, supplier madame Blanchard de le recevoir dans la nacelle de son ballon, le jour même où cette pauvre femme tomba du ciel pour mourir au coin de la rue de Provence, sur la maison d’Hoffmann.

Quand il y a course de chevaux au Champ-de-Mars, l’Ennuyé y va ; et ce n’est pas pour voir, parce qu’il n’a pas plus de goût pour ce genre de spectacle que pour un autre. Que tout se passe convenablement, il sera désolé d’y être allé ; mais qu’un cheval s’abatte, qu’il blesse le jockei qui le monte, que ce jockei ait une jambe cassée, qu’on le porte dans une des tentes réservées aux concurrents, qu’un chirurgien vienne à l’instant poser un premier appareil : c’est du mouvement, du désordre, de la douleur, des plaintes, quelque chose d’extraordinaire ; c’est ce qu’il lui faut. Il se sera amusé, et peut-être que le soir, aux Bouffes ou à l’Opéra, il ne vous importunera point comme à l’ordinaire ; il sourira en se rappelant le malheur du groom, et le racontera à tous ceux qui voudront l’entendre, et même à ceux qui ne s’en soucieront guère. Mais la chute du cheval, la blessure du cavalier, sont de ces chances dont le ciel est avare ; il faut donc que l’Ennuyé se défraie autrement. Un de ses amis fait courir sans avoir de prétention au prix, mais seulement pour montrer sa jument, lui délier les jambes, et avoir son nom dans tous les journaux à l’article Courses du Champs-de-Mars ; l’Ennuyé va à lui :

- Qui est-ce qui monde ta Sylphide ?

- John Parquir, un des piqueurs de lord Seymourd.

- Te promet-il de gagner la course ?

- Non, certainement ! il y a trois chevaux plus forts que ma bête ; mais la Sylphide ne sera pas la dernière, et c’est tout ce que je veux.

- Et combien donnes-tu à John ?

- Trois louis, s’il est le quatrième ; cinq, s’il se maintient entre le second et le troisième ; dix, s’il gagne la course.

- Donne-lui deux louis pour ne pas courir ; je monte ta jument, et je te promets de te faire honneur. Veux-tu ? cela me fera bien plaisir !... je suis malade, et le médecin m’a recommandé de transpirer un peu... Tu hésites ?

- Non, fais comme tu voudras.

Voilà notre homme aux anges ! John était déjà habillé, botté, paré, garni de plomb dans sa ceinture :

- John, déshabille-toi ; c’est moi qui cours la Sylphide. Monsieur te donne deux louis, et moi un. Prête-moi ta veste et ta casquette.

Le jockei est dépouillé en un instant de son costume, et l’Ennuyé s’en affuble. Bientôt, il est à cheval, appuyé sur ses courts étriers, le menton pris dans la gourmette de son bonnet de velours violet à visière de cuir noir, le haut du corps libre, dans une veste de soie aventurine, la taille serrée et fortement amincie par une ceinture de buffle à grande boucle de cuivre, semblable à celle qui porte l’innocente épée de Crispin. La Sylphide est impatiente de partir, mais non pas plus que son cavalier, qui déjà ne s’amuse plus de son travestissement, et de sa camaraderie ou de sa rivalité avec cinq valets. Cependant il prélude par quelques temps courts de galop devant les loges où sont cinquante personnes de sa connaissance qui se moquent de lui, et qu’il salue comme un enfant vaniteux, enchanté qu’on le voie jouer au soldat ou à la chapelle. Au bout de quelques instants, les concurrents sont mis en ligne dans l’hippodrome, et le signal du départ est donné. Au premier tour, l’Ennuyé se soutient assez bien ; la Sylphide est long-temps la troisième, son jockei lui donne un coup d’éperon fort à propos, en lui rendant la main, et d’un saut elle dépasse les deux premiers chevaux ; c’est que pendant ces premières minutes, l’Ennuyé s’est distrait ; il a vécu, il a trouvé de la force corporelle et de l’activité d’esprit. Mais ces ressorts se détendent vite chez lui : au second tour tout est mort. La Sylphide va seule, la généreuse bête ! elle entraîne son conducteur et n’est plus aidée par lui. Soutenue par l’écuyer, elle remporterait peut-être le prix, parce qu’une noble émulation l’enflamme ; abandonnée, elle court, mais se décourage. Une seconde de cette démoralisation a tout perdu ! Le jockei aventurine ne songe plus à sa course, il s’ennuie ; aussi la Sylphide est dépassée par tous ses concurrents ; elle reste seule, loin, bien loin en arrière, honteuse, fuyant pour se cacher, sifflée, honnie, conspuée. Quand elle arrive devant les loges, de grands éclats de rire accueillent le groom amateur qui paierait bien cher pour n’avoir pas ce vêtement aux couleurs éclatantes, que tout le monde montre du doigt en riant. Envié d’abord par les jockeis, il en est moqué à son retour ; il faut qu’il supporte patiemment ces railleries ! Il va essuyer les reproches de son ami qui plaint la défaite de la Sylphide.

- Comment as-tu fait pour mollir ainsi au second tour ? Étais-tu fatigué ?

- Non.

- La jument ne voulait-elle plus courir ?

- Je crois que si.

- Sais-tu que tu m’as fait perdre six mille francs !

- Que veux-tu ? je m’ennuyais.

Il n’y a rien à répondre à cela.

Mais cet homme à qui il faut des commotions violentes, parce qu’il n’y a plus pour lui d’émotions, vous allez croire que c’est un corps usé par de longs plaisirs, une imagination blasée par l’abus des vives jouissances, un coeur décrépit, un vieillard enfin ; point. L’Ennuyé a de seize à vingt-cinq ans ; c’est une plante avortée, flétrie, dont un ver a rongé la racine. La fatuité a fait cette victime qu’elle est allé chercher au collége. C’était un mauvais écolier, et pour cacher sa nullité, il a pris le rôle du mélancolique, du misanthrope, du difficile ; il a quitté la classe avant l’âge, avant cet âge où nous, autrefois, travaillions avec constance, avec amour, pour entrer à l’École Polytechnique, à Saint-Germain, à Saint-Cyr, ou à l’école de la Marine, pour venir à Paris faire des études sérieuses en médecine ou en droit ; il a quitté la classe, et sans avoir rien appris, il s’est fait le juge, le dénigreur de tout ce qui se produit, espèce de frêlon ou d’eunuque, plus insupportable encore que ces deux êtres dégradés auxquels je le compare. Le besoin de paraître capable l’a jeté dans un travers qu’on ne pardonnerait pas à un homme fait, et qui est intolérable dans un adolescent. Il a le dégoût de la vie où il entre à peine ; il parle au moins une fois par jour de ses projets de suicide ; il n’a aucune croyance, aucune conviction ; tout lui paraît également vrai ou également faux ; il ne comprend pas le dévouement à une cause ; s’il nie ou doute, ce n’est point par sagesse, c’est parce croire et discuter sont un travail, et que d’ailleurs le doute ou la négation absolue est de bon genre : on a bien plus d’importance, en effet, dans un salon quand on n’est pas de l’avis général, et que, pour contredire, on se renferme dans une fin de non-recevoir tirée de sa supériorité personnelle, ou dans cette fière argumentation : « Cela n’est pas, puisque je le dis, d’ailleurs, mauvais, archi-mauvais, ennuyeux à périr ! »

La vie de nos Ennuyés est incompréhensible pour moi. J’en sais vingt qui n’ont pas cinq sous vaillant, et qui mènent le train de millionnaires. Ils ont maîtresses, valets, voitures, chevaux de main, beaux habits, appartements de luxe, entrées à l’année à trois ou quatre théâtres : comment font-ils ? je ne sais. Encore si tout cela les amusait un peu, j’en serais ravi, parce que nous en serions débarrassés ! Hélas ! rien ne les amuse, malheureusement pour nous !... Ils s’éveillent à onze heures ; parcourent dans leur lit deux ou trois journaux qui les ennuient ; - je le leur pardonne ; - lisent les lettres de leurs maîtresses qui les font bâiller ; se lèvent à midi ; restent jusqu’à une heure dans les mains de leurs valets de chambre, ce qui les impatiente (les valets encore plus que les maîtres, je veux dire) ; puis ils vont déjeuner à un des grands cafés des boulevarts. – Que manger ? – Cette carte ne varie pas ! – C’est exécrable ! – Nous finirons   par vous quitter, ma chère madame, si vous n’avez chaque jour quelque chose de nouveau pour exciter notre estomac. – Votre tisane est bouillante, garçon ; vous savez bien que nous la voulons frappée. – On ne peut boire le champagne sans cette première préparation. – Dieu que c’est ennuyeux ! il n’y a pas un endroit à Paris où l’on déjeune passablement ! – En vérité, la vie est une sotte chose ! heureux sont les morts ! – Si on digérait bien, au moins !... Je ne sais pas s’ils digèrent mal, mais ils finissent toujours par bien manger, tout en trouvant mauvais ce qu’ils mangent, et en répétant leur refrain d’ennui.

Ils ne quittent la table que vers trois heures ; alors le cigare entre en jeu. Ils vont fumant le long des boulevarts qu’ils empestent, et dont ils chassent les femmes. Fumer les ennuie comme le reste ; mais il faut fumer, c’est une des cent petites occupations des gens comme il faut, c’est-à-dire des gens qui n’ont rien à faire ; c’est un des nombreux besoins factices qu’on se fait quand on a dépravé son goût et son estomac. Pour le marin et le soldat, fumer est une distraction, un délassement que je comprends ; ils ont tant de peine, tant de fatigues, tant d’ennuis réels, ceux-là, que si la légère colonne de fumée qui s’échappe d’une pipe peut les leur faire oublier un instant, on aurait tort de les blâmer ; pour le paysan, c’est comme pour le soldat et le matelot. L’Allemand qui aime à se perdre dans ses vagues rêveries ; l’Italien, l’Espagnol, le Grec, le Turc, dont le cerveau élabore sans cesse quelque idée de sublime ou de folle poésie, fument toute la journée, et je le conçois ; cet excitant leur convient, comme le café, le bétel, l’opium ; mais nos Ennuyés qui ne font pas de poésie, qui ne pensent point, qui ont une vie purement matérielle !...

Après la promenade, une seconde toilette. Celle-là est plus longue que l’autre ; il n’y a pas de femme coquette à qui il faille plus de cosmétiques, qui use plus de petites brosses, qui répande dans ses cheveux plus d’essences, plus d’odeurs, qui souffre plus impatiemment le dérangement d’un pli dans une pièce de son costume. Nos Ennuyés vont faire quelques visites ! Voilà l’heure de leur tyrannie, l’heure où ils sont impitoyables ! Malheur à qui va les recevoir ! Ils s’emparent de Paris, comme autrefois, à la tombée de la nuit, s’en emparaient les chevaliers de la courte épée ; ils ne feront grâce à personne.

Celui-ci ira s’asseoir dans l’atelier d’un peintre. Le peintre est très-pressé ; l’époque du salon est prochaine ; sa composition n’est pas tout-à-fait fixée encore, ou bien il a le modèle ; le déranger d’un quart d’heure, c’est lui faire un grand tort ; il a besoin d’être seul pour que, de la nature qu’il copie, rien ne lui échappe ; le terrible Ennuyé ne s’en apercevra point. Il mettra sa chaise à côté du marche-pied de l’artiste, roulera du tabac dans un petit papier espagnol, allumera le cigarrito, et commencera une conversation qu’il ne finira pas, et qu’il coupera par de longs bâillements. S’il pouvait s’endormir ! mais non, le cruel veille pour dégoûter le peintre de la pensée de son ouvrage et du mérite de l’arrangement de ses figures, pour blâmer la forme, critiquer le drame, demander plus de fermeté dans l’effet, ou plus d’éclat dans la couleur ; il veille pour reprendre tout ce qu’il faudrait louer, louer tout ce qu’on pourrait reprendre ; et quand il s’en ira, afin de se faire pardonner ses observations, il ne manquera pas de dire :

– « Du reste, ne faites pas attention à ce que je vous ai dit là ; je puis fort bien me tromper, parce que rien ne m’ennuie comme la peinture ! »

Victor Hugo travaille, il improvise, il écrit une scène ; il n’a pas fait fermer sa porte, il avait compté sans l’Ennuyé. Que ses amis aillent le voir dans la rue Jean Goujon qu’il habite tout seul, non loin de ce délicieux petit logis de François Ier, ruine qu’on a restaurée pour en faire une ruine, c’est tout simple, il les attend, la porte de son cabinet leur est toujours ouverte ; mais peut-il prévoir qu’un Ennuyé se traînera comme une limace le long du boulevard et des Champs-Elysées pour venir se coller à lui pendant une heure ! Le poète est donc pris ; l’Ennuyé entre tout droit, repoussant le domestique, lorgnant et saluant à peine madame Hugo, qui le regarde passer avec étonnement, demandant à un des beaux enfants qui jouent dans le salon :

- « Où est donc ce cher Victor ? »

Le petit garçon naïf, et qui ne soupçonne pas le danger, répond à l’instant : « Papa est là, » et bon gré, mal gré, il faut que Hugo se lève, salue, sourie à l’arrivant et lui donne la main.

- « Eh ! ben, mon cher, travaillons-nous ? »

- « Mais je travaillais, monsieur, quand vous êtes arrivé. »

- « Et que faisons-nous ? est-ce vers ou prose ? »

- « Monsieur, ce sont des vers. »

- « Vous faites bien les vers, quand vous voulez, mon cher ami ; mais j’aime mieux votre prose. »

- « Vous êtes bien bon, monsieur. »

- « Non, c’est la vérité. Je ne connais rien de mieux que votre Notre-Dame de Paris, après Faublas. C’est de beaucoup préférable au Solitaire, quoique le Solaire de d’Arlincourt soit un bel ouvrage. »

- « Vous me flattez, monsieur, et vous vous rendez injuste par complaisance. »

- « Si je ne le pensais pas, je ne le dirais pas, soyez-en sûr. Il faut qu’un ouvrage soit bien bon pour ne pas m’ennuyer ; or, j’ai lu tout le livre de d’Arlincourt, et je suis sûr que je n’ai pas sauté cent pages du vôtre. Du reste, ce que je préfère dans la Notre-Dame, c’est le capitaine Phoebus. De tous les personnages, c’est celui que.... »

- « Vous comprenez le mieux, monsieur ? »

- « Par exemple, j’ai glissé légèrement sur tout ce que vous racontez de Paris, et sur le portrait de sa cathédrale ; ce n’est pas que ce soit mal au moins, mais l’architecture m’ennuie à mourir. Je suis difficile à amuser, voyez-vous. »

- « J’ai été malheureux, monsieur, de donner dans un sujet où l’architecture avait un rôle obligé ! »

- « Ce n’est peut-être pas votre faute, mon pauvre Victor, c’est la mienne... Ah ! çà, les vers que vous faites, sont-ils pour le théâtre ou seulement pour la lecture ? »

- « Pour le théâtre, monsieur. »

- « Les drames qu’on fait de ce temps-ci sont furieusement ennuyeux ; il n’y a que les vôtres qu’on puisse voir. J’ai vu tout le premier acte d’Hernani, et les deux derniers de Marion Delorme. »

- « Vous me comblez. »

- « Ah ! puisque nous parlons de Marion Delorme, dites-moi si cette fille était parente de Joseph Delorme, dont on a imprimé des vers, il y a quelques années ? connaissez-vous ces vers ? »

- « Je les connais, monsieur, et je les aime. »

- « Vous avez ben de la bonté, par exemple ! j’en ai lu six dans le temps, un soir, ou plutôt une nuit en revenant du bal où j’avais perdu mille francs ; je n’y ai rien compris, ça m’a ennuyé, et j’ai juré de ne plus rien lire de ces vieux auteurs. »

- « Mais, monsieur, l’auteur est notre contemporain, un de nos poètes et de nos critiques les plus distingués. »

- « Parbleu, c’est ben étonnant que je ne le connaisse pas, moi qui connais tout ce qu’il y a de gens de lettres et d’artistes à Paris. Ce monsieur Delorme ne va donc jamais à l’Opéra ou au foyer de la Gaîté, les jours de premières représentations ? »

- « Bien rarement, je pense. »

- « C’est donc ça ! Si vous le connaissez, dites-lui donc, dans son intérêt, que nous sommes une centaine de jeunes gens qui faisons les réputations, et pour qui il faut travailler par conséquent quand on veut réussir. Or, sur le chapitre de l’ennui nous sommes intraitables.... »

- « Je le vois, monsieur. »

- « Nous avons tant vu, tant lu, que nous sommes très-difficiles ! on nous ennuie bien vite. Heureux l’auteur dont nous faisons l’éloge, il va aux nues ! Delorme est triste ! il nous faut du gai, pas trop gai encore, parce que c’est ennuyeux aussi, du raisonnablement gai, entendez-vous. »

Et l’Ennuyé poursuivra ce propos, malgré les sourires ironiques ou les impatiences évidentes du poète qu’il met à la torture. Hugo n’osera pas s’approcher de sa table, de peur que son insipide visiteur ne le contraigne à lire le morceau dont il est venu troubler la composition ; il se levera, regardera le cadran de la pendule, taillera sa plume, se promenera dans son cabinet, en interrogeant les bronzes de David, les dessins de Boulanger et les esquisses de Deveria qui en ornent les murs ; l’autre n’entendra pas cette pantomime ; il restera cloué sur le fauteuil gothique où il est étendu comme un sot, et, s’il s’en va, c’est qu’il sera arrivé à ce degré d’ennui qui divorce avec tout respect humain, et rompt brusquement une conversation, à la grande joie de deux interlocuteurs.

Si vous avez des affaires pressantes, des intérêts de famille à régler, Dieu vous garde de la présence d’un de ces fâcheux qui, sans s’immiscer dans les questions que vous traiterez, n’en sera pas moins importun ! Il ne dira pas un mot, écoutera sans trop entendre, mais demeurera ; et quand vous lui ferez comprendre qu’il s’agit de choses qu’on voudrait tenir secrètes, il prendra congé de vous.

- « Je vois que vous êtes en affaire ; je m’en vais de peur d’être indiscret. Du reste, n’ayez pas peur, je ne suis pas curieux du tout, et d’ailleurs ces choses-là m’ennuient infiniment. »

Un quart-d’heure à la Bourse pour savoir le cours des fonds, vingt minutes de flânerie à la porte de Tortoni, pour apprendre des nouvelles, une demi-heure chez sa maîtresse, pour lui proposer une promenade ou un spectacle ; tel est l’emploi du temps de l’Ennuyé, de quatre heures et demi à six heures. Puis, le dîner comme le déjeuner, triste, maussade, succulent, et cher. Un Napoléon d’or, jeté négligemment sur la nappe, acquitte la dépense ; le garçon a eu l’adresse d’apporter en monnaie de cuivre l’appoint d’un franc que le dîneur repoussera avec sa carte déchirée, parce qu’il ne saurait mettre des sous dans son gilet ; cela sonne mal, cela pèse, cela enfle désagréablement la poche, cela gêne et fatigue, cela ennuie !

Vite un tour au bois, maintenant ! Pourquoi pas ailleurs ? parce que tout le monde va là, que c’est bonne compagnie, et qu’on ne saurait présenter ailleurs sa maîtresse et son tilbury. Toujours la même allée, la même poussière, les mêmes hommes, les mêmes chevaux ; l’Ennuyé n’y manque pas cependant, bien que là, plus que partout ailleurs, il s’ennuie. Pendant toute la course, que le cheval fait au grand trot, il ne dira pas un mot à la femme qu’il a à son côté ; il sifflotera, essaiera quelques passages d’un air nouveau, et, si on l’interroge, si on lui parle d’amour, de tendresse, de plaisirs : « Oui, non, peut-être, cela m’ennuierait ! » Oh ! l’aimable amant, n’est-ce pas ?

A neuf heures, envahissement des spectacles par nos Ennuyés. Cachez-vous bien, enfoncez-vous dans les coins obscurs des galeries ou de l’orchestre ; fermez soigneusement les portes de vos loges ; payez grassement les ouvreuses pour qu’elles vous épargnent la visite de ces fats aux gants blancs, aux longues chaînes de platine pendantes à triple rang sur le gilet ; au double jabot ; à l’habit largement ouvert, qui laisse voir une vaste poitrine de piqué blanc de coton ou de velours broché d’argent ; au chapeau pointu comme les bicoquets des mignons de Henri III, et mis de côté sur l’oreille droite ; au bâton noir couronné d’un gros pommeau d’or guilloché ; au lorgnon enfermé à l’anglaise entre la voûte de l’oeil et l’os de la pommette. Que si vous ne pouvez leur échapper, prenez en patience l’impertinence de leurs manières, leurs regards insolents, et la niaiserie de leurs arrêts en matière de goût. Ils ont le droit reconnu de fatiguer tout le monde, de s’imposer partout, de trancher sur tout, de déraisonner à dire d’expert, de siffler au meilleurs endroits d’une pièce ; d’arriver tard dans leurs stalles, où ils parviennent en dérangeant cinquante personnes sans demander à aucune pardon de l’embarras qu’ils causent ; sans saluer, sans se découvrir quoique la toile soit levée : c’est le privilége que La Fontaine accorde à la mouche, de goûter la première au boeuf immolé à Jupiter, de se planter sur la tête des rois et sur celles des ânes.

Gardez-vous du voisinage de ces inutiles ! Mieux vaudrait, pour vous, tomber la tête la première dans une république de guêpes qu’entre deux Ennuyés. Vous n’aurez pas un moment de repos ; vous n’obtiendrez pas une minute de silence ; leurs paroles se croiseront devant vous ; vous ne pourrez entendre un mot ni une note de l’ouvrage qu’on jouera ; ils s’entretiendront des choses les plus étrangères à la représentation ; et si vous leur faites observer poliment que des gens bien élevés en se font pas ainsi un plaisir de gêner leurs voisins, que vous avez payé pour jouir du spectacle, que la comédie ou l’opéra vous amuse : « Parbleu, » vous répondra l’un, « vous êtes ben heureux de vous amuser de quelque chose ! Je donnerais dix louis d’être assez bon-homme pour trouver bien les niaiseries qu’on vous récite là ! vous n’êtes pas difficile, et cela fait honneur à votre bon naturel ! « Oh ! » ajoutera l’autre, « ceci est bon tout au plus pour des épiciers ! Monsieur est-il ou a-t-il été dans l’épicerie ? » De longs éclats de rire suivront ces phrases impolies, interrompront le spectacle, vous irriteront ; vous vous fâcherez, on se fâchera contre vous ; le parterre criera : Silence ! A la porte ! le commissaire de police arrivera, et vous enjoindra de le suivre, parce que vingt voix auront déposé contre vous. Comment tant de témoins menteurs se seront-ils donc trouvés par hasard ligués contre un homme tranquille ? c’est qu’au premier bruit tous les Ennuyés ont accouru pour prêter aide et secours aux leurs, ainsi qu’au coin d’un bois accourent tous les chevaliers errants de la grande route, lorsqu’un coup de sifflet jeté au vent les convoque pour une expédition importante.

Pour moi, qui connais ces Ennuyés, qui les étudie depuis dix ans, qui les devine de loin, et qui tâche de vous les signaler assez bien pour que vous puissiez éviter leur rencontre funeste, vous ne me verrez jamais assis au théâtre à côté d’eux ! J’aime mieux rester debout, pendant toute une soirée, dans un couloir, contre l’huis d’une porte, au risque d’une courbature ou d’un coup d’air, que de subir cinq minutes la peine de leur voisinage ; je les fuis comme la contagion, comme une odeur infecte, comme un nid de vipères, comme le contact d’une torpille, comme une rue déserte à deux heures du matin, comme un tête à tête avec une vieille femme qui se passionne encore à cinquante ans, comme on fuyait, dans les petits foyers de Feydeau et de l’Opéra, Mazuel et ses aimables amis de la commune de Paris, quand ils venaient, en 1793, le grand sabre traînant au côté, la grosse cravate rouge au cou, les larges boucles d’oreilles pendantes sous les faces de leurs cheveux gras et plats, si bien nommées oreilles de chien, le chapeau haut empanaché, prendre le menton à madame Saint-Huberti ou à madame Dugazon, et dire, avec cette bonne grâce qui leur était propre, aux comédiens qui n’étaient que fayétistes ou modérés : « Nous prendrons vos femmes, nous boirons votre vin, nous coucherons dans vos lits, et si vous n’êtes pas contents, nous vous enverrons à la guillotine (1).

C’est surtout après la représentation d’une pièce nouvelle que je mets un soin prodigieux à m’éloigner du groupe de ces cruels mécontents. Que Dieu vous préserve de vous y laisser emprisonner ! Vous avez été satisfait de l’ouvrage ; vous avez distingué dans la musique de belles parties ; vous avez applaudi à la combinaison dramatique de tel acte ou de telles scènes ; les acteurs vous semblent avoir bien joué, bien chanté, bien dansé ; vous êtes heureux de votre soirée, et vous iriez vous coucher sur cette bonne impression qui prépare une nuit calme : mais vous avez donné étourdiment dans l’émeute des Ennuyés, attiré par le bruit qu’ils font ; et adieu votre plaisir ; adieu les suaves impressions qui devaient accompagner votre sommeil ! adieu cette assurance du bien-jugé qui était en vous, et vous avait coloré l’oeuvre nouvelle ! Un doute affreux, désenchanteur, va succéder dans votre esprit à cette joie naïve que vous éprouviez ; vous serez blessé dans cet amour-propre tout naturel du critique dont on conteste la décision ; vous vous portiez bien tout-à-l’heure, votre poitrine se dilatait à son aise, votre esprit était calme, votre pouls battait régulièrement ; les Ennuyés vont changer ce doux état ; ils vous irriteront, vous donneront la fièvre ; vous sortirez de leur cercle avec la migraine, et encore avec un mal plus grand que celui-là : le doute sur votre propre goût, sur la sûreté de votre jugement ; – Il n’y a rien là-dedans. – C’est absurde. – Pauvre musique. – Pleine de réminiscences. – Aubert se répète. – Rossini vieillit décidément. – En somme, exécrable, mort-né, ennuyeux. Ça ne durera pas quinze jours. Je leur ai entendu dire cela du Comte Ory et de Robert-le-Diable. Quant au Philtre, ce joli, gracieux et spirituel opéra-comique d’Aubert, ils l’ont traité bien autrement encore que le délicieux Comte Ory de Rossini, que le Robert, admirable ouvrage, chef-d’oeuvre de Mayer-Beer ! – Cela n’existe pas, disaient-ils. – Cela est impossible. Demandez-leur ce que veulent dire ces étranges paroles, car il n’y a qu’eux qui puissent expliquer les termes de leur argot ! Le public casse tous les arrêts de ces juges ; mais la faction se révolte, proteste, se soulève ; pendant qu’on va en foule au Comte Ory, au Philtre, à Robert-le-Diable, pendant qu’on bat des mains aux chants heureux des compositeurs italiens, français et allemands, les Ennuyés crient et bâillent.

Tels vous les voyez au théâtre, tels ils sont au salon du Louvre. Ils y vont le vendredi et le samedi, les jours du beau monde, les jours des rendez-vous, les jours où les amateurs veulent se faire voir, et s’inquiètent assez peu de la peinture. Ils daignent cependant jeter un coup d’oeil sur quelques tableaux.

- « Pas mal, ces moissonneurs de Robert ; mais l’Italie, toujours l’Italie avec son ciel bleu et ses femmes noires, c’est bien ennuyeux ! »

- « Delaroche aussi devrait bien choisir ses sujets autre part que dans l’histoire d’Angleterre ! Voilà Cromwel après les enfants d’Édouard, après miss Macdonald... C’est toujours la même chose. »

- « Mais voici Richelieu et Mazarin, pour changer ! »

- « Oui, du Louis XIII, des manteaux, des plumes, des velours et des broderies, c’est bien rococo ! ça m’ennuie. Du reste, assez bien exécuté. »

- « Voyez donc ce portrait de la comtesse de B. c’est de Kinson, ce qu’il y a de mieux, par conséquent ; c’est charmant, poli, luisant, blanc, rose, bleu-clair ; ça n’est pas mou et jaune comme de la chair naturelle, c’est appétissant, c’est délicieux ; il n’y a ici que cela qui ne m’ennuie pas trop. »

- « Oh ! c’est trop dire. Mais voilà des portraits de madame de Mirbel qui sont assez estimables. »

- « Parbleu ! la belle merveille ! ça ressemble à la nature à s’y méprendre. L’art doit être un mensonge ; et il ne vaut pas la peine de faire de la peinture pour imiter tout bonnement une tête telle qu’elle est. Je ne viens pas au Louvre pour voir des têtes que je rencontre dans les salons, aux Tuileries, ou sur les boulevarts ; je viens pour voir de la peinture ; je trouve la nature partout, elle m’ennuie aussi. »

- « Moi, il y a ici une nature qui me plaît, c’est celle de ce M. Dubuffe. Parole d’honneur, c’est très-joli ! ces femmes nues m’amusent à voir. En voilà une dans un manteau de satin-violet, sur un lit, en plein air, c’est très-ingénieux. Ne trouves-tu pas que sa gorge ressemble beaucoup à celle de la petite Virginie, la maîtresse d’Alfred ? »

- « Oui, et c’est justement pourquoi cela m’ennuie. Nous avons bien assez de Virginie. Pourquoi diable vient-elle nous poursuivre jusqu’ici ? »

- « Assez de salon pour aujourd’hui. Toute cette peinture me donne des nerfs ; si je restais ici un quart-d’heure de plus, je suis sûr que j’en aurais des vapeurs. Allons-nous-en. »

Ils s’en vont, en effet, chercher des victimes nouvelles... Et toutes leurs journées seront remplies comme celle-là ; toutes finiront de même : trois heures durant, ils iront tenter le sort sur une carte à Frascati, ou dans une de ces honnêtes maisons que des femmes de bien ouvrent aux jeunes gens qui ont besoin d’exciter leurs sens par des passions brutales ; qui sont incapables d’un travail quelconque, et qui, dépensant beaucoup d’argent, quoique la fortune leur manque tout-à-fait, mènent la vie du tripot chaque nuit, et le matin rêvent de suicide ; race dégénérée, enfants étiolés par l’ombre de honteux boudoirs ; qui remuent, s’agitent, parlent haut, pour faire croire qu’ils sont quelque chose ; se coalisent, forment une coterie, une faction tyrannique, impuissante, vaniteuse, insolente, dont un classique trouverait la ressemblance dans la hideuse famille des harpies, et que j’appelle, moi, du nom indulgent d’Ennuyés.

Cette hydre qui pousse chaque jour une tête, quand en serons-nous délivrés ? Si la faction des Ennuyés n’était que ridicule, comme celle des Incroyables, des Raffinés, des Importants ; si elle était spirituelle comme celle des Frondeurs, je ne m’en occuperais pas, ou j’aurais quelque estime pour elle. Mais elle flétrit tout, dessèche tout, méprise tout ; elle porte le découragement dans tous les coeurs artistes ; elle aspire à la domination de la société, comme si le principe du bien et du beau était tout-à-fait perdu, comme si le mauvais principe devait régner : je la déteste. Cette faction est une des causes de nos malheurs, par son alliance avec celle de roués politiques. A elles deux, elles ruineront la France, pour peu que vous les laissiez faire. Paris a eu peur des clubs ; il ne sait pas ce qu’il doit redouter de la faction des Ennuyés !

A. JAL.

(1) Ceci est arrivé au foyer de l’Opéra-Comique. Mazuel eut l’impudence de tenir ce propos devant un des acteurs (Elleviou ou Philippe, je ne me rappelle pas lequel) ; le comédien terrassa à l’instant même l’insolent terroriste, traîna sa tête jusque dans les cendres chaudes de la cheminée, et ne le quitta qu’après qu’il eut demandé pardon de son propos. Mazuel n’osa pas traduire l’acteur au tribunal révolutionnaire.

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