GAILLARDET, Frédéric (1808-1882) : La rue des Postes (1832).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (20.II.2009)
Texte relu par : A. Guézou.
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : nc) de  Paris ou le livre des cent-et-un. Tome septième.- A Paris : Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans, MDCCCXXXII.- 396 p. ; 22 cm. 
 
La rue des Postes
par
Frédéric Gaillardet

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L’habitant de la province ou l’étranger, nouveau venu dans Paris, pourrait croire, en lisant ce chapitre, que je vais lui parler de la rue où, chaque jour, des milliers de bras, s’allongeant et se croisant les uns à l’envi des autres, laissent tomber des milliers de lettres dans une ouverture large et profonde, espèce de gouffre qui revomit périodiquement ce qu’on lui jette, et dont la bouche, hérissée de dents de fer, ressemble à ces gueules béantes des gardiens du Ténare, toujours prêts à dévorer, toujours prêts à saisir. C’est le vastâ voragine gurges de Virgile, avec son inhians tria Cerberis ora.

On pourrait croire aussi qu’il s’agit de la rue où des légions de voyageurs vont prendre ou délaisser  tour à tour le coursier qui les traîne hors Paris, ou le postillon qui les y amène ; espèce de haras d’hommes et de chevaux qui logent, mangent, couchent et voyagent ensemble ; postillons poudreux, au chapeau de cuir galonné et à la veste bordée de rouge ; centaures d’écurie, moitié chevaux, moitié hommes ; chevaux usés, vieux, maigres, rabougris et poussifs ; le tout ayant seuls le droit de nous voiturer tant bien que mal hors barrières, et exploitant de conserve le monopole de la route et le privilége de la course.

Ce n’est ni de l’une ni de l’autre de ces rues que je parle ; il n’y a pas plus de poste dans la rue des Postes, que de bergers dans la rue Bergère ; et il n’y en a jamais eu, je pense, car elle a toujours été placée trop loin et trop haut pour un pareil usage. Cette raison, cependant, pourrait fort bien ne plus en être une, depuis que la Poste Royale a été se nicher à une lieue du centre de Paris, sur une montagne, pour mieux se trouver à la portée du service, et la plus grande commodité des voyageurs.

Mais Paris est ainsi fait ; c’est un immense fouillis avec mille quatre-vingts rues, et je ne sais combien de places et de ruelles, où tout se confond, tout se mêle, tout abonde, tout manque ; tout est là, rien n’est en ordre ; c’est une immense Babel, où les langues se croisent, où les mots ne suffisent pas aux choses, où les choses ne répondent pas aux mots. Aussi, bien fou et bien trompé serait celui qui, ne connaissant pas la Ninive moderne, se fierait à ses rues, et s’appuierait sur leurs noms pour en trier les fils et en classer le labyrinthe ; les rues de Paris sont menteuses comme ces vases dont le liquide a mille fois changé, mais dont les étiquettes sont demeurées les mêmes. La rue des Carmes n’a plus de carmes ; le quai des Augustins n’a d’autres augustins que des pigeons et des libraires ; la rue des Capucines, d’autres capucins que ceux de nos affaires étrangères. Quant à ma rue des Postes, « anciennement, » dit Sauval, « elle se nommait la rue des Pots, à cause de quantité de potiers de terre qui s’y sont établis d’abord, et y ont fait de la poterie. » D’où son nom présent de la rue des Postes serait formé par altération de son vieux nom de la rue des Pots. Ainsi, tout sur la terre, jusqu’aux noms des rues, tout change, se dégrade, et se transforme.

Aujourd’hui ma rue n’a plus ni pots ni poteries ; elle n’a plus que des couvents, des pensions, des séminaires, et des colléges. Elle s’est fait savante, elle s’est fait pieuse ; elle est devenue la rue des moines et des nonnes, des dévotes et des prêtres.

Parfois, délaissant les quartiers vivants et les bazars d’outre-Seine, il vous est arrivé de gravir les gorges étroites et sales de la vieille rue Saint-Jacques, jusqu’à l’église Sainte-Geneviève, révolutionnairement dite le Panthéon.

La rue des Postes est tout près. En effet, faites deux pas au-delà du Panthéon ; traversez la rue de l’Estrapade, où logeait Diderot, Diderot dont la tête encyclopédique était comme un dépôt de toutes les connaissances humaines ; arrivez sur la place qui doit son nom à l’ancien supplice connu sous le nom de l’estrapade, supplice qui consistait à lier les mains d’un condamné, et à l’enlever au moyen d’une potence, du haut de laquelle on le laissait retomber à deux pieds de terre ; secousse horrible, dont le heurt brisait, disloquait, cassait des os qui craquent et des muscles qui crient, et par son contre-coup imprimait à la corde une vibration d’agonie dont la pensée seule donne le frisson dans tous les membres !... Eh bien, placez-vous là, à l’endroit même, si vous le voulez, où s’élevait la potence, et regardez devant vous. Cette rue étroite et longue qui descend, sombre et resserrée, vers le faubourg Saint-Marceau, c’est elle, c’est la rue des Postes. En vain vos yeux la parcourent et la suivent, vous avez beau regarder et chercher de toutes parts, vous n’apercevez rien : rien que des portes fermées, rien que des fenêtres closes. La rue ressemble à un damier dont toutes les cases seraient noires. Çà et là de petites ouvertures, en forme de meurtrières, donnent au jour un passage dont elles semblent avares ; on se croirait devant une place forte. Plus loin, des grilles de fer, qui se coupent et s’entre-croisent, semblent ne vouloir laisser, dans les mille noeuds de leurs interstices, que comme un point à la lumière ; on se croirait devant une prison. Les fenêtres des mansardes, au plus haut point de l’édifice, sont munies d’abat-jours ; la rue est anathématisée, le jour proscrit, la lumière maudite. Il semble, en traversant ces déserts, qu’on soit à côté d’un peuple de hibous, de chats-huants ou de chouettes ; on ne voit rien, on n’entend rien. Le silence de la rue vous glace, vous met comme un couvercle de plomb sur le coeur ; vous sentez qu’il y a près de vous des êtres qui doivent ne respirer qu’avec peine, et étouffer faute d’air ; ces maisons noires, hautes, silencieuses et sombres, vous font peur. Vous êtes-vous figuré quelquefois, quand vous songez à ces vieilles cités détruites par le fer ou la flamme, vous êtes-vous figuré être seul dans une ville déserte, longue et morne, ville cadavre dont le sang s’est figé, et la vie s’est éteinte ? alors vous regardez autour de vous, et ne voyez personne ; vous ouvrez la bouche, et n’osez appeler, car nul écho ne vous répond, et ce silence qui vous entoure vous épouvante. Eh bien ! c’est là l’impression que la rue des Postes a souvent produite sur moi, lorsque j’allais le soir, par les longues nuits d’hiver, dans cette rue où rien ne bruissait, pas même le fiacre lointain qui roule, ou le piéton qui passe. Dans la journée, quelquefois la voix monotone et fêlée d’un mendiant qui aboie de concert avec son chien qui crie, trouble seule le silence de la rue. De temps en temps, une dévote enveloppée dans sa mante et dans son capuchon, ou quelque prêtre à l’oeil sournois et à la robe noire, jettent en passant quelques sous dans le chapeau du mendiant, qui s’interrompt pour marmotter Merci, tandis que son chien a levé la tête, comme pour contempler le bienfaiteur de son maître ; puis le chien et le mendiant continuent de plus belle leur marche et leur mélodie. C’est surtout le dimanche que cela peut se voir ; car ce jour-là la rue des Postes est vivante, ce jour-là elle est sortie du tombeau ; c’est son grand jour, son jour de résurrection. De toutes les rues voisines arrivent et débouchent des processions de vieilles femmes, qui vont chanter et entendre leurs messes et leurs vêpres dans les couvents ; car la rue des Postes est la rue sainte, la rue sacrée, la rue bénite. C’est comme un entrepôt de sacristies et de chapelles, il y en a pour tout le quartier, il y en aurait pour tout un monde. Couvent des Dames Saint-Augustin, des Dames Saint-Thomas, des Dames Ursulines, des Dames de la Visitation des Dames de l’adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, des Filles de l’immaculée Conception de la sainte Providence, du sacré Coeur de Jésus, et des Filles de bonne volonté (plaisanterie à part, et sans allusion coupable ni déshonnête).

Tout cela a sa chapelle, son sacristain et son abbé, avec ses habitués et ses pratiques ; et c’est à qui en aura le plus, car il y a rivalité et concurrence dans les choses saintes comme dans les profanes, et les Dames Saint-Augustin jalousent les Filles de la Visitation, comme la Gaieté jalouse la Porte-Saint-Martin et l’Ambigu. A chacun son casuel, à chacun sa clientelle ; c’est trop juste.

Dans cette rue se trouve aussi le fameux Collége des Irlandais, à côté de la rue du Puits-qui-parle. La rue du Puits-qui-parle ! Ce nom-là a souvent piqué ma curiosité, et j’ai plus d’une fois étymologisé et rêvé, à part moi, sur son origine. Victor Hugo, dans sa Notre-Dame de Paris, dit qu’il y avait là, comme à la place de Grève, un trou aux rats... Vous savez ce Trou qui lui a inspiré la prière de Paquerette de Chante-Fleurie, redemandant sa fille, sa jolie petite Esmeralde qu’on va tuer, malgré sa taille svelte, sa grâce d’enfant, sa petite chèvre Djali, et son joli petit soulier. Vous vous rappelez ses larmes, ses angoisses, sa prière, son admirable prière de mère, le plus joli, le plus suave morceau que je connaisse. Eh bien ! je pense à tout cela, quand je passe dans la rue du Puits-qui-parle. Mais d’autres chroniqueurs disent qu’elle doit tout simplement  son nom à un puits qui faisait écho. Tant pis, car ce puits-là ne vaut pas mon Trou aux rats ; c’est un puits tout simple, tout naturel, prosaïque comme une citerne, qui ne me rappelle plus mon petit soulier, ni ma prière. Tant pis !

Enfin, dans la rue des Postes était jadis l’École Normale, fondée par la Convention, et destinée à devenir le berceau des arts et de la science. Il y avait quelque chose de grand dans cette institution, où devaient s’élaborer pour tout un peuple et mûrir les éléments de l’instruction commune ; vaste foyer, dont les rayons jaillissant de toutes parts eussent répandu la lumière et l’éclat sur la France. Elle avait de grandes pensées la Convention, des pensées marquées au coin du génie, et qui s’élevaient haut, quand elles en se heurtaient pas à des potences ou à des cadavres. Il y a du sublime dans tout ce qu’elle a conçu, dans tout ce qu’elle a fait ; car tout est imposant dans un volcan qui gronde !... Fondée par la liberté, l’École Normale s’éleva, puis décrut avec elle, jusqu’en 1822, époque où les jésuites la chassèrent de la rue des Postes, et les Pères de la Foi en firent un séminaire. Il n’est point de monument peut-être qui n’ait eu, comme l’École Normale, ses vicissitudes et ses phases ; tantôt sacré, tantôt profane ; impie avec la République, saint avec la Restauration, glorieux avec l’Empire. Voyez la Sainte-Geneviève-Panthéon, et le Panthéon-Sainte-Geneviève, et voyez-en mille autres. Voyez le Temple de la Gloire rêvé par Napoléon, et qui, sous la restauration, redevient la Madeleine. Il y a tout le résumé d’une époque là-dedans, avec son caractère et sa couleur ; et il n’y a guère d’édifice, ou de maison un peu vieille dans Paris, qui n’ait ainsi toute une histoire de France écrite sur ses pierres ! Quant à l’École Normale, aujourd’hui c’est un hospice ; juste milieu tout trouvé entre l’École et le Séminaire. Or, tout à côté de l’ancienne École, et parmi la sequelle de couvents qui pullulent dans la rue des Postes, comme les fourmis en une fourmilière, il en est un dont je dirai deux mots, parce qu’ils sont à la fois une peinture et une histoire.

C’était en 1831. L’un de mes amis me proposa un jour de le suivre au couvent des Dames Sainte... où il allait voir sa soeur. – « Ta soeur est-elle jolie ? » lui dis-je. – « Elle est bien, et en compagnie de jeunes nonnes qui sont encore mieux qu’elle. » Il mentait le frère, mais il parlait de sa soeur en indifférent et en aveugle, ce qui est tout simple, car je ne connais rien qui soit plus insouciant pour une jeune fille, plus barbare, plus rustre et plus ourson qu’un frère, si pourtant j’en excepte un mari. Quoi qu’il en soit, j’allai au couvent, attiré et séduit autant par le minois caché et encapuchonné des recluses, que par le désir de voir l’intérieur d’un monastère.

Arrivés à la porte, nous tirons une sonnette, dont le son retentissant se mit à galoper dans l’air comme un canard qui crie et bat des ailes. Nous reculâmes à dix pas, craignant d’avoir donné l’alarme au voisinage ; nous avions cru tirer une sonnette, et nous étions tombés sur une cloche. Au bruit qu’elle fit, une vieille femme en lunettes, et le dos courbé, entr’ouvrit lentement un petit trou grillé, percé comme un oeil au milieu de la porte, et que les Allemands ont appelé was ist das, c’est-à-dire qu’est-ce cela ? La vieille tourière y passa son nez comme un vieux singe à travers sa cage, et d’une voix fêlée, nous cria en effet : « Qu’est-ce cela ? Qui demandez-vous ? » Ma soeur, répondit mon compagnon ; et devant lui les portes du couvent s’ouvrirent, et peu de temps après sa soeur entra dans le parloir. C’était une jeune fille de quinze ans, vive et gaie comme son âge, avec un air folâtre et un charmant sourire. Sa petite taille serrée la rendait svelte et mince à prendre entre deux doigts ; sa vivacité la faisait légère à s’échapper de vos doigts même. C’était un petit lutin avec un regard perçant, des cheveux blonds ; c’était une jeune fille qui allait être femme, et qui était encore enfant. D’aussi loin qu’elle nous vit, elle courut à nous en sautillant, embrassa son frère, puis s’arrêta, ne sachant trop si elle ne devait pas m’embrasser de même. J’étais prêt à faire la moitié du chemin, et à tirer d’embarras la jeune fille, quand son frère lui dit : Monsieur est mon ami, en me présentant à elle. Son ami, son ami, oh ! qu’il s’en aille au diable ; car la jeune fille s’arrête et ne m’embrasse pas. Dieu ! quel butor de frère ! Son ami, l’assassin ! son ami !... ce mot-là m’a poignardé ; je lui en garde rancune !

La jeune fille s’appelait Nina. – « Puisque Monsieur est votre ami, » dit-elle à son frère, « il faut l’amener avec vous chez ces dames ; madame de B.... reçoit samedi, et sera bien aise de vous « voir ». Le frère promit de revenir, et je promis de le suivre moi, car elle était charmante la petite soeur, charmante à vous donner l’envie de la revoir. Aussi je pressai en sortant les mains de son frère, je l’appelai mon ami, mon véritable ami ;... j’avais oublié ma rancune.

Le samedi soir, avant sept heures, nous étions au couvent... Deux sociétés, deux tables et deux salons rivaux se partageaient le monastère. A la tête de l’une, était madame de B..., vieille douairière, intolérante et bigote, qui avait à part son monde, ses chevaux et sa voiture. Vendéenne, elle a fait le coup de fusil, porté le briquet et bivouaqué dans les broussailles. Aussi a-t-elle reçu deux blessures, deux blessures chéries dont elle parle sans cesse. Ma blessure ! elle en est fière comme un troupier de ses chevrons. A l’entendre narrer ses campagnes, à voir ses moustaches et son allure, on la prendrait pour un vieux grognard de la garde ou un dragon de la Tour. C’était une maîtresse femme. Elle recevait l’abbé, le sacristain, le marguillier de Saint-Étienne, et les fabriciens de la paroisse. Elle affectait les grands airs, disait mes valets et mes gens, parlait de la populace et de la canaille, de l’hérésie du temps et de l’impiété du siècle. Elle appelait Voltaire un scélérat, Rousseau un homme de rien, Béranger un misérable, Lafayette un sans-culotte, l’abbé Châtel une horreur, et les Saints-Simoniens des monstres. L’abbé Châtel et les Saints-Simoniens, c’était là surtout ce qui excitait la bile et remuait dans sa profondeur toute l’indignation de ces dames. Elles n’avaient pas assez d’imprécations et d’anathèmes contre ces renégats et ces hérésiarques du siècle. Ils étaient devenus leur plastron, leur cible, leurs suppliciés, leur pâtira, leur victime ; c’était à qui les lacérerait, les déchirerait le plus. A toi, à moi, à nous deux, à nous tous ! Pauvre abbé Châtel, va ; pauvres Saints-Simoniens, je vous plaignais de toute mon âme. – « Je ne croyais pourtant pas, » dit un jour la supérieure, « que Saint-Simon fût un athée ; car enfin l’Écriture... – Ah ! par Jésus », dit aussitôt le jeune abbé, « ma chère soeur, prenez garde ; vous allez blasphémer ! » - « En vérité ? » Et la supérieure toute pâle se signa trois fois. – « Ce n’est pas Saint-Simon le saint, » reprit le jeune abbé, « qui est le dieu de ces impies, c’est un certain marquis, espèce de philosophe, mort dans un grenier. – Dans un grenier ! » et tout le monde de s’écrier : « Un dieu qui meurt en pareil lieu ; fit l’horreur ! – Mais notre Jésus, mesdames, est bien né dans une étable ? – Oui, mais il est mort crucifié. – Ah ! vous avez raison ! »

Un jour le marguillier de Saint-Étienne, se frottant les mains et riant sous cape, annonça tout bas à l’assemblée que les Prussiens venaient d’entrer en France avec douze cent mille hommes, flanqués de quinze cent mille Autrichiens et de dix-huit cent mille Russes. – Oh Dieu ! la bonne nouvelle. Et où avez-vous pris cela, monsieur le marguillier ? – Je l’ai lu dans mon journal. – Alors nous sommes sauvés ; c’est sûr.

L’autre société avait à sa tête madame L...., vieille maman, jadis habitante d’Amiens, qui n’est venue au couvent que pour y suivre sa fille ; sa seule fille, âgée de dix-huit ans, belle comme un amour, que des prêtres ont endoctrinée, et à laquelle ils ont inspiré la résolution de prendre le voile, et d’aller s’enterrer dans un cloître. Inspiration de vampire qui souffle le suicide à un enfant, le meurtre à une jeune fille ! vandalisme barbare qui coupe une fleur sur sa tige, l’enlève à son ciel, à son soleil, à sa rosée, pour l’enfouir dans un cachot, puis la faire là s’étioler et dépérir à l’ombre !

En vain sa mère qui l’aime a voulu l’éclairer ; en vain elle a embrassé ses genoux, supplié, versé des larmes. Sa fille est demeurée sourde ; une seule idée la fascine, et cette idée l’emporte dans son coeur, même sur les pleurs d’une mère. Et pourtant cette jeune fille est si belle ! il y a quelque chose de si suave dans son regard large et grand, qui se lève vers le ciel avec une expression d’archange ! Un sourcil épais et noir se dessine avec tant de grâce sur son front pâle ! Il y a de l’éloquence dans cette figure, il y a de la poésie en elle, quelque chose de religieux  et de sublime ! C’est le plus beau portrait que je me sois fait de la Vierge, la plus belle tête qu’ait peinte Rembrandt ou Raphaël ! Je deviendrais religieux et fanatique, si j’avais une telle idole à qui je pusse adresser une prière. Car une femme comme cela, voyez-vous, doit être toute d’amour et de passion. Si son coeur égaré, qui s’est porté vers le ciel, comme ces âmes ardentes qui se sont trompées de route, auxquelles le feu manque ici-bas, et qui vont le chercher dans l’espace ; si ce coeur-là avait du premier coup rencontré sur la terre un coeur qui le comprît, et dont la vibration s’harmoniât à la sienne, il y avait dans cette femme-là toute la félicité d’une vie d’homme. Car ce ne sont pas les moindres âmes que le ciel vole ainsi et dérobe à la terre !

Un jour qu’on parlait de ses beaux cheveux : « Que ferez-vous, lui dis-je, de cette parure qui vous rendrait à elle seule un objet d’envie au milieu de ce monde dont vous feriez la gloire ; ce monde qui vous fêterait, vous admirerait, et que vous voulez fuir ? » - « Ce que j’en ferai ? mes doigts la couperont pour l’offrir à mon Dieu. » - « Tu as bien tort, va, » dit soudain la petite Nina ; et montrant de la main sa jolie chevelure blonde, « la mienne est belle aussi, regarde ; je ne la couperai pas, moi, ce sera pour mon mari. » - « N’a-t-elle pas raison, » dis-je à la jeune recluse ? – « Non, me répondit-elle, Nina est un enfant, et ne sait pas qu’il y a pour nous d’autres époux que ceux de la terre, d’autres amours que ses amours. Et le Dieu que j’aime, voyez-vous, je puis l’aimer de toute mon âme, car son âme est assez grande pour embrasser la mienne, et ne me faillira pas !... » Cette femme avait raison d’aimer un Dieu ; un coeur d’homme n’eût pu lui suffire !

Pour revenir à sa mère, c’était une bonne maman peu dévote, et tant soit peu incrédule. Sans façon et sans gêne, elle avait le mot pour rire, ce dont les collets-montés du couvent se scandalisaient fort ; Mais la maman n’en continuait pas moins ses joyeusetés ; parfois même elle allait jusqu’au sarcasme et l’ironie amère.... quand elle songeait à sa fille, et à ceux qui la lui avaient volée ! Aussi toutes les fois qu’elle pouvait prendre à part quelque petite postulante, indécise à échanger sa parure de jeunesse et de vie contre un linceul de décrépitude et de mort, elle lui disait tout bas : « Ne le faites pas, ma fille, mon enfant, ne le faites pas. Ils vont vous entraîner, mais du courage, entendez-vous. Dites « Non. » Puis elle se frottait les mains, puis elle riait de joie, la pauvre mère ! C’était sa petite vengeance, à elle. C’étaient ses représailles.

Vous pensez bien, d’après cela, qu’il y avait guerre ouverte entre madame de B... et madame L... C’était comme deux camps opposés qui s’étaient partagé le couvent sous leurs bannières. L’abbé, le sacristain, le sonneur de cloches et le bedeau, les vieilles femmes et les dévotes étaient pour madame de B... ; les jeunes filles et les bonnes-gens pour madame L... La discorde était dans le paradis, les saintes étaient en guerre ; il y avait rivalité, il y avait schisme. J’étais, moi, du parti de Nina ; c’était, en ma qualité d’intrus, le plus joyeux et le plus sage.

Mais le jour de Noël approchait, et c’était pour le couvent un grand jour. Il s’agissait de fêter dignement la naissance du Seigneur ; il s’agissait surtout d’avoir une crèche et un enfant Jésus, plus riche et plus beau que tous ceux du voisinage ! C’était là le grand but, c’était la grande affaire ! Aussi, quinze jours à l’avance, allait-on de toutes parts quêter des broderies, des colifichets, du clinquant et des parures. Le couvent était devenu magasin de toilette ; les nonnes modistes et couturières. On eût pris le sacré lieu pour une boutique de la rue Vivienne. Tout le monde travaillait à la crèche ; on fit un surplis neuf au vicaire, une tenture fraîche à la chapelle. J’offris, pour représenter l’enfant Jésus, un petit bonhomme en cire qu’un de mes amis, carabin, disséqueur, étudiant en médecine, avait depuis deux ans dans sa chambre ; et l’on sauta d’aise et d’espérance, car, bien certainement, les dames de la Visitation n’auraient rien de semblable. O coquetterie de nonnes ! Le grand jour, ou plutôt la grande nuit arrivée, on descendit un piano dans la chapelle, et l’on nous retint pour chanter au choeur. Moi, qui n’ai jamais été enfant de choeur, ni serpent de paroisse, je laissai mon ami avaler du plain-chant ; et, au moment où l’assemblée entonnait à pleine voix : Il est pauvre aujourd’hui, je me bouchai les oreilles et je sortis. Depuis un instant, j’avais remarqué que Nina, la jolie petite Nina était absente.

J’allai dans le jardin. Il était près d’une heure et la lune répandait sur tout le monastère une lueur faible et vacillante, qui, venant se briser aux rameaux décharnés des arbres du jardin, s’éparpillait sur le sable en mille formes diverses : à voir ces ombres bizarres et multiples, on eût dit des squelettes allongés dans la nuit, et étendant de toutes parts leurs bras et leurs jambes. Au détour d’une allée et à travers cette fantasmagorie d’ombrages, je crus entrevoir une femme. J’écoutai, et bientôt mon oreille frissonna de ce léger bruissement produit par la feuille qui crie, et la robe qui frôle : j’allai plus vite et reconnus devant moi une jeune fille pensive, seule, à la démarche lente. Elle paraissait souffrir, n’avancer qu’avec peine, et son front décoloré s’abaissait vers la terre, comme un lis qui se meurt. Ne voulant pas troubler sa retraite, je m’étais arrêté et reculais devant elle pour échapper à ses yeux, lorsqu’elle m’aperçut, et d’une voix faible dit : « Édouard ! » Édouard, ce n’était pas moi, et je continuai ma route afin de détromper la jeune fille. A peine l’avais-je quittée pâle et souffrante, que je vis paraître Nina, preste, agile et légère. Elle courait dans l’allée avec la vivacité d’une biche, et glissait le long des arbres comme ces sylphides vaporeuses qu’on croit voir passer furtives avec l’ombre du soir au pied d’une muraille. Je voulus l’embrasser, mais elle m’échappa, et avant que mon oeil pût la suivre, elle était dans la chapelle. Nina ! Il eût fallu des ailes pour attraper ce papillon.

Au moins si je trouvais quelque petite nonne avec qui je pusse faire un instant de causette ; le soir, seul, dans l’ombre, cela est si joli ! Et me voilà furetant et cherchant dans le jardin comme un loup dans le bercail. Je pensais à Nina, je pensais à la belle recluse voulant se faire religieuse ; je pensais à la jeune fille souffrante qui m’avait dit : Édouard ! et je longeais les murs du jardin à sa partie la plus déserte, lorsque je vis quelque chose pendant à la muraille, et remuant dans l’ombre. Je m’approche, je tâte ; ce sont des cordes artistement nouées et liées ensemble ; en un mot, c’est une échelle. Je la tire, mais quelque chose la retient au haut du mur. Allons, me dis-je, voilà qui simplifie l’escalade, et la met à portée de tout le monde. Est-ce que par hasard il y aurait ici des maraudeurs ? Parbleu ! c’est à savoir, je le saurai. Et, oubliant soudain la messe et la chapelle, je me tapis contre le mur comme le garde qui, la nuit, blotti dans les broussailles, guette le braconnier et l’attend au passage.

Depuis longtemps la messe était finie, le couvent s’était endormi, et tout était tranquille, quand je vis marcher quelqu’un ; je regardai : c’était un jeune homme comme moi, vêtu de noir comme moi, et qui pleurait... ce n’était plus comme moi. Je le suivis des yeux sans bouger. Il mit ses pieds sur l’échelle, monta, retira à lui la corde ; puis, jetant un dernier regard baigné de larmes sur le couvent, il disparut de l’autre côté. Cela commençait à m’intéresser. Le mur était garni de treillages ; je ne fais ni un ni deux, le treillage est une échelle, j’ai suivi l’inconnu, et d’un seul bon me voilà près de lui. Il pousse un cri d’effroi. « N’ayez pas peur » lui dis-je, « et si vous n’êtes pas un voleur, ne craignez rien de moi. Vous avez ici quelque aventure, contez-la moi, peut-être pourrai-je vous servir. Prenez mon bras, et marchons. » A cette fraternelle harangue, le pauvre jeune homme se remit un peu de l’épouvante où l’avait jeté ma brusque apparition ; et nous voilà bras-dessus, bras-dessous, descendant la rue de l’Estrapade et gagnant le Panthéon. L’air du matin était frais, vif, pénétrant ; une brume épaisse mouillait nos vêtements, dont le tissu lâche et humide se collait à nos os et semblait pleurer sur nous. « Venez chez moi, » dis-je à mon compagnon ; et un feu clair, pétillant et scintillant dans l’âtre, nous réchauffa bientôt. Alors mon inconnu, toujours triste, me conta son histoire.

Elle était courte et touchante. Il aimait une demoiselle de famille, et en était aimé. Elle était riche, il était pauvre ; et, quand il demanda sa main, il fut dédaigneusement rejeté. Son coeur se souleva, car il avait un coeur dont le battement était noble et fort ; et, dans son égarement : « Votre fille, » dit-il au père de son amante, « elle m’appartient, elle est à moi ! » C’était vrai, et la jeune fille en fit l’aveu en demandant grâce à son père. Son père la mit dans un couvent ; comme si le coeur était de la matière que l’ont cloître, l’âme une chose qu’on emprisonne ! Cette nuit même, le jeune homme avait voulu enlever la jeune fille, car la jeune fille... était mère ! Mais elle avait refusé ; « J’aime mieux mourir, » dit-elle ; et il avait été obligé de la quitter seule, seule et évanouie. Pauvres enfants !

Il s’appelait Édouard. Édouard ! A ce nom je me rappelai soudain la jeune fille pâle dans l’allée sombre, et je m’écriai : Je l’ai vue, je la connais. – Vous ! – Oui : mais il faudra la revoir, et nous la déciderons ; je vous le promets, nous la verrons. – Oh ! quand donc ? – Demain. – Demain ! Et il me saute au cou, et il m’embrasse. Il était devenu fou, courait dans ma chambre, gambadait, sautait, remuait les meubles, cassait tout, brisait tout... J’étais gai de sa joie, heureux de son bonheur.

Le lendemain, à sept heures, quand la nuit est tombée, nous allons au couvent, et je demande madame L... Je voulais tout lui dire, car je connaissais son coeur et sa rancune maternelle contre les cloîtres. « Vous ne la verrez pas, messieurs, » nous répond la tourière, « ou du moins vous attendrez, car madame est à l’église ; il y a un enterrement. – Alors nous attendrons. » A peine étions-nous dans le jardin qu’une cloche se fait entendre ; c’est le glas des trépassés. Les sons mornes et tintants du beffroi funéraire s’alternent lentement comme un tocsin lugubre ; mon coeur bat malgré moi ; Édouard me tient la main et me la serre avec force. Tout à coup une rangée de femmes sort de la chapelle, et, marchant à pas lents, s’avance et s’étend dans l’ombre. Elles tiennent des torches dont la flamme rougeâtre a, dans la nuit, quelque chose de livide. Viennent ensuite des jeunes filles vêtues de blanc ; au milieu d’elles est un cercueil recouvert d’un drap blanc aussi ; sur le cercueil une couronne virginale étincelante... Le cortége a entonné l’hymne des morts, et la voix des jeunes vierges se perd dans l’espace comme la voix des archanges.

- Nous étions demeurés là, silencieux et immobiles. Au bruit des chants funèbres, la tourière et d’autres femmes s’étaient approchées de nous. « Pauvre jeune fille, » dit la tourière, « pauvre demoiselle Fanny, elle n’avait que vingt ans ! » Fanny !... A ce nom Édouard a poussé un cri terrible. Fanny !... Il chancelle, il pâlit, et tombe dans mes bras en me disant : « C’est elle !... »

Oh ! c’est là un souvenir qui ne sortira jamais de ma mémoire. Je soulevai mon ami, je l’emportai mourant ; et, quand je franchis le seuil du monastère avec Édouard évanoui, un dernier chant se fit entendre... c’était le dernier adieu des vierges à son amante !


FRÉDÉRIC GAILLARDET.

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