FOUCAULT, André (1880-1941) :  Un Civil aux Armées (1932).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (20.IV.2017)
Texte relu par : A. Guézou.
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-134) du numéro 134 (août 1932)  de la Revue littéraire mensuelle Les Œuvres libres publiée par Arthème Fayard à Paris .



Un Civil aux Armées


Choses vues

PAR

ANDRÉ FOUCAULT

~ * ~

CINQ MOIS D’ARGONNE.

La grande guerre avait débuté le 2 août 1914. Je n’apparus aux Armées – enfant tardif de la Défense nationale – que le 22 août 1915.

La réception fut correcte, mais fraîche. Les officiers d’artillerie de campagne de l’armée active se divisaient en postards et versaillais. M. le chef d’escadron Binbin, postard, commandait le groupe d’artillerie de campagne auquel je fus affecté. C’était le deuxième groupe du régiment. M. le capitaine Saumure, postard, y commandait la quatrième batterie ; M. le capitaine Flytox, postard, la cinquième ; M. le capitaine Duroc, versaillais, la sixième.

Mon affectation à la batterie de M. le capitaine Duroc dut représenter l’une de ces délicatesses hiérarchiques que les postards répètent volontiers à l’adresse des versaillais. Les premiers ont reçu l’éducation des Pères, et sortent de Polytechnique ; les seconds, issus de familles démunies, sortent du rang. Binbin estima sans doute qu’une recrue de plus de trente ans, récupérée des services auxiliaires, fabriquée aspirant d’artillerie en six mois et, au surplus, dans la vie civile, journaliste, fournirait à Duroc une occasion exceptionnelle d’exercer son art du commandement, puisque Duroc prétendait commander dans l’artillerie de campagne. Journaliste surtout, un journaliste artilleur !... C’était bien pour Duroc. Pour Saumure et Flytox, non : vraiment, non.

M. le capitaine Duroc ne broncha. Il en avait vu d’autres, depuis tantôt vingt-cinq ans qu’il faisait carrière. Peut-être n’en prévoyait-il pas de ce calibre ? N’importe ! Son masque dur, ravagé, se fit calme, sa bouche, incomparable moule à « Tonnerre de Dieu », se fit amène lorsque vint l’instant de préciser mon rôle dans sa batterie.

- Je vous mets dans la batterie de tir.

- Je vous en remercie, mon capitaine.

La réponse lui plut, et davantage encore l’écarquillement de mes yeux. Dans une batterie de 75, le quart des hommes seulement monte, en effet, au combat : c’est la batterie de tir. Le reste soigne, le plus souvent, les chevaux à l’arrière. Et c’était l’idée de jouer en guerre le rôle de palefrenier-chef qui m’écarquillait les yeux.

- Nous mettons cette nuit en batterie. Suivez la batterie en queue et regardez ce qui se passe.

Soit ! Il faisait beau depuis trois jours que le régiment bivouaquait dans les bois de la Viergette, au cœur de l’Argonne. Les jeunes sous-officiers avaient vu arriver avec étonnement un aspirant à leur popote. Qu’attendre de cet hybride, supérieur au maréchal des logis chef, inférieur à l’adjudant, mais appelé à devenir officier bientôt ? Et que diable venait-il, à son âge, faire dans un régiment ! Le vieil aspirant souriait, écoutait, apprenait, plein de modestie, tout ce qu’il pouvait apprendre de la guerre. Dans la nuit du 25 août 1915, suivant, dans la nuit, le dernier caisson, il sentait son cœur battre, comme au temps des amours en fleurs, et rageait un peu de ne jouer aucun rôle dans cette montée à la bataille. Il rêvait ordre, énergie, manœuvres de précision accomplies dans le calme, peut-être sous le feu de l’ennemi…

Il allait bonnement s’initier à la pagaille. Les trois batteries du groupe devaient remplacer, de nuit, trois batteries installées sur une croupe, sous des pommiers, derrière le cimetière Saint-Roch, au sud de Vienne-le-Château. En plein soleil, les trois batteries à relever tenaient toujours position en haut. En bas, au lieudit Ronchamp, les trois batteries de relève attendaient, tassées, pressées, à la fois l’ordre et la possibilité de mouvoir leurs attelages. Un obus au milieu de pareil tas de chevaux, de canons, de caissons, quelle bouillie ! L’ennemi, heureusement, nous oublia. Il fallut des quarts d’heure, des demi-heures, pour débrouiller ce fatras. Les pièces enfin installées, les chevaux partis, les consignes passées, un besoin d’information me contractait. A gauche, à droite, la voix sourde, je tentai de le satisfaire.

- Les relèves… c’est toujours… ???

Oui… non… Le groupe que nous venions de relever se distinguait, paraît-il, par son crétinisme, bien que beaucoup d’autres également… Aussi, l’accès des positions s’était révélé exceptionnellement difficile. Et encore… Mon insistance à obtenir des explications me valut quelques regards qui disaient : « Mauvais esprit, si tu ne changes pas, tu auras des ennuis. » Un lieutenant me demanda :

- Qu’est-ce qui vous a choqué ?

- Tout.

- Et c’est dans les journaux que vous avez appris à faire des relèves d’artillerie ?

- Après pareille relève dans un grand journal, je crois bien que tout le corps d’officiers serait f… à la porte.

Cette première leçon était de nature à donner le cafard. Mais tout, alentour, prédisposait à la gaieté, et d’abord le temps superbe, et le calme presque absolu. Quelques obus ennemis tombaient, comme égarés, dans la nature. Nos batteries tiraient à peine quelques coups de réglage. C’était une distraction imprévue et magnifique de se trouver là, perdu, dépaysé, ne pensant qu’astiquage de canons. Dans un coin de rocher, je dormais des nuits sublimes. Le jour, un doux laisser-aller régnait. Toute la batterie bricolait, sans grand’hâte de renforcer les piètres défenses léguées par nos prédécesseurs. A quelques suggestions d’activité, l’adjudant, un adjudant de l’active, mon supérieur, opposa la règle : « Attendre les ordres ». Chaque matin, la répartition des travaux se fait « par pièce », selon les principes du temps de paix, et les scènes qu’elle provoquait ne pouvaient que pousser au suicide par désespoir ou remettre la joie au cœur pour tout un jour. Chaque pièce est, en effet, servie par six hommes. Or, à telle pièce, on comptait bien quatre travailleurs, en dehors du pointeur qui nettoyait son canon, et d’un permissionnaire, mais telle autre, son pointeur mis à part, comptait un permissionnaire, un malade, le brosseur du capitaine et un homme de corvée à Vienne-le-Château. Restait un pauvre bougre qui revenait justement – mais en quel état ! – des tranchées où il accompagnait depuis trois jours l’officier de liaison. Eh bien, tant pis pour la pièce ! Elle attendrait demain pour se protéger. Au lieu d’entrer en guerre, je traînais dans le vétuste, le périmé, la crasse légendaire des quartiers militaires. Aussi vite las de rire, je songeai très fort à fuir après certain réglage d’artillerie d’où je sortis enragé.

Il s’agissait d’entraîner les batteries au réglage de tir par avion. Bone Deus ! en pleuvait-il des notes sur la question depuis dix jours ! La hiérarchie inférieure tremblait de ne pas donner à ce sujet satisfaction aux quartiers généraux. Tant et tant qu’un bel après-midi, le tour de la batterie arrive et qu’il nous faut tirer à l’instant qu’un gros avion allemand rôdait très bas au-dessus de nous pour s’assurer que nous étions bien une batterie.

- Tirez, passe le téléphone.

- Répondez qu’il y a un avion.

Bone Deus ! en pleuvait-il des ordres sur le défilement aux avions ennemis !...

- Tirez ! C’est un autre ordre…

A fuir, à fuir, fuir devant le désordre, la paresse, le laissez-faire, la crainte basse, car manifester le moindre esprit critique, la moindre initiative, le moindre bon sens, c’était, de toute évidence, affronter le risque d’être broyé par un système qui exclut critique, initiative et bon sens. J’eus peur et commençai à m’ennuyer.

Une bataille, par bonheur, arriva. Le 8 septembre 1915, au matin, l’armée allemande qui tenait les lignes autour de Verdun entreprit, en vue d’opérations ultérieures, de répéter sur un coin du front, à son extrême droite, certain système d’attaque en force dont elle attendait de grands résultats. La répétition tomba sur le Four de Paris et la Gruerie que nous défendions justement. Le sacré avion des jours précédents, nous voyant tirer, n’avait pas oublié de nous signaler à qui de droit. Mon baptême du feu fut sévère.

Il dura quatre heures pour le principal et rien n’y manqua ! obus au thymol, contre lesquels nous ne disposions que d’un vague tampon ; obus fusants ; obus explosifs ; gros obus à démolir : le tout à la fois. M. Duroc se trouvant enfermé avec Flytox dans une cagna d’où ils ne pouvaient bouger, le commandement de la batterie fut assuré par le lieutenant Biret, un gros Normand de vingt-sept ans, polytechnicien démissionnaire, aux yeux bleus, à la voix douce, presque tendre, à l’allure traînante, calme à en rire et brave à en pleurer. Nous nous battîmes en pantoufles, les yeux brûlés, la gorge déchirée. Ça éclatait tout le temps, à gauche, à droite, en face, derrière. Un fusant déchiqueta un pommier qui nous grêla de pommes. Un 210 nous fit botter le derrière par des mottes de terre furibondes. Ici ou là, un obus écorne un abri. Parfois, tout s’arrête cinq minutes, et puis tout reprend. Un caisson flambe. Le chef de pièce est étourdi par un éclat au front ; un servant est emporté, criblé comme une écumoire. Du téléphone, dont les lignes serpentent dans la nature jusqu’à l’infanterie, il ne reste miette. Des arbres tombent en gémissant. Des trous s’ouvrent.

Dans cet enfer, je vis joyeux, transporté par un délice inconnu. Je commande. Le service du feu n’arrête pas. La mort qui me poursuit ne m’apparaît rien. Trois idées me hantent : boire mon café ; mettre des souliers ; profiter de la première accalmie pour me raser. Après quoi, tout ira bien pour recommencer. Et les choses, en effet, se passent ainsi. C’est l’innocence du premier combat. Un gars de vingt-trois ans, blond, grave, un laboureur de Bretagne à la stature de géant du Nord, qui commande la première pièce et qui a vu dix batailles déjà, ne me l’envoie pas dire. Presque sévère, il prononce : « Eh bien, mon aspirant, vous n’avez pas la trouille ! » Si je connaissais mieux la guerre, je devrais répondre : « Ça viendra, Rouault. » Dans le moment, je souris, en brave imbécile grisé d’illusions.

L’affaire, toutefois, produit un bénéfice immédiat.

Les militaires de carrière sont âmes simples. Leur cœur va plus vite que leur cerveau. Une nouvelle a couru, comme une petite folle, dans le groupe : « Dites donc, eh ! eh !... L’aspirant de Duroc, le journaliste… ce matin… eh ! eh ! ». Le capitaine Duroc, lui-même, sans tarder, a cueilli sa revanche sur les postards : « Je vais le citer à l’ordre… – « Ah   ! non. Trop tôt ». Mais M. le chef d’escadron Binbin bouge. C’est un pieux, qui a commis le péché de médisance contre son prochain. C’est un curieux, qui se pique de connaissances sociales. Il doit se reprocher des notions trop sommaires sur le monde de la presse. Mieux, ce petit homme à quatre galons, menu, gris, aux yeux inquiets de chef de bureau, est déjà père de six ou sept enfants. Son commandement prolonge sa paternité. Le comble : cet élève des jésuites, ce postard, tient des leçons de ses maîtres qu’il n’est de brebis égarée que par les sots et que les capacités les plus contradictoires peuvent, doivent servir la cause. Donc, le chef d’escadron Binbin, la bataille perdue, car elle a été perdue – une raclée –, se promène avec l’aspirant sur la position, de long en large, devant les chefs de pièce et les canonniers que la durée de la promenade impressionne, vu la différence dans le nombre des galons. Binbin se montre aimable, disert et exprime des idées originales.

- Nous, les militaires, ne sommes que les instructeurs des réserves. C’est à elles de se battre.

Bon. Les fantassins, tous les fantassins en général et nos fantassins en particulier lui apparaissent manifestement inférieurs. Oui, on a reculé ce matin. De la tranchée intermédiaire, l’infanterie a reflué sur la circulaire où elle semble tenir. Peut-être va-t-on contre-attaquer ? Bah ! S’ils peuvent tenir où ils sont ! Plus de deux mille tués ou disparus ? Evidemment ! Au lieu de vider leurs lignes à la veille de l’attaque, selon les directives du général Joffre, pour contre-attaquer ensuite, ils les ont bourrées, à la première alerte. Le résultat est là.

Le chef d’escadron s’intéresse aux journaux. Il apprend, au moins avec l’apparence de l’intérêt, qu’ils sont montés selon les principes industriels les plus sévères en vue du rendement ; qu’une discipline sans pitié y règne ; qu’ils comportent toute une hiérarchie de journalistes qui n’écrivent pas, des journalistes d’état-major en quelque sorte, lesquels s’épuisent à combiner des plans, à organiser, à commander, ingénieurs condamnés à édifier sous le feu de la concurrence, chaque jour, chaque heure, un château de cartes, sans cesse démoli aux tempêtes de l’actualité.

La promenade continue trois quarts d’heure. L’armée, la politique et l’économique y passent en accents d’une discordance tolérable. Elle apporte du moins un peu de relâche à l’atmosphère ambiante qui est lourde, une atmosphère de défaite… Toute la soirée, il faudra écrire des ordres de tir pour la contre-attaque. La crainte plane, si l’ennemi poursuit son avantage demain, d’un trou dans la ligne, d’une déroute dans laquelle le groupe serait entraîné. Le moral des fantassins, paraît-il, est bas. Des bataillons de réserve se sont débandés. Finalement, pas de contre-attaque.

Encouragé par la bienveillance d’en haut, je risque à droite et à gauche :

- Au fond, cette défaite me paraît une histoire de téléphone. Si le téléphone avait tenu, au lieu de tirer dans le vague, nous aurions coiffé l’ennemi sur ses positions de départ à coups de canon. Avec une bonne ligne téléphonique à deux mètres sous terre…

Aouch !... Des lueurs passent dans les yeux qui fulminent : « Encore !... Une idée par jour… « Les armées enterreront des lignes à deux mètres sous terre en 1918 ! Pour moi, la leçon a porté. Pas d’idées, pas d’idées : ça les fatigue…

Voici que le commandement porte à ces problèmes une attention rafraîchie. Notre tournée du 8 septembre n’est qu’un incident. Personne ne prévoit ce qu’elle annonce : l’attaque de Verdun. Au contraire, la certitude s’affirme que nous menons le combat et que, le 25 septembre, à notre gauche, nous allons percer le front pour aller, tambours battant, à la victoire finale. Les Allemands nous ont bombardé trois heures. Nous allons les bombarder trois jours, et en avant ! Quant aux asphyxiants, les Allemands seront servis…

Hélas ! Les canons, en effet, cassent tout. Des plateaux d’Argonne, nous admirons le spectacle de la Champagne en feu. Les ordres du jour pleuvent, qui donnent comme une affiche de théâtre les noms des généraux vedettes, meneurs de l’action. Les colonels d’infanterie, la veille au soir, reçoivent l’ordre de marcher à la tête de leur régiment. Au matin, ils partent. Plus de quarante tombent, mais la ligne avance. Elle atteint Somme-Py, dépasse la voie ferrée… Et puis, tout se désarticule, et c’est un cri général : « Pas de liaison entre l’artillerie et l’infanterie… Pas de liaison. »

Des voix s’élèvent alors, celles des jeunes ingénieurs de Polytechnique, Centrale, etc., qui rêvent moteurs, électricité, vitesses infinies. Et ces voix crient : « T. S. F. … T. S. F. »

En fait de T. S. F., le général en chef envoie l’ordre de former des signaleurs pour faire, de cent mètres en cent mètres, le télégraphe Chappe, dans les batailles futures. Il ordonne d’assurer également des relations suivies entre l’artillerie et l’infanterie, afin que les deux armes travaillent d’un même cœur dans un même esprit. Par là, le général en chef manifeste qu’il pénètre mieux l’âme des Armes que les progrès de la science, car c’est une injure personnelle aux capitaines Saumur, Flytox et Duroc, de les inviter à s’en aller piétonner chez les fantassins pour recueillir leurs conceptions sur l’emploi de l’artillerie. Le généralissime n’a pourtant point reculé à lancer cette injure. Bah ! A la réflexion, ce ne peut même pas être une injure. C’est comique ; c’est ridicule : « Enfin, je vous le demande, Flytox, vous nous voyez d’ici… ? » Aucune question, là, de bravoure. Mais, que diable ! chacun, jusqu’à ce jour, vivait heureux chez soi, dans ses traditions !...

Il faut néanmoins obéir, réorganiser la liaison, la resserrer. M. le chef d’escadron Binbin n’y manque pas. Jusqu’alors, l’usage était de dépêcher un officier auprès du colonel d’infanterie dont le groupe soutenait le régiment. S’appuyant sur sa pénurie d’officiers, Binbin décide d’y envoyer désormais des aspirants, avec une mission fort précise : « Le renseigner, lui, chef d’escadron, mais ne pas donner dans le bavardage avec les fantassins sur les choses de l’artillerie, que les fantassins soient de seconde classe ou colonel. » Binbin ne se cache pas de déplorer l’erreur du sous-lieutenant de Narvot, qui, le 8 septembre, représentant le groupe chez ces mêmes fantassins, s’est avancé jusqu’en toute première ligne et, se trouvant là justement à l’arrivée de l’attaque ennemie, a pris une rage folle contre quelques gardiens de tranchées qui se rabattaient en deuxième ligne. Priant, jurant, tempêtant, il est notoire qu’il a rassemblé quelques grenadiers, dont il a pris le commandement pour canarder de grenades la vague d’assaut. Il en est mort. Un brave, très brave. « Trop, objecte M. le chef d’escadron Binbin. Je ne l’avais pas envoyé là-bas pour se faire tuer, mais pour me renseigner. »

Il me le redit à moi-même avant de me désigner de liaison. Un journaliste… qui sait ? Il tenait peut-être l’homme biface idoine à la besogne…

Deux régiments d’infanterie alternaient en ligne. J’abordai tour à tour les deux colonels. L’un était gentil, allègre et sommaire. L’autre sortait de l’école de Guerre et avait fréquenté les cabinets du ministre. Il savait écrire et, écrivant, prévoir l’heure cruelle du partage des responsabilités. Des officiers appelés à travailler sous lui, il préférait les subtils, les diplomates. Son accueil fut charmant. Pour la table, il m’invitait à la sienne. Pour le lit… euh ! Enfin, on trouva par là deux mètres de treillage et cent grammes de paille. La scène se passe, n’est-ce pas, à un embranchement de boyaux dans le bois de la Gruerie : boue, rats et puces. Bien.

En un mois, entre la Harazée, le layon de Binarville et le ravin de la Houyette, j’avais arpenté les tranchées, les boyaux, un par un, cent et cent fois, jusqu’à pouvoir remplir, à l’occasion, l’office de guide du secteur.

Mieux vaut faire le métier avec des chaussettes de laine. Le drame commençait, en effet, vers la droite, aux environs d’un sacré poste qui s’appelait Condé. J’arrivais là, de ma batterie, ciré, brossé. Après cent mètres d’un grand boyau montant, assez bien entretenu, il fallait se rendre à l’évidence. Vers l’avant, tranchées et boyaux formaient un réseau de canaux où l’eau ne cessait de couler que pour faire place à sa hauteur en boue. Elle était là, l’eau, devant, à un mètre, et, pour gagner les lignes, la seule ressource était d’y entrer franchement, sans trop songer que les pieds, une fois mouillés, ne sècheraient de trois jours. Flac ! En avant, dans quarante centimètres d’eau ! Mais, du moins, le fantassin en tranchées ne s’en irait-il plus clabaudant que l’artilleur n’est qu’un mathématicien confortable, un bourgeois ranci à quatre kilomètres de la ligne de feu. Le fantassin ne devait plus voir dans l’artilleur qu’un frère prêt à courir tous les risques de son frère. Pour si noble que fut la conception, elle devait mettre bien du temps à trouver ses voies. Tout l’hiver 1915, le fantassin fit fort grise mine à l’artilleur débouchant dans sa tranchée, sans même se demander s’ils communiaient par l’humidité des godasses. Pour sûr, cet animal venait encore tirer le canon dans un coin tranquille. Il allait réveiller l’ennemi qui somnolait, et, lui causant des pertes, appeler des représailles qui viendraient à leur tour causer des pertes dans les lignes françaises, chez lui – le fantassin, – tandis que l’artilleur se serait débiné dans ses lointaines termitières. Pour rendre service, il fallait donc d’abord savoir s’en excuser.

A table, chez le colonel, où l’artilleur se tassait tant bien que mal avec six fantassins, mieux valait conter des histoires que s’appesantir sur ces problèmes épineux. Rendre l’artillerie sympathique !... Comment rendre l’artillerie sympathique à des officiers charmants, mais assez disposés à répondre gaillardement, si vous piétinez d’un pouce leurs plates-bandes :

- Vous êtes bien gentil, mon vieux, mais à la prochaine attaque, hein !... vous ne viendrez pas avec nous ?

- S’il le faut.

- Ouh ! ouh !... S’il le faut !

Liaison par en bas, par le milieu, par en haut… ? Par en haut surtout, par en haut, pensais-je. Le haut commande le bas. En quelles formes, adroites, subtiles, canailles, n’ai-je pas tenté d’assurer une liaison de cœur entre M. le colonel Leblond et M. le chef d’escadron Binbin ! J’y dépensai le meilleur de mes capacités dialectiques. M. le colonel Leblond, d’abord, ne me découragea point trop. Mais des semaines passèrent en tentatives vaines pour persuader à M. le chef d’escadron Binbin de venir prendre langue en personne avec M. le colonel Leblond. Rien n’existait là, ni galons, ni défense nationale, rien que la tradition qui oppose, plus revêche qu’une douairière, plus vicieuse qu’une femme du monde, qui oppose arme à arme. Le colonel Leblond en venait à serrer les lèvres à chacune de mes suggestions. A la fin d’un repas, laissant sortir ses convives habituels, qui étaient le chef de bataillon, le médecin-chef, le capitaine mitrailleur, le capitaine adjoint et l’aumônier, il m’attira, la place une fois vide, pour grincer, tout rouge, et vexé d’être rouge :

- Mais, mon cher, puisque je vous dis qu’il ne veut pas. IL NE VEUT PAS.

« Mon cher », de colonel à aspirant, en disait trop pour ne pas mettre fin à un zèle excessif en matière de liaison d’armes.

En fin de compte, la sale guérilla qui se poursuivait alors à la Gruerie continua son train comme devant. Pas d’attaque, à peine quelques coups de mains, mais, le jour et la nuit, des obus, des crapouillots, pour s’embêter mutuellement. Et, tous les soirs, des blessés et des morts : dix, douze par régiment en ligne. Pour arrêter cet écœurant jeu de massacre, il fallut des cataractes, dégringolées du ciel. Elles transformèrent les retranchements d’Argonne en bourbiers où en lacs. Les gens d’en face partageaient le sort de nos fantassins qui, en première ligne, prenaient leur tour de garde la culotte roulée jusqu’à l’aîne. ILS RI-GO-LAIENT. L’inondation, c’était, en effet, le calme.

L’instinct de clan me ramenait à la batterie, au terme de mes trois jours de tranchées, avec un plaisir croissant. Cette batterie devenait de plus en plus la mienne. Premièrement, après la tournée du 8 septembre, afin de diminuer les risques, elle s’était séparée des autres pour aller creuser ses terriers à quelque distance et sur un terrain presque vierge. Secondement, M. Biret, lieutenant en premier, venait de prendre le commandement d’une batterie dans un autre groupe ; Chochotte, sous-lieutenant, se trouvait occupé ailleurs. M. le capitaine Duroc ne disposait donc plus, comme officier sous-ordre, que d’un aspirant officier, et il défendait avec un grand bon sens le principe que ce sous-ordre ne pouvait à la fois travailler à la ferme et au moulin. M. Duroc soulignait même, avec coquetterie et insistance, que ce sous-ordre travaillait fort bien à sa batterie, commandait le tir avec vigueur, construisait sans arrêter et tenait le personnel. M. le capitaine Duroc, jouant au bridge à quinze cent mètres de là avec ses collègues, goûtait une grande satisfaction à entendre ses canons se déchaîner avec une rigueur mathématique aux heures prescrites, et, tout en battant les cartes, confiait volontiers à ses collègues postards – cum grano salis – que lui, Duroc, après avoir connu en treize mois onze lieutenants météores, commençait à souffler depuis que la bonne grâce du chef d’escadron l’avait pourvu d’un aspirant di primo cartello. Vieux ? Jeune ? Journaliste ?... Ouais !... Un guerrier, avec des idées souvent originales, mais pas toutes absurdes. Par lui – c’était épatant – tous les jours les canonniers mangeaient du rôti et des frites. Il avait – une de ses idées, tenez ! –, mettant à l’épreuve l’ingéniosité du maître ouvrier en fer Vallée, un plombier de Dinard, construit une cuisinière modèle, avec de l’argile et de vieilles boîtes de conserves.

Je goûtai alors, à plein, le bonheur d’une batterie qui vit sur elle-même. Une existence s’installe là où la rigueur militaire prend la forme d’un paternalisme vigoureux mais d’une tendresse infinie. L’eau, la boue, le froid, qui font le malheur de l’un, font le malheur de tous. Abattage d’arbres, drainage, voierie, deviennent l’obligation acceptée. Le chef-d’œuvre et le miracle enchantent jour après jour. Découper un chêne centenaire avec une scie de menuisier ; le fendre avec un coin à fendre des bûches ; découvrir un clou, un vrai clou, le clou nécessaire pour faire tenir une porte, découvrir ce clou dans une forêt : voilà le chef-d’œuvre, voici le miracle, M. le capitaine Duroc montant, au coucher du soleil, faire un tour à sa batterie, glissait à la poésie en la voyant s’organiser. Il écoutait, approuvait toujours, presque toujours, des projets, qui heurtaient le plus souvent la coutume militaire, qui était la sienne, mais dont la variété l’égayait.

Un soir, pourtant, il broncha. L’aspirant manifestait quelques craintes, à l’occasion de l’augmentation de solde des canonniers. De un sou par jour, la solde se trouvait portée à cinq. A raison de quarante canonniers en position et de un franc le litre de vin, l’aspirant calculait que dix litres de vin par jour pouvaient entrer à la batterie en sus des rations. Si les canonniers économisaient, quarante litres ou quatre-vingts pouvaient entrer de même, un beau soir, et subrepticement. Si, encore, on considérait que beaucoup de canonniers recevaient de petits mandats de leur famille…

- Alors ? coupa rudement M. le capitaine Duroc.

- Alors, mon capitaine, l’argent aux armées ne se transformant guère qu’en vin, ou en alcool, j’aimerais assez que la batterie prît l’affaire en main. Si elle vendait le vin elle-même, du moins saurions-nous combien il s’en débite…

- Ma batterie faire le mercanti… ? Jamais !...

Ce n’est que plus tard, bien plus tard, dans les Armées de la République, que divisions, régiments, compagnies ou batteries reçurent d’en haut l’ordre de se transformer en mercantis. Seulement, on appela cela des coopératives.

Novembre et décembre passèrent ainsi en règlement d’affaires de famille, loin de tout. La batterie mal ravitaillée en chandelles vivait avec le soleil. Le froid coupant d’Argonne liquéfiait les intestins. Pour compléter alors l’action désinfectante du benzonaphtol, le mieux consistait à absorber l’alcool du ravitaillement en quantités importantes. Dans le moment, cet alcool, d’un blanc sale, puait le ruisseau et avait une saveur de pourriture. Les chefs de pièce, laboureur, facteur, boucher, renâclaient. L’aspirant avalait en racontant des histoires de Paris, le Paris d’avant guerre, avec ses théâtres, ses femmes et surtout ses caves. Aussi, j’appris à jouer à la Vache avec des cartes doublées de crasse. Tout cela ne valait-il pas mieux que traîner à cheval sur les routes de Sainte-Menehould, terrorisées par la prévôté de M. le général Anthoine, commandant le corps d’armée, qui multipliait les consignes en des formes rappelant les hargnes de l’adjudant Flick ? Les fantassins le tenaient pour une brute. Les artilleurs se bornaient à dire de lui : « Oh !... là… là… » en haussant les épaules.

Ah ! quelles vacances de la vie, quelles admirables vacances ! Les sous-officiers d’artillerie qui commandent un canon sont de petits rois. Supérieur de quatre chefs de pièce, ma place offrait les avantages et aucun des ennuis qui composent l’apanage de l’officier.

Je trouvai la vie fort douce, ce matin de Noël 1915 que je repartis en liaison, exceptionnellement, chez les fantassins. Pour sûr, ils allaient me revoir avec le même plaisir que j’éprouvais à les revoir… Mieux valait les surprendre, n’arriver qu’à l’heure juste du déjeuner chez le colonel. Toute la matinée, j’arpentai les tranchées, refaisant la première ligne, section par section. Il faisait mou et frais, avec un peu de soleil. Ces courses donnent grand appétit. J’éprouvais quelques tiraillements d’estomac, déjà, en arrivant au poste du colonel vers midi moins cinq. Ils prirent de l’intensité à la découverte que le poste ne se trouvait plus à sa place. Le colonel, son état-major et son cuisinier venaient d’émigrer.

- Où ça ?...

- A Turenne, ravin de Villars.

En route ! Bon Dieu ! A Turenne, il se trouvait midi et demi. La sueur perlait sous mon casque. Mais le poste s’annonçait fort confortable. Malheureusement, il était vide. Le colonel, après un déjeuner hâtif, visitait son secteur. Chameau !

Sortant des boyaux, à travers le bled, je piquai à l’est, vers un lieutenant de mitrailleuse isolé, sentant à chaque pas mon estomac descendre plus vite vers mes talons. C’était un homme charmant, à l’invitation cordiale. Vers une heure, je découvris à sa place un épais rougeaud qui sauçait du pain dans le fond d’une gamelle de rata. Levant à peine les yeux sur moi, il grogna :

- Ah ! c’est vous l’artilleur ? Bonjour.

Fou de faim, je dégringolais vers la Harazée où se tenait, j’en étais sûr, un capitaine du génie plein de ravitaillement, épris de littérature, et qui surveillait des travaux. Dix fois, au passage, il m’avait invité. Le capitaine d’être relevé. Ma montre donnait une heure et demie.

Alors, fauve déchaîné, je regrimpai Binarville, babines crispées, pour appuyer à droite. Trempé d’une sueur glaçante, je courus vers un autre ravin, où gisait l’autre colonel, le moins brillant, mais à la table également hospitalière. Ce n’était plus mon secteur, mais qu’importe, il faut vivre ! Je poussai si fort que je dus reprendre souffle pour interpeller l’ordonnance qui fumait, accroupie, à l’entrée du poste :

- Il est là, le colonel ?

- Oui, mon aspirant. Je vais vous annoncer.

Deux heures devaient sonner à tous les clochers d’Argonne qui tenaient encore debout, lorsqu’une voix sortit du poste, joviale et gracieuse.

- Notre artilleur ?... Mais je crois bien… ! Entrez… entrez, mon cher ami. Comme vous êtes gentil de venir me faire une petite visite en ce jour de Noël !...

Et, sans désemparer, la voix ordonna :

- vous allez prendre une bénédictine avec nous… Asseyez-vous… Une cigarette ?...

- Mon colonel, vous êtes trop aimable.

Ah ! l’assassin.

Après deux ou trois heures de torture, la faim passe, non sans réflexions. Les miennes aboutissaient à la conclusion que ces problèmes de ravitaillement devaient se régler plus facilement d’officier à officier, l’un fût-il sous-lieutenant, l’autre colonel. Rentrant le soir à ma batterie, l’appétit revenu, cette conclusion m’apparaissait certitude. Aspirant, au fait, ne représentait qu’une situation transitoire. Je m’y trouvais bien, mais allait-on m’y enfermer des années ?

Des mois seulement. Depuis beaux jours, M. le chef d’escadron Binbin portait attention à ce problème. Binbin, pauvre en lieutenants et sous-lieutenants, refusait de réclamer qu’on lui en envoyât. Dès octobre, il avait même questionné M. le général commandant l’artillerie du corps d’armée, avec lequel il vivait en bonnes relations.

- Mon général, les aspirants ?... J’en ai là un, depuis deux mois, qui fait le service de lieutenant… de lieutenant en premier. Il a des ressources… Si on le nommait sous-lieutenant ?

Alors, le général, après avoir songé un moment, avait fouillé dans ses papiers et consulté le B. O., le Bulletin officiel qui est l’alfa et l’oméga du militaire digne de ce nom.

- Aspirants ?... Aspirants ?... Voici. Les aspirants qui ont rejoint les armées le 20 août 1915 seront nommés sous-lieutenant le 16 avril 1916

- C’est que, mon général, ce n’est pas un aspirant qui sort de nourrice… Et je pensais…

- Quoi donc ? Le B. O. dit 16 avril, mon cher ami. Vous voilà fixé… Au revoir, commandant.

Très bien. Nous sommes là dans le comique, le comique de l’utilisation des réserves dans les armées de la République, le comique du général qui ne sait même pas lire le B. O., le bon B. O. moins bête qu’on le pourrait croire. Ce comique dura jusqu’à Clémenceau. Grâces soient rendues, nonobstant toute autre considération, à M. le chef d’escadron Binbin, qui, en bon élève des jésuites, tenait aux hommes qui peuvent servir la cause, sans plus envisager leurs origines que leurs galons. Binbin avait estimé dépourvus de pénétration les propos du général. Depuis ce jour, têtu comme la bourrique à Robespierre, il refusa d’adresser au commandement la moindre demande de renforts en officiers. Saumure, sans cesse, et Flytox pleuraient sur leur pénurie de lieutenants.

- Ben… Ben… répétait M. le chef d’escadron… le 16 avril…

Au début de janvier, le groupe se mit sur roues pour aller derrière l’Argonne, souffler un peu, et manœuvrer selon le nouveau style prescrit. Des bruits couraient même d’une armée qui s’organisait dans l’Ouest pour enfoncer une fois de plus le front ennemi et que nous en serions. Oh ! Oh ! ET la liaison marcherait cette fois avec des assiettes lumineuses et des fanions à bras. Parfaitement ! Ce serait pour bientôt… On activait les départs en permission. Le 20 février, après le dîner, à neuf heures du soir, un ami qui filait me serra la main :

- Alors, entendu ? Dès mon arrivée, demain matin, à Paris, je cours annoncer la vôtre pour après-demain matin.

- Entendu. Je prends demain soir le même train que vous aujourd’hui.

Il partit.

Ceci se passait à Bournonville, village de cent vingt habitants. Il était donc neuf heures du soir. Après quelques cigarettes, vers dix heures, chacun s’en fut coucher. Je m’endormis presque aussitôt, rêvant du cher Paris, abandonné pour la vie de bête depuis des mois… des mois…

A dix heures et quart, la générale sonnait dans le cantonnement et les ordres se précipitaient : « Alerte ! Attelez ! ». J’entends encore la voix qui, dans la nuit, miaulait :

- Bien sûr. Faut toujours que les manœuvres se terminent par une alerte. Dans une heure, ça va être : « Dételez »…

Non. C’était Verdun.
________

VERDUN, FORÊT DE HESSE.


Une heure après l’alerte, les batteries attelées, attendaient, paquetages bouclés. Il faisait froid. Combien de temps devions-nous espérer cet ordre de dételer et de retourner au lit ? Allons ! Le commandement, pour une fois, montrerait-il quelque élégance ?

Des cyclistes passaient dans la nuit. Lequel l’apporterait ? Et puis les indications fusèrent. Il ne s’agissait pas de dormir, mais de courir à la bataille. Les Allemands attaquaient. « Où ? – Dans l’Est ». Une voix parla même de Verdun. Verdun ?... Personne ne connaissait Verdun, et moi le premier. Les cyclistes, de plus en plus rapides, circulaient dans les deux sens. Ils rapportaient, paraît-il, des échos concernant une attaque sévère. Une heure s’écoula encore, et puis encore des quarts d’heure. Les capitaines-commandant rejoignirent leur batterie. Vers deux heures du matin, la tête de colonne du groupe profila sur la route ses ombres en formation régulière : le lieutenant orienteur et ses maréchaux des logis, les trompettes, Binbin, ses officiers adjoints, ses agents de liaison.

- A cheval !... Par pièce, marche.

La batterie Saumure décolla ; la batterie Flytox suivit ; la batterie Duroc prit la queue.

Le groupe faisait route au pas. L’activité des officiers et des agents de liaison de Binbin, le long de la colonne, témoignait du sérieux de la situation. Trois heures, on alla dans le bourdonnement endormeur spécial à l’artillerie de campagne qui sait ménager ses chevaux. Officiers, sous-officiers, conducteurs, sentaient leur tête entraînée vers le garrot de leur monture. Pour réveiller sa batterie, M. Duroc fit mettre tout le monde pied à terre. Le sommeil pesait sur les marcheurs. Dans la nuit noire, glacée, pendant une halte, un même quart de canonnier, culotté de marc à  l’intérieur, de crasse à l’extérieur, passa de bouche en bouche d’officier, dix, quinze bouches, pour distribuer à chacun du « jus » de la cuisine roulante. C’était fade, mais chaud. Et chacun disait, Saumure, comme Flytox, comme Duroc, comme l’aspirant :

- Ah ! ça fait du bien !

Au jour, on se rendit compte qu’on tournait l’Argonne, par le sud, direction nord-est. Vers sept ou huit heures – le patelin s’appelait Froidos, – la tête du groupe s’engagea dans un chemin creux, puis escalada un grand champ découvert, au bord même de la grand’route. Comme au polygone, le chef d’escadron mit son cheval au galop, le campa tête à l’est et, du bras, commanda :

- En bataille à intervalles serrés. Halte !

Les capitaines partant à leur tour, au galop, prirent leur distance et répétèrent le geste chacun pour sa batterie. Les lieutenants firent de même pour les deux pièces de leur section. M. le capitaine Duroc prit bien sa distance, mais quant aux sections, elles vinrent toutes seules, ou à peu près, car la batterie, en fait de lieutenant, de sous-lieutenant et de chef de section, ne comprenait plus en tout et pour tout qu’un aspirant, qui pensait : « A ce petit jeu, autant que je connais Binbin, Duroc et autres, je ne me vois pas très clairement partir en permission ce soir… Ah ! le nom de Dieu de sacré nom de Dieu de cochon de cocu qui est parti hier soir !... Nom de Dieu de sacré nom de… »

Sur son champ découvert, en surplomb, le groupe faisait magnifique, un vrai groupe pour Exposition Universelle de l’Artillerie. Des passants d’autres armes l’admiraient. Ils l’admirèrent jusqu’à l’arrivée en trombe d’un colonel à brassard d’état-major, qui se mit à étrangler sur la route, rouge à croire qu’il allait claquer de congestion !... Et il braillait, à se briser les cordes vocales :

- Mais, c’est de la folie ! C’est de la folie furieuse !... Vous ne voyez donc pas les avions ennemis ? Voulez-vous vous défiler.

Ah ! bon. « A cheval !... Par pièce, marche. » Le groupe se tapit sous des buissons, et on cassa la croûte.

Pendant ce temps, les officiers de logement palabraient pour entrer à Froidos. Nous avions bien l’ordre d’y cantonner, mais d’autres cantonnaient là, paisibles, depuis un an. Jamais, plus que le Grand Quartier Général, ils n’avaient imaginé qu’ils se battraient à Verdun. Fort au calme à Froidos, ils trouvaient mauvais que nous venions les y troubler.

Enfin, vers onze heures, ils consentirent, sous les ordres écrits et les coups de gueule, à se tasser un peu, tout en grognant comme des sauvages. L’après-midi coula, vague, à soigner les chevaux et le matériel.

- Et votre permission, mon aspirant ? questionnaient les chefs de pièce.

- J’ai bien peur… Ah ! le nom de Dieu de sacré…

Pourtant, il fut décidé qu’on coucherait là. Dans ces conditions, puisque la situation des fronts internationaux ne semblait pas exiger d’une manière absolue ma présence le soir même, je me pris à songer vers les huit heures du soir : « Mon vieux Duroc, il va falloir me la donner, cette permission », mais c’est alors justement, que M. le capitaine Duroc déboucha à la popote des sous-officiers, la mine tracassée, et me parla seul à seul, d’une voix grave :

- Pour votre permission…

- N’en parlons plus, mon capitaine.

Il sourit, détendu, parce que, tout de même, ça lui faisait mal et enchaîna :

- Je vous remercie. Batterie prête à minuit. Nous mettons en batterie demain matin. Je n’ai que vous et quatre chefs de pièces. Nous tâcherons de nous débrouiller.

Et comment ! Tous les ennuis de l’artillerie de campagne, où la troupe est très fortement encadrée au feu, naissent le plus souvent de l’excès d’officiers et de gradés. Sur les positions difficiles à tenir, la pénurie de chers facilite singulièrement la manœuvre, et justement M. Duroc venait de tirer au sort la plus mauvaise des trois positions désignées au groupe. La guigne ! Tant pis. Restait à obéir.

Après une heure de sommeil dans la paille, on réattela donc. M. Duroc, reprenant la route en tête de sa batterie, ne dérageait pas contre les automobiles qui nous dépassaient. L’artillerie automobile débutait. Lui ne connaissait que le cheval. Il cravacha et, dans sa fureur, manqua assommer un chauffeur. A Parroy, la neige nous obligea à faire halte pour cramponner les chevaux, le long de la voie ferrée. De gros obus passaient au-dessus de notre tête, pas très haut, pour éclater en grosses gerbes rouge sombre, pas très loin.

- Ah ! Ah ! Mais, pourtant, nous sommes encore loin des lignes !...

- Oui. En avant !

C’étaient les obus destinés à la ligne Paris-Verdun.

En avant, le ciel grondait. Je savais maintenant où nous allions : « Forêt de Hesse ! Rendez-vous de Chasse, route d’Aubréville-Avocourt ! » En avant ! Nous marchions à pied devant la batterie, le naseau de notre cheval entre les omoplates. A l’orée de la forêt de Hesse, un officier qui mettait en batterie de 155 en position tomba brusquement en arrêt à ma vue !

- Vous !

- Vous !

Un intime… la dernière partie de bridge d’avant guerre… le dernier dîner du temps de paix.

- Où allez-vous ?

- Rendez-vous de Chasse.

- Que je vous embrasse !

En m’embrassant, il tremblait. Pourquoi ?

Des tonnerres d’artillerie roulaient. Partout des éclatements. Sur la route couverte de quinze centimètres de neige de plus en plus souvent une déchirure noire, baveuse, marquait la trace d’un obus éclaté là dix secondes avant.

- Eh ! eh ! mon capitaine.

- Ouais ! Marchons.

Oh ! ces conduites de colonnes à lourds attelages, ces colonnes de plus de cent mètres de long, derrière soi, lorsque l’obus menace d’y créer à tout instant un grabuge de sang !

- Eh !... Encore… Et un autre !

- Ouais… ! Marchons.

Une demi-heure après, nous arrivions. Quatre emplacements de pièce vaguement couverts se trouvaient indiqués là. Déjà M. Duroc partait en reconnaissance. L’acier pleuvait de tous les côtés.

- En batterie… Oust ! Enlevez les sacs… Et vous, les avant-trains de canons et de caissons, fichez-moi le camp au trot avec vos bourrins !

Fini le métier de déménageur. Aux canons !

Je jetai les rênes à l’ordonnance. Les gros chevaux d’attelage s’en allèrent. Trois minutes après, à deux cents mètres de nous, trois conducteurs étaient blessés ; douze chevaux blessés, le mien tué. Sur nous, mussés maintenant autour des pièces, les 105 grêlaient. Sur la route, des estafettes, genoux serrés, le torse allongé le long du cou de leur cheval, passaient comme des bolides. Deux mois après, l’intime rencontré à l’orée de la forêt me confiait :

- Je pensais ne plus vous revoir, en vous embrassant. On disait le Rendez-vous de Chasse inabordable… Comment avez-vous passé ?

- Par innocence.

Nous nous trouvions à gauche de la bataille de Verdun qui débutait, isolés sous les arbres d’une grande clairière. Le bombardement ne se relâchait pas. Il allait durer huit jours à ce train. Des nouvelles de mort parvenaient de minute en minute par des agents de liaison ou des passagers. Surprises, les batteries installées là, depuis des mois, sur des positions connues de l’ennemi depuis longtemps, subissaient des tirs d’écrasement. L’une comptait déjà cinq ou six morts ; à l’autre, le commandant de batterie venait de mourir avec ses officiers. Partout la maîtrise de l’artillerie allemande s’affirmait. C’était merveille que deux ou trois des pauvres toits de bouleau dont nous disposions ne fussent pas déjà pulvérisés.

M. le capitaine Duroc cherchait un observatoire. Il fallait décider. Les hommes n’en pouvaient plus de deux nuits de marche sans sommeil. Tant pis !

- Aux pioches et pelles, mes enfants ! Aux scies, aux cordes !

Pioches et pelles, deux scies, une hache, des cordes à chevaux, composaient toutes nos ressources pour organiser la défense. Mais, là, les Bretons sauvèrent leur vie par leur puissance de travail, leur résistance et leur discipline, qui, elles, sont infinies. Toutes les cordes de la batterie furent mises en charpie à traîner des troncs d’arbres. Parfois, quatre chevaux attelés en flèche sur un rondin, brusquement affolés par un éclatement, cassaient tout et s’enfuyaient. A d’autres instants, dix, douze, quatorze hommes transportant un chêne s’affalaient comme pantins mécaniques, au sifflement d’un obus. Sans cesse et partout bourdonnaient en l’air des mouches de fonte aciérée qui empêchaient d’enlever le casque. Du soleil levant au couchant, le travail n’arrêtait pas. Courbaturés, à la nuit, tous, nous tombions en sommeil comme des brutes, insoucieux du bombardement qui s’aggravait avec la nuit. Au matin, les paupières à peine décollées, le spectacle qui s’offrait était celui d’une terre labourée. Rien de ce qui était, la veille, demeuré dehors n’était  intact. Tous nos caissons y passèrent. A plusieurs reprises, même, des obus tombèrent « pile » sur nos abris, n’y causant aucun dommage aux personnes. Dix d’entre nous, dix fois, en ces jours, virent la mort à un mètre. Et la sympathie des hommes leur faisait dire, amers :

- Tout de même, l’aspirant… qui devrait être en permission !

C’est vrai… Ah ! le nom de Dieu de sacré nom de D… L’aspirant, en effet, comme la moitié de la batterie, paraissait condamné, et bien condamné.

Simple illusion de guerre. La batterie ne voulait pas mourir. Accumulant terre sur bois, bois sur terre, chaque casemate de pièce se fortifiait, malgré la voie hiérarchique qui, aux demandes de fil de fer, de gabions, de clous… de tout, répondait : « Rien ». Un cri de reconnaissance salua, après huit jours de : « Rien », l’arrivée inattendue de cinq  cents sacs à terre, marqués d’une étiquette : « Envoi de Mme Pierre Lebaudy ». Abandonnés des dieux et des hommes, une femme, du moins, nous venait donc en aide ! Le souvenir en demeure ineffaçable.

Alentour, des propos nuancés d’ironie, malgré les circonstances, couraient à notre sujet. Une interrogation faisait son chemin, de bouche à oreille : « Tu n’as pas vu les Bretons qui viennent de mettre en batterie au Rendez-vous de Chasse… ? Va donc les voir dans un moment de calme… Tu vas rigoler… »

De fait, bientôt, à quelques vingtaines de pas de la batterie, des petits groupes se mirent à défiler, feignant l’indifférence. D’autres stationnaient en échangeant des signes : « Regarde donc… Regarde-les… Pige-moi ce chantier ! »…

Les Bretons, sans sourire, eux, continuaient à remuer la terre. Ces Parisiens ignoraient la guerre.

C’est qu’une légende – légende, eh ! eh ! – commençait à circuler sur les troupes en ligne dans ce secteur et que nous venions appuyer. Elles appartenaient au corps d’armée de Paris. Selon la légende, le Grand Quartier Général, persuadé que jamais les Allemands n’attaqueraient Verdun, maintenant là les Parisiens depuis des mois et des mois pour fabriquer à la capitale – cerveau de la France – un état d’esprit favorable à la guerre. Depuis des mois, ces troupes ne se battaient pas, ou très peu. Depuis des mois, au lieu de faire la dure école de l’obus, elles se distrayaient, comme se distraient les troupes inoccupées, à enjoliver leurs abris de fortune, sculptaient le bois, jetaient des ponts rustiques, réalisaient des casemates à allure de guinguette. Toutes ces architectures, photographiées, s’en allaient – toujours selon la légende – dans les familles de Paris et propageaient le sentiment de la guerre agréable, plus, folâtre.

La légende ne devait pas être sans recéler des bribes de vérité, car les petits groupes qui nous venaient ainsi visiter de loin, et se faisaient de plus en plus nombreux, cessèrent d’apparaître un beau matin, comme si, brusquement, leur ironie cordiale eût cessé de plaire à l’état-major régnant.

En revanche, trois officiers « parisiens » piquèrent droit à la batterie et, dans les formes les plus aimables, demandèrent la permission de visiter les travaux. Et, s’en allant, ils disaient : « Merci… Très intéressant », avant de lâcher la dernière question qui, toujours brûle les lèvres à la guerre :

- Vous n’avez encore perdu personne ?

- Non… La chance !...

- La chance à coups de pelles… Compris… D’accord.

Au bout de quinze jours, vraiment, nous ne craignions plus grand’chose et commencions à souffler. Les Boches, on s’en foutait maintenant, et nous allions leur rendre deux coups pour un dans des conditions de commodité et de confortable qui faisaient envie. C’est alors qu’arriva un ordre, à la manière sans politesse dont arrivent les ordres. Il nous commandait d’aller occuper, dès le jour levant, à huit cents mètres au sud, une autre position. Il s’agissait d’une position sans abris, sans protection, perdue dans la neige. Cela se fit par des chemins gluants, où dix chevaux, de la boue jusqu’au poitrail, traînaient péniblement un canon. Plus de mille fagots, en douze heures, avaient pourtant été noyés pour permettre de faire passer une colonne, crispée de rancune, tordue de rogne, moins par l’obligation de construire une fois de plus sa maison que par le regret d’abandonner à un successeur, supposé par anticipation imbécile et paresseux, les fruits d’un labeur génial.

M. le capitaine Duroc prit fort mal l’aventure dont il traita en termes adéquats. Prenait-on sa batterie pour une esclave à toutes corvées, ses hommes pour des machines à remuer la terre, et lui pour un automate ? S’il ne s’agissait que d’obtenir qu’il résignât son commandement, que la hiérarchie le lui exprimât du moins sans détours offensants… Mille mots aigres-doux furent échangés avec Binbin. Colloques sans espoirs. Pelles, pioches, haches, scies, cordes, représentaient une fois de plus l’alpha et l’oméga de la situation, sans parler des canons, car, là, il fallut se mettre à tirer comme des fous. Les Allemands devenaient de plus en plus agressifs sur la rive gauche. Bientôt, le nouveau chantier de la batterie devint volcan. Nous couchions entre des piles de projectiles amorcés. Les terrassiers, épuisés le jour à construire, s’épuisaient la nuit à décharger des caissons.

Par bonheur, nous ne recevions presque pas d’obus. Plus tard, bien plus tard, nous devions découvrir que l’ennemi croyait tous les jours nous empoisonner, nous cribler, nous écraser. Il se trompait de trois cents mètres… Seules, nous parvenaient, du point où il croyait nous atteindre, des senteurs atténuées d’amande amère, des bruits d’éclatements et quelques coups « longs ». Sans préciser sur le moment les raisons de notre tranquillité, mais décidés à la défendre le plus longtemps possible, M. le capitaine Duroc et moi avisâmes aux moyens les plus efficaces.

Pas d’hésitation. Il fallait, d’abord et à tout prix, en interdisant toute circulation autour de la batterie, donner aux aviateurs ennemis l’impression d’un bled inoccupé. Et, pour atteindre ce résultat, il convenait d’agir nous-mêmes dans les formes appropriées. Le succès ne tarda pas.

Bientôt, dans le quartier de forêt environnant cette ferme de Fontaine-aux-Chênes, près de laquelle nous nous trouvions installés à contre-pente, en lisière d’un bois, le bruit courut que nul ne devait attendre de notre voisinage le moindre témoignage de gracieuseté. Chacun conseilla à chacun de ne pas approcher une position tenue en mains par deux ours aussi mal léchés l’un que l’autre, un capitaine et son aspirant, lesquels ne savaient que parler de coups de pied au cul ou de coups de poing sur la gueule.

Défense à quiconque de marquer autour de la position la trace d’une semelle de botte, à plus forte raison d’une rouge de voiture ! De l’avoine semée donna bientôt aux environs immédiats l’allure d’une honnête prairie. Tout humain apparaissant à moins de cent mètres de la position entendait sortir du bois l’ordre impératif d’avoir à f… le camp, parmi noms d’oiseaux comme : « Chameau, putois, peau de fesse, etc. ».

Ainsi protégés, nous construisions. Cagnas, salle à manger, soutes à obus, se succédèrent rapidement.

Une salle de bains s’organisa, blindée contre le 155. Toutes les pièces fonctionnaient sur plate-forme, avec « circulaire », comme dans les forteresses. A côté de chaque canon, des rayons d’épicerie, où s’alignaient soixante obus amorcés et graissés, des bailles d’eau pour rafraîchir les tubes. Le pointeur n’avait qu’à lever les bras pour atteindre l’écouvillon et nettoyer son tube, en une seconde, entre deux rafales. Au moindre appel, la batterie, de ses quatre pièces, mais comme d’une seule âme, envoyait deux cents quarante coups en quatre minutes, quatre minutes juste, pas une seconde de plus.

Barrage ! Barrage ! C’est le mot de Verdun. Nous barrions jour et nuit, surtout la nuit. De toutes parts, alentour, nous parvenaient des nouvelles macabres : isolés tués ici ou là, colonnes de ravitaillement écrabouillées. Nous barrions dans l’enthousiasme de la sécurité. Aller déjeuner chez des camarades, à moins de mille mètres… ? On y allait, pardi !... en risquant sa peau. La mort rôdait à tous les carrefours. Un matin, nous vîmes refluer sur nous les lieutenants d’une autre batterie du régiment que son capitaine venait de donner l’ordre d’évacuer. Ils nous demandaient à servir comme pointeurs, pourvoyeurs, à occuper n’importe quel poste pour ne pas demeurer dans la situation de « sans batterie ».

Le même jour connût l’apparition au groupe et la disparition d’un nouvel aspirant. C’était… un jeune camarade de Fontainebleau, charmant, mais guignard, toujours victime d’un accident qui le retardait à l’appel comme à la manœuvre. A son tour de départ au front, il était tombé malade et rejoignait six mois après les autres : un vrai « poisseux ». Désigné pour le groupe, où il s’était, à midi, présenté, Binbin l’avait reçu, nerveux : « Pas le temps de vous laisser souffler, mon petit… Un lieutenant vient d’être blessé… Montez immédiatement à la quatrième batterie. » A la quatrième batterie, Saumure l’avait reçu, dilaté : « La Providence vous envoie. Mon sous-lieutenant, qui devait partir en liaison, vient d’être blessé, mon cher ami… J’en suis désolé, mais il me faut vous prier d’aller immédiatement le remplacer à l’Infanterie… »


Vers sept heures du soir, le nouveau venu, ignorant tout de la guerre, se trouvait en liaison chez le colonel dont le régiment défendait le bois d’Avocourt. A trois heures du matin, les Allemands attaquaient, s’emparaient du bois, forçaient jusqu’au colonel, et prenaient tout vifs le colonel… et l’artilleur, dont le séjour au front n’avait pas duré douze heures. Le poisseux…

C’était là le comique spécial à Verdun.

Tout de même, vers avril, après attaques, contre-attaques, nuits sur nuits de tonnerre d’artillerie, un peu de calme se dessina, et, le 16 avril, après cinquante jours d’épreuve, une pluie de roses tomba sur mon casque de militaire d’occasion, sous la forme des trois événements les plus désirés du soldat : citation, promotion, permission.

M. le capitaine Duroc tremblait d’émotion, en m’annonçant qu’il me faisait citer à l’ordre. Il trembla de colère en apprenant que, le jour même où je devenais officier à un galon, le colonel lui désignait, à lui, Duroc, pour sa batterie, un lieutenant à deux galons, un lieutenant en premier. Il attaqua Binbin :

- Mon commandant, je ne comprends pas… je ne comprends pas…

- Mais, Duroc, puisque je vous explique…

M. Duroc ne comprenait rien et ne voulait rien comprendre. Il répétait qu’en treize mois de début de la campagne, il avait connu onze lieutenants météores. Depuis huit mois bientôt il possédait un aspirant qui faisait la besogne de lieutenant en premier, de lieutenant en second et de chef de section. Il entendait le garder comme lieutenant en premier, surtout maintenant qu’il était officier. Ou bien il n’en voulait plus dans sa batterie. « Etait-ce clair ?... Tonnerre de Dieu ! »

Je dus quitter la batterie. Mais oui. Seulement, les canonniers bretons, me voyant partir, souriaient en saluant et se confiaient : « L’aspirant, il a de la veine, et le capitaine il est pas une gourde. L’aspirant il a été nommé sous-yeutenant hier. Y redescend aujourd’hui comme sous-yeutenant, et y remontera demain comme yeutenant en premier. » Ainsi advint-il, en effet, car M. le capitaine Duroc porta l’affaire directement au colonel. C’était un polytechnicien sourd, plus averti des problèmes de balistique que des questions de personnel. M. Duroc lui martela si fort son : « Mon colonel, je ne comprends pas… » que le colonel, excédé, concéda :

- Eh bien, on vous le rendra, votre journaliste !

Les officiers d’arrière avaient profité, d’ailleurs, de cette fausse sortie du journaliste à l’arrière pour le prier amicalement de remplir une mission de sa compétence. Il s’agissait d’un croquant de maire qui poursuivait le groupe de réclamations écrites et menaçait de plainte aux autorités hiérarchiques. Un cheval de chez nous, trois mois auparavant, avait, disait-il, chez lui, cassé sa voiture, démoli ses clôtures, brouté son herbe… causé, au total, un dommage du diable, dont il exigeait réparation.

Peste soit du croquant ! Je le rejoignis, au prix de trente kilomètres à cheval – aller. Ce croquant faisait à peu près figure de roi du camembert, – le camembert d’Argonne –. Il jouait à la fois le châtelain et le magnat de l’industrie, contrôlait des vaches par centaines et enflait sa fortune à vendre des fromages aux troupes. Que je nous découvre, à Paris, des relations communes ne lui apporta aucune satisfaction. Tout au contraire, j’en aurais plutôt inventé, en insistant sur les plus délicates et les plus spirituelles. Après quoi, je me sentis plus à l’aise pour procéder sans rire à l’expertise des dégâts, que je réglai royalement : cent sous pour le coup de pied – invisible – dans la vieille bagnole ; neuf francs pour neuf jours d’herbe ; et cinquante centimes pour la clôture : soit, au total, quatorze francs cinquante, contre reçu en bonne et due forme, et mes remerciements pour l’occasion offerte de traiter d’une affaire d’un si haut intérêt entre deux occasions de me faire casser la figure. Ah ! le bougnat !

Voilà, pourtant, l’un des métiers qu’il fallait faire à Verdun pendant les entr’actes.

_________

VERDUN, BOIS-BOURRUS.


- Tu n’es qu’une vieille salope. N’oublie jamais que tu n’as pas un jour d’ancienneté de plus que moi et que je t’em…

Sorti hier d’une batterie où je régnais comme aspirant, j’y rentrai donc comme lieutenant en premier, nanti d’un lieutenant en second qui me crachait son mépris. Il s’agissait du lieutenant Toto, dix-neuf ans, – quinze de moins que moi – mais vieux camarade puisque nous avions fait nos classes ensemble. Très mal noté comme aspirant ; tout juste à la veille d’être culbuté, il venait, malgré tout, de passer officier par décret, selon la mode du temps, à la date fatidique du 16 avril, et s’était trouvé muté au groupe fort à propos pour punir les tendances anarchiques et scandaleuses de M. le capitaine Duroc.

Car c’était bien là une histoire de versaillais. Brusquement, Duroc, nourri, pétri de hiérarchie, d’ancienneté, de tableau d’avancement, bafouait le système en introduisant comme lieutenant en premier dans sa batterie un sous-lieutenant nommé du matin et qui ne pouvait, selon un B. O. toujours mal lu, être promu « à deux ficelles » que le 15 avril 1918. Soit. Qu’il s’en débrouille, mais qu’il se débrouille au surplus du sous-lieutenant Toto. Cette batterie-là se présentait en ordre, tenait au feu, mais ne savait pas vivre. Il fallait que ce fût la guerre pour tolérer ses écarts. En vérité, elle méritait le traitement d’une fille de joie.

M. le capitaine Duroc, une fois de plus, ne broncha pas. Lorsque je descendis de cheval et le saluai, me félicitant de ce retour inespéré à sa batterie, il dit simplement :

- Ouais !... Bonjour… Dites-moi, nous avons touché un gosse…

Et le gosse, convoqué, dut entendre, rouge jusqu’aux oreilles, une petite admonestation de son nouveau capitaine, lui soulignant qu’il avait bien de la chance d’entrer dans une batterie où régnait un lieutenant en premier di primo cartello. L’anarchie…

- Bien, mon capitaine, accepta le crapuleux Toto, qui se réservait d’installer nos relations hiérarchiques sur les bases dites plus haut.

Le printemps verdissait les taillis. La bataille s’apaisait. Le sol séchait. Depuis dix mois je connaissais que la boue pour le guerrier est un supplice égal, supérieur parfois, à l’obus. Sur trois positions successives, déchiquetées par les terrassements et la circulation des caissons de ravitaillement, j’avais dégusté l’horreur de la marche en sabots dans l’argile qui vous englue à l’instant qu’on voudrait courir, vous happe, vous énerve, vous écœure. Quelques promenades aux environs nous révélèrent l’étendue de l’erreur de l’ennemi à notre égard. Depuis dix semaines, il jetait sur la crête boisée devant nous des tonnes et des tonnes de projectiles. Tout un carré de bois se trouvait là, émietté. L’artilleur d’en face nous devait tenir pour des héros alors que nous dépensions journée après journée à améliorer nos dispositifs. Ils atteignaient la perfection pour une batterie de campagne lorsque la relève arriva. Nos successeurs, qui n’en croyaient pas leurs yeux, nous accablèrent de félicitations et de remerciements. Jamais ils n’avaient vu encore position aussi solide, pratique, luxueuse. M. Duroc et moi-même, d’accord, montrâmes alors beaucoup de fermeté :

- Attention ! Tout ça tient sur un fil, le fil des : « Chameau, putois, peau de fesse, etc. » Attention ! Faites comme nous. Braillez ! Jurez ! Ne craignez pas de vous faire traiter de « voyous » aux environs.

- Entendu… Entendu…

Mais jamais on ne vit en guerre successeur ajouter foi aux discours du prédécesseur. Les camarades ne pénétrèrent pas la gravité de nos avertissements. Quatre jours après notre départ, un avion ennemi remarqua quelques promeneurs par là. Le cinquième, la batterie fut mise en pièces par une artillerie furibonde, honteuse de trois mois d’aberration. La moitié du personnel en officiers, sous-officiers et canonniers furent tués ou blessés.

La nouvelle nous en parvint à Froidos, où le groupe se retrouvait pour souffler, sans provoquer d’autre réaction qu’un :

- Naturellement…

Plus encore que la lecture des journaux, l’activité qui régnait, en effet, à Froidos nous invitait, si j’ose l’écrire, à ne plus nous troubler pour vingt morts de plus.

Jusqu’à deux mille blessés par jour passaient dans des ambulances brusquement surgies. Aux lisières du village, une grande maison, toujours pleine, accueillait, au sortir de la table d’opération, les blessés condamnés à mort. Sous des tentes, les intransportables duraient tant bien que mal. Tout ce qui pouvait voyager, après résection, agrafes et pansement, était expédié au plus vite à l’arrière.

Alors, seulement, nous commençâmes à comprendre ce que voulait dire : Verdun. Alors, seulement – en avril – nous sûmes que deux régiments de nos fantassins, engagés le 25 février, trois jours après nous, vers le Mort-Homme, avaient, dès le 25 au soir, été hachés. De cette brigade, à peine cinq cents hommes étaient redescendus.

Nous sortions de l’affaire en meilleur état. Le régiment avait perdu un chef d’escadron, mais peu d’officiers, sous-officiers ou canonniers. Notre groupe notamment n’avait guère souffert, et la batterie pas du tout. Fuir bientôt ces lieux inhospitaliers pour un secteur plus calme, selon le principe guerrier du « chacun son tour », était notre espérance. A la popote de quinze officiers, quelques bouteilles supposées de qualité se vidaient chaque soir. Le bridge allait son train. Il alla huit jours.

En juin, le groupe rentrait dans la bataille, plus près de Verdun. Il s’agissait de remplacer, aux Bois-Bourrus, devant le Mort-Homme et le Bois des Corbeaux, des batteries épuisées.

- Allons, bon ! Ah ! zut… Verdun encore ! Soit… Bois-Bourrus… Où ?

Là où le plus brave maigrit d’une livre par jour.

La batterie s’installa tout au nord de ces bois. Des gens de Lille tenaient là depuis deux semaines. Leurs canonniers ne mangeaient guère que du pain. Impossible de faire du feu, crainte d’attirer les tirs de l’artillerie ennemie. La nourriture devait venir de l’arrière. Comme il faisait chaud, elle arrivait sûrie. Les Bois-Bourrus, îlot d’arbres où s’entassaient des batteries, formaient, avec leur sol jonché de troncs, de branches, de brindilles abattus, coupés, hachés par les obus, comme une forêt vierge inextricable, où les attelages à huit et dix chevaux circulaient la nuit par le miracle demeuré hermétique de la circulation en guerre.

Des ordres, au surplus, nous traçaient une mission claire et sans limite. Il fallait tirer, tirer tout le temps. Pour une bataille, dans la Somme, le Quartier Général retirait la majeure partie des troupes de Verdun. L’ennemi cherchait encore à progresser sur la rive gauche. L’artillerie de campagne devait le clouer sur place, sans compter ni obus, ni canons. Sur un tout petit front, plus de vingt batteries se trouvaient rassemblées. Elles devaient aboyer, baver, comme des chiennes, jour et nuit, nuit et jour, au premier signe d’activité adverse.

Je ne connus là qu’un coin tranquille. C’était, à mi-chemin entre les lignes d’artillerie et les lignes d’infanterie, une tranchée où je passais des heures à la jumelle. Nous ne devions laisser aux fantassins allemands aucune seconde de repos. Des observateurs, commandant chacun une batterie, se partageaient donc le front et, réglant leur tir avec une précision impitoyable, le ramenaient sans cesse sur la tranchée de première ligne, mais autre repos que le repos nécessaire à leurs yeux exaspérés par la jumelle à ciseaux.

A la batterie même, la situation se présentait désespérée. Le personnel ne disposait que d’abris incapables de résister au moindre obus. Les canons n’étaient même pas couverts ; les munitions, pas davantage. Et le bombardement n’arrêtait pas, surtout par obus de 155. Sans cesse, dans un rayon de cent mètres, s’effondraient des chênes. D’autres, décapités, montraient des chevelures de fibres hirsutes.

Malgré tout, les tirs ennemis ne semblaient pas viser spécialement la batterie. Les rafales, abondantes, se dispersaient assez largement. Malgré tout, chaque soir parvenait jusqu’à nous une théorie de caissons amenant des obus – jamais moins d’un millier. Les canons de rechange nous arrivaient aussi régulièrement, et grâce à de la braise de boulanger, nos canonniers mangeaient chaud. Mais comment espérer, dans de telles conditions, en un lendemain égal au jour qui vient de passer ? Les fatigues du tir s’ajoutant à celles du ravitaillement et à l’énervement du feu ennemi empêchaient tout travail. Les estomacs rechignaient devant la nourriture, même chaude. Après huit jours, la batterie pâlissait, se creusait. Dans la nuit, autour des quatre petites bouches violettes crachant l’obus, je croyais voir, à ma voix, réagir des fantômes mous.

N’importe ! Vingt-quatre heures après vingt-quatre autres, nous tenions, lorsque l’envie nous vint, pour varier les plaisirs, ayant bien assommé l’ennemi sur ses premières lignes, de l’embêter sur ses arrières. C’était violer la règle du jeu. Les canons de 75, alors, ne tiraient guère au delà de cinq mille mètres, six mille à la rigueur. Ce fut une joie de creuser des trous pour permettre à leur affût de descendre en terre, à leur gueule de remonter en l’air selon des angles imprévus. Nous pûmes ainsi lancer des volées d’obus jusqu’au ruisseau de Forges, le long duquel devaient se trouver rassemblées des réserves de matériel, le long duquel venaient s’abreuver les bêtes de trait et de bât des fantassins. Nous montâmes l’affaire avec soin et les obus ne furent pas marchandés. Ce devait être le 8 juin. Le 9, on recommença.

Sans doute la plaisanterie se trouvait-elle excellente et provoqua-t-elle de la casse, car l’ennemi la prit fort mal. Le 10, par un après-midi gris, il entreprit de nous retourner, et chargea de l’opération un ballon saucisse d’observation et des pièces de 210 millimètres, tirant des obus allongés en pur acier et à fusées retard.

Les heures qui suivirent furent sans agrément.

Il n’est peut-être pire aventure, en guerre, que d’entendre arriver toutes les quarante-cinq secondes un obus capable de déraciner un chêne de cinquante ans, dès l’instant qu’il est certain que cette succession de projectiles ne vise que votre batterie et que, si tel obus est long, les suivants seront plus courts parce que le tir est constamment réglé.

L’épreuve dura trois heures. Projections volcaniques de pierraille ; fumées noires ; chutes d’arbres ; volées de branchages et de gravier : c’est l’enfer. Il faut serrer sa ceinture pour sentir son ventre. La volonté doit calmer de minute en minute la sensibilité, qui s’affolerait. Les canons, les munitions, on s’en moque. Un obus tombera-t-il sur un abri où s’entassent six, huit, dix hommes : voilà la question. Elle étreint lorsque pas un abri n’offre la moindre résistance au moindre obus.

Obus après obus, volée d’éclats après volée d’éclats, je surveillais le tir, sortant comme un guignol de ma pauvre cagna après chaque éclatement. Tout cela éclatait très près, à gauche, à droite, devant, derrière, par dessus. Un canon vola en l’air et retomba en culbutant. Un abri extérieur, soulevé par la droite, se désaxa. Des hommes en sortaient, terreux, les yeux fous. A la fin du tir, un demi-mètre de branchages enchevêtrés couvrait la position. Ni mort, ni blessé.

La nuit et le lendemain, la batterie tira comme les jours précédents.

Furieux, l’ennemi recommença le surlendemain à la même heure. Et ce fut plus dur encore, sans plus de résultat. Mais, comme des obus éclataient à des distances infimes de certains abris, une panique se dessina. Des canonniers réputés pour leur sang-froid surgissaient, égarés, sous la violence de l’émotion. Il fallut faire le sergent de ville, les orienter, un par un, vers d’autres abris, plus précaires encore que ceux dont ils sortaient. Le soir, pour rétablir la circulation derrière les pièces, plus de trente mètres cubes de branchages et d’éboulis durent être balayés.

J’opinai, du coup, fermement, à M. le capitaine Duroc :

- Le mieux me paraît être de f… le camp n’importe où, mais ailleurs. Le moral de la batterie ne tiendra pas devant une troisième tentative de retournement. Nous devrions avoir eu vingt hommes tués.

Il partageait mon avis.

- Nous allons essayer, dit-il, mais vous allez voir !

Je vis. A la seule idée de changer de position l’une de ses batteries, Binbin bafouillait et imaginait des difficultés. Il ne craignit pas de descendre jusqu’à moi, simple sous-lieutenant faisant fonction de lieutenant  en premier, pour me rappeler, avec une certaine canaillerie, des artilleurs cités à l’ordre pour s’être fait tuer sur leur position. Je répondis que je connaissais à merveille ce genre d’affaire – quoique vivant – et que je voulais bien mourir… mais de préférence pas de sottise, et qu’au surplus, se porter volontaire pour mourir, au lieu de se défendre comme des lions, alors qu’on comptait sur nous pour protéger des fantassins aux abois, ne me paraissait correspondre à aucun plan raisonnable. Nos hommes multipliaient les preuves. Malgré les éclatements de pièces qui pulvérisaient tous les jours des servants le long du front, la batterie tirait toujours à vitesse maximum. Par des prodiges d’entretien, nos canons claquaient parfois de fatigue, mais ne nous sautaient jamais dans la figure. Aucune batterie ne pouvait se targuer de faire mieux son métier. Je ne concevais pas de saboter à la légère une pareille puissance de feu. Il fallait lutter à la fois en force et en astuce ; être demain où l’ennemi ne nous soupçonnait pas, quitte à revenir ici après-demain, d’où il nous croirait décanillés.

- Vous lui parlez en guerrier, disait M. le capitaine Duroc, pas en militaire. Jamais vous ne connaîtrez les militaires.

J’apprenais, hélas ! à connaître ces artilleurs militaires de la grande guerre, administratifs, tatillons, figés sur leurs plans à lignes multicolores et à petits drapeaux indiquant les positions de batteries. Binbin, tout de même, bougea. Une demande de déplacement de la batterie au colonel lui valut – ô prodige ! – la réponse que le colonel avait d’autres chats à peigner que de s’occuper du déplacement d’une batterie et que lui, Binbin, était supposé assez grand garçon pour y aviser tout seul. Pas mal.

En une nuit, le déménagement fut assuré. La rage, née de l’incident, m’excita. Jusqu’alors, je m’étais confiné dans les besognes intérieures de la batterie. Je commençais à m’informer, pour mieux comprendre la bataille d’artillerie. Quelles mesures assuraient la protection des batteries attaquées ? comment l’artillerie lourde défendait-elle l’artillerie de campagne ? Je ne découvris que lenteur, pesanteur, langueur. L’artillerie lourde et l’artillerie de campagne vivaient séparées et s’ignoraient. Pour que la première appuie ou défende la seconde, rien que processus d’enterrement. Tout se passait en transmissions componctueuses à travers les échelons d’une hiérarchie sans alacrité. Je ne distinguais que fonctionnaires terrorisés par la discipline, affolés par les responsabilités, impuissants à unir la clarté et la vitesse dans les dispositifs de bataille. L’artillerie lourde française, en ce mois de juin 1916, personnel et matériel, devait être en retard d’une génération sur celle de l’Allemagne. Elle ne tirait que sur des mises en branle solennelles, comme si elle était toujours enfermée dans ses forteresses. Et cela dura longtemps encore… longtemps.

Le vingtième jour, l’ordre de relève arriva pour la nuit suivante. Il était temps. Nous avions mis à bout en vingt jours dix-neuf canons pour une batterie de quatre pièces. Les hommes n’en pouvaient plus.  Un obus d’arrosage en avait ramassé trois qui baguenaudaient imprudemment. Pour sortir de ce guêpier, une déroute savante fut organisée qui comportait le départ des hommes un par un, des canons un par un. Nous vivions dans la hantise des pertes signalées dans toutes les batteries qui occupaient les Bois-Bourrus. Partout, il s’agissait d’hommes fauchés par cinq, six à la fois. La veille encore, à la sortie sud de cette futaie maudite, un seul obus fusant avait fait trente tués, et autant de blessés, dans un groupe formé autour du vaguemestre.

Le bruit d’un repos sérieux courait. Ce n’était qu’un bruit. Le régiment goûta assez peu l’ordre d’aller prendre bivouac au bois de Souhesmes, pas très loin des lignes. Nous ne quittions donc pas Verdun !... Ce nom-là commençait à nous chanter d’autant plus désagréablement à l’oreille que les nouvelles qui nous parvenaient des artillereurs de la rive droite nous faisaient encore figure de privilégiés.
___________

VERDUN, MONTZÉVILLE.


C’était presque l’été. Le régiment respira sous la tente, en attendant les matériaux promis pour construire de petites baraques. Promenades à cheval, soins de ménagère à la batterie et petits bavardages amoureux avec les canonniers en bonne voie de reprendre couleur, poids et gaieté meublaient les jours. Un seul point noir : M. le capitaine Duroc avait rompu toute relation avec le chef d’escadron Binbin. Il ne voulait plus connaître cet homme, en dehors des obligations hiérarchiques, et se proposait de manger seul sous sa tente. Je protestai que ses lieutenants feraient popote avec lui. Il fit : « Mais non, ». Je répondis : « Mais si ». Le lieutenant en second, selon la tradition, devait popoter pour nous trois. Pendant toute la bataille des Bois-Bourrus, Toto n’avait pas déragé de se trouver coffré dans un observatoire à trois kilomètres de la batterie. Chargé par M. Duroc de prendre la popote en mains, comme étant le plus jeune, il dit : « Bien, mon capitaine » et à moi, par habitude :

- Tu n’es qu’une vieille salope, mais je t’aurai.

Et toujours pas de matériaux ! Planches ? Papier goudronné ? Clous ?... Néant.

Un après-midi vit, enfin, l’entrée triomphale au bivouac d’une succession de voitures de parc, pleines à crever de voliges, rouleaux de papier goudronné, fils de fer, etc., au moins six mille kilos. Les trois groupes du régiment poussèrent un soupir de soulagement : « Ah ! »…

Trop tôt. La nouvelle se répandit très vite que ce matériel immense ne saurait être partagé entre les trois groupes du régiment, vu qu’il appartenait au seul troisième groupe.

- Sans blague !... Pourquoi ?... Et nous ?...

- La peau.

- La peau ! Tu te paies ma tête ?

- Non, monsieur.

Renseignements pris, ces richesses appartenaient, en effet, en totalité, à notre camarade Bloch, lieutenant de ravitaillement du troisième groupe. Il les devait à la bonne grâce de son cousin Lévy, commandant du parc du génie voisin. Système D. Aujourd’hui, il fait bon d’avoir un juif dans le groupe ; demain un jésuite. La guerre… Et voilà tout !

Alors, tout près de trois semaines, sous le soleil, le régiment ne fit rien qu’attendre, boire et chanter. L’ennui vient vite à une troupe au repos. Après les jours de détente, elle se sent épaissir. Un doute vague d’abord, et puis insupportable, la tracasse sur sa destinée. Il rend les hommes grincheux, les officiers bougons. L’ordre de remonter au feu mit un terme à des chansons dont les refrains commençaient à nous lasser. Verdun… Encore ? Eh ! oui. Ah ! Crotte. Il s’agissait de Montzéville, un peu à gauche des Bois-Bourrus. L’accès, paraît-il, en était difficile. L’ennemi tenait la route sous un feu permanent. Les ordres précisaient, par prudence : « La relève se fera en deux nuits, par demi-batterie. »

- Donc, fit M. Duroc, vous viendrez avec moi la première nuit avec deux canons, et le gosse amènera les deux autres canons la nuit suivante.

- Oh ! mon capitaine…

- Ah ! Encore une idée. J’écoute.

- Si le passage est si dur, peut-être vaudrait-il mieux dire : « Vous ou moi irons avec le gosse la première nuit et vous ou moi amènerons les deux derniers canons le lendemain. »

- C’est juste. Je partirai avec le gosse. Vous viendrez le lendemain.

Je voulais sauver le gosse. Il en reste abîmé pour la vie – un bras seulement, Dieu merci ! – La section de relève reçut des obus au carrefour de Montzéville. Casse d’hommes, de chevaux, de matériel… drame atroce en ses péripéties de la colonne disloquée dans le sang. Simple accident de guerre ? Non. Ces accidents se multipliaient par trop. Les sommités militaires se perdaient à en rechercher les causes. Les causes ?... Il n’en était qu’une : le paragraphe des règlements selon lequel on doit obéir aux ordres sans récriminations ni murmures. Son application mécanique, selon l’esprit traditionnel de l’armée, ne semblait trop souvent viser qu’à exclure toute intelligence dans l’obéissance.

Au lendemain de cette relève rouge, qui donnait tout à craindre pour la relève de la nuit à venir, Saumure s’agitait, s’informait, à gauche, à droite, dans le cantonnement, parce que son lieutenant, qui devait emmener les premiers canons de sa batterie avait eu, lui aussi, de la casse : « Le général veut savoir quels ordres ont été donnés pour la relève d’hier… Qu’est-ce que c’est que ça ?... Dites-moi, le capitaine Duroc a-t-il donné des ordres spéciaux ?... En voilà une histoire !... J’ai donné ordre d’atteler, comme pour toutes les relèves… »

A ce système, avouons-le, la guerre devient un exercice assez primaire. Lorsque, dans la nuit, vers trois heures du matin, je me présentai à la cagna de M. Duroc, qui veillait, mélancolique, pour lui annoncer :

- Relève terminée, mon capitaine. Batterie prête. Pas de casse.

- Ah ! fit-il, vous m’enlevez un sacré poids de sur le cœur. Je crève de faim. Si nous mangions un morceau.

Entre deux bouchées, avec une brusquerie gentille, une rudesse tendre, il m’interpellait :

- Je n’ai pas compris. Pourquoi avez-vous envoyé un maréchal des logis de reconnaissance hier à midi ?...

- Je pensais…

- Ouais ! Et un autre à six heures…

- C’était pour le cas…

- Ouais ! Qu’est-ce que foutait le planton que vous aviez installé en haut de la colline depuis hier soir ?...

- N’est-ce pas, mon capitaine…

- Ouais ! Sacré civil !

Nous nous trouvions en plein devant le Mort-Homme. La bataille se calmait, et nous tirions peu, mais le décor agissait sur le moral des canonniers. Pour redonner le mépris de la mort à l’homme, il faut sans cesse lui varier les ciels, les paysages, les contours de la bataille. La mort lui doit arriver toujours comme à l’improviste. De la crête des Bois-Bourrus, de nos observatoires de Montzéville, nous découvrions tout le champ de bataille de Verdun : la gauche où nous avions débuté, la droite où les obus avaient pétri ensemble terre, os, arbres. Devant nous, le Mort-Homme : un cimetière retourné. La mélancolie alourdissait les batteries. Ce fut une délivrance d’apprendre que le régiment allait au grand repos à près de cent kilomètres au sud – trois jour de cheval. Ouf ! Ouf ! Ouf !

Le soir de la première étape, à Issoncourt, je crois, déjà loin du front, nous prenions le café avec M. Duroc, une fois de plus seuls tous les deux. Notre popote se trouvait en haut du pays. Les canonniers emplissaient la grande rue qui dévalait, droite, sous nos yeux, vers le sud. A neuf heures tapantes – il faisait jour encore, – les trompettes sortirent du poste pour lancer l’appel aux quatre points cardinaux, selon la stricte discipline de marche qui régissait le régiment. M. Duroc aimait cette musique. Il n’en connaissait pas de plus belle. Il aimait l’ordre, les alignements. Toutes les démonstrations de l’appareil militaire composaient la poésie de son existence. Brusquement, son masque se vitrifia, blémit. L’appel venait de sonner. Il était neuf heures une minute et les canonniers ne rentraient pas dans leurs cantonnements. A la vérité, quelques-uns rentraient bien, mais mollement. D’autres, bien plus nombreux, continuaient à traîner dans la rue, à bavarder, à regarder les filles. Ni cris, ni chants : un laisser-aller méprisant vis-à-vis de toutes les contingences extérieures, y compris la discipline.

M. le capitaine Duroc ne parlait pas, parce qu’il ne pouvait parler. Ayant blémi, maintenant il bleuissait et ne reprit haleine qu’en voyant, tout de même, la foule s’éclaircir. Par deux, par trois, les Bretons traînaient vers les granges où ils disparaissaient. Après un quart d’heure, les attardés s’évanouirent à la voix du maréchal des logis commandant le corps de garde.

M. Duroc ne voulait pas comprendre.

Toute la nuit, les cabarets, volets fermés, ne désemplirent pas. Au matin, il fallut hisser deux douzaines de pochards sur leur cheval. Trente jours de prison tombèrent sur le plus saoul. Le lendemain, chaque officier ouvrit l’œil. Rien ne se passa. Alors, chaque officier referma l’œil. M. Duroc lui-même déclara : « Ouais !... N’en parlons plus »… Impossible de liquider à meilleur compte, en effet, une échappée d’abattoir. A Gourzon-sur-Marne, qu’il toucha le troisième jour pour y cantonner, le groupe défila sous l’admiration.

Adieu, Verdun, adieu ! Qu’on ne nous en parlât plus jamais. A peine descendus de cheval, une population ouvrière, grouillante, avenante, se multipliait pour nous aider à oublier. La Marne coulait, fraîche, vive. Des baignades furent organisées. Le brigadier trompette fut prié de remplir le cantonnement de fanfares. Pas un vieux bonhomme, pas une femme, pas une fille qui ne se fissent pour nous souriants, aimables, gentils. Ah ! les braves gens. Tout le long du jour, hommes et officiers répétaient :

- Quel fumier là-haut !

- Bien sûr. Mais ici, il fait beau.

- Nous mangions mal.

- Ici, vous trouverez tout ce que vous désirez. Voulez-vous boire du bordeaux ? J’en ai encore quelques bouteilles.

- Merci. On est bien ici. Je pense que nous allons y rester un bout de temps.

- Probablement. Après ce que vous venez de voir…

Mensonges sublimes. Tous mentaient, tous, toutes. Ils mentaient par charité, par humanité, car ils savaient que leur pays représentait une chausse-trappe pour les troupes fatiguées, mais que les états-majors estimaient encore capables d’un effort. Elles savaient, les filles de Gourzon, que jamais un régiment ne se reposait là un mois entier, même pas deux semaines. Ils savaient, les vieillards, que leur patelin ne servait qu’à donner l’illusion du repos total, à provoquer une grande détente brusque, en vue d’une remise en route rapide. Le calme des Bretons les étonnait. Ce qui leur arrivait à l’ordinaire, c’était une troupe énervée, braillante, qui, en huit jours, se reprenait, dans la gaieté, à la discipline, à l’espérance, organisait des fêtes, rêvait de réjouissances et remontait brusquement en lignes à la minute de tendre les girandoles et d’allumer les verres de couleur. Ils savaient, les habitants de Gourzon, mais leurs lèvres étaient cadenassées… Lorsqu’après une semaine, il fallut remonter en selle, sur un ordre arrivé en dessous, salement, comme honteux, nous faisions tous : « Non… Ce n’est pas possible ! » Eux, alors, simplement, nous confièrent :

- Si. C’est souvent comme ça.

Les femmes pleuraient en nous regardant partir… Larmes du peuple sur ses enfants. Je n’en ai jamais vu couler de plus émouvantes.

Où allions-nous ?

- A Verdun.

- Non !

- Si.

La nouvelle agit comme un coup de matraque. Il fallut donner à fond, et gentiment, tout au long des étapes, car les canonniers bavardaient sourdement. Sous prétexte d’inspecter la colonne, on alignait donc un moment son cheval à hauteur d’un avant-train de canon, et on parlait au maître pointeur :

- Alors ! Kerdréan… On remet ça ?...

- On aurait bien remis ça ailleurs, mon lieutenant.

- Bah ! Là ou ailleurs…

Et, après le canon, on passait au caisson.

Pas un lieutenant qui n’eût préféré remettre ça, lui aussi, n’importe où ailleurs que sur cette sale rive droite, truffée de tombes… La Caillette, … Les Caurettes… Douaumont… Vaux… Tavannes…  Ah ! saleté. Mais, enfin, il faut ce qu’il faut, et on le faisait sans même regarder la bobine des paysans meusiens qui tournaient le dos rien qu’à entendre le bruit d’une troupe nouvelle à l’entrée de leur patelin et qui, la troupe passée, à la question : « Quoi vient de passer ?... Infanterie ?... Artillerie ?... » répondaient : « J’sais-t’y !... D’puis l’temps qu’y passent ! »…

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VERDUN, BELLEVILLE.


Le groupe cantonna, une dernière nuit, à Rambercourt-aux-Pots. Le soir, les trompettes, à cheval, lancèrent encore des fanfares, pour mettre de la gaieté, ou du moins essayer. Dès le lendemain, il fallut reprendre le collier de guerre, avec les reconnaissances, choix d’itinéraire de relèves, dispositions concernant le personnel, le matériel, le tout dans l’énervement du manque de sommeil, de l’excès de café… et de Verdun revenu.

Brusquement commença alors un jeu d’intérim. Binbin, prenant le commandement du régiment par intérim, M. Duroc prenant le commandement du groupe par intérim, la batterie me restait par intérim. Pour la première fois, depuis cinq mois que nous le défendions, je vis Verdun en allant repérer la nouvelle position de batterie, à Belleville, sur les Hauts-de-Meuse, d’où l’on croit toucher la cathédrale.

Vilaine escalade. Sans cesse des obus rasaient la pente, qui visaient les batteries d’obusiers dispersées par là. D’autres, passant un peu plus haut, se dirigeaient vers les casernes éparses aux environs, ou sur la ville même. Il s’agissait d’installer et de ravitailler quatre canons derrière la route tactique qui dessert les forts Belleville, Saint-Michel, Souville, etc… La place, dès longtemps tenue par d’autres batteries, se révélait sinistre.

A droite, une maisonnette décalottée rappelait seule la paix et ses histoires. Certain marchand d’escargots de Verdun se plaisait, selon les bruits du secteur, a y venir chaque dimanche filer le parfait amour avec sa servante, tout en contemplant, de haut, la maison de ville où durait sa légitime. Au centre et à gauche s’étendait un glacis retourné par le bombardement, avec buissons calcinés, bric-à-brac de douilles de cuivre, d’obus à demi enfouis, de matériaux de défense : peut-être cent mille douilles ; vingt mille obus ; cent tonnes de matériaux, épars, boueux, à demi brûlés, et quinze caissons qui ne rouleraient plus jamais : un champ de ruine par le feu. Entre nos canons, des tombes, avec une bouteille dans laquelle un papier indiquait le nom du mort.

La batterie installée, la danse commença. Fort de Douaumont ; ravin de la Couleuvre ; Ravin du Helly ; en moins d’un mois, près de quarante mille obus fusants, percutants, asphyxiants, s’en allèrent sur ces objectifs. Presque tous les jours, une attaque de détail partait d’un point ou l’autre de la ligne. La bataille de la Somme avait soulagé Verdun. Avec de médiocres moyens, l’état-major y travaillait maintenant à occuper une ligne de départ avantageuse pour les opérations ultérieures qui devaient conduire à la reprise des grands forts de Douaumont et de Vaux. Cette ligne passait par des lieux dits : abri 118, ouvrage Thiaumont, etc… Pour les atteindre, aucune dépense de projectiles ne fut ménagée. La vie de la batterie s’organisa selon deux directions opposées.

Direction attaque, – attaque de notre part, – nous nous trouvions tranquilles. Notre métier d’artilleur se présentait en honnête fonctionnarisme. Au moindre indice d’activité dans nos lignes, l’ennemi braquait, en effet, toutes ses bouches à feu sur notre infanterie qu’il pilonnait. Nous pouvions pendant des heures, poursuivre des tirs endiablés, aussi régulièrement qu’au polygone, toute la batterie en bras de chemise et tête nue.

Direction défense, les perspectives apparaissaient effarantes, mais l’étaient moins qu’elles ne paraissaient. Si les nerfs vibraient, un peu de réflexion les calmait.

Le calibre qui nous attaquait était du 155. Il attaquait dur, dès que nous n’attaquions plus. Presque sans interruption, il envoyait des rafales sur la route, et presque sans interruption sur un petit tortillard militaire qui rôdait derrière la crête. La batterie collée par-devant à la route collait par-derrière au tortillard. Tous les coups longs sur l’une et courts sur l’autre tombaient sur nous. En plus tombaient les coups d’arrosage général sur la crête, et, encore, ceux qui nous étaient proprement destinés : ensemble des centaines et des centaines d’obus par jour.

D’en bas, nos camarades d’arrière, installés avec les chevaux à la guinguette du Clair de Lune, n’osaient plus guère – me confièrent-ils dans la suite – regarder la « sixième qui fumait ». Le spectacle leur faisait mal. Ils nous voyaient broyés, ensanglantés, et s’étonnaient de ne pas recevoir, à notre sujet, des nouvelles de mort.

Tout au contraire, la situation, sur place, était relativement agréable. L’Armée n’avait pas mesuré à la rive droite les matériaux utiles, comme elle les avait mesurés à la rive gauche. Rondins, sacs à terre, fers à T, de bonne heure, avaient abondé sur ces terres de mort. Ils blindaient des abris en triple et quadruple couche, si dur que, dix fois par jour, un obus tombait en plein sur un abri rempli d’hommes sans causer aucun dommage. A la première minute de calme, une rangée de fers resserrée, quelques sacs à terre dans une brèche ou un nouveau rang de rondins pansaient les blessures de ces fortifications compromises. Et le jeu put se poursuivre avec une mathématique si efficace, qu’en fin de compte, après plus de trois semaines de combat, seul le cuisinier se trouva touché – peu gravement – par un éclat, pour n’avoir jamais voulu faire sa cuisine ailleurs que sous une simple plaque de tôle (sic).

Le moral des canonniers, à ce système, ne bronchait pas.

Au matin, vers neuf heures, l’heure de la « trêve des artilleurs », les pointeurs astiquaient leur pièce, tandis que les servants balayaient les débris, comblaient les entonnoirs de la nuit, entretenaient les tombes. Très vite, les tirs reprenaient, suivis d’un bombardement ennemi. La nuit, c’était la danse des fous. Tant de consignes s’enchevêtraient que personne ne savait plus bien au signal de quelle fusée – celle du nord, de l’est ou de l’ouest – il fallait déclencher le barrage. Mieux valaient deux barrages qu’un. Des barrages furent déclenchés par des étoiles filantes. Je dirigeais la manœuvre de mon grabat, sous la maison du marchand  d’escargots, l’oreille et la bouche au téléphone pour recevoir les avis du commandant, donner des ordres de tir à la batterie et rendre compte ; l’œil sur le chronomètre, pour contrôler la vitesse et la régularité du tir. Un tir fini, le sommeil revenait. Et puis, une nouvelle alerte déclenchait les mêmes gestes, les mêmes mots : « Barrage… Halte au feu… Barrage… Halte au feu… Barrage double… Pourquoi la troisième est-elle en retard de trois obus ?... Cessez le feu »…

Un matin, rasé, douché, frais, dispos, je passais, comme à l’habitude, d’un canon à l’autre, en plaisantant avec les servants. L’un dit :

- Eh ben, mon yeutenant, cette nuit !... Ah ! les vaches !

Le brigadier téléphoniste se trouvait là.

- Au fait, Brébant, regardez donc, par curiosité, sur votre carnet d’appels, combien de fois la batterie a été alertée cette nuit.

- Trente-cinq fois, mon lieutenant. Je viens justement de faire le compte.

A mourir de rire. Trente-cinq fois, officier, sous-officiers, canonniers, avaient été réveillés pour commander ou tirer le canon. Trente-cinq fois, ils s’étaient rendormis, et, au terme d’une pareille nuit, ma foi ! ils tenaient encore debout, même assez gaillards. Nous n’étions plus que des bêtes à guerre, dont la distraction, au coucher du soleil, lorsque commençaient les tirs d’interdiction sur les routes de Verdun, consistait à suivre le tir ennemi pour voir éclater les toits dans un nuage de fumée noire et de poussière de tuiles. Approcher de la batterie, c’était affronter la mort. Les visiteurs se faisaient donc rares, les ennuyeux plus encore… Ah ! la belle vie… !

A ce système, pourtant, le système nerveux s’épuise dans l’excitation. Le dérèglement menace le bonhomme qui croit toucher l’euphorie et oublie son corps qu’un rien révèlera détraqué. Ces Hauts-de-Meuse agissaient sur moi plus que je ne l’imaginais. Un ordre impromptu, qui m’envoyait faire un tour vers l’arrière, le révéla à plusieurs de mes camarades en des formes péremptoires.

Il s’agissait de passer une heure à Dieue, pour entendre parler d’entretien de canons par un assez sot animal à plusieurs galons auquel un maître pointeur aurait pu donner des leçons sur le sujet. Peu importe. Cette corvée ridicule allait du moins me détendre. Dans les prairies de la vallée de la Meuse, je galopai, libéré. La conférence sur les canons se termina rapidement. L’idée m’enchantait d’arriver de bonne heure déjeuner au Clair de Lune, avec mes camarades les officiers d’arrière. Tous étaient charmants : le lieutenant chef des échelons, qui frisait la cinquantaine ; le vétérinaire ; le petit aide-major ; d’autres encore, appartenant à des groupes frères. Au total, je me trouvai septième et seul officier de combat. On me fit fête.

- Heureux de te voir… Ça barde, là-haut, dis-donc ?... Nous voyons ta position fumer le jour, rougir la nuit… Tes hommes ?... Toi ?... Nous t’imaginions à bout de forces.

- Mais non, ça tient !... Les canonniers ne vont pas mal… Je les remonte à coups de pinard.

- Sacré vieux lapin !... Il a bonne mine, ce bougre-là !... As-tu faim ?

- Toujours.

- Eh bien, ça va… ça va.

Par gentillesse, ils avaient mis les petits plats dans les grands et déchaîné leur cuisinier. Il s’agissait de faire plaisir au camarade de là-haut, qui encaissait jour et nuit. L’effort éclatait… D’abord une nappe et des fleurs. Le menu : hors-d’œuvre, homard mayonnaise, entrecôte aux pommes, foie gras, salade, fromage, fruits. Et des bouteilles de pinard de luxe de toutes les couleurs pour tous les services.

- Vous êtes fous !

- Tu rigoles… A table.

Un simple coup d’œil autour de la table révélait que ces camarades charmants se trouvaient d’humeur morose.

- Qu’est-ce qui ne colle pas ?...

Tout collait, militairement. Personnellement, rien… Le lieutenant d’échelons souffrait de pincements dans la région du cœur ; l’aide-major de coliques ; le vétérinaire des dents ; les autres du foie, de la rate ou du pancréas. Une fatalité ! Tous s’étaient couchés mal portants et s’étaient réveillés de même.

- Ne t’occupe pas de nous… Boulotte.

Pardieu ! oui, je boulottais ; des hors-d’œuvre, d’abord, tandis qu’ils grignotaient ou se droguaient. Arriva le homard, du homard conservé, naturellement, mais qui formait, sur un plat nickelé, un bloc enrobé d’une mayonnaise engageante. Le cuisinier, commandé pour six ou sept, avait fait pour huit.

- Sers-toi…

Je refusai, cordialement. Les lieutenants à deux galons devaient se servir avant moi.

- Mais non, sers-toi. Je te le répète, nous sommes mal foutus.

J’attaquai donc le homard, tandis que les questions se précipitaient.

- Alors, tes abris sont solides ?... Personne de touché ?... C’est inoui !... Binbin ne t’embête pas ?... Et le père Duroc !... Il doit se gonfler de commander le groupe ?

- Il est ravi. La quatrième ficelle approche.

- Tu penses !... Qu’est-ce que tu peux cracher comme obus !... Prends-donc du homard.

- Volontiers, merci. Il est excellent.

- Mardi dernier, nous pensions tous que tu allais être mis en bouillie.

- Illusion.

- Nous voyons… Encore un peu de homard ?

- Oui. Décidément, j’ai faim.

- Tant mieux, nom d’un tonnerre ! Mange, mon vieux, mange… Un coup de chablis ?

- Deux.

Eux buvaient de l’eau minérale. Mais la conversation n’arrêtait pas. Ils se réveillaient aux évocations de l’avant, l’avant qui flambait sous leurs yeux, et se multipliaient pour m’être agréables.

- Encore un peu d’entrecôte ?

- Ma foi, oui. Excellente.

- Le cuisinier t’aime, tu le sais. Et des frites ?

- Envoyez frites.

- Beaujolais ?

- Oui.

Ainsi se crée l’histoire dans l’inconscience de ceux qui la forgent. Toute la campagne, qui devait encore durer plus de deux ans, officiers, ordonnances, serveurs témoins de l’affaire, s’en allèrent répétant que le sous-lieutenant qui commandait par intérim la batterie Duroc, à Belleville, ce jour qu’il était venu déjeuner au Clair de lune, avait nettoyé, à lui seul, le plat de homard mayonnaise préparé pour sept ; nettoyé l’entrecôte et le plat de frites sans qu’aucun autre y touchât ; nettoyé un foie gras entier, un camembert, un compotier de prunes cuites et une boîte de biscuits ; descendu une bouteille de chablis, deux de beaujolais, une de champagne ; bu un café triplement arrosé et cinq ou six verres de liqueurs diverses ; le tout en bavardant d’une humeur enjouée, pour finir par remonter à cheval, très simple et bon enfant.

- Bien déjeuné… Merci… Vous êtes des anges… Il faut que je regrimpe là-haut… A bientôt… Je ne pense pas que la relève traîne maintenant... Vraiment, je me sens mieux. Cette promenade à cheval, ce matin, m’avait un peu creusé.

Plus de vingt fois, par la suite, mes camarades m’ont demandé, les yeux écarquillés :

- Enfin… Quoi ?... Tu ne te voyais pas boulotter ce jour-là ?

- Ma foi, non.

- Eh bien, mon vieux !... Les sept parts de homard, qu’il a bouffées, je te dis ; les sept parts d’entrecôte, les sept… Et le pinard de luxe… l’armagnac !...

Les hystériques, dont les nerfs ne tiennent plus, donnent dans l’anorexie ou la boulimie. Ils ne mangent plus une miette ou bien s’empiffrent. Je devais être alors très bas. Peut-être serais-je tombé d’épuisement, un matin, sans comprendre, si la bataille ne s’était calmée, si mon tour de permission n’était arrivé.

Permission bienvenue entre toutes. La batterie passait aux mains d’un vieux lieutenant à deux galons, un lieutenant de l’active, qui, depuis deux ans que durait la guerre, n’avait pas encore vu le feu et que Binbin n’osait tout de même pas proposer pour capitaine dans de telles conditions. J’entrevoyais là un avenir sans gaieté après douze mois de relations rudes, mais toutes de confiance, avec M. Duroc. Par une nuit sans lune, les pieds de ma jument glissant dans le sang humain, les maisons se fendant en deux à droite et à gauche sous le 340, je partis, dans Verdun inconnu, à la recherche du collège Sainte-Marguerite, où l’état-major de l’artillerie devait me remettre mon titre de permission. Du 22 février au 10 septembre, le régiment avait combattu cent cinquante jours à Verdun, s’en tirait en bon état, mais personne ne voulait plus entendre parler de ce patelin-là.

___________

APRÈS LE DRAME, LA COMÉDIE.


Un si grand effort appelait une compensation. Nous la trouvâmes – humoristique – en Champagne, où je rejoignis la batterie, fin septembre. Le groupe venait de prendre position, tout à la gauche du champ de bataille du 25 septembre 1915, en plein camp de Châlons. Mourmelon-le-Grand, le Mourmelon des réservistes d’avant guerre, se trouvait derrière nous, à moins de sept kilomètres des lignes. Hôtel, café, billard, marchands détaillants, fonctionnaient. Même, l’autorité militaire venait de réouvrir à l’usage d’une brigade russe, récemment débarquée en France, la maison de dames où avaient défilé tant de classes de l’active. La drôlerie atteignait là et alors un si haut degré que, si vous descendiez de cheval à Mourmelon, vers midi, pour déjeuner chez des artilleurs amis cantonnant dans les baraquements, il advenait de les entendre vous accueillir ainsi :

- C’est bien votre veine ! Ils vont bombarder à deux heures. Vous vous en foutez d’ailleurs ?

- Complètement.

- Nous aussi.

A deux heures juste, en effet, le Boche tirait une quinzaine d’obus sur le pays. Il y avait quelquefois des morts. Toujours sortait de quelque cave une femme en chemise, en chemise à deux heures de l’après-midi, mais oui. Après quinze obus, le calme revenait, absolu. Il s’agissait simplement d’une réponse des Allemands à une crasse que nous leur avions faite la veille en tirant… sans prévenir, quinze obus sur Dontrien, où ils ravitaillaient. En pareil cas, et pour ne pas aggraver les relations, ils ripostaient, à tarif fixe, à heure fixe.

Dans la craie, les lignes de tranchées se succédaient, avec des boyaux, des redans à n’en plus finir. Leur système se développait à perte de vue dans les platitudes de l’est et de l’ouest. Comme position d’artillerie, je découvris, émerveillé, une construction toute en sapes, couloirs à sept mètres sous terre, casemates en ciment armé, dont le coût devait approcher le million de francs d’aujourd’hui.

D’autres lui ressemblaient aux environs qui soulignaient la propension de l’époque à ne reculer devant aucun frais pour blinder le front. Nos canonniers n’en croyaient pas leurs yeux et se demandaient, tout de même, si l’état-major n’encourageait pas à l’excès la folie constructive de quelques polytechniciens qui réglaient toutes les situations de guerre au poids du béton.

Au surplus, les ordres ne laissaient place à aucun doute. Ils se résumaient : « Défense de tirer le canon… et même le fusil ». D’accord tacite entre les deux G. Q. G., la Champagne se trouvait transformée en secteur de convalescence pour troupes à bout. Un régiment d’artillerie y tenait dix kilomètres de front, au lieu de deux ou un, comme à Verdun. Pas d’artillerie lourde. Le rôle de combattant n’atteignait pas à la dignité du sergent de ville.

Alors, les batteries somnolèrent. Seul, mon nouveau commandant de batterie crut trouver là une occasion bien favorable pour s’essayer au tir du canon. Il entreprit de régler des tirs hypothétiques. J’insinuai :

- Doucement, eh !... Trois ou quatre obus pour assurer la hausse, et puis, silence. Ici, ce n’est pas la bataille.

Ah ! ouiche. Le néophyte en tira trente, réveilla les états-majors d’en face, qui durent s’écrier : « Quoi ? Quoi ?... Ils violent la trêve ! » et décidèrent d’envoyer trois cents coups de canons… à deux cents mètres sur notre gauche. Leur action suffit pour décider mon animal à se taire, et la situation se rétablit, somnolente. Il fallut trouver des distractions. Pour les officiers,  ce furent des chasses au lièvre à cheval dans le camp de Chalons. Elles donnaient lieu à des charges effrénées. Pour les canonniers, le Théâtre aux Armées se mit à opérer dans les environs. Il nous valut histoire sur histoire et je ne dus qu’à la tendresse conservée à son ancien lieutenant par M. Duroc – car il commandait maintenant le groupe – de tirer d’affaire, au prix de quatre jours de prison, l’un de nos meilleurs canonniers-conducteurs, mais Breton bretonnant.

Cet homme sensé avait mal pris l’obligation pour un canonnier-conducteur, qui vit à cheval, de faire quatorze kilomètres à pied pour assister à une représentation, où il se rendait au titre d’invité mi-volontaire mi-contraint. Dégoûté de procédés aussi peu délicats, il s’était arrêté en route chez le marchand de pinard, s’était battu à coup de casque, s’était perdu dans le camp de Châlons, etc. Son affaire frisait le Conseil de guerre. Sur un long rapport de ma main – « Un laïus ! Ah ! Il sait les faire les laïus, l’animal ! » – M. Duroc céda. Il grinçait, mais il céda. Rien de plus juste, car, précisément, mon commandant de batterie, environ le même temps, m’était rentré un soir ivre comme toute la Pologne, après cinq heures d’égarement entre Mourmelon et les Ouvrages Blancs, cinq heures dépensées à sa recherche par estaffettes et coups de téléphone de tous côtés. Je l’imaginais, pour le moins, gisant dans le bled, la cuisse cassée, sous son cheval.

Cette affaire pouvait être plus grave. On l’étouffa en lui trouvant une issue élégante. De nouveaux régiments d’artillerie se formaient un peu partout. Le Quartier Général cherchait, pour y inculquer le pur esprit militaire, des commandants de batterie de l’armée active. Boum ! Voilà ! Binbin, que devaient avoir touché, malgré toute notre discrétion, quelques bruits sur l’équipée, répondit par courrier : « J’en ai un, de la meilleure qualité, et que je mets, dans ma grandeur d’âme, à la disposition du Quartier Général. » Ainsi fut fait.

De grandes expériences se poursuivaient alors dans ce secteur tranquille, sur les possibilités de capter, par terre, les communications téléphoniques. Les expérimentateurs, je pense, oublièrent de noter sur leur rapport – car ces espions écrivaient sur leurs rapports qu’ils avaient capté des propos comme : « Viens donc faire le quatrième… Envoie-nous deux bouteilles de pommard… Binbin est une panouille…»,  ̶  les expérimentateurs oublièrent donc, je pense, de noter les expressions cocasses et hors pudeur qu’échangeaient entre eux sur cette mutation MM.  les réservistes. Les microphones en tremblaient de rigolade.

Quoi qu’il en soit, les événements se précipitèrent, qui allaient changer la face des choses dans l’artillerie de campagne. Grosso modo, très vite, les postes moins exposés d’officier supérieur revinrent à MM. de l’active, et les postes de combat à MM. des réserves. De plus en plus, nous goûtions la joie de pouvoir, enfin, se faire casser la gueule entre amis.

Je touchai, comme commandant de batterie, un ingénieur de l’école Centrale, doux, sensible, indulgent – mon contraire – avec lequel j’allais nouer une amitié qui ne finira qu’avec la mort. Elle se noua dans un premier effort commun pour sauver des pattes de MM. de l’active, M. André T…, bientôt dit « la Bourrique », qui venait d’arriver au régiment, flanqué à la porte de l’aviation. Il avait un sale caractère d’Ardennais, pas plus sale d’ailleurs que le caractère des sous-lieutenants de toute autre province qui ont du caractère. Après huit jours, André T… allait être flanqué à la porte de l’artillerie, comme il l’avait été de l’aviation. M. Duroc ne pouvait pas le voir.

Nous objectâmes, d’un même cœur, M. Galérie et moi, après l’avoir vu jouer au bridge, qu’un sous-lieutenant de dix-neuf ans, fut-il mal rasé, mal peigné, mal brossé, qui pousse la carte avec cette précision, ne pouvait être la nullité que racontaient ses notes. Je développai même personnellement cette conception à M. Duroc qui, une fois de plus, se montra bourru, sarcastique et royal : « Il le veut… Il l’aura… Encore une idée à  lui… Je vais le lui foutre comme sous-lieutenant. »

Pauvre cher capitaine Duroc ! « La Bourrique » débarquant à la batterie ne pouvait plus voir l’armée. Ragaillardi par nos soins, remis en goût de la guerre, il apparut en moins de six mois comme étoile entre les étoiles d’un régiment où brillaient, comme dans bien peu d’autres, maints officiers des réserves. Seulement, il gardait des rancunes contre l’armée active. Le soir d’une bataille perdue, l’année suivante, il se tut alors qu’il aurait pu parler, car il se trouvait officier de liaison et avait dégagé très adroitement, à tout hasard, la carte du régiment, de notre régiment. M. Duroc, qui allait passer à quatre galons, Binbin qui allait passer à cinq galons, furent limogés, et d’autres encore ; La Bourrique, ce soir-là, fit le bridge dans la cagna, comme à l’ordinaire, sans qu’un sourire frissonnât sur ses lèvres de vingt ans. La vengeance est un plat qui demande à être mangé froid.

Ah ! que je commençais à comprendre l’armée en cette fin d’hiver 1916 !

Au début de janvier, sur les routes verglassées, le groupe reprit la route au pas, vers le sud, pour aller manœuvrer au camp de Mailly. Les états de service de la division devant Verdun l’avaient mise en valeur. Consacrée division d’attaque, elle allait une fois de plus s’entraîner pour l’enfoncement – mais celui-là, le vrai, le définitif – du front ennemi, qui devait s’opérer au printemps 1917.

- Ouais… ! fit M. Duroc, lorsque la nouvelle lui en fut donnée officiellement.


ANDRÉ FOUCAULT.



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