FAYOT, Charles-Frédéric-Alfred (1797-1861) .- La mort de Carême (1833).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (22.III.2009)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome douzième, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1833.
 
La mort de Carême
par
Frédéric Fayot

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Carême est mort en janvier dernier, à l’âge de cinquante ans. Il a mérité sa grande réputation. Je crois même à la durée de sa gloire, et mes raisons pour cela sont exposées dans les piquants commentaires dont il a déjà été l’objet. Ceux qui les écrivirent sont des habiles. Je trouve à leur tête M. Grimod de la Reynière, mangeur si délicat, écrivain si spirituel, et d’une conversation si riche de souvenirs ; lady Morgan, très-digne d’apprécier Carême. C’est elle qui a écrit, dans un enthousiasme de connaisseur, « que la science, comme Carême l’a pratiquée, est une nécessité, un signe de civilisation, et l’une des plus douces conséquences de la richesse. » Carême et Laguipière, son maître, ont introduit dans l’art les changements délicieux. – Nous mangeons depuis eux des choses plus délicates, et nous buvons à petits coups et frais. Pour le boire, c’est un retour aux préceptes d’Horace. Ces modifications étaient commandées par notre constitution actuelle frêle et fatiguée ; et puis Carême leur fait une telle part d’influence sous le système représentatif : « Par suite de ces changements, dit-il, notre art escorte la diplomatie, et tout premier ministre est son tributaire. Voyez un peu : présider une chambre politique ou remplir une ambassade, c’est faire un cours de gastronomie (1). »

La vie de Carême, si nous la considérons dans ses plus jeunes années, offre déjà un intérêt très-vif ; nous voyons des efforts touchants au sein de la pauvreté et de l’isolement, et des études d’une singulière sagacité. – J’ai sur les circonstances qui l’ont remplie des détails ignorés, et je vais en rapporter quelques-uns.

C’est à lui, à sa volonté de connaître et de travailler, que Carême a dû ce qu’il était devenu. Il a dit seulement : Qu’il s’était senti de bonne heure appelé à marquer dans sa profession, et que ce sentiment l’avait soutenu. C’est en grand qu’il a songé à travailler dès son début ; et quel début que celui qui renverse tous les obstacles !!

Carême se forme très vite comme homme et artisan. Ses pauvres parents n’ayant pas pu lui donner les notions de la première éducation, il les acquiert lui-même avec patience et réflexion. De treize ans à quatorze ans, il passe les nuits à copier différents ouvrages. Trois ans plus tard, Carême est assez instruit pour embrasser en grand sa profession. Je cite ses paroles.

Carême est né à une extrémité de la rue du Bac, dans un chantier où travaillait son père. Sa mère y accoucha ; elle y fut surprise par le mal. – Son père, chargé de quinze enfants, était la proie d’une bien douloureuse pauvreté. Cet homme s’enivrait fréquemment, peut-être par dégoût de la vie, et ses irrégularités de conduite augmentaient la misère et les chagrins de ceux qu’il avait à nourrir. Un jour qu’il rentra avant l’heure du dîner, il emmena avec lui son jeune fils ; ils allèrent dans les champs. Après la promenade, ils revinrent dîner à la barrière du Maine. Le repas fini, le père parla d’avenir au pauvre enfant, et l’engagea à se séparer de sa famille : « Va, petit, va bien ; dans le monde il y a de bons métiers ; laisse-nous languir ; la misère est notre lot ; nous devons y mourir ; ce temps-ci est celui des belles fortunes ; il suffit d’avoir de l’esprit pour en faire une, et tu en as... Va, petit, et peut-être que, ce soir ou demain, quelque bonne maison s’ouvrira pour toi ; va avec ce que Dieu t’a donné ! » Ces paroles presque remarquables dans la bouche de ce simple ouvrier, retentirent toujours aux oreilles de Carême. Quarante années après les avoir entendues, il avait encore devant les yeux la figure souffrante et amère de son père. Le jeune Carême fut laissé dans la rue : c’est à la lettre ; il ne revit plus ses parents ; son père et sa mère moururent jeunes ; ses frères et soeurs furent dispersés. –

Dieu n’abandonna pas Carême : la nuit venue, il demanda la couchée à un pauvre gargotier de la banlieue qui le recueillit, et le lendemain il s’engagea à son service. C’est de ce cabaret, officine de la fricassée de lapin, comme il l’a écrit, que partit ce cuisinier des empereurs et des rois du dix-neuvième siècle. –

A seize ans il finit, chez les bonnes gens où il s’était réfugié, le premier degré de l’apprentissage. Alors les paroles de son père lui revinrent à l’esprit : « Va avec ce que Dieu t’a donné ! » Il les quitta les larmes aux yeux pour essayer de s’avancer, et débuta en qualité d’aide chez un restaurateur. On y remarqua très vite son intelligence. Quelques mois après, Carême était un des ouvriers brillants du moment. –

A dix-huit ans, il entra chez M. Bailly, rue Vivienne, et depuis long-temps un des pâtissiers renommés de Paris. Il fournissait la maison naissante de M. de Talleyrand, maison déjà pleine de luxe et de savoir-vivre. C’était vers 1800. La cuisine reparaissait avec sa splendeur dans la maison de cet ancien grand seigneur, remonté à une position princière, sous les restes du système républicain. Ce qui reparaissait valait mieux que le luxe surabondant, la sensualité sans délicatesse du directoire ; c’était, ici, le vieux savoir-vivre, et il se remontrait dans sa plus spirituelle élégance. – Le jeune Carême marcha à pas rapides.

Chez M. de Talleyrand, l’art n’était déjà plus ce que savaient les habiles. – C’était quelque chose de plus raffiné, de plus approfondi, quelque chose d’essentiellement rajeuni. – Les succès de Carême dans cette grande maison le firent connaître d’un homme près de qui il avait désiré s’exercer, d’un esprit curieux, et d’un coeur ferme, M. Laguipière, premier cuisinier de Napoléon, qui est mort gelé dans sa voiture, durant la retraite de Moscou. Carême n’a jamais appelé ce praticien, que Napoléon aima, « que son maître, l’illustre, le grand Laguipière. » Les éloges de cet artiste enflammaient Carême d’un zèle nouveau. D’ailleurs, ce suffrage était de la gloire dans les cuisines impériales, et l’on aurait pu s’enflammer à moins.

Carême acquit sous M. Laguipière le talent d’exécuter très facilement des choses difficiles ; avec le même zèle, il lut, durant les nuits et les intervalles que lui laissaient ses divers services, des livres de sciences ; il les analysa, suivit des cours pour éclairer ses recettes, et rendre son travail plus certain ; on le voyait tous les jours à la bibliothèque copiant des dessins, ou lisant des ouvrages relatifs à sa profession et à son histoire. Notre ignorance au sujet de l’art culinaire lui donnait des dépits bien piquants et des colères charmantes. Nous n’avions que peu de renseignements précis, et il s’en irritait. Il appelait donc de ses voeux l’Histoire de la Table romaine. Cette histoire lui paraissait essentielle, et il discutait pour prouver que sans elle nous ne connaissions pas les parties intéressantes de la vie privée des vieilles sociétés de l’Italie, ni leur médecine, ni leurs cultures. Il rechercha et étudia, lui personnellement, tous les détails qui en étaient restés. Plusieurs manuscrits retrouvés par M. L’abbé Ange May, du Vatican, lui présentèrent des faits précieux ; il en fit son profit : ses idées sur ce sujet devinrent vraiment intéressantes. Il rédigea alors ses conjectures ; puis ses crayons les figurèrent par un trait précis. Il ressuscita, comme cela, pour l’intimité, les repas de Lucullus, de Pompée, de César (2). Il prouva à ses amis que « la cuisine si renommée de la splendeur romaine était foncièrement mauvaise et atrocement lourde. » Tout ce qu’il retrouva fut analysé et condamné au nom du goût. Il n’a excepté que l’ordonnance et la décoration des tables, un luxe simple avec magnificence ; par conséquent, les coupes, les vases d’or, les amphores, la vaisselle d’argent ciselée, les bougies d’Espagne si blanches et si pures, les tapis de soie, quelques tissus fins venus d’Afrique et imitant la plus belle neige, les fleurs et la musique. Carême ne vit pas que les recettes présentassent rien de pratique ; et, suivant lui, sous ce rapport, la partie utile de ces recherches chéries finissait à ces constatations. Mais après cela venait la question historique, que ces recherches éclairaient sans aucun doute. Laguipière suivit ces suppositions, composées de science et d’imagination, avec un grand intérêt. Il n’eût pas su faire ces recherches lui-même, ni les écrire, mais il savait aussi bien que personne en saisir l’intérêt. –

Carême ne sacrifiait pas à ces investigations le dur travail des fourneaux ; il y revenait avec plus de zèle quand il avait dépensé quelques heures dans ces discussions.... Une sobriété constante, mais pénible pour lui, né mangeur, et doué du signe distinctif, la grosse lèvre inférieure, et par suite de cette sobriété, une constitution de fer, exercée par l’habitude de la fatigue, le rendirent propre au travail le plus épuisant. – Quand on lui disait : « Ce sera difficile, peut-être impossible, » il répondait : « Rayez ce mot. » - Nous sommes en 1800 et 1801, et sur un terrain de ce monde où il n’y avait bruit que de son mérite ; malgré ses succès, Carême cherchait encore à apprendre, et était plus occupé de ses recherches que de sa gloire. Voyez ce qu’il a écrit : « Dans ce temps M. Lasnes me perfectionna dans la belle partie du froid ; MM. Richaut frères, dans celle des sauces, et ce fut sous le bon et habile M. Robert que mes idées sur la dépense et la comptabilité s’arrêtèrent. Dans les grands extra, M. Laguipière me révéla ce que notre travail a de plus délicat, de plus difficile. J’appris à improviser sous ce grand maître. Les années suivantes, j’eus la joie et l’honneur de l’aider. La création des grandes maisons de l’empire donna des jours d’or à notre art. « On créa des choses parfaites. C’est seulement à ce moment que quelques maisons surent dépenser juste et assez. Les sauces devinrent plus veloutées, plus suaves ; les excellents potages et fonds pour braiser furent adoptés. Les nouveautés les plus judicieuses parurent de toutes parts, et nos bonnes cuisines embaumèrent les beaux et riches quartiers de Paris. Les premiers thés furent donnés dans ces moments ; « innovations charmantes ! »

Le chef de l’État appelait ces innovations charmantes dans les fêtes qu’il donnait à ses compagnons d’Égypte, à ces incomparables généraux des armées d’Orient et d’Italie, les Murat, les Junot, les Bessières, les Lannes, les Duroc, les Reynier, les Eugène, alors à peine âgés de vingt-cinq à vingt-huit ans, et malgré ce petit nombre d’années, les plus clairvoyants esprits de l’Europe ; et aux savants qui les avaient suivis dans les déserts de la basse et haute Égypte, dans la Syrie ; et à ses hommes d’état du 18 brumaire, qui alors gouvernaient la France.

« Le génie de Laguipière s’élevait chaque jour par l’impulsion qu’il recevait de la confiance de ce maître adoré, si juste, si grand, bien qu’économe. »

Nous ne sommes encore à ce moment, je ne l’oublie pas, que dans les cuisines des Tuileries ; mais nul ne peut dédaigner ces souvenirs de zèle et d’intelligence de quelques hommes utiles. C’est sur le grand patron que tout se formait à cette époque. Carême a raconté (3), avec des expressions animées, en parlant de cet âge héroïque et trop rapide, que vers 1804, un fait seul le détachait irrésistiblement du travail, l’activité de son maître. – Il l’avait vu levé avant le jour ; ses grandes affaires étaient faites et expédiées avant que son déjeuner fût servi. Il était à peine neuf heures. « Qui eût osé croire créer, disait-il à la même personne, quand on voyait Bonaparte faire et reconstruire à sa manière. » Que n’avez-vous vu les revues du consul ! – Quels jeunes hommes ! quel temps ! Au point du jour, à quatre heures et demie, en été, le consul était à cheval ; il était rentré à sept heures et demie ; alors il recevait ses ministres, qui étaient souvent congédiés avant neuf heures. A dix heures accouraient ses savants, ses compagnons d’armes, et ses intimes. Après toutes ces audiences venaient la revue, l’inspection des travaux, le conseil d’état, etc.

Mais ne nous éloignons pas de Carême.

Il ne se bornait pas dans ce temps à des travaux théoriques ; il bouleversait la pâtisserie, brisait le vieux moule, et offrait au Paris friand des perfectionnements précieux, et en particulier ces pâtes feuilletées, légères, dorées, qui font aujourd’hui les délices de nos tables. – En jetant à ce moment un coup d’oeil sur l’ensemble de la vie de Carême, nous voyons qu’il a travaillé depuis dix ans tous les jours à la Bibliothèque impériale et au cabinet des estampes, qu’il a composé les cent cinquante dessins qui accompagnent son Pâtissier pittoresque, et qu’il est allé chaque jour les exécuter sur les premières tables. – Ces dessins contiennent à peu près tout ce que la pâtisserie peut représenter (4). « C’est le mardi et le vendredi que je m’y rendais (5). La collection des estampes me fit sortir du néant intellectuel ; mon travail devint meilleur et mon ignorance fit place au plus précieux des dons, l’instruction ! Je sus enfin ce qui avait été fait avant moi, et je pus l’imiter ou l’étudier. Je pus devenir créateur à mon tour. Cette soif d’apprendre me transporta d’un pôle à l’autre. Malgré mes patients efforts, je saisissais assez difficilement les textes, mais l’objet des dessins venait à moi d’une manière parlante. J’y compris tout de suite même ce qui n’était qu’imparfaitement représenté ; comme cela, j’étudiai Tertio, Palladio, Vignole, etc. Je vis de l’esprit et de l’âme l’Inde, la Chine, l’Égypte, la Grèce, la Turquie, l’Italie, l’Allemagne, la Suisse. Ces études marquèrent d’une forme nouvelle mon travail consciencieux ; j’avançai rapidement comme pressé par une force irrésistible, et je vis crouler sous mes coups l’ignoble fabrication de la routine. Un rival me dit un jour : – Je ne suis pas étonné que votre travail soit si varié, vous êtes toujours fourré à la Bibliothèque de l’empereur, où vous dessinez. – Eh bien ! que n’en faites-vous autant ? lui répondis-je ; mon privilége est public. »

En racontant ce fait dans un de ses ouvrages, il porte lui-même ses regards sur les premières années de sa profession. « A dix-sept ans, j’étais chez M. Bailly son premier tourrier. Ce bon maître s’intéressait vivement à moi ; il me facilita des sorties pour aller dessiner au cabinet des estampes. Quand je lui eus montré que j’avais une vocation particulière pour son art, il me confia la confection des pièces montées destinées à la table du consul. La paix d’Amiens (1801) venait d’être signée. Le consul l’avait dictée ! – J’employai au service de M. Bailly mes dessins et mes nuits : ses bontés, il est vrai, payèrent bien mes peines. Chez lui je me fis inventeur. Alors florissait dans la pâtisserie l’illustre Avice : son travail m’instruisit. La connaissance de ses procédés m’enhardit, et je fis tout pour le suivre, mais non pour l’imiter ; et devenu capable d’exécuter toutes les parties de l’état, j’exécutai des extraordinaires uniques. Mais pour parvenir là, jeunes gens, que de nuits passées sans sommeil ! – Je ne pouvais m’occuper de mes dessins et de mes calculs qu’après neuf ou dix heures ; je travaillais donc les trois quarts de la nuit. J’eus bientôt composé douze dessins, vingt-quatre, cinquante, cent, puis deux cents, tous soignés, tous fondés sur des choses nouvelles. Je vis que j’étais arrivé ! – Alors, et les larmes aux yeux, je quittai le bon M. Bailly ; j’entrai chez le successeur de M. Gendron, où je fis mes conditions : j’obtins que quand je serais appelé pour un extra, il me serait permis de me faire remplacer. – Quelques mois après, je sortis définitivement des maisons pâtissières pour suivre mes seuls grands dîners. C’était bien assez. – Je m’élevai de plus en plus, et je gagnai beaucoup d’argent. Les envieux affluaient autour de moi, pauvre enfant du travail ! « Quel bonheur il a ; voyez, il avance toujours. » Et ils voyaient cela, abstraction faite de toutes mes veilles, de mon sang brûlé ! C’est depuis ce temps-là que je suis en butte à la jalousie de quelques petits pâtissiers qui ont, je ne crains pas de le dire, bien à travailler avant d’avoir fait ce que j’ai fait. Aux plus infimes, je ne puis répondre ; aux habiles, je réponds par mes travaux. »

Carême se peint dans ces fragments. C’est sérieux sans doute ; mais vous imaginez-vous qu’un homme aille si avant dans une profession, s’il ne l’a pas regardée comme cela, en face et avec ce sérieux de raison ? Carême avait aussi en vue cet objet qui établissait à ses yeux la hauteur de sa profession : c’était de rendre la cuisine non seulement plus délicate, plus variée, mais plus saine : s’il a trouvé cette solution-là, il a rendu un service, et il ne peut pas le regarder comme étant de peu d’importance.

Le voilà dans les cuisines de l’empire ; il en suit les plus beaux services dans des fêtes à jamais mémorables ; il est adjoint au travail de Laguipière, des frères Robert, illustres praticiens, de M. Boucher, contrôleur de la maison du prince de Talleyrand, « praticien qui a rappelé en France (suivant Carême) le talent administratif des contrôleurs d’autrefois. » Carême a travaillé douze ans pour le plus spirituel et le plus gourmand des princes de l’empire, l’un des plus habiles de la droite de Bonaparte. Nul personnage ne lui a inspiré plus d’enthousiasme que le prince de Talleyrand. Ça été chez lui un sentiment vif et constant, et voici pourquoi. « C’est que M. de Talleyrand entend le génie du cuisinier ; c’est qu’il le respecte, et qu’il est le juge le plus compétent de ces progrès délicats et que sa dépense est sage et grande tout à la fois. » – Le charme attaché aux succès de ses premiers travaux, qui avaient eu lieu dans cette maison opulente, influait peut-être sur ce jugement, et le colorait de quelque poésie. Qui de nous sait se défendre, quand il juge les choses passées, de ce prestige exercé sur nos opinions par nos belles années et nos premiers succès ? N’aimons-nous pas surtout la gloire dont le souvenir nous revient avec celui de la jeunesse ? – Enfin, ces sentiments de Carême étaient si profonds, qu’ils ont résisté à tout : nulle séduction étrangère de rang et de richesses ne lui a montré un meilleur connaisseur que M. de Talleyrand. –

Carême travailla chez M. de Talleyrand avec un cuisinier célèbre, M. Riquette. Tous deux furent employés aux dîners donnés par le prince dans les belles galeries de l’ancien hôtel des Affaires-Étrangères. – Voici à ce sujet une anecdote assez piquante. Quelques années après, à l’époque de Tilsitt, Riquette, appelé en Russie, y introduisit la cuisine française. Sa réputation était grande alors : on ne l’appelait « des cuisines de Paris à celles de Saint-Pétersbourg que l’habile homme et le beau parleur (6) » Depuis M. Riquette fit loyalement une grande fortune. Le 31 mars 1814, Riquette devint, chez M. de Talleyrand, rue Saint-Florentin, où était descendu le czar, le sujet de quelques moments d’entretien, malgré la nature très-grave des circonstances ; quelques paroles en sont curieuses, nous les répéterons. M. de Talleyrand ayant questionné le czar sur son cuisinier, celui-ci répondit : « Mais c’est le plus habile homme ! » Quelqu’un ayant ajouté : « Oui, et il a fait une bien grande fortune au service de votre Majesté. – Mais, répondit l’empereur, c’est juste. Riquette nous a appris à manger, nous ne le savions pas. » Voilà, répondit Carême, un souverain qui comprend les bénéfices de son serviteur, et qui estime assez haut le talent.

Carême, enlevé par réquisition, fut obligé d’exécuter l’immense dîner royal et impérial donné en 1814 dans la plaine des Vertus. – Il fut appelé l’année suivante à Brigton comme chef de cuisines du prince régent. Il resta près de deux ans dans ce service, et pour parler exactement, auprès de ce régent spirituel, instruit, gourmand et usé, avec sa confiance et son oreille. Carême était appelé chaque matin dans l’appartement du prince de Galles ; il rédigeait le menu, et lui expliquait la vertu, le danger, ou la négation alimentaire de chaque mets. C’était un cours que Georges faisait quelquefois durer plus d’une heure.

On a trop long-temps dit, « le style c’est l’homme. » Carême a écrit pour prouver que l’homme même, c’était l’estomac. Et sérieusement Carême ne le voyait que là ; et c’est cela, peut-être, ce qui lui a fait croire si puissante l’influence de son art sur nos facultés. Par cette idée il croyait toucher à la phrénologie, dont il s’occupait particulièrement depuis plusieurs années. Il y avait dans tout cela une plaisanterie piquante et de la science.

Le prince de Galles dit un jour à celui qui couvrait sa table de plats exquis : « Carême, le dîner d’hier était succulent ; je trouve excellent tout ce que vous m’offrez ; mais vous me ferez mourir d’indigestion. – Mon prince, répondit Carême, mon devoir est de flatter votre appétit, et non de le régler. » Carême, qui était bien persuadé qu’une bonne cuisine peut prolonger la vie, assainit celle du prince régent ; il l’épiça moins en lui conservant sa saveur ; aussitôt les attaques de goutte cessèrent. Il introduisit sur cette belle table anglaise un travail plus délicat qu’auparavant et plus salutaire. Ce résultat était très grand. Malgré les bontés que le prince témoigna en retour à Carême, malgré de beaux traitements, et le charme bien senti par lui d’une sorte de royale amitié, il s’éloigna de Brigton. – Le ciel noir de l’Angleterre l’accablait. En vain le prince peiné lui offrit une pension viagère représentant son traitement ; Carême ému répondit qu’il ne pouvait pas rester, qu’il mourrait en Angleterre, sous ce vilain ciel gris. Il s’éloigna, et revint à Paris où il avait à continuer des études, à reprendre le travail de ses ouvrages commencés. Dix ans après, Carême fut redemandé par le prince, devenu roi de la Grande-Bretagne, et aussitôt son avènement. « Quel souvenir pour ma vieillesse et ma vie ! Le roi de la Grande-Bretagne daigne conserver le souvenir de mon Art (7). » Lady Morgan consacrait dans le même temps un chapitre de ses ouvrages à célébrer ce modeste, ce rare cuisinier, qui lui répondait : « Quel généreux sentiment vous inspire, quand vous dites que le talent du cuisinier devrait être encouragé par des couronnes comme celles que l’on jette sur la scène aux Sontag, aux Taglioni !! Je vous remercie, madame, au nom de tous les talents de la cuisine française. » – Des circonstance assez piquantes ; comme on voit, ont rempli cette existence d’un artisan habile. Je ne puis m’étendre davantage ; d’ailleurs ces anecdotes de la partie active de la vie de Carême se ressemblent ; peut-être même que l’intérêt cesse ici, car Carême ne travaille plus pour créer ; il exerce simplement sa profession.

Je vais abréger l’exposé des faits. – Il alla à Saint-Pétersbourg, et y accepta la fonction de l’un des chefs des cuisines de l’empereur Alexandre ; il y brilla, parce qu’il ne pouvait que briller. Mais fatigué par le froid russe, il les quitta et alla à Vienne, escorté de sa brillante réputation. Il y exécuta quelques grands dîners de l’empereur ; puis il s’attacha à lord Stewart (8), ambassadeur d’Angleterre, et l’un des premiers gourmands du monde. Il le suivit à Londres, mais pour peu de temps ; il le quitta au bout de quelques semaines, reprit sa liberté et le chemin de Paris, pour écrire et publier. L’année suivante, « la noblesse étrangère lui fit l’honneur de le rappeler. » A sa voix, on le vit accourir aux congrès d’Aix-la-Chapelle, de Laybach, de Vérone. A Laybach, l’empereur de Russie, qui l’aimait, lui fit remettre une bague étincelante de diamants. – Les congrès dissous, Carême vint reprendre la plume en France. – Il passa encore au service du prince de Wurtemberg, de la princesse de Bagration, dont « il a célébré la bonté, l’esprit brillant, » et de M. Rotschild. Une sorte de munificence royale l’a fixé chez ce dernier. Il y a travaillé cinq ans « pour les illustres gastronomes français et étrangers qui visitent cette maison, la soeur de la maison Talleyrand. » Carême loue sans cesse la dignité et la justice des hôtes : il a écrit : « On ne sait plus vivre que là ! et madame la baronne Rotschild, qui fait les honneurs de cette magnifique hospitalité, mérite d’être comptée parmi les femmes qui font le plus aimer la richesse, à cause du charme et du bonheur qu’elles en tirent pour les autres, de la dignité des habitudes et du luxe délicat de sa table. » Ces paroles sont sorties plusieurs fois de sa plume. Ses lèvres mourantes en murmurèrent quelque chose.

Maintenant croyez-vous sa vie assez remplie, sa profession assez élevée ? On peut dire aux personnes qui sourient : « Mais cet homme valait bien un faiseur de poëme épique et dix érudits de l’Académie en service ordinaire. – Ses facultés étaient supérieures ; c’est un fait incontestable. » Après cela, si l’on répond : « Que de simples fusions alimentaires ont été le résultat atteint par ces facultés, par cette vie d’idées ; » je n’ai rien à répliquer. Seulement si vous dites cela, vous n’êtes pas gourmand, et vous ne croyez pas que certaine cuisine puisse servir la santé. Je me retranche alors dans ces conclusions : « C’est que cette dépense d’activité, d’idées, cette variété de connaissances, cette spontanéité de travail ont composé un mérite très-remarquable que le temps ne ramène pas plus vite que les autres. – Carême a été un homme rare en son genre, une intelligence féconde et propre avec supériorité à plusieurs choses. » M. Broussais, attiré près de Carême par l’intérêt de ses recherches, et par son esprit, n’a point dédaigné, il y a peu de jours, de se livrer sur sa tête à des recherches philosophiques.

Bien que la dernière maladie de Carême ait été très longue et très douloureuse, sa tête a été jusqu’au dernier moment remplie d’idées de recherches curieuses, d’opinions scientifiques ; des hommes distingués venaient les débattre auprès de son lit. Il n’a pas senti constamment le froid mortel de cette maladie. – Il dictait de son lit à sa fille, et l’épuisement mettait seul un terme à sa dictée. D’inexprimables douleurs et de bien tristes nuits affaiblissaient par intervalles ses espérances ; mais la clarté du jour revenue, une conversation les lui rendait. Cet homme modeste a vu près de son lit, chaque jour de sa maladie, les hommes marquants de sa profession, les amis de toute sa vie, des gens de lettres, et des gens du monde ; j’ai vu un jardinier célèbre lui apporter des essais, des espèces ; un autre jour, il débattait avec un chimiste une difficulté de conservation. – Nous l’avons vu causer de botanique avec un savant botaniste, M. le docteur Duval habile encore dans la science de guérir ; de champignons avec M. Roques ; écouter M. Broussais avec l’attention d’un esprit supérieur, et lui-même expliquer Spurckeim devant l’un de ses plus savants disciples, M. Gaubert. – Il croyait à l’avenir de cette phrénologie, qui vient d’essayer d’expliquer ses facultés.

Je dois ajouter ces derniers traits à tous les détails que je viens de donner. Carême fut plein de bonté et de fermeté dans sa vie, et assez sévère pour les infractions. Il se retirait quand il voyait d’autres principes que les siens. – Ses études, le lent travail de la rédaction de ses livres, ses calculs, ses expériences, quelques amis distingués à Paris, qu’il aimait et qu’il visitait, voilà le cercle où s’enferma sa vie ; il n’aimait pas la campagne, trait assez frappant chez cet homme expansif.

J’ai à raconter un dernier fait qui donne une idée de la passion qu’il portait à son art. Quelques heures avant d’expirer, la partie gauche de son corps se paralysa ; il perdit connaissance. Sa jeune fille, l’objet de toutes ses pensées, après avoir été celui de tous ses soins paternels, parut elle-même s’être effacée dans ses idées. Son esprit était mort pour les siens. Dans cet état, il eut encore, en se réveillant un instant à la vie, un souvenir très-lucide de sa profession. – On était à la fin de la soirée. Un de ses élèves les plus aimés voulut le voir et lui parler. Après quelques questions faites avec force et douleur, le mourant rouvrit les yeux, et reconnut cette voix. « C’est toi, dit-il, merci, bon ami ! – Demain, envoie-moi du poisson ; hier, les quénelles de soles étaient très-bonnes, mais ton poisson n’était pas bon ; tu ne l’assaisonnes pas bien. Écoute, et à voix basse, avec faiblesse, mais nettement, il lui rappela la prescription de ses livres, « et il faut secouer la casserole, » ajouta-t-il, et sa main droite imitait, par un faible mouvement sur le drap, le mouvement qu’il voulait indiquer. – Il n’a plus reparlé, ni reconnu personne une demi-heure après : tout était fini.                            

FRÉDÉRIC FAYOT.

NOTES :
(1) Traité de la cuisine du dix-neuvième siècle.
(2) Voici le Maître d’hôtel français et ses Mémoires inédits que publiera un élève chéri et très-habile, M. Jay, restaurateur à Rouen.
(3) Ses Mémoires inédits.
(4) Pâtissier pittoresque, troisième édition.
(5) Ses Mémoires.
(6) Carême.
(7) Art de la Cuisine française au 19e siècle ; 2e édition.
(8) Aujourd’hui marquis de Londonderry.

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