DU BLED, Victor (1848-1927) : Les visites (1910).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (25.X.2006)
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Texte établi sur un exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : n.c.) de l'Opinion, journal de la semaine du samedi 1er janvier 1910.

LES VISITES
par
Victor Du Bled

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Il en est un peu des visites comme de la langue, de l'argent, du régime parlementaire, des chemins de fer, de la mode ; elles présentent beaucoup d'avantages et maint inconvénient, elles prouvent souvent l'amitié et souvent aussi la futilité, l'envie de se décharger sur les autres de son propre ennui ; elles suscitent d'admirables improvisations, des traits d'esprit tombés du ciel ou venus en droite ligne de l'enfer, et en général elles n'aboutissent qu'à un échange de lieux communs, de formules consacrées. Je sais des visites d'où ont jailli l'amour, le mariage de deux êtres qui une heure avant ne pensaient nullement l'un à l'autre, une belle inspiration de charité, d'art de talent ; et j'en ai vu bien plus, hélas, qui produisaient l'ennui, la médisance, la calomnie ; car plutôt que de ne rien dire, snobs et snobinettes préfèrent déchirer leurs meilleurs amis. Et donc on n'aura jamais complètement tort, ni complètement raison : là comme ailleurs le musicien fait la musique, et la musique dépend beaucoup du chef d'orchestre, - je veux dire de la maîtresse de maison.
 
M. Alfred Franklin, auteur d'un curieux ouvrage sur la civilité du XIIIe au XIXe siècle, affirme que les visites, « dans le sens que nous donnons aujourd'hui à ce mot, ne sont guère antérieures au XVIIe siècle. » Mon savant confrère me permettra d'émettre quelques doutes à ce sujet. Oui assurément, c'est la marquise de Rambouillet qui inventa l'appartement moderne, favorable aux réunions intimes et aux joutes d'esprit, en mettant les escaliers de côté pour avoir une enfilade de chambres, disposition favorable aux réceptions ; mais les visiteurs pouvaient, en somme, se passer de cet arrangement, et, en fait, ils s'en passaient fort bien. Ne va-t-on pas voir ses amis là où ils sont et comme ils sont, dans un grenier, dans une maison de santé, à la ville, à la campagne. Je sais une maîtresse de maison qui pendant vingt ans et plus recevait les visiteurs au-dessus de son escalier, et l'on entendait là des causeries très fortes de choses : il est vrai que cet escalier est une oeuvre d'art, le plus bel escalier de Paris, les parois, le plafond étant tapissés de médaillons des héros et héroïnes du XVIIe siècle.

Et donc les visites ont, à mon avis, une origine très ancienne, aussi ancienne que la société polie, qui elle-même représente toute civilisation raffinée. On faisait des visites à Athènes, à Rome, et je n'aurais pas grand'peine, j'imagine, à démontrer le culte de ce sport mondain en Chine, dans l'Inde, au Japon, chez les anciens Perses et chez les Egyptiens. En France, elles commencent au moment même où débute la vie de société, qui fut en quelque sorte l'épanouissement de la vie de cour, c'est-à-dire au XIe siècle, vers l'an 1050. Les historiens du moyen âge, Lecoy de la Marche, de Ribes, Paulin et Gaston Paris, Léon Gautier, Siméon Luce, les romans et les mémoires de cette époque abondent en récits qui mettent en scène la bonne compagnie faisant à peu près les mêmes gestes que celle d'aujourd'hui. Il est vrai que la difficulté des communications, les guerres continuelles, l'insécurité des routes rendent les visites plus longues, quand on habite loin les uns des autres ; une visite alors comporte des semaines, des mois de résidence : la force des choses enracinait les hommes au sol natal, tandis qu'ils ressemblent aujourd'hui à cette plante des steppes que le vent emporte avec lui dans ses randonnées impétueuses, et qui voyage ainsi de tous côtés, sans se fixer nulle part.

La société polie de l'âge médiéval qui ne dispose encore que de moyens rudimentaires et incomplets, présente en général les caractères, les gloires et les faiblesses de la société générale ; elle est éparse, spasmodique, fragmentaire, parfois assez brillante, selon les temps, les lieux et les personnes, plus prospère dans les pays qui jouissent du bienfait de la paix. Elle a tout ensemble pour cause et effet la chevalerie, pour missionnaires les troubadours, les trouvères, les jongleurs, ces visiteurs par excellence, pour représentants de nombreux princes, grands seigneurs, dames et princesses ; elle s'affirme encore par l'amour délicat et la conversation, elle a ses créations originales, les cours d'amour, les jeux partis, les tournois ; l'art et la religion influent sur elle, subissent à leur tour son prestige. Dans Erec, dans Yvain, il est question des causeries interminables entre dames et chevaliers visiteurs, ceux-là contant leurs exploits, leurs aventures guerrières ou amoureuses, celles-ci avides de ces récits, prometteuses de récompenses aux plus braves et aux plus passionnés, impitoyables aux « récréants » (ceux qui lâchent pied).

Il est à peine besoin de noter que les Contes de la Reine de Navarre, les Amadis, l'Astrée, renferment une foule de conversations qui naissent et se développent dans l'intervalle d'une visite, qu'il en est de même pour beaucoup de comédies au XVIIe, au XVIIIe, au XIXe siècles. Faut-il rappeler les Précieuses ridicules, le Misanthrope, le Cercle à la Mode, les pièces d'Alexandre Dumas, Emile Augier, Pailleron ? Que de visiteurs, que de visités ! Que de bon et de mauvais esprit ! Que d'éloquence et de verbiage ! Que de petits mystères dans les rites de la politesse !
  
On me permettra de glaner quelques anecdotes dans le champ de l'histoire aimable.
  
Voici ce charmant Boufflers en visite chez le roi Voltaire dont il ragaillardit les vieux ans par ses saillies. « Le chevalier de Boufflers est une des singularités qui soient au monde. Il peint au pastel fort joliment. Tantôt il monte à cheval tout seul, à cinq heures du matin, et s'en va peindre des femmes à Lausanne ; il exploite ses modèles ; de là il court en faire autant à Genève, et revient chez moi se reposer des fatigues qu'il a essuyées avec des huguenotes. » Voltaire aimait fort les chansons de Boufflers, celle-ci entre autres qui aurait pu être intitulée : La Semaine d'une Coquette :

Dimanche je fus aimable,
Lundi je fus autrement ;
Mardi je pris l'air capable,
Mercredi je fis l'enfant,
Jeudi je fus raisonnable,
Vendredi j'eus un amant,
Samedi je fus coupable,
Dimanche il fut inconstant.


Mme de Rochefort était depuis quarante ans l'amie trop intime du duc de Nivernais ; il passait, quand il pouvait, toutes ses après-dînées chez elle, comme Chateaubriand chez Mme Récamier. Six mois après la mort de la duchesse, il proposa à son amie de l'épouser et elle consentit avec joie. Le mariage s'accomplit ; le soir, le marié semble un peu mélancolique. « Pourquoi ce visage sombre ? interroge un ami; n'es-tu pas au comble du bonheur ? - Oui, sans doute, j'aime ma femme à la folie ! Mais une chose m'inquiète, je l'avoue : je n'y avais pas pensé d'abord. - Quoi donc ? - Où passerai-je mes après-dînées ?

Visite réelle ou imaginaire d'un plaideur du XVIIIe siècle à son juge, au temps des épices. Le plaideur prononce ce discours appuyé : « Monsieur, si vous m'accordez un instant d'attention, je vais vous convaincre qu'il n'est pas possible que j'aie tort. Voici ma terre et mon château (il en trace le chemin avec des pièces d'or et figure le château par une pile de doubles louis) ; ceci est mon parc, et voici un grand chemin (aussitôt une longue traînée d'or), qui conduit à un moulin (le plaideur entasse une forte colonne). Là est un bras de rivière (il en fait le Pactole); ici est la terre de mon voisin (nouvel amas du précieux métal). Vous voyez, à cette heure, combien je suis fondé dans mes prétentions ; si vous le permettez, monsieur, je vous laisserai ce petit plan afin que vous y réfléchissiez plus à loisir. »
  
Mme de Souza, femme du ministre de Portugal, vient présenter ses devoirs à l'impératrice Joséphine qui était à la Malmaison. En arrivant, elle aperçoit Napoléon Ier qui monte en voiture avec l'impératrice, et comprend qu'elle arrive mal à propos, car s'il fait volontiers attendre, il n'attend jamais. Cependant il s'arrête un instant, et interpelle Mme de Souza : « Vous arrivez de Berlin ; que dit-on de nous là-bas ? Y aime-t-on la France ? - Sire, on aime la France à Berlin... comme les vieilles femmes aiment les jeunes. » La figure du maître se dérida : « Bien, dit-il en souriant, c'est très bien répondu. »

Une visite posthume, celle qu'un ambassadeur imagina le lendemain de la mort de Talleyrand, en parlant à Guizot : « Eh bien, vous savez, le prince de Talleyrand a fait son entrée triomphale aux enfers. Il y a été fort bien reçu, Satan lui a rendu de grands honneurs, tout en lui disant : « Prince, vous avez un peu dépassé mes instructions ! »

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Que ne puis-je résumer ici la visite de Chenedollé à Rivarol ! Mais il faut se borner.
  
La passion des visites est devenue si forte, pendant le XVIIIe siècle, qu'on se faisait des visites entre détenus dans certaines prisons de la Terreur, devenues, en 1793 et 1794, un des derniers rendez-vous de la bonne compagnie, comme on disait alors. On y observait, dans toutes leurs nuances, les préceptes de l'étiquette, et l'on parlait agréablement de tout, sans s'appesantir sur rien. Quand le petit ménage était fait, qu'on s'était seulement salué et qu'on avait déjeuné, on voyait, dit un contemporain, le ci-devant lieutenant de police, perruque bien poudrée, souliers bien cirés, chapeau sous le bras, se rendre chez les ci-devant ministres, La Tour du Pin, Saint-Priest, le frère du ministre, et puis chez Boulainvilliers ; puis enfin chez les ci-devant conseillers au Parlement. De retour chez lui, venaient à leur tour Boulainvilliers, La Tour du Pin, les ex-conseillers, en grande cérémonie, qui rendaient la visite ; c'était là l'occupation de la matinée. M. de Nicolaï, président de la Chambre des comptes, ne franchissait jamais le seuil d'une porte où il rencontrait quelqu'un qu'après un combat de politesse pour savoir qui passerait le premier. L'espérance, cette glu, qui enveloppe le coeur des malheureux, la politesse et ses rites, entretenaient chez ces magistrats d'aimables illusions.

Et les visites continuent d'être à la mode, et celles qui pestent le plus contre ce déduit, le cultivent presque autant que les autres. Je connais une dame qui a huit cents visites au jour, et, tant que sa santé n'y met pas obstacle, elle recommence chaque hiver à rouler ce rocher de Sisyphe ; depuis quelque temps, toutefois, elle se contente de déposer sa carte chez les très jeunes femmes, et elle économise ainsi un certain nombre de journées.
  
J'ai un autre ami qui connaît aussi huit à neuf cents dames ayant un jour, et qui procède sagement, par séries : la liste est pointée au crayon rouge, au crayon bleu, au crayon noir. Le crayon rouge indique les amies délicieuses ou utiles, celles qu'il visite très souvent pour cause d'amitié intense, de flirt, de conversations spirituelles, de dîners ou de fêtes attrayantes ; le crayon bleu vise les amies du second degré ; le crayon noir s'applique aux relations agréablement indifférentes, et, selon que deux, trois, cinq, dix croix sont accolées à leur nom, il va les voir une fois tous les deux, trois, cinq, dix ans. Ce livre de raison renferme une comptabilité fort compliquée, et je n'entre pas dans le détail : des personnes, avec le temps, ont monté du bleu au rouge ; d'autres, au contraire, ont dégringolé. On frémit en pensant ce qui adviendrait si les écritures de ce cahier étaient divulguées : que de froissements d'amour-propre, que de dépits, que de rancunes contre ce mondain qui n'a d'autre tort, après tout, que d'exécuter avec méthode ce que d'autres font d'une manière impulsive !

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Un certain nombre de directrices de salons célèbres restent chez elles presque tous les soirs, ou du moins de cinq à sept heures, et, quand un obstacle imprévu survient, elles avertissent leurs habitués : ainsi faisaient Mmes de Castellane, de Boigne, Swetchine, de Beaulaincourt, la princesse Mathilde ; ainsi fait Mme Alexandre Singer. Rien de plus efficace pour établir la solidarité sympathique, le ciment de l'habitude, pour rendre fidèle l'homme d'esprit, apprivoiser l'homme de talent. Et c'est dans de tels cénacles que la visite produit ses résultats les plus charmants, par des causeries savoureuses, où le piquant de l'imprévu s'ajoute à l'harmonie préétablie par la confiance et l'amitié.

Mais la vie moderne est infiniment compliquée, la semaine n'a que sept jours, et les devoirs sociaux, pour les gens exacts à les remplir, semblent s'accroître en proportion géométrique. Aussi, femmes d'esprit, snobinettes, caillettes, perruches de toilette et d'âme, femmes à talents et brebis de Panurge, s'astreignent-elles à la mode. Une fois par semaine, elles font savoir aux amis, sous-amis, quarts d'amis, qu'elles les recevront pêle-mêle, indistinctement, à la billebaude, et le tour est joué.

D'aucunes introduisent des variantes : celles qui cultivent la gloire de la conversation ont un jour ou une heure spéciale pour les causeurs.

D'autres reçoivent deux, trois fois par mois, le deuxième et le quatrième dimanche, par exemple, ou le premier et le troisième lundi. Et gare à vous si vous confondez le premier avec le second ; elles ne se gênent pas beaucoup avec vous, ces chéries, mais elles exigent que vous mettiez votre mémoire à la torture pour elles.

Il y a encore les personnes qui restent chez elles le premier et le quinze du mois, ce qui témoigne peut-être d'un certain goût pour le changement. On pourrait, j'imagine, déterminer dans une certaine mesure le caractère des maîtresses de maison d'après les jours et les heures qu'elles consacrent à leurs relations. J'ai connu une petite vaniteuse qui recevait une fois par mois, de cinq à six heures ; de la sorte, elle avait beaucoup de monde, son salon prenait des airs de réunion publique, et l'on ne parvenait pas toujours à lui serrer la main.

Il faut encore révéler aux néophytes un des secrets de l’empire, qui consiste à faire comprendre avec tact aux invités du sexe prétendu fort, que leur démarche flatte tout spécialement la visitée. En musique, une blanche vaut deux noires, et une noire vaut deux croches : l'homme, dans la symphonie de la visite mondaine, représente la blanche, et s'il a beaucoup d'esprit ou de talent, cette blanche-là vaut à elle seule vingt, quarante croches : une visite de Victor Hugo, Thiers, Paul Hervieu, M. de Vogüé, vaut cinq cents croches. Si l'homme de talent se dérange pour vous, tâchez donc d'obtenir qu'on l'écoute, que vos amies à la cervelle d'oiseau fassent trêve devant lui à leur caquetage : après l'amour, je ne sache pas de meilleur moyen pour le ramener.

Le vieux comte de B. S., lorsqu'on lui offrait de le conduire chez une nouvelle maîtresse de maison, ne manquait jamais d'interroger en ces termes l'intermédiaire bienveillant :

- Donne-t-elle de belles fêtes ? - Non.

- A-t-elle de bons dîners ? - Non.

- A-t-elle des chasses, un château hospitalier, une loge à l'Opéra ou à la Comédie-Française ? - Non.

- Alors, pourquoi voulez-vous que je me dérange en sa faveur ?

Voilà de l'égoïsme cru et vert ; mais beaucoup pensent de même tout bas, et c'est le pourquoi du pourquoi de bien des visites.

Un de mes amis, dont une snobinette réclamait impérieusement la visite, répondit sans ambages : « Et quel sera mon pourboire ? » Presque tous nous cherchons un pourboire, moral ou immoral, idéal ou réaliste.

VICTOR DU BLED.


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