DAURIAC, Eugène d'Auriac, pseud. Eugène (1815-1891) : Le Griset du Midi (1841).

Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (29.VIII.2013)
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 6 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Le Griset du Midi
par
Eugène DAURIAC

~ * ~

                        Rien n’est plus négligé que l’éducation des filles ;
la coutume et le caprice des mères
y décident souvent de tout.
                                        
FÉNELON.



Ce nom semble vous étonner, et vous me demandez déjà si je ne vais pas dépeindre le petit chardonneret qui n'a pas encore pris son rouge et son jaune vif, ou le singe maki, ou l'espèce d'arbousier qui portent ce nom. Point du tout ! Cependant, à Paris, me direz-vous, nous connaissons bien la sémillante grisette, si sincère dans son attachement, si facile à séduire, et jamais nous n'avons entendu nommer le griset. D'accord, et le midi de la France ne le connaissait pas plus que vous avant le règne de Louis XV.

Mais, si vous daignez vous reporter à cette époque où les seigneurs de la cour dépensaient follement leur argent avec des femmes de théâtre ; si vous vous rappelez le costume gris de ces laquais déposant leur livrée à Versailles pour apporter des billets doux à de jeunes et pauvres filles de la classe du peuple, que ces mêmes seigneurs n'avaient pas honte d'acheter ; si vous n'avez pas oublié la conduite ignoble des Dubarry, il vous sera facile de savoir comment, après le retour à Toulouse du mari de la maîtresse du roi, et après l'exil du roué, le nom de griset fut donné aux hommes qui s'alliaient ou vivaient avec ces malheureuses parmi lesquelles les Dubarry allaient chercher leurs victimes. Les mœurs de Versailles avaient gagné le midi ; le valet du noble donnait son nom à celle que son maître allait flétrir, la pauvre fille le reportait sur celui qui la relevait de l'opprobre.

Bientôt cette dénomination s'étendit dans tout le Languedoc. Le griset était connu auparavant, mais il n'était pas encore qualifié, et de ce moment il commença à être ce que nous le voyons aujourd'hui.

L'existence de l'homme constatée, suivez-moi dans nos belles plaines méridionales : je vais vous conduire auprès de lui afin de vous le faire connaître entièrement. Mais écoutez : quel bruit vient troubler le silence de la nuit ? Toulouse la savante serait-elle distraite de ses travaux par une émeute ? Non : ces accents sont trop doux et trop pleins de charmes pour être la cause de quelque tumulte. Un groupe de grisets parcourt les rues en chantant, non pas de ces refrains noyés dans le vin ou les liqueurs spiritueuses, comme dans les contrées du nord, mais de ces chants purs et mélodieux qui vont à l'âme et qu'on ne se lasse jamais d'entendre. Orphées populaires, ils attirent tout ce qui se trouve sur leur passage : des femmes même les suivent. Paris, avec les voix rauques de ses artisans, a peine à comprendre de quelle rare organisation musicale sont doués les habitants du midi ; et pourtant c'est là que l'Académie royale de Musique a été chercher les artistes qui ont si longtemps soutenu sa gloire ; Laïs, Dérivis, Lavigne, Lafeuillade, Dabbadie et lïnfortuné Nourrit ont vu le jour dans le midi de la France, et jamais les directeurs de théâtres de la province ne pourront enlever à celui de Toulouse la juste célébrité qu'il a acquise par ses chœurs.

Le griset, comme tous les Méridionaux, du reste, est doué au plus haut degré du génie musical ; il chante toujours, et il n'est pas possible de se faire une idée de son goût exquis et de l'expression délicieuse de ses chants, si on ne l'a entendu pendant les belles soirées d'été moduler des airs simples et mélancoliques, puis des mouvements gais, vifs, pressés, mais toujours des chants suaves et pleins d'harmonie, où chacun fait sa partie avec une rare intelligence.

Personnage curieux, inconnu de tous, si ce n'est des Méridionaux, le griset semble vivre par lui-même et pour lui-même. Isolé, il se meut par sa propre force. Le cercle au milieu duquel il s'agite est étroit, et pourtant il ne cherche pas à l'agrandir. Enclin à cette nonchalance naturelle aux peuples du midi, il reste indifférent aux honneurs, à l'ambition qui dévore les autres hommes. Jamais il ne se mêle aux artisans, non par fierté, il n'en a pas ; mais parce que l'ouvrier, être nomade, a adopté d'autres mœurs, d'autres coutumes, tandis que chez lui rien ne peut apporter de changement a son caractère, à sa manière de vivre ou à ses habitudes.

Dans ses promenades nocturnes, bourgeois, ouvriers, femmes, enfants, viennent se joindre à lui. Chaque nouvelle rue où il passe grossit la masse de son cortège. Certains ministres, certains hommes d'état, seraient fiers de se trouver au milieu d'une pareille foule d'admirateurs. Le griset n'y songe seulement pas, car il n'est point assez simple pour croire qu'elle ne se dispersera pas bientôt. En effet, son adulation ne dure pas plus que l'effet qui l'a produite. Les chants finis, le griset regagne seul son faubourg.

A la passion du chant le griset réunit au plus haut degré l'amour des plaisirs et des fêtes. Le progrès n'est pas parvenu jusqu'à lui, il ne s'en plaint nullement. Il n'a pas encore besoin d'annonces et de prospectus pour se souvenir des joies de son enfance et du bonheur passé. Il n'oubliera donc pas la fête prochaine, et saura s'y préparer.

Le premier dimanche de carême commence, et avec lui les beaux jours de Toulouse. Partout, sur les routes, les habitants des campagnes et des villes voisines se pressent pour assister au feretra, à cette fête dont l'origine se perd dans la nuit des temps. Peu importe au griset que les archéologues et les savants fassent dériver son nom de Jupiter Férétrien, ou que les prêtres, lui cherchant une étymologie toute chrétienne, prononcent fénetra (foi naîtra) ; pour lui c'est une fête que personne n'a droit d'empêcher sans attenter à ses prérogatives, et quelquefois il en coûte quand on veut les restreindre.

Simple et modeste dans ses goûts, il est fanatique et jaloux de ses coutumes au point de devenir féroce. Trop d'exemples sont malheureusement venus le confirmer. Le massacre de la Saint-Barthélemi, dans lequel il ne le céda pas aux égorgeurs de Paris, le meurtre du président Duranti, et l'assassinat récent encore du brave général Ramel, sont autant de preuves que l'on ne peut pas toujours porter atteinte à sa religion et à ses droits. Organisés en compagnies connues sous le nom de secrets ou verdets, il était évident que les grisets ne visaient, en 1815, qu'au rétablissement du royaume de Toulouse, en faisant une scission avec la France du nord. La résistance du général Ramel détruisit leurs projets, et sa mort fut le résultat du désespoir en délire.

Aujourd'hui le griset voit combien il serait difficile de se séparer de la grande capitale. Mais, fier de la sienne, il résiste au frottement de la civilisation, et conserve le langage et les mœurs premières de son pays. Satisfait de lui-même, il pense que tout le monde doit l'être, et rien n'égale son assurance. Dans ses beaux habits de fête, plus grand qu'un souverain, il trône, comme s'il n'était possible à personne de mettre le costume national qu'il ne peut encore réformer. Examinez-le avec attention : ses papillotes, ses couleurs fraîches, ses boucles d'oreille, ne vont-elles pas bien sous cette casquette ou ce chapeau rond ? cette veste grise ne dessine-t-elle pas bien sa taille cambrée ? Après avoir admiré sa cravate de couleur négligemment nouée, sans vous arrêter au peu de longueur du pantalon qui laisse voir la tige de la botte, ne le féliciterez-vous pas de n'avoir pu se décider à la tyrannie des sous-pieds ? Des culottes aux pantalons de 1840 le chemin est long, et il n'est encore qu'à la moitié.

Pendant les dimanches du carême et le lundi de Pâques, les faubourgs de Toulouse vont se disputer, chacun à leur tour, l'honneur de servir aux fêtes du fenetra ; aussi le griset se fait-il un plaisir de donner à goûter a ses amis le jour qu'ils viennent visiter son faubourg. Tout entier à la joie, il ne l'oublie que lorsqu'un étudiant semble regarder avec trop d'attention la jeune fille qui est à son bras. Les grisettes méridionales sont si jolies en effet, qu'il est impossible de les voir sans les admirer. Petites en général, elles choisissent ordinairement pour se vêtir les couleurs les plus éclatantes. Sous les plis empesés de leurs coiffes à canons, de beaux cheveux noirs font ressortir la blancheur de leur teint. Leurs traits, sans être beaux, sont piquants et gracieux, et, à tout cela, elles joignent une âme tellement aimante, qu'il est bien naturel que l'étudiant cherche à leur plaire.

Vous riez de ce portrait, charmantes Parisiennes, et vous pensez qu'il en est du Midi comme de la capitale de la France. Eh bien, détrompez-vous ! La grisette du Languedoc fait de l'amour la principale affaire de la vie : c'est le besoin de sa jeunesse. Il brûle dans son cœur comme la lave dans le sein du volcan. Constamment occupée de son amant, même au milieu de ses travaux, ses beaux yeux fendus en amande et voilés par de longues paupières semblent ne se lever que pour lui.

De tout temps on a accusé les grisettes d'avoir un faible pour les élèves en droit et en médecine ; c'est encore aujourd'hui comme avant la révolution : les luquets (1), obtiennent presque toujours leurs faveurs. Toutefois, plus sensibles qu'avides, elles ne songent pas comme à Paris à tirer parti de l'amour de leur amant : aucune idée d'intérêt ne se mêle à leur tendresse ; jamais elles ne reçoivent rien, et si elles acceptent par hasard un cadeau, il a si peu de valeur, qu'il n'est considéré que comme un souvenir.

On comprendra donc facilement la haine que le griset porte à l'étudiant. Celte aversion semble naitre avec lui, et il n'est pas rare de le voir accompagné d'une centaine de ses amis, attaquer, avec d'énormes bâtons, les élèves à la sortie des écoles. Chacun prend alors parti pour sa cause ; le sang coule, et ces espèces de combats ne finissent malheureusement trop souvent que par la mort de quelques personnes. Ce n'est pas que le griset soit méchant, il est au contraire bon et affectueux ; mais naturellement porté à la colère, ses premiers mouvements sont violents. Mélange de rudesse et de douceur, il est extrême en tout, dans le bien comme dans le mal, et le moment qui suit celui de la vengeance le retrouve encore aussi bon, aussi aimable, aussi léger qu'auparavant.

Les plaisirs bruyants ont un charme tout particulier pour le griset. Aussi les nombreuses fêtes des campagnes sont-elles un aliment à la mobilité de son esprit : jamais il n'en manque une. La musique, la danse, plaisent à son caractère, et il faudrait que sa pitchouno fût bien malade pour ne pas profiter d'une fête patronale afin de ranimer la fraîcheur de son teint et l'incarnat de ses lèvres à cet air pur du Midi ; il faudrait qu'elle fût bien triste pour ne pas sourire aux poulits drollés (jolis garçons) qui la regardent, afin de montrer ses dents blanches petites et perlées. Le griset sera trop fier de son adresse au jeu du mail pour ne pas lui laisser mettre sa robe d'escot, son fichu a palmes et son tour de gorge garni de mousseline plissée ou festonnée. Heureux tous deux, ils se rendent donc à la fête, le griset avec quelques fleurs à la boutonnière, la grisette surchargée de bagues aux doigts, et ornée de sa chaine d'or et de ses grosses boucles d'oreilles, bijoux qu'elle ne met qu'aux grandes occasions.

Parmi les danses du Midi il en est deux particulières aux grisets de Montpellier qui sont trop originales pour être passées sous silence : lou chivalet (le petit cheval) et las treias (les treilles). La première, assez difficile à faire connaître dans une description, est remarquable par la bizarrerie du costume des deux principaux personnages dont l'un, homme-cheval, doit se montrer rétif et envoyer des ruades au second qui fait voir son agilité et son adresse en évitant ses atteintes et en lui présentant un van rempli d'avoine. Les autres danseurs sont vêtus de blanc et ornés de rubans de couleurs ; ils ont des chapeaux couverts de plumes et quelquefois des culottes et des bas de soie. Mais rien n'égale la danse des treilles pour laquelle les grisets ont une espèce de fureur. Aujourd'hui comme au seizième siècle chacun retient sa place quelquefois une heure d'avance. On se dispute la priorité, et très-souvent le divertissement ne commence qu'après bon nombre de coups donnés de part et d'autre. Alors c'est un spectacle vraiment gracieux de voir passer et repasser danseurs et danseuses couverts des plus vives couleurs : des cerceaux, des guirlandes de fleurs les enlacent, et tout cela avec un ordre et une précision tels, qu'il n'y a rien de plus animé et de plus curieux. Allez à Montpellier, lecteur, et l'on vous y dira que ce ballet fut exécuté en 1564 devant Charles IX par des danseurs qu'il faisait bon voir : allez, et plus d'une fois, j'en suis convaincu, vous assisterez à cette danse que l'archiduc Philippe, gendre de Ferdinand le Catholique, admira en 1505 et qu'il se rappelait avec tant de plaisir dans ses états de Flandre.

O vous qui me lisez, bénissez Dieu s'il vous a permis au moins une fois dans votre vie de visiter notre Midi favorisé ; sinon faites en sorte qu'il vous soit possible d'y faire un pèlerinage d'artiste. Et puis, à la Fête-Dieu, libre de toute préoccupation, mêlez-vous à cette foule d'oisifs qui encombrent la voie publique, allant et revenant, lorgnant à droite, à gauche, comme s'ils passaient en revue toutes les tentures neuves et vieilles, les draps blancs et les sombres tapisseries qui ornent le devant des maisons dans le chemin que le cortège de la procession doit parcourir. En vérité, l'on dirait que toutes ces fenêtres, ces portes, bariolées de jolies femmes depuis le haut jusqu'en bas, ne doivent être vues que par ces hommes. Ils envahissent la rue ; faites comme eux. Écoutez-les surtout, et à ce patois si joli, à cet entraînement, à cet amour des plaisirs, vous reconnaîtrez le griset. Ces processions sont celles qu'il voit tous les ans, celles qu'il accompagna dans son enfance, et pourtant il ne les quitte que lorsque les tentures sont enlevées et que les feuilles et les fleurs répandues à terre rappellent seules le passage du saint Sacrement.

La paresse du griset approche de celle du Tourangeau : elle le distingue même des autres Méridionaux en général peu portés au travail. Assez riche ou du moins dans l'aisance, il ne travaille que pour continuer l'état de son père. Ordinairement sa profession est de celles qui ne réclament que quelques heures de la journée. Marchand blatier, aubergiste ou mesureur de grains, voilà son état. Certes ce sont des travaux qui ne sont pas pénibles ; la parole seule en fait tous les frais, et Dieu sait comment il s'en acquitte. Il dîne vers une heure, et c'est une règle invariable chez lui de ne traiter aucune affaire après ce repas. Alors il est réellement satisfait quand une main à sa papillote et l'autre près de son verre, il raconte à ses compagnons attentifs le premier mensonge qui lui passe par la tête. Ne sachant rien à fond et n'appréciant des hommes et des choses que la surface, il aune tout à sa mesure devant les savants-ignorants qui l'entourent. Son auditoire indulgent l'écoute et accueille par des éclats de rire bruyants les piquantes saillies dont il assaisonne ses discours. Le griset rit lui-même le premier de ce qu'il dit, et peu lui importe que sa personne ou ses bouffonneries excitent ainsi l'hilarité générale.

Cependant, n'entend pas qui veut les plaisanteries de ce modèle des provinciaux, car celui qui n'est pas né dans le pays ou dont l'oreille n'aura pas été habituée depuis longtemps à ce langage harmonieux et flexible, plus propre à exprimer les légères émotions de l'âme qu'à peindre les passions violentes, celui-là, dis-je, ne pourra comprendre ces spirituelles niaiseries pour lesquelles les femmes surtout ont tant d'indulgence. Le griset ne parle que son idiome national : le patois. Les révolutions ont passé ; ses faciles et douces mœurs ont été troublées par la présence des étrangers, et jamais il n'a voulu consentir à parler une autre langue que celle de ses pères C'est un bien qu'on ne peut lui enlever. Il n'est même pas étonnant d'en rencontrer à Paris quelques-uns, que leurs affaires y appellent, apportant la même assurance et les mêmes habitudes qu'ils avaient dans leur département, et ne pouvant s'exprimer en français.

Le griset a besoin de distractions continuelles, et il semble n'appliquer son intelligence et son esprit qu'à les augmenter. S'il est musicien, ce n'est pas par l'étude, mais par un don particulier de la nature. Les romances qu'il affectionne sont toutes en patois ; presque toujours il les apprend par tradition. Enfant, il a su lire et écrire, pourtant il a tellement perdu l'habitude de voir des livres, qu'il ignore même parfois s'il en existe. Son éducation n'est pas plus avancée que son instruction. Le salon lui est aussi inconnu que le comptoir ; les bals publics et les cafés sont ses lieux de prédilection, parce que là il est tout à fait lui. Il fume, mais sans excès, et, s'il boit largement, il s'enivre peu. Enfin, le spectacle, qui a tant de charmes pour les habitants de Paris, est sans attraits pour le griset. Il ne pourrait y contenir sa bruyante gaieté, et puis on y parle un langage que son oreille est peu accoutumée à entendre. Mettrait-il un habit ou une redingote pour briller au parterre ou au paradis, cela le gênerait trop, et il n'est pas homme à changer ses allures. Il veut avoir ses coudées franches, rire à gorge déployée, chanter à tue-tête. Il se passe donc sans peine du théâtre, et content de lui, il porte à sa gentille grisette un beau bouquet de ces violettes de Parme dont à Paris nous cherchons en vain le parfum.

Ainsi s'écoule, heureuse et pleine de joie, la vie de cet habitant des faubourgs du midi de la France jusqu'au moment où il pense à se caser, c'est-à-dire jusqu'à vingt-cinq ans au plus tard. Les railleries de ses camarades ne manqueront pas de l'assaillir, s'il retarde ce moment qu'il a attendu avec autant d'avidité que nous semblons le fuir. Avant son mariage, que de preuves d'amour il donnait à sa maîtresse ! que de coups donnés et rendus ! petites tapes d'amitié, il est vrai, mais qu'en vérité je ne voudrais pas recevoir, dussent-elles me prouver l'amour le plus violent.

Du moment où il prend femme, le griset n'entend perdre aucun de ses privilèges de garçon, et laisser passer les beaux jours sans participer aux divertissements de la jeunesse. Sa vie n'est ni plus calme, ni plus tranquille qu'auparavant. Quelquefois il s'adonne au jeu, passion nourrie par son oisiveté continuelle. Il s'y livre avec fureur, y passe les nuits et ne s'arrête qu'au moment où la nécessité le force de subvenir à ses besoins.

Comme dans la société on ne doit pas tout baser sur des exceptions, il est bon de remarquer que tous ne sont pas ainsi. S’ils n'évitent pas plus les rixes qu'au temps de leur adolescence, on doit regarder le joueur comme un être à part, moins rare pourtant chez le griset jouissant de l'aisance que parmi les artisans, obligés, s'ils veulent vivre, de gagner leur pain à la sueur de leur front, on parmi les bourgeois presque toujours occupés de leurs affaires ou de leurs études.

Ordinairement, le jour où le griset se marie, il ne désire pas jouir de cet agréable coin du feu, de cette vie régulière et douce, dernier refuge des âmes fatiguées de respirer les légères et parfois trop lourdes émotions de plaisir. Ni plus grave, ni plus réfléchi, ne s'inquiétant nullement des soins et des soucis du ménage, il ne vous entretiendra pas davantage d'affaires domestiques. Sans passion, sans désespoir, sans espérance, prenant la vie comme elle vient, vous le verrez désormais passer la journée avec ses amis, et rentrer toujours avec l'un d'eux ; car le griset ne peut jamais manger sans une invitation donnée ou reçue. Diner seul est presque la mort.

Donc, si vous rencontrez un griset dans la rue, ne vous étonnez pas du melon, des pancétos (gras double) et du vin blanc de Gaillac qui surchargent ses bras et ses mains. Vous avez devant les yeux l'amphitryon du faubourg, si fier de traiter ce jour-là, que, si vous ne vous hâtiez de passer de l'autre côté, il vous inviterait à manger une salade avec lui. Maintenant l'omelette au lard accompagnera la tranche de jambon ; les pommes de terre et les morceaux de bœuf se succéderont avec une rapidité effrayante. La gaieté la plus franche et la plus folle feront les honneurs du repas ; l'égalité la plus parfaite et l'appétit le plus dévorant y régneront également. Calembours, gros rires, vont animer les convives. L'un imitera le glouglou d'une bouteille en se donnant des chiquenaudes sur la joue, l'autre boira la blanquette de Limoux sans approcher le verre de ses lèvres. Chez le griset, point d'étiquette, liberté pleine et entière : on dîne sans veste et sans cravate. Enfin, les chants succèdent aux nombreuses bouteilles qui n'ont fait que passer sur la table, sans s'y arrêter une seconde, surtout les chants patriotiques qui doivent parvenir à la postérité, comme les souvenirs de nos aïeux nous sont parvenus.

A Paris les airs nationaux durent moins que les causes qui les ont fait naître ; dans le Midi ils sont toujours agréables, surtout au griset, qui en compose quelquefois, sinon la musique, du moins les paroles. Afin de montrer son talent poétique, je me bornerai a citer deux vers formant le refrain d'une chanson faite en l'honneur de M. de Villèle à son retour à Toulouse. L'auteur voulant comparer l'ex-ministre à l'astre qui éclaire le monde et dont les rayons bienfaisants sont si agréables et si utiles aux hommes, ne crut pouvoir mieux exprimer sa pensée que par ces mots :

Aquel moussu Villélo,
Es uno candèlo (2).

Y a-t-il en effet une chose qui ressemble plus au soleil que cette modeste lumière, servant à éclairer nos veilles et faisant de la nuit le jour pour nous ? Et cette rime des plus riches n'est-elle pas une étincelle de l'esprit pétillant de l'auteur ? Pour ma part, je n'hésite pas à donner mon approbation à ces vers, fruit de l'enthousiasme populaire, et je ne doute pas qu'un jour mes petits-enfants, en parlant de M. de Villèle, ne chantent en chœur le refrain du poëte-griset.

Jusqu'à la fin de ses jours le griset reste le même : son corps seul, par suite de son amour pour la bonne chère et par sa grande consommation continuelle, éprouve de légères modifications ; mais il conserve la même indépendance de caractère et la même insouciance. Égoïste et plein d'amour-propre, il est la personnification de l'ignorance et de la routine des provinces. Les heures s'enfuient, les années s'écoulent, sans qu'il cherche un seul instant à développer les qualités qui germent en lui. Le cercle de son existence est tracé depuis des siècles : ses enfants et lui doivent y mourir heureux. Toujours menteur, il se plait à inventer des contes que le plus aimable des deux sexes approuve et trouve agréables. Aussi faible en cela que les dames, j'en ris le premier, sauf à ne le pas croire, et j'admire le caractère de ce faubourien doux et emporté, ayant tout pour être bon ou méchant, et qui passe au milieu des écueils, sans vice et sans vertu.

Le griset ne regrette que les anciennes coutumes. Assis sur sa porte, au milieu de rues étroites et mal bâties, il semble guetter au passage les derniers privilèges de ses municipalités que Louis XIV commença à enlever pièce à pièce. Il proteste alors, il crie à l'illégalité, mais sa colère s'apaise comme les tourbillons de neige apportés des Pyrénées se fondent au soleil du midi. Foncièrement assez bon, il agit peu, et son esprit naturel et le bon sens dont il est doué l'empêchent de se livrer à ses premiers transports.

Sa vie uniforme ne manque pas non plus d'originalité ; j'aime l'audace de cet homme qui parle, qui tranche, qui juge de tout sans rien savoir. J'écoute avec plaisir ses chansons, et je comprends son patriotisme qui serait plus utile, je crois, à son pays, s'il était développé par l'éducation ; car ici le griset n'est pas le Languedocien : celui-ci aime l'étude, elle fait fuir celui-là. Personne, moins que lui, ne connaît les antiquités de sa ville natale. A Montpellier, c'est à peine s'il a vu une fois le lieu où repose la fille de Young et le beau siège de marbre trouvé dans les arènes de Nîmes. A Toulouse, il traverse la Garonne sur un des plus beaux ponts de France, et pas un ne sait que cette vieille capitale du Languedoc en a eu cinq. Toutes les semaines, tous les jours peut-être il voit le canal de Brienne, et jamais il ne pense à l'illustre archevêque qui sut rattacher ainsi son nom à celui de l'immortel Riquet.

A l'extérieur comme à l'intérieur, la différence est aussi grande entre le citadin et le griset, qu'entre ce dernier et l'ouvrier ou le paysan. Par ses mœurs, il s'éloigne autant de la ville que de la campagne ; mais il est l'anneau qui les réunit. S'il accordait à l'étude et au désir de parvenir le temps qu'il emploie à se divertir, sa supériorité se ferait vite remarquer, et nous le verrions bientôt député, académicien, ministre ou maire de village.

EUGÈNE DAURIAC.

NOTES :
(1) Nom que l'on donne aux étudiants, à cause de la Saint-Luc, époque à laquelle ils se rendent aux universités, ou peut-être aussi à cause de leur taille mince et dégagée. En patois, luquet veut dire allumette
(2) « Ce monsieur Villèle est une chandelle. »


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