BRISSET, Mathurin-Joseph (1792-1856)  : Le Pêcheur des bords de Seine (1840).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (06.6.2019)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.
Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@agglo-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 2 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 

LE PÊCHEUR DES BORDS DE LA SEINE.

PAR


  Mathurin-Joseph BRISSET

~ * ~


MÉDISE de la pêche qui voudra ! Nomme qui voudra la ligne : Une perche ayant un animal d'un côté et un imbécile de l'autre, je m'inscris contre les détracteurs de cet innocent plaisir.

Stultum me fateor, comme dit Horace. J'avoue que j'ai été quelquefois l'un de ces imbéciles, et qu'il m'est resté mille charmants souvenirs de ces heures passées, le bras tendu, l'œil fixé sur le bouchon fuyant d'un air affairé dans le courant qui l’emporte, ou stationnant, pour ainsi dire endormi sur la surface d’une eau tranquille, comme le chat patelin dont l'œil, mi-fermé par un sommeil trompeur, ne regarde que de coin les petits oiseaux qu'il guette.

Et, dites-moi, quel passe-temps, quel plaisir eut jamais un cadre plus riant et plus gracieux ! Ce ne sont plus les arides guérets, les bords pierreux des luzernes ou les lisières des taillis hérissées de ronces, que le chasseur arpente et côtoie sous le soleil d'automne. Au pécheur les frais gazons, les repos sous la saulée, les harmonies fluviales, les contrastes de la lumière glissant en rayons d'argent sur l'onde immobile, et se brisant, s'éparpillant plus loin en sautillements joyeux, à la suite des flots qui moutonnent sur un fond de cailloux, ou ruissellent amoureusement sur un lit de sable fin.

Le bord de l'eau est le séjour de la rêverie ; les eaux tiennent toujours une grande place dans l'œuvre des poètes rêveurs : les Israélites pleurent sous les saules de l’Euphrate ; Ossian chante sur le rocher contre lequel se brise l'écume du torrent. L'eau donne une âme, une pensée au paysage ; c'est un souvenir, une image de la fuite du temps, de la rapidité de la vie ; c'est aussi la partie mystérieuse que doit contenir toute chose pour agir complétement sur l'esprit de l'homme. D'où vient-elle, où vat-elle, cette onde qui fuit sans jamais s'arrêter ? Par delà ces prés, quels sites va-t-elle embellir, quelle contrée va-t-elle fertiliser ? Doit-elle voyager longtemps encore entre ces saules et ces peupliers avant de trouver le fleuve, le lac, où elle se perdra avec le souvenir du bien qu'elle a fait ?

Ainsi la rêverie et l'imagination se plaisent également au bord des eaux. Et n'allez pas croire que l'imagination ne joue pas aussi un grand rôle dans ces plaisirs du pêcheur, que j'essaie de réhabiliter à vos yeux. Qui a plus de puissance sur elle que l'inconnu ? Un voile qu'elle cherche à soulever, sous lequel elle rêve un ange ou un spectre, un brouillard qui lui fait deviner le paysage et lui permet de changer la ferme en palais, le colombier du village en château féodal, voilà ce qui lui convient par-dessus tout, car elle n'est jamais mieux que sur les limites qui séparent le monde positif du monde des conjectures.

C'est justement la position de la plume qui flotte sur l'onde et que suit le regard du pêcheur. Que se passe-t-il sous le voile vert des eaux dont son œil ne peut sonder la profondeur ? S'il est poète le moins du monde, il devine dans ces longues herbes qui ondulent au fil du courant la verte chevelure de quelque ondine endormie sur son lit d'algues et de mousses : c'est tout un pays de féerie que parcourt en ce moment son imagination, suspendue comme l'hameçon au fil de crin ou de soie. Les gobelins moqueurs suivent la ligne, la retiennent avec leurs pattes d'écrevisses, ou l'accrochent en riant aux racines du saule de la rive ; et quand le pêcheur, trompé par la brusque disparition du liège flottant, tire à lui, croyant ramener quelque superbe proie, si l'acier recourbé cède et reste engagé dans l'obstacle, alors les lutins font entendre un rire qui ressemble, à s'y méprendre, au cri du martin-pêcheur et au frôlement des roseaux et des saules courbés tous à la fois par une brise de rivière.

Et pourtant, croyez-le bien, il n'est pas nécessaire d'avoir aucune de ces extravagantes idées pour s'amuser à suivre le trajet d'une ligne bien amorcée, convenablement plombée et attachée selon toutes les règles de l'art à la baleine qui plie, et donne en se relevant ce coup de maître auquel le poisson ne peut échapper. Sans avoir recours aux inventions, aux suppositions de la poésie, c'est bien assez, pour tenir l'attention éveillée et l'esprit en haleine, de penser à la proie qui suit peut-être en ce moment même l'appât qu'on lui a préparé avec tant de soin. D'ailleurs, le milieu où elle se joue n'est pas si inaccessible au regard, que de temps en temps l'on n'aperçoive quelque ombre qui passe à peu de distance de la surface des eaux, comme un nuage sur le ciel : c'est la carpe paresseuse, c'est le brochet qui chasse, c'est le chevenne attendant que le vent lui fasse tomber de la rive quelque sauterelle ou quelque hanneton ; c'est la bande errante des gardons se promenant avec l'air du plus profond dédain pour le pêcheur et ses appâts. A cet aspect, l'espérance se ranime, la ligne paraît moins lourde au bras fatigué par une tension prolongée ; ainsi, à la fin d'une longue route, s'il aperçoit de loin dans la plaine la vedette de l'ennemi, le soldat se redresse et trouve léger comme une plume son fusil tout à l'heure si lourd. Qu'est-ce donc quand la plume ou le bouchon, véritable vedette chargée de vous transmettre la nouvelle de l'agression de l'invisible ennemi que vous guettez, vient tout à coup, par un hochement timide d'abord ou brusquement décisif, vous apprendre qu'un habitant des eaux s'est laissé tenter par votre amorce, et qu'il la déguste en gourmet, ou l'attaque en poisson vorace ?

Alors commencent les angoisses, les battements de cœur, les émotions du drame le plus saisissant. Le terrible Rien ne va plus ! de la roulette, quand elle se met en marche pour accomplir son fatal trajet, les trois coups annonçant le dernier acte du mélodrame le plus intéressant, ne produisent pas sur le joueur et sur le spectateur un effet pareil à ce qu'éprouve le pêcheur quand il se dit tout bas : ça mord !

Comprenez-vous ? Ça mord !  la nature du plaisir de la pêche est tout entière dans cette expression. Le ça, pronom mystérieux, laisse à l'imagination ses coudées franches... toutes les espérances, toutes les illusions du pêcheur sont dans ces mots : Ça mord ! ils prouvent que la pêche est un plaisir dont l'imagination seule fait les frais, un plaisir interdit, par conséquent, aux esprits froids et positifs.

C'est un de ces instincts primitifs de l'homme, un de ces instincts antérieurs à la civilisation qui n'a pu les étouffer ; par une force de réaction ils se font sentir au centre même de son empire plus puissamment que partout ailleurs. L'homme sauvage, chassé de toutes les savanes, de toutes les forêts vierges du Nouveau Monde, se retrouvera peut-être dans la rue Saint-Martin à Paris ou dans Oxfort-street à Londres.

En attendant, ne vous étonnez point si, dans la belle saison, les bords de la Seine sont couverts depuis le matin jusqu'au soir de pêcheurs de tout âge, de toute taille, de tout habit. Or, parmi ces individus, les uns debout sur les trains de bois épargnés par les débardeurs, les autres, plus à l'aise sur la rive, ceux-ci, assis, jambes pendantes sur le parapet du quai, ceux-là, dans des bateaux amarrés au milieu de la rivière, tous ne sont pas pêcheurs au même degré, au même titre, tous ne peuvent être compris dans la même classe. C'est le cas d'établir des divisions et des subdivisions : nous agirons donc avec le pêcheur à la ligne comme le naturaliste avec les plantes, d'autres diraient les simples, et nous grouperons en trois grandes familles tous les individus de cette généralité aquatique.

Nous aurons donc : 1° le pêcheur par nécessité ; 2° le pêcheur par désœuvrement ; 3° le pêcheur par inspiration.... nous pourrions dire simplement le pêcheur, car, à celui-là seul appartient ce nom dans toute sa pureté : les autres ne sont que des anomalies, des dégénérescences, des branches cadettes, si vous l'aimez mieux.

Le pêcheur par nécessité est celui qui fait métier et marchandise de son art ; c'est le positif, c'est le chiffre mis à la place des illusions et des espérances, c'est l'attente du gain, la soif du lucre faisant fuir bien loin la poésie et matérialisant tout ce qu'il y a d'idéal et de rêveur dans ce far niente si bien occupé du pêcheur.

Le fisc ayant écrit dans ses lois : la pêche sera exercée au profit de l'état, la pêche est exploitée, soit après adjudication publique aux enchères et à l'extinction des feux, soit par concession de licence à prix d'argent. (Titre III de la loi relative à la pêche fluviale.)

C'est le budget se faisant poisson, poisson du genre de la baleine et nageant entre deux eaux malgré sa pesanteur. Desinit in piscem, comme dit encore Horace, et ceux qui se sont rendus adjudicataires aux termes de la loi que nous venons de citer, cherchent à faire valoir leur argent le mieux qu'ils peuvent. A ceux-là les moyens qui font de la pêche une addition et ne sont bons qu'autant que le total est satisfaisant ! A ceux-là le brutal emploi du filet. Le filet est la prose de la pêche, comme la ligne en est la poésie ; le filet est le canon de la rivière, il remplace un tournoi où l'adresse, l'expérience, l'habileté, la ruse doivent seules triompher, par une véritable tuerie, par une ignoble main basse sur tout ce qui a vie au fond des eaux. Le poisson n'est plus l'inconnue que l'esprit méditatif et patient du véritable pêcheur cherche à dégager dans cet intéressant problème qui le retient au bord des eaux, ce n'est que de la chair à filet dont la livre vaut tant et qui doit figurer à la poissonnerie et sur la table d'une cuisine.

A d'autres que nous la tâche de peindre les très-peu poétiques pourvoyeurs de fritures et matelottes de la barrière de la Cunette et des cabarets de Bercy ! Nous ne sommes point dans les dispositions d'esprit que la justice exige du juge, et sans lesquelles son arrêt n'est pas valable. Trop de haine sépare le pêcheur à brevet du pêcheur toléré, pour que le portrait de l'un puisse être fait par l'autre sans prévention et sans passion.

Hélas ! il nous reste dans la mémoire trop de lignes dérangées, trop de belles chances interrompues par les avirons ou l'étourdissant épervier de ces honorables industriels du Gros-Caillou ou de la Râpée, nous avons été trop souvent salués par leurs piquantes apostrophes sur la forme de notre nez, l'effet de nos lunettes et la couleur de notre chapeau, pour que nous puissions aborder et traiter un pareil sujet sans prévention. Je me récuse donc moi-même, et je passe à la seconde catégorie : le pêcheur par désœuvrement.

Une remarque, pourtant, avant que nous arrivions à cette nouvelle espèce. Le grand défaut des classifications vient de ce que, dans la société ainsi que dans la nature, il n'existe guère de choses qui aient des limites assez tranchées, des contours assez arrêtés pour qu'on puisse dire : Telle classe finit là, et telle autre y commence. Il y a partout des nuances intermédiaires et des individus si bien à califourchon sur le point de démarcation, qu'on ne sait s'ils sont réellement d'un côté ou de l'autre. Par exemple, de la classe du pêcheur par nécessité déborde dans celle du pêcheur par désœuvrement, l'individu enchanté de trouver dans la pêche, qu'il nomme sa passion indomptable, un prétexte pour fuir une société disgracieuse et s'esquiver d'un intérieur désagréable...

Celui-là pêche pour ne pas pécher en maudissant l'humeur acariâtre, boudeuse ou taquine de sa femme. Il est du petit nombre de ceux qui bénissent l'institution de la garde nationale et du jury, accueillent le billet de garde comme un bon au porteur, et sautent de joie en lisant le matin dans un journal leur nom sur la liste des prochains jurés. Heureuses inventions qui donnent à ses souffrances un moment de relâche, délicieux rafraîchissement apporté par le législateur au milieu de l'enfer où il vit !

Sa patience a été si bien exercée par le lien conjugal, qu'elle se complait et se délasse dans les épreuves que la pêche lui impose. C'est entre le bras inflexiblement tendu de cet honnête esclave rendu à la liberté, et le revers de son habit-veste que l'araignée de mon ami Henri Monnier a le temps de jeter les fils de sa toile et de chasser tandis qu'il pêche (1). Pour celui-là, du reste, la pêche est plutôt l'absence d'un mal que la présence d'un plaisir ; il ne songe guère au poisson à prendre, il pense que sa femme n'est pas là. Il savoure cet instant de repos, il hume la tranquillité par tous les pores, il s'attriste quand le brouillard s'élève sur la rivière, quand le dernier rayon de soleil glisse sur sa surface et dore les légers sillons qu'y trace le vent du soir... Voici la nuit, c'est l'heure de la retraite, il faut reprendre le joug du domicile conjugal. Le pêcheur fait lentement alors ses préparatifs de départ ; avec la soie ou le crin qui diminuent sur le plioir humide, il voit peu à peu disparaître ce fil d'or que la liberté a mêlé par hasard à la trame de ses tristes journées...

Le pêcheur par désœuvrement est une variété du flâneur. Le flâneur, las de flâner, pêche ; la pêche est le repos, ou, si vous l'aimez mieux, les invalides du flâneur. Rester sur les quais à regarder couler l'eau ou bien à y cracher, comme le vicomte de madame de Sévigné, c'est se borner au rôle passif de spectateur dans un théâtre, quand on a sous la main tout ce qu'il faut pour y jouer un rôle.

A l'angle que forme le parapet du quai en s'ouvrant sur quelque descente qui conduit au bord de l'eau, ou bien encore à l'approche d'un pont, se tient au grand air et au grand soleil la boutique où se débitent les armes et munitions qui changent tout à coup le flâneur en pêcheur. Cet établissement se compose d'une petite table avec son étalage de lignes vertes ou blanches, ses paquets d'hameçons ou de hains empilés sur crin, sur boyaux de vers à soie. On trouve là, et des boites pour contenir les amorces, et des flottes, et des bouchons de divers grosseurs, et des plumes coloriées pour servir de coulant, et des poches en filet pour conserver le poisson vivant. Le tout est dominé, comme dans un trophée de guerre, par des cannes en roseau, en bambou, et par quelques épuisettes, dont le filet agité par le vent figure assez bien les drapeaux et les bannières à côté des lances.

Voilà pour les armes : les munitions sont près de là, en réserve dans quelque baquet, dans quelque pot soigneusement recouvert, ou dans des sacs hermétiquement fermés. C'est la partie basse et cachée de l'établissement, quoiqu'elle en soit le mouvement et la vie... Que dire de plus ? Il n'y a plus là de comparaison chevaleresque, de périphrase poétique qui puisse farder la vérité ; on ne pêche pas avec des gants, et celui qui veut être vrai en écrivant sur ce sujet, comment fera-t il pour ne pas quitter les siens en ce moment ? Quand on s'occupe du jardinage, après avoir admiré ces belles roses fraîches, accortes, si coquettement serrées dans leur vert et rose bouton, si amoureusement, si franchement belles dans cet épanouissement appétissant d'une beauté complète, il faut bien en venir à parler du fumier qu'on a mis à leur pied pour les rendre ainsi gracieuses et parfumées !... Hélas ! hélas ! pourquoi n'amorce-t-on pas une ligne avec des feuilles de roses, je n'aurais pas alors à vous entretenir de l'ignoble asticot, produit grouillant de la putréfaction, qui s'agite au milieu de sa fétide odeur, cherchant dans son fourmillement incessant, l'immonde milieu des voiries d'où l'exile la dégoûtante industrie de l'équarrisseur.

Une vieille femme maigre et jaune, sous son grossier chapeau de paille, préside d'ordinaire aux destins de cet établissement fluvial. En vous débitant sa marchandise, après vous avoir fait remarquer qu'elle vous donne bonne mesure, elle vous entretient des hauts et des bas qu'elle a éprouvés dans ce qu'elle nomme son commerce : telle année l'asticot, malgré toutes les prévisions, tomba au-dessous du cours ordinaire ; telle autre année, il ne pouvait se conserver plus de deux jours, malgré le son et la sciure de bois. « Jugez de la perte, ajoute-t-elle avec un gros soupir, moi qui avais fait des provisions ! »

Le gamin, que l'on pourrait nommer par transition l'asticot des rues de Paris, est en majorité dans le nombre des pêcheurs par désœuvrement. En bourgeron bleu, en casquette, et souvent même sans casquette, perché sur un train de bois, ou dans l'eau jusqu'à mi-jambe, il pêche assez ordinairement à la ligne à fouetter. Ce mouvement continuel qu'il faut donner à la ligne amorcée, comme chacun sait, de quatre ou cinq hameçons sans plomb, convient mieux à sa pétulance ; malgré cela, il ne reste pas longtemps à la même place, et joint bientôt un autre plaisir à ce passe-temps trop tranquille pour lui. Heureux mille fois, s'il se trouve près de là quelque bateau de blanchisseuses, il a bientôt engagé avec les nymphes lavandières une polémique où se déploie toute sa faconde insolente et criarde. Abandonnant son bout de fil à tous les hasards d'une véritable ligne de fond, il lance sur la rivière l'ardoise qui, comme l'hirondelle, glisse, touche en passant la surface de l'eau, et, repoussée par son élasticité, se soulève et va, après maint ricochet, s'enfoncer bien loin des bords.

Quelquefois aussi, bravant les pudiques ordonnances du préfet de police, cédant au besoin d'un rafraîchissement économique, et oubliant plus que jamais sa ligne et les poissons qu'elle doit prendre, il se dépouille de cette apparence de veste, de pantalon et de bas qui couvraient son maigre individu. Le voilà dans l'eau faisant crânement sa coupe, comme il le dit lui-même. Si, hardi plongeur, il rapporte comme trophée de son excursion sous-marine quelque savate racornie, malheur au pêcheur qui, cédant à la chaleur du jour, s'est endormi non loin de là, l'œil fixé sur les lièges de ses lignes de fond, il risque bien, à son réveil, de tirer de l'eau l'ignoble semelle attachée à son hameçon, et d'entendre le gamin lui crier de loin : « En v'Ià un fameux de poisson, il faut le manger au bleu, c'est meilleur qu'en friture ! »

Après ces grotesques ébauches jetées en courant, le crayon a besoin de s'arrêter à un trait plus vigoureux et plus correc t; il s'agit d'esquisser le type du pêcheur par inspiration.

Il a quarante ans. C'est l'âge où la patience qui s'allie à un sang encore actif peut compter pour une véritable vertu, c'est l'âge où cette qualité n'exclut pas la force, la vivacité et l'adresse du corps. Il a été soldat, apprentissage admirable des premières conditions du pêcheur : l'attente, la résignation et le silence. On devine qu'il a porté le mousquet, à le voir s'avancer au pas accéléré sur la berge du fleuve, pas trop près du bord, pour ne point effaroucher le poisson, pas trop loin, afin de pouvoir, d'un coup d'œil, choisir le théâtre de ses exploits. Le hasard ou le caprice n'ont pas seuls présidé à la coupe, la couleur de ses vêtements. La veste ou la blouse courte et droite, sans plis qui puissent aller au devant de l'hameçon et l'accrocher au passage quand il lance la ligne ou qu'il la ramène pour renouveler les amorces, point de couleur trop voyante, mais un vert tendre qui se perde parmi les herbes et les aubiers de la rive, un chapeau de paille, dont les larges bords le préservent contre le soleil : voilà l'ordonnance de son accoutrement. Tout son luxe est dans ce faisceau artistement noué, de cannes, à la fois solides, légères et flexibles, avec leurs scions ou baguettes de rechange ; tout son luxe est caché dans ce sac de cuir noir, en forme de valise qu'il porte allègrement sur son dos. Rien ne manque à cet arsenal du pêcheur, ni la sonde en plomb qui doit l'aider à connaître la profondeur de l'eau, ni les aiguilles à amorcer pour pêcher le brochet ou la truite, ni le grapin pour décrocher les lignes, ni le dégorgeoir, ni les moulinets pour la ligne courante, ni le porte-feuilles de mouches artificielles, ni la boite garnie d'hameçons.

Priez-le d'ouvrir devant vous ce véritable carquois, si vous voulez connaître l'importance qu'il a mise au choix de cette arme décisive ! Voyez comme ses hameçons, piquants produits de l'Irlande ou de l'Angleterre, sont larges et solides dans leur applatissement, cambrés gracieusement sur le côté, voyez comme le dard est petit, comme la languette est incisive ! La bonté de l'hameçon est pour le pêcheur ce qu'est la justesse du fusil pour le chasseur. Ni l'une ni l'autre ne donnent l'adresse, mais elles la servent si admirablement, qu'à mérite égal, l'homme bien outillé ou convenablement armé, l'emporte sur celui qui ne l'est pas, au même degré que l'habile et l'expérimenté sur le maladroit et le novice.

Les connaissances du pêcheur ne se bornent pas au choix des ustensiles qui doivent aider à sa passion, il sait quel appât convient le mieux au poisson qu'il poursuit, il sait quels endroits ce poisson fréquente le plus volontiers, quelle époque est la plus favorable a sa capture ; il a calculé la pesanteur et les forces de la proie, afin de leur proportionner les moyens d'en triompher.

Les chances de la pêche varient selon l'état des lieux et du temps. Le pêcheur fait son étude constante de ces modifications et de leur cause. Le pêcheur a son calendrier, il a aussi son horloge. Ses prévisions atmosphériques sont l'une des bases les plus certaines de ses succès. Il tire parti de l'orage, il se fait un aide du vent, et rend la pluie elle-même complice de ses victoires. Il ne fait pas un mouvement, un pas qui n'ait son calcul, sa portée, son étude.

Flâneur indifférent, vous l'examinez en passant, et vous dites, en haussant les épaules : « Ce n'est qu'un pêcheur à la ligne ! » Profane ! cet homme que vous regardez du haut de votre orgueilleuse nullité, c'est un naturaliste, car il connaît aussi bien que Lacépède les mœurs, les développements, la demeure habituelle, les appétits des poissons qui hantent le lit de nos rivières ; c'est un météorologiste expérimenté, aussi au courant qu'on peut l'être à l'Observatoire, de la hauteur de l'eau, des changements atmosphériques et des signes qui les annoncent ; c'est un mécanicien adroit connaissant mieux que personne les lois de la pesanteur, la différence des milieux, la puissance des leviers. Dans le simple choix de cette place où vous le voyez, il a mis plus de précautions, de connaissances, d'habileté que vous n'en mettez dans les actions les plus sérieuses de votre vie !
Mal jugé, le pêcheur a bien raison de fuir la foule, et de répéter avec le poëte latin :

Odi profanum vulgus et arceo.

Il ne s'ensuit pas que le pêcheur soit insociable, bien au contraire, et je ne suis pas le seul, sans doute, qui ait remarqué cette sympathie si promptement établie au bord de l'eau entre deux pêcheurs qui se rencontrent. Sympathie réelle, reste précieux de cet élan primitif qui entraînait l'homme vers l'homme quand la défiance ou l'expérience, qu'on peut nommer l'étude du mal, professée par la civilisation, ne venait pas glacer et retenir cette bienveillance native. En se rapprochant de la nature par ses plaisirs, on se rapproche de ses douces et généreuses inspirations.

Ainsi que le poète, le pêcheur est oublieux des choses de ce monde. Perdu dans l'ombre qui règne sous les voûtes de ces ponts magnifiques, abrité le long des pierres de ces quais que le géant de notre époque a élevés et alignés de sa main triomphale, entre deux victoires, le pêcheur des rives de la Seine s'inquiète peu des révolutions qui passent et bourdonnent sur sa tête. Il écoute le bruit que fait le moindre poisson en s'élançant hors de l'eau à la poursuite de l’éphémère, et il n'entend pas les cris de l'émeute, les clameurs et les retentissements des luttes populaires. Un trône s'est écroulé a deux pas de lui sans qu'il détournât la tête pour savoir ce qui se faisait là.

C'est du sage ou du pêcheur qu'Horace a dit : Impavidum ferient ruinae. Faut-il citer pour preuve de cette indifférence philosophique, ou, disons mieux, de ce stoïcisme qui distingue le chevalier de l'hameçon, la rencontre, sous un pont de Paris, de deux pêcheurs célèbres, tandis qu'au-dessus des voûtes retentissaient, en défilant dans une marche fatalement triomphale, les caissons et les canons des étrangers prenant possession de la capitale.

En s'apercevant, l'un et l'autre s'arrêtent et s'étonnent ; puis, après un instant de silence :

— Monsieur, vous êtes M. D....?

— Monsieur, vous êtes M. Coupigny ?

— En nous rencontrant nous nous sommes reconnus.

— Nous seuls, monsieur, étions capables de pêcher aujourd'hui ! «

Et, sans plus s'occuper de l'événement qui tenait en suspens l'Europe entière, ils continuent à pêcher de compagnie, parlant beaucoup plus de leurs hameçons que de la lance des cosaques, et de leurs succès que du triomphe des souverains alliés.

Une friture, appétissante conquête de cette double alliance des rois de la pêche, termina une si mémorable rencontre : c'était autant de pris sur l'ennemi !

M. J. BRISSET.

NOTE :
(1) Caricatures d’Henri Monnier, le Pêcheur


retour
table des auteurs et des anonymes