DURAND, Charles (18..-18..) : Le Roulier (1841).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (24.XI.2018)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.
Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@agglo-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 

LE ROULIER.

PAR

CHARLES DURAND

~ * ~


VERS minuit, quand tout le monde se livre enfin au repos dans l’auberge de la commune de ***, et que la lune semble blanchir encore les longues murailles blanches qui bordent la route, on entend de loin comme un bruit vague et sourd ; le bruit s’accroît et devient distinct ; le murmure des larges roues de la charrette qui tournent lentement en broyant quelques cailloux se mêle au tintement aigu des sonnettes de l’attelage ; puis un sifflet commence un air que la servante Madeleine a entendu siffler vingt fois : Portrait charmant… et un grand coup de fouet interrompt la mélodie… portrait de mon amie… et un épouvantable juron menace les bêtes pour les engager à donner un dernier coup de collier. C’est bien Gaspard ! Il s’arrête devant la porte ; Madeleine s’avance, reçoit un baiser du roulier, lui applique un grand coup de poing entre les deux épaules, et va préparer son souper.

La table est couverte, la flamme pétille, et près de la bouteille, à côté du verre de Gaspard, Madeleine a mis un autre verre, car elle sait que Gaspard n’aime pas à boire tout seul ; mais le devoir avant tout. Jamais le roulier, si altéré qu’il fût, ne prit le pas sur ses bêtes. C’est lui qui les dételle et les conduit dans l’écurie ; c’est lui qui garnit le ratelier, et examine avec soin les harnais et l’équipage ; puis, accompagné de Castor, qui ne quitte pas son maître, il tourne le loquet, s’avance près du feu de la cuisine, tend la main à Madeleine, et lui dit : « Voilà !... c’est à nous deux maintenant ! »

La conversation, pendant le souper, devient intéressante. Madeleine veut tout savoir, et il faut la mettre au courant des nouvelles. Savez-vous de qui elle s’informe ? De la compagnie du roulier, de ses bonnes bêtes chéries, car, n’en riez pas, ses bêtes, c’est sa compagnie, sa société de tous les jours ; c’est sa famille, qui partage avec lui le soleil et l’orage, la chaleur et les frimas. Chacune d’elle a son nom et son caractère particulier, et sur les six qui composent son magnifique attelage, il n’y en a pas deux qui se ressemblent. Garo et le Borgne sont les deux chevaux les plus robustes. La place au timon revenait de droit à Garo, pour lequel la charge n’est qu’un jeu ; mais le Borgne a fait le méchant, et, indépendamment de ses ruades, a mordu au cou son compagnon en allant à l’abreuvoir. Gaspard, qui connaît la discipline, a décidé que le coupable serait au timon, et n’en bougerait pas jusqu’à Lyon ; trait de sévérité qui a paru produire sur le moral de la bête l’impression la plus favorable. Au milieu de l’attelage figurent Doucette et Maigron, véritables animaux de juste milieu, sages et dociles, réguliers dans leurs habitudes, et dont les amis du progrès pourraient tout au plus critiquer l’allure routinière. A la tête du cortége, c’est Cocotte, si belle et si douce, et le gros l’Enflé, qui n’est pas à l’abri de quelques censures. L’Enflé dirigeait autrefois la marche, et s’était tellement accoutumé à la paresse, que plus d’une fois on surprit flasque et vide la corde qui le séparait de Cocotte, tandis que celle-ci s’escrimait en efforts pour entraîner ceux qui la suivaient. La pauvre bête en fit une maladie qui, grâce à Dieu, fut courte, Gaspard ayant toujours sur lui la lancette au moyen de laquelle il lui rendit la santé ; mais, pour éviter de tels efforts à l’avenir, le roulier décida que l’Enflé serait placé le second ; et, permettant à Cocotte, désormais attelée en tête, de ménager sa santé délicate, il a soumis à une active surveillance le ci-devant paresseux, qui ne peut plus s’oublier maintenant sans être rappelé à l’ordre par un coup de fouet, et par cette apostrophe, gros feignant !... qui paraît humilier prodigieusement son amour-propre. A ce personnel de la troupe ambulante, il faut ajouter un des acteurs les plus attentifs, c’est Castor, le chien favori, l’ami et le compagnon du maître. Sa position intermédiaire donne à Castor une grande influence. Si, aux yeux du maître, il est presque une bête, aux yeux des bêtes, il est presque un maître. Sous ce vaste édifice que compose la charrette et son chargement, est suspendu à quatre chaînes un lit couvert du foin le plus doux, et qui se balance de la manière la plus agréable. C’est là que voyage Castor, mollement bercé, et souvent livré au sommeil lorsque le chef de la communauté marche lui-même à côté de la voiture. Il est bien arrivé quelquefois à Castor de vouloir rendre à son maître le même service ; mais au moment où Gaspard se livrait paisiblement au sommeil, étendu sur les ballots de marchandises, Castor marchant à côté de Cocotte pour l’empêcher de dévier, et celle-ci suivant fidèlement le milieu de la route comme une bête qui comprend toute l’étendue de sa situation, on a vu des inspecteurs de police (de quoi la police ne se mêle-t-elle pas ?) faire citer le roulier devant le juge de paix, comme coupable d’avoir abandonné les rênes pour dormir sur sa charrette, comme si la société, pour se préserver de tout dommage, n’avait pas une garantie doublement rassurante dans l’intelligence de Cocotte et la fidélité de Castor.

Que de fois, traversant les villes et les villages par un beau soleil, l’on a vu tout le personnel de l’attelage, la tête haute, au bruit harmonieux de mille sonnettes, et au chant joyeux du roulier, exciter sur son passage l’admiration et l’envie du paysan et du laboureur ! L’un ne pouvait s’empêcher de trouver merveilleuse la propreté des courroies et des mors, et des plaques cuivrées qui brillaient çà et là sur les parties diverses des harnais ; un autre admirait ces espèces de housses en toile bleue, bordées d’une frange rouge, qui servaient de parure aux six nobles bêtes ; quelques-uns, enfin, critiquaient le plumet de Cocotte ; mais c’était évidemment par jalousie, car on reconnaissait maintenant que Cocotte, sans paraître trop fière, le portait avec beaucoup de grâce et de dignité.

A côté de cette charrette, imposante par sa masse et par le nombre de marchandises dont elle était chargée, marchait Gaspard, un des heureux du siècle, Gaspard, propriétaire de ce magnifique attelage, transportant la marchandise d’autrui de Marseille à Lyon sur sa propre voiture, avec ses propres chevaux, gai, bien portant, bon nombre d’écus dans la poche, et la pipe à la bouche, calculant son bénéfice probable, dont la certitude embellissait encore pour lui le chemin. Des guêtres de cuir le défendaient contre la boue et la poussière ; une blouse bleue, déjà faite à la fatigue, recouvrait son vêtement de velours couleur olive, et la modestie de son aspect contrastait avec toute le luxe de son équipage. C’est ainsi que Napoléon, au milieu d’un riche état-major, se distinguait par un costume d’une extrême simplicité.

Cependant Gaspard savait ce qu’on doit à l’étiquette et aux convenances. Cette blouse poudreuse, exposée à tous les accidents de voyage, et son bonnet de coton, surmonté de la mèche classique et bariolé de mille couleurs, il les enlevait à l’approche de la ville, et les roulant avec soin, les déposait dans la voiture, les confiant à la garde de Castor ; il brossait sa faquine de velours, rafraîchissait ses cheveux d’un coup de peigne, et plaçait son chapeau, légèrement incliné, sur cette figure rayonnante à la fois de santé et de probité. Jamais un vigoureux gaillard ne parut si honnête homme, et jamais honnête homme ne sembla si bien portant.

C’est que, voyez-vous, sous cette physionomie calme, il y avait une conscience plus calme encore. Compter les services que ce brave homme aimait à rendre, ce serait chose impossible. Toute commission que lui donnait sur la route une de ses pratiques était remplie avec un zèle, un désintéressement qui le faisait aimer de tout le monde. Pour un message important, pour un envoi d’argent, c’était toujours lui que désignait la confiance ; on disait : « Vaut mieux attendre quelques jours encore, Gaspard passera » ; et Gaspard était chargé du paquet.

Un jour, dans une auberge de village, il fut témoin d’une scène violente qui éclata entre une vieille aubergiste et sa domestique. Celle-ci était une bonne fille, dont la faute était légère, et qui, désespérant de trouver du pain ailleurs, supportait les injures et même les coups de sa maîtresse sans proférer une plainte. Gaspard, témoin de cette héroïque résignation, murmurait entre ses dents : « Qu’avez-vous à dire ? lui demanda la méchante aubergiste. – Cré nom ! s’écria le roulier, j’ai à dire que vous êtes une méchante vieille, et que si un homme maltraitait ainsi cette pauvre fille, je battrais sa peau comme un tambour. Je ne mettrai plus les pieds dans votre sacrée bicoque, Madeleine restera dans le village, hors de chez vous, jusqu’à ce que je lui aie trouvé une place ; et voilà deux écus de six francs que je lui prête jusqu’à ce qu’elle puisse avoir du pain dans une meilleure condition. » Madeleine pleurait de joie. Gaspard continua sa route, et quatre jours ne s’étaient pas écoulés, qu’elle reçut sur du gros papier blanc la lettre suivante, cachetée avec de la mie de pain :

    « Madeleine,

« J’y ai di ô père Rigo que ge raipondé de vou, é il vou pran an toutte confianse. Mété-vou de suhite an routte. Conduissai-vou bien toujour, é voilà !

                        « Ge vou salut.

                            « GASPARD. »

Madeleine se rendit, en effet, chez l’aubergiste Rigot, où elle fit preuve de zèle et d’intelligence, et le brave homme, qui était veuf, lui laissa presque tout le soin de sa maison. C’est là que vingt fois depuis le roulier l’a revue, et les voilà à causer au coin du feu comme de vrais amis, car jamais amitié ne fut plus véritable.

Et ces qualités de Gaspard, elles distinguent presque toute la classe dont le bon roulier fait partie. Voyez-les, ces gais enfants de la Provence, s’acheminant de Marseille à Avignon, puis au Pont-Saint-Esprit, à Vienne et à Lyon, toujours la guêtre de cuir, le bonnet colorié, la blouse bleuâtre et la faquine de velours olive, tous semblables par le caractère, l’accent, et presque aussi par la figure ; voyez-les se disséminer au soleil sur la grande route, en sillonner toute la longueur, et se tenir à distance, comme étrangers les uns aux autres ; puis, quand les gelées arrivent, quand le verglas fait glisser les pauvres bêtes, et menace de malheur chaque attelage, se rapprocher pour se secourir, marcher de conserve avec confiance comme une caravane des frères et d’amis, celui-ci dételant ses chevaux pour aider l’autre à la montée, celui-là secourant les bêtes malades de son confrère, tous portant leurs secours pour relever l’équipage qui verse, tous prêts à recueillir par humanité le malheureux qui souffre de froid et de fatigue, et qui, assis sur une charrette, et secouru d’un bon verre de vin, oublie un moment ses maux, et se sent renaître à la vie.

« Encore quelques années de voyage, disait Gaspard, heureux de son sort, et je me retire au pays, dans ma bonne ville d’Aubagne, où je n’attellerai plus que pour porter au marché les légumes et les fruits de mon jardin. En attendant, travaillons, et vive l’ouvrage qui donne du pain !

C’était dans la cour d’un riche négociant de Lyon, M. Bonaud, que le bon roulier se livrait ainsi aux espérances les plus légitimes. Depuis plusieurs jours, il avait déposé en ville les marchandises qu’il avait apportées de Marseille, et il venait, selon son usage, faire son chargement chez M. Bonaud. Des colis nombreux étaient, en effet, dans la cour. Gaspard prend dans un coin du bureau une feuille de papier qu’il dépose sur le pupitre du patron ; la page commence par ces mots imprimés : A la garde de Dieu, et sous la conduite de… (en blanc), nous vous expédions les articles suivants. « Eh bien ! monsieur, dit le roulier, êtes-vous disposé à remplir ma lettre de voiture ? »

Le négociant regarde fixement Gaspard. « Mon cher ami, répondit-il, il y a du nouveau. J’en suis fâché pour toi, mais je n’aurai plus besoin de tes services à l’avenir. Tu n’as plus rien à charger chez moi, ni probablement dans la ville.

- Vous plaisantez, monsieur. Seriez-vous mécontent de moi ?

- Je n’en fus jamais plus satisfait.

- Et pourquoi donc donnez-vous la préférence à un autre ?

- Dieu m’en garde ! aucun autre n’obtiendrait la confiance que j’ai eue si longtemps en toi ; mais le roulage nous est devenu inutile, mon cher Gaspard. Une nouvelle invention, celle des bateaux vapeur, nous permet dorénavant d’expédier dans le Midi nos marchandises en plus grande quantité et à meilleur marché que par le passé ; ces bateaux feront en quatre jours le trajet que tu fais en deux semaines, et les prix de transport, déjà au-dessous des tiens, baisseront encore tous les jours, car on établira d’autres bateaux en concurrence ; et sur le Rhône, on n’a à nourrir ni bêtes ni gens.

- Mais c’est donc le diable ! s’écria Gaspard effaré, qui a fait ces inventions pour ruiner les pauvres gens ?

- Je te plains ; mais tu le vois, c’est un mal sans remède ; et ta profession, au moins pour ce qui me concerne, devient parfaitement inutile.

- Cré mille noms !... Et où est cette machine-là ? peut-on voir cette mécanique qui travaille sans manger ?

- Je m’y rends dans ce moment. Viens la voir, si tu veux. »

Le roulier désolé s’est rendu sur la rive du fleuve. Il voit fumer la cheminée, s’approche, et examine la machine. On a beau lui en expliquer les effets, il n’y croit pas, et soutient qu’il est impossible qu’une marmite bouillante ait autant de force que ses six belles bêtes réunies. Mais, voyant tout le monde persuadé du mérite et des avantages de l’invention qui lui ravit son pain, il se résigne et se tait. Puis, pour la première fois depuis vingt ans, il sent ses yeux se remplir de grosses larmes, et s’éloigne, honteux d’être vu, pour se livrer seul à ses tristes réflexions.

« Fini, dit-il, fini !... à la fleur de l’âge, et au plus beau moment de mon travail ! fini pour toujours, avec un si bel équipage, qui me faisait tant d’honneur, et qui m’avait donné tant de peine ! Il faudra tout vendre maintenant, et la charrette, et les bêtes, et les harnais, et tout le train ! Le Borgne, Maigron, Doucette, Garo, qui était un si bel animal ! l’Enflé un mauvais caractère, mais une solide bête, sur laquelle on pouvait compter. Et Cocotte ! si bonne, si belle, et que j’aimais tant ! Vendre Cocotte ! non, c’est impossible !... elle restera avec moi. Eh bien ! si le roulier devient jardinier, si, au lieu de mon attelage à grand train, je n’ai plus qu’un tombereau à un cheval, ce seul cheval sera Cocotte. Elle n’est pas fière, et nous nous consolerons ensemble. Allons, sacredieu ! du courage, Gaspard, Dieu n’abandonne pas les pauvres gens. »

Le lendemain le roulier quitta Lyon pour n’y plus revenir. Et comme, plongé dans ses réflexions, il suivait tristement, sans siffler et sans fumer, le chemin qui borde le Rhône, il vit s’avancer avec une rapidité miraculeuse un bateau à vapeur qui sillonnait l’onde de toute la force de sa machine, ajoutée à la rapidité du courant. La cheminée lançait une fumée noirâtre, dont les tourbillons s’élevaient dans un ciel pur, les roues traçaient avec fracas sur la surface de l’eau deux parallèles écumeuses, une pyramide de marchandises s’élevait sur l’avant, et ne semblait pas plus charger le bâtiment que le fardeau le plus léger ; sur l’arrière, une tente était dressée, et une multitude de passagers y étaient assis à l’ombre, voyageant sans fatigue, respirant un air frais, et souriant à la diversité des paysages qui se succédaient à leur vue par centaines. Tout semblait respirer le bonheur sur le fleuve, et quelques minutes s’étaient à peine écoulées, que le roulier voyait déjà le bateau à l’horizon. Alors il reporta amèrement ses regards et sa pensée sur la rive. A l’aspect de sa voiture vide, de ses chevaux qui semblaient surpris d’une si légère corvée, de ce bon Castor, qui marchait la tête basse, comme s’il comprenait le chagrin de son maître, le roulier retrouva toute sa douleur, et se sentit profondément accablé ; bientôt il releva la tête : « Que je suis bête ! quand je me brûlerais le sang, est-ce que j’empêcherais cette machine de faire tourner ses roues et fumer sa cheminée ? Autrefois, c’était nous, à présent, c’est d’autres ; il faut se consoler, et voilà ! »

Gaspard réfléchit qu’après tout il lui reste quelques économies, que tout le monde n’est pas roulier, et qu’avec du travail, chacun se tire d’affaire. Arrivé à Marseille, il s’occupe de la vente de ses bêtes, mais il n’embrasse pas sur-le-champ une autre industrie. Un devoir sérieux l’appelle auparavant là où le roulier et le grand seigneur se rencontrent, à l’église. Indépendamment du culte de Marie, plus spécialement cher aux matelots, le voyageur provençal a en grande vénération sainte Madeleine et saint Lazare. Tout enfant du peuple a appris de sa mère l’histoire, les fautes et le repentir de Madeleine, et il en est peu qui n’aient été conduits à la Sainte-Beaume, que la tradition assure avoir été l’asile de la pénitente.

A la Sainte-Beaume, à l’église, le roulier est entouré de sa famille et de ses amis ; car si leur science est bornée, leur croyance ne l’est pas, et le curé, ce vieux conseiller des familles, les accusa parfois de négliger les saints mystères, mais jamais de les nier ou de les profaner. Le roulier prie, et prie bien.

Plusieurs d’entre eux, moins philosophes que Gaspard, juraient contre les bateaux à vapeur. « Il faut te résigner, disait-il au mécontent. – Me résigner à perdre mon pain ? c’est une autre affaire, et nous verrons. – Qu’est-ce que tu feras ? – (Tous ensemble :) Nous nous fâcherons. – Celui-là qui veut se fâcher contre une marmite ! – Eh bien, nous la briserons. – On en fera une autre, on en fera deux, trois, cinquante. Les marchands de marmites gagneront gros, et le roulier n’en sera pas plus avancé. Croyez-moi, vendez vos bêtes, et plantez des choux. J’en plante demain, moi, et de fameux : nous n’avons plus autre chose à faire. »

Le nombre des rouliers a été, en effet, diminuant de jour en jour, et si leur industrie n’est pas tout à fait éteinte, elle a beaucoup perdu de son importance en perdant presque toute sa nécessité. Cependant le voyageur qui côtoie les rives du Rhône et les bords de la Durance a cent fois encore rencontré sur sa route le roulier du Midi, offrant, dans quelques-uns des types qui ont survécu à sa décadence, le portrait fidèle de cette espère pittoresque telle qu’elle existait aux plus beaux jours de sa prospérité.

Longtemps, beaucoup plus longtemps que le postillon, le roulier est resté fidèle à la poudre, aux cadenettes et au catogan, et le soin extrême qu’il prenait de sa coiffure était toujours en rapport direct avec l’aisance dont il jouissait, et l’importance de sa situation dans le corps ambulant dont il faisait partie. Un roulier entrait-il dans une auberge, un seul coup d’œil jeté, non sur l’ensemble de sa toilette, mais sur sa tête seulement, révélait le luxe, la simplicité ou l’indigence de son équipage, qu’on n’apercevait pas encore. Vingt ans, la blouse sale et les cheveux tondus ras et sans poudre, annonçaient le roulier surnuméraire et pauvre, auquel le modeste nom de charretier conviendrait peut-être davantage. Trente ans, les guêtres de cuir, la blouse propre, les cheveux poudrés le dimanche, et une queue grosse et courte, c’était le roulier de classe moyenne, auquel on pouvait supposer une voiture passable, et quatre bêtes d’embonpoint fort inégal. Mais qui n’a vu s’avancer avec un calme majestueux au milieu d’une salle à manger d’hôtellerie, le roulier de première classe, ce type original de la grâce provençale ? Il ôte son chapeau avec une intention évidente, mais sans aucune affectation, et sa coiffure se fait soudain remarquer par des détails qui, assurément, ont occupé le perruquier toute une matinée. Ce n’est point le demi-toupet du postillon, bizarre et imparfaite copie de la perruque de l’ancien gentilhomme. Le roulier est parfaitement tondu sur le sommet de la tête et sur les tempes, et la poudre seule orne cette partie exactement taillée en brosse. Une ligne qui tombe du front sur les joues, et qui est parallèle avec l’ovale de la figure, indique la séparation que le peigne de l’artiste a su faire entre ce qui devait tomber sous le ciseau et ce que le bon goût devait respecter. De cette ligne partent des deux côtés plusieurs papillotes, qu’une pommade odoriférante maintient en crochets et colle à la figure, semblables à celles que certaines coquettes ont appelées des accroche-cœur. Le derrière de la tête seulement a été respecté ; car, destinée à former le catogan court, mais copieux, la végétation capillaire a toujours commandé le respect aux ciseaux du coiffeur, comme, chez les anciens, le bois sacré défiait la hache impitoyable. Peigné, collé, poudré, et serré par un ruban de velours noir étroit, mais vingt fois replié sur lui-même, le catogan, pour dernier degré d’élégance, est terminé par une petite agrafe d’argent, se détachant avec éclat sur le noir du ruban, sur le blanc mat de la poudre, et annonçant évidemment que le porteur d’une tête si proprement cultivée n’est sûrement pas un homme ordinaire. Qui ne devinerait à ces détails le magnifique attelage de Gaspard, et ses beaux harnais, et ses cuivres, où l’on se mire, et ses housses bleues et rouges, et ses sonnettes retentissantes, et ses plumets ébouriffés ?

Tel est, en effet, le roulier… hélas ! tel il était du moins ; et, dût le lecteur en éprouver quelque chagrin, il faut bien lui apprendre quel ravage font le temps et le prétendu progrès. Ami du roulier dès mon enfance, j’ai voulu, depuis la révolution de juillet, revoir ces hommes qui me séduisaient tant autrefois. J’ai cherché Gaspard à Marseille, et l’ai enfin trouvé sur la grande route, qui n’a pas cessé d’être son domicile. La voiture qu’il conduisait m’a paru modeste ; mais enfin les légumes qui la remplissaient étaient ceux de son jardin, et la propriété est une belle chose. Cocotte, assez bien conservée, avait encore quelque chose de coquet et de gracieux, comme ces femmes d’un certain âge dont Fontenelle disait : « On voit que l’amour a passé par là. » Dans toute cette simplicité respirait un air d’aisance et de bonheur qui plaisait d’abord à la vue ; mais il fallait finir par regarder en face mon roulier, ce type idéal du genre, ce Gaspard, si imposant autrefois. Le croiriez-vous ? ce même Gaspard, ce même homme, je l’ai vu, en pantalon large, en blouse grise, sans poudre, et coiffé à la Titus ! Il n’y a donc plus de rouliers !...

CHARLES DURAND.



retour
table des auteurs et des anonymes