ACHARD, Amédée (1814-1875) : Les Conseils de révision (1841).
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 

LES CONSEILS DE RÉVISION.

PAR

AMÉDÉE ACHARD

~ * ~

C'EST ordinairement au mois de mars que les conseils de révision se mettent en route pour examiner les héros que la patrie appelle, chaque année, par la voix de la conscription. Les conscrits et les giboulées arrivent de compagnie : au demeurant, le mois placé sous l'invocation du dieu de la guerre pouvait seul convenir au départ des jeunes soldats.

La loi, qui a mis les conseils de révision entre la chaumière et la caserne, veut que les citoyens français soient bien constitués pour avoir le droit de se faire tuer. Il faut que les amants de Bellone soient beaux garçons, sinon elle n'en veut pas. En conséquence, un chirurgien est attaché aux conseils de révision ; Esculape revise les fils de Mars. Il exige des jambes bien tournées et des torses convenables pour les déclarer propres au service militaire. Qu'on s'étonne, après cela, des ravages érotiques que commettent nos régiments toutes les fois qu'ils passent la frontière !

L'organisation des conseils de révision est identique dans toute la France. Ils se composent toujours, et quand même, du préfet, du général commandant le département, ou de son délégué, et d'un membre du conseil de préfecture. A cette trinité délibérante, issue du chef-lieu, la loi adjoint, dans chaque canton, un membre du conseil général et un membre du conseil d'arrondissement. Ces cinq personnages, en habits plus ou moins brodés, décident, à la pluralité des voix, de l'aptitude des conscrits à passer au rang de soldats. Le chirurgien a voix consultative, ainsi que le sous-intendant militaire et le capitaine de recrutement, qui représentent au conseil l'administration de la guerre.

L'itinéraire des conseils de révision est déterminé d'avance. Le préfet a fulminé sa direction et sa durée dans un arrêté enregistré au recueil des actes administratifs du département, sorte de bulletin des lois au petit pied. Si l'exactitude est la politesse des rois, elle est aussi celle des conseils de révision. Ils partent et arrivent à jour fixe : rien ne saurait les empêcher de commencer leurs opérations à l'heure prescrite ; il n'y a pas de vent, il n'y a pas de pluie, il n'y a pas de grêle, il n'y a rien ; les rivières débordées peuvent emporter les ponts et couler les bacs ; l'orage peut défoncer les routes et noyer les chaussées ; la tempête peut aussi faucher les arbres le long du chemin ; l'émeute atmosphérique a beau élever des barricades, et creuser des abîmes, le conseil de révision va toujours, comme Ahasverus, le juif errant. Il est imperméable ; le temps est une chimère pour lui, comme l'or pour M. Scribe. Il part et arrive. Si les parlements attendent quelquefois, les conscrits n'attendent jamais.

Le plus souvent le conseil de révision voyage en chaise de poste flanquée de gendarmes. Le gendarme est le bras séculier de la loi. C'est la peur de la loi qui maintient le dévouement à la patrie à un degré d'enthousiasme convenable ; beaucoup de vocations belliqueuses se seraient ignorées si les gendarmes n'avaient été là pour les révéler à elles-mêmes ; sans la peur qu'ils inspirent il est plusieurs maréchaux de France qui seraient encore paysans aujourd'hui. Le long de la route, les petits bergers regardent curieusement la voiture préfectorale, les rouliers se rangent sur les côtés de la chaussée, les cantonniers sortent à la hâte des cabarets, et jettent quelques cailloux dans les ornières, les laboureurs arrêtent la charrue ; le conseil de révision passe en fumant. La brigade de gendarmerie attend le cortège à l'entrée du bourg voisin, à cheval, en grand costume, le sabre à la main. Si, par hasard, le préfet du département n'a pas encore visité la capitale du canton, le maire stationne en tête de la brigade, le ventre ceint de l'écharpe municipale ; le garde champêtre, lancé en éclaireur, veille sur le chemin, prêt à donner le signal ; le valet de ville, coiffé du tricorne officiel, maintient le bon ordre dans les rangs de la population ameutée par la curiosité ; le conseil municipal, rangé en demi-cercle, précède une haie tortueuse de gardes nationaux dépareillés ; les conscrits foisonnent tout autour : le chef-lieu est au port d'armes. Enfin, le fusil du garde champêtre a fait feu ; la cloche de l'église, mise en branle par le bedeau, sonne à toute volée ; le tambour du valet de ville, qui cumule les fonctions d'officier civil et d'officier militaire, retentit. La voiture arrive, le préfet descend, le maire s'avance, les chefs des autorités constituées se découvrent simultanément ; le conseil de révision et le conseil municipal se saluent. Alors une voix se fait entendre ; le premier magistrat du canton a pris la parole. Malgré l'émotion inséparable d'un début qui n'est pas le premier, il arrive tant bien que mal à la queue de son discours, improvisé à loisir par le magister du village ; s'il oublie çà et là quelques lambeaux de phrase, il y supplée admirablement par un nombre considérable de poignées de mains ; l'effusion du sentiment cache l'absence de logique grammaticale ; la syntaxe expire, la pantomime triomphe, et le maire, enthousiasmé et haletant, pousse un cri : Vive M. le préfet ! reprend le conseil municipal en chœur ; le valet de ville bat un roulement, et la garde nationale répond ; de proche en proche le cri gagne les rangs mêlés de la population ; les gamins accourent ; les filles mettent le nez à la fenêtre, les portes s'ouvrent, et tout le village, comme un seul homme, hurle, d'une voix unanime : Vive M. le préfet !

Cependant M. le préfet s'efforce de mettre un terme au retentissement de cette popularité de programme : il lève ses bras brodés vers le ciel, et se hâte de prononcer, comme Neptune, le *quos ego* qui calmera la tempête. Le *quos ego* est un petit discours approprié à la circonstance : en général, le discours est peu long, parce que c'est toujours avec un nouveau plaisir que M. le préfet le termine. Une nouvelle poignée de main clot la cérémonie. La garde nationale fait volte-face ; le maire se place à la droite du préfet ; le conseil municipal se range en bataille sur une des ailes ; le conseil de révision imite sa manœuvre sur l'autre ; la population de tout âge et de tout sexe se groupe derrière, le tambour bat derechef, et le cortège, guidé par le garde champêtre, qui tient l'emploi de sapeur et de tambour-major, se met en marche au travers de bandes de poules, de canards, et d'enfants, qui pataugent de compagnie dans les rues du village.

Le préfet, qui, quoi qu'on en dise, est le plus souvent homme d'esprit, arrive sans rire à l'hôtel de ville. L'hôtel de ville est ordinairement une pauvre maison mal fermée, et mal blanchie, où, comme le plumeau sur le feutre de Matalobos, pend piteusement un drapeau consterné. C'est dans l'hôtel de ville que le conseil de révision se livre aux actes les plus importants de sa mission : il dîne, et il revise ; il fait l'un avant l'autre, suivant l'heure ; tantôt celui-ci, tantôt celui-là ; la loi des préséances a laissé le champ libre à l'appétit. Mais les conseils de révision sages et expérimentés font toujours passer le devoir avant l'estomac ; l'égoïsme, cette fois, est d'accord avec le dévouement. Les fonctionnaires publics sont gourmets ; la pratique de la vie et des affaires leur ayant appris l'influence des comestibles, ils aiment à traiter les affaires sérieuses à table. Les tournées du conseil de révision sont aussi pour les préfets une tournée annuelle, où ils exercent en grand la police administrative. Ils ne veulent pas, d'ailleurs, compromettre les joies d’une digestion pleine de souvenirs gastronomiques dans l'atmosphère nauséabonde d'une salle de révision.

La loi veut que les séances du conseil de révision soient publiques. En conséquence, les portes de l'hôtel de ville toutes grandes ouvertes laissent arriver la foule jusqu'à la salle où le préfet préside, assis gravement sous le buste de plâtre officiel. A ses côtés siègent les membres du conseil de révision, tandis que le secrétaire de la mairie, assisté d'un employé de la préfecture, dresse les listes du contingent. Devant la table du conseil s'étend le banc excessivement peu rembourré où doivent s'asseoir les maires du canton. A défaut de cabinet, un paravent, fourni par une des autorités locales, se dresse à l'angle de la salle : c'est derrière ce rempart de papier que les jeunes conscrits apparaîtront devant le conseil, à la façon d'Eve devant le serpent. Deux ou trois gendarmes, pleins de bonhommie sous leur gravité, se tiennent debout çà et là, appuyés sur leur grand sabre. Le chirurgien attend, les mains derrière le dos comme Napoléon à Austerlitz.

Enfin, l'heure a sonné : la séance est ouverte. Au milieu du silence on entend la voix de l'employé de la préfecture qui appelle les jeunes gens de la classe ; le chirurgien retrousse ses manches, et l'examen commence.

Hélas ! il faut le dire, l'espèce humaine est bien laide vue de près : sous un frac bien taillé, elle fait encore illusion ; mais lorsqu'il ne reste même plus la feuille de figuier primitive, c'est une chose triste à voir. Ce sont partout torses contournés, genoux cagneux, jambes tordues, épines dorsales vacillantes, poitrines creuses ; que sais-je, encore ! des choses étranges, qui n'ont de dénominations qu'en latin ou en grec, et qui ne s'appellent pas en français. Les gens qui ont assisté aux tournées d'un conseil de révision ne s'étonnent plus si la vérité trouve tant de peine à se faire bien venir dans le monde : l'imprudente ne se présente-t-elle pas toute nue ? Les tailleurs et les marchandes de modes sont les bienfaiteurs de l’humanité ; on leur devrait voter des médailles d'honneur pour les engager à nous mieux déguiser, s'il était possible, les uns aux autres.

Si le progrès existe, ce n'est pas, du moins, sous le point de vue de la forme qu'il se manifeste. Si Adam revenait au monde, il serait en droit de nous renier pour ses fils, ou, tout au moins, de suspecter la moralité de sa femme. En sortant d'un conseil de révision, on ne peut plus malheureusement douter de la collaboration du diable, dont il est question dans la Genèse.

C'est surtout au milieu des populations industrielles que cette décadence de la forme est sensible. L'homme approche du papion : au train dont va la vapeur, il ne faut point trop se moquer des singes qui grimacent sous leur palais de verre ; ce serait imprudent. Il est nombre de cités opulentes où les orang-outangs foisonnent sous la veste de l'ouvrier. Que sera-ce donc dans cent ans ?

Lorsqu'un cas douteux se présente, le conseil de révision se lève en masse, et braque ses lunettes et ses lorgnons sur le citoyen qui, pour l'instant, voudrait bien être poitrinaire. On l'examine ni plus ni moins qu'un levraut à la halle. En fera-t-on un grenadier, ou le laissera-t-on à la tête de ses troupeaux ? Une voix décide de son sort à la majorité : il va se faire tuer en Afrique, ou il retourne à la ferme.

Jusqu'à présent le conseil n'a eu affaire qu'à des maladies bien constatées, qu'à des Infirmités probantes ; il a libéré toutes les myopies et toutes les fluxions, et s'est réservé les fortes poitrines et les larges épaules ; il a séparé le bon grain de l'ivraie ; tout va pour le mieux, et le contingent va être complet bientôt ; mais voilà qu'un épi cherche à se glisser parmi la paille. Un superbe Français, qui ne tient pas à servir le pays à raison de cinq sous par jour, exhibe d'une infirmité, afin de se débarrasser de ce droit, qui est un devoir quand on ne possède pas quinze ou dix-huit cents francs pour céder ce droit à un de ses compatriotes. Dans ces graves circonstances, le conseil de révision se prépare à confondre l'imposture, et à démasquer la fraude. Le jeune Français a fort bien appris son rôle : s'il est sourd, il n'entend rien ; s'il est muet, il ne parle pas. Mais le conseil est tout plein d'une sagacité mûrie par l’expérience ; comme le renard de la fable, il possède en son sac cent histoires, et le conscrit, quoi qu'il fasse, est toujours mis en défaut.

S'il est sourd, le préfet, après avoir épuisé la série des pièges ordinaires, monnaie courante d'habileté administrative, passe au grand jeu, mesurant son attaque sur la défense. Il interpelle le patient d'une voix de Stentor ; le patient répond doucement au préfet, qui reprend d'une voix tonnante ; l'interrogatoire continue, et les demandes croisent les réponses ; mais, au contraire de ce qui se passait chez Nicollet, où tout allait de plus en plus fort, le ton de la voix préfectorale devient ici de plus en plus faible ; la voix suit une gamme descendante ; bientôt ce n'est plus qu'un soupir : le conscrit, entraîné par le dialogue, répond toujours sans prendre garde à l'affaiblissement progressif du ton, qui semble s'effiler lentement comme une pyramide. Quand il s'arrête, il est trop tard, et le préfet, impassible comme la loi, le congédie en lui disant : « Allez, le conseil vous déclare propre au service militaire. » Si, par hasard, ce moyen ne suffit pas, le préfet ordonne par signe au conscrit de se dépouiller de ses vêtements, comme si le conseil voulait passer à l'examen de ses qualités corporelles. Tandis que le pauvre diable se déshabille, le chirurgien glisse habilement quelque monnaie dans une de ses poches : alors, quand il repasse la jambe dans sa culotte, ou le bras dans sa veste, l'argent s'échappe, tombe, retentit ; l'étourdi, inaccoutumé à ces bruits métalliques, tourne la tête, et le conseil le nomme soldat à l'unanimité.

Ordinairement le nouveau soldat décharge toute sa colère sur son chapeau, qu'il aplatit à coups de poings.

Les myopes de fraîche date se laissent prendre au piège des lunettes en verre de vitre, avec lesquels ils s'empressent de lire couramment.

Il est des aveugles qui, la veille, ont tué tous les lapins de M. le maire à l'affût ; des asthmatiques qui en braconnant, ont mis tous les gardes champêtres sur les dents ; des poitrinaires qui, chaque dimanche, ne manquent jamais d'assommer une demi-douzaine de leurs contemporains ; des bègues qui chansonnent M. le curé et sa servante : mais c'est vainement que tous luttent pour échapper au pantalon garance ; les conscrits grecs avaient certainement meilleur marché d'Ulysse, que les conscrits français du conseil de révision.
La loi n'a point d'oreilles ; il lui faut son nombre d'hommes, et elle les prend où elle les trouve ; tant pis pour ceux qui sont beaux et bien faits. La conscription n'est pas comme le paradis ; on voit aisément que c'est une institution libérale ; s'il y a une foule d'appelés, il y a aussi une foule d'élus.

Dans son pèlerinage au travers du département, le conseil de révision rencontre toujours deux individualités curieuses, contre lesquelles il s'efforce d'appeler toute la sévérité des tribunaux, quand par hasard il les peut saisir : le chevalier d'industrie et le sorcier. Le plus souvent le chevalier d'industrie est un négociant retiré, qui a eu des malheurs dans sa jeunesse. Ces malheurs, il n'en explique pas la nature ; mais tout porte à croire que leur propriétaire en a subi les conséquences dans les prisons de l'État : c'est un baron de Wormspire en raccourci. De son ancienne et splendide position, il n'a conservé, dit-il, rien que des relations nombreuses et utiles avec les personnages les plus recommandables du département. Il ne demande pas mieux que de rendre service au malheureux atteint par la loi ; mais pour faire agir ces relations utiles et nombreuses, il ne lui faut pas moins de cent écus : les personnages recommandables ont besoin d'un habit ou d'un chapeau neuf. Les cent écus sont remis au vieux négociant ; il se met en quatre, et répond du succès : le jeune homme sera libre, et la famille s'en réjouit. En conséquence, le lendemain, le pauvre diable part ; mais le baron de Wormspire est parti la veille pour aller exercer ailleurs, à moins qu'un gendarme n'ait la scélératesse de le traîner sur les bancs de la police correctionnelle.

Le sorcier est presque toujours berger. Celui-là connaît beaucoup plus de moutons que de hauts personnages ; mais comme il ne fait jamais rien, on suppose qu'il a eu le temps d'apprendre beaucoup de choses. C'est pourquoi, en consultant les astres et les simples, il a appris que si une honnête famille lui faisait cadeau de quelques vieux louis d'or, il ne serait pas impossible que le conscrit ne fût exempté par l'influence de la lune et de la verveine. On donne quelques philippes neufs à défaut de vieux louis, et le protégé de la lune est enrégimenté en qualité de cuirassier. Il y a des sorciers qui à ce métier-là se font de bonnes rentes, et achètent sur leurs vieux jours une ferme avec quelques hectares de prés ; Dieu et la verveine aidant, ils deviennent propriétaires et électeurs : il faut bien que tout le monde vive. Il est vrai que parfois M. le procureur du roi a l'indélicatesse d'intervenir au milieu de ce petit négoce : le code pénal a proscrit les fils de l'enchanteur Merlin.

Quand le conseil de révision a obtenu le contingent déterminé par l'arrêté ministériel, il se prépare à manger le dîner de l'hospitalité locale. Lorsqu'il ne se restaure pas aux frais du budget communal, c'est le membre du conseil général qui se fait une fête de le recevoir. L'appétit d'un conseil de révision est une rude chose ; les administrateurs sont assez friands de bons morceaux ; le conseil, d’ailleurs, se lève tôt, se couche tard, marche beaucoup. Entre le dernier homme et le potage, il a encore trouvé le temps de rendre visite aux antiquités de l'endroit. Tous les bourgs ont des antiquités, les plus jeunes surtout : ceux-là sont bâtis sur des ruines. Le sous-intendant militaire a dessiné le croquis de l’abbaye, ou découvert quelque tumulus, qui est un four à chaux ; le général a grimpé sur les décombres d'un vieux rempart, à trois pieds au-dessus du niveau des plans de navets ; le préfet a posé la première pierre d'une fontaine qui coulera pour son successeur ; le conseil en masse a fait l'école buissonnière. En chemin, il a reçu maintes pétitions qu'il se gardera bien de lire, et qu'il cache tout au fond de ses poches. Quand il rentre au logis, il est en fort bonne humeur, et surtout en fort bon appétit.

Une nombreuse compagnie se presse autour de la table du banquet : le maire et le curé, ces deux clefs de voûte de l'édifice communal, l'écharpe constitutionnelle et la soutane religieuse, se serrent la main, quand par hasard elles ne se déchirent pas ; le juge de paix, puissance redoutable, qui seule peut mettre un frein à la fureur des partis. La citation fait reculer l'émeute au village ; tous les murs mitoyens, tous les fossés divisoires du pays, dorment en paix sous son égide. L'instituteur primaire, le représentant de l'intelligence, salue l'homme de loi : le rudiment et le Code s'estiment et se comprennent ; bien d'autres encore, le notaire et le percepteur, le marguillier et l'adjoint, tous s'asseyent, et la table plie sous le poids des services.

Si les conseils de révision ne mangent pas toujours bien, au moins mangent-ils toujours beaucoup : la quantité supplée à la qualité. Le passage des conseils est un temps de désolation pour le gibier du département : les lièvres sont traqués, les lapins ne trouvent même plus un terrier pour reposer leur tête, les perdrix sont décimées ; on porte le fer et le feu au sein des basses-cours ; les garennes dépeuplées voient mourir tous leurs habitants ; on ne respecte rien ; ni l'âge, ni le sexe, ni la maigreur, ne trouvent grâce devant les valets indigènes : c'est le massacre des innocents. Pendant vingt-quatre heures, les maires sont les Hérodes du poil et de la plume.

Après un mois de tournée, où se rencontrent à peu près les mêmes incidents et les mêmes impressions, tout le monde rentre au chef-lieu, et tout va pour le mieux dans le meilleur des gouvernements. Il n'y a que quatre-vingt mille soldats de plus, et dix mille lièvres de moins.

AMÉDÉE ACHARD.



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