GUICHARDET, Francis (18..-18..) : Les Premières représentations (1841).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (21.VI.2018)
Texte relu par : A. Guézou
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 

LES PREMIÈRES REPRÉSENTATIONS.

PAR

Francis GUICHARDET


~*~
                        
SOUVENT le public qui remplit une salle le jour d’une première représentation est plus curieux à étudier que les acteurs de la scène et les chefs-d’œuvre qu’ils ont la prétention de jouer. Ce que Paris renferme de plus illustre et de plus élégant, disent les journaux (et les journalistes sont toujours en majorité), se donne tacitement rendez-vous pour ces grandes solennités. Le théâtre, les arts, la littérature, et ce qu’on est convenu d’appeler le monde, y envoyent leurs représentants. C’est un panorama d’hommes de génie, un kaléidoscope de grands noms, une macédoine d’illustrations dont la renommée universelle ne dépasse pas les limites de la presse. La critique domine cette brillante réunion ; car depuis un temps immémorial, un certain nombre de loges et de stalles lui est réservé. Aussi méprise-t-elle les spectateurs ordinaires de toute la supériorité que les directeurs lui accordent ; et si vous n’êtes pas rédacteur des Débats, attaché au Petit Poucet littéraire ou à la Revue fashionable des apothicaires unis, vous ne devez aspirer qu’au simple rôle de comparse. Nous pouvons donc diviser les assistants en deux classes distinctes : ceux qui y viennent par nécessité ou par désœuvrement, et les gens qui y sont attirés par l’espoir de s’y amuser, et le désir de connaître les sommités de la première catégorie.

Après une heure d’attente à la porte du théâtre, deux dames essoufflées viennent de se placer à la galerie, sous la protection d’un billet de faveur.

« Nous arrivons à temps, dit l’une d’elles à son amie ; nous verrons arriver tout le monde, et nous jouirons du coup d’œil.

- J’adore les premières représentations, répond l’amie ; tout ce qu’il y a de plus distingué dans les arts s’empresse de s’y rendre, et avant le lever du rideau, nous demanderons les noms des personnes connues.

- Quel est donc ce monsieur si laid qui vient de paraître au balcon ?

- Ah ! je ne sais pas. Ce doit être un auteur. Je le vois souvent aux premières, et il a l’air d’avoir ses entrées. Il est malheureux que nous n’ayons pas encore de voisin. Quels sont les acteurs qui jouent ce soir ?

- Je n’ai pas encore regardé le programme ; mais on m’a dit que la pièce était parfaitement montée. Nous aurons donc l’élite de la troupe.

- Beauvalet joue-t-il ?

- Certainement, puisque c’est un drame.

- Et Menjaud ?

- Menjaud ! vous aimez cet acteur-là ?

- C’est ma passion. Comme il a bon ton !

- J’aime bien mieux Lockroi.

- Ah ! Lockroi ; c’est un joli homme, bien fait pour ses rôles.

- Croiriez-vous que j’ai été folle de lui, et que j’ai payé plusieurs fois rien que pour le voir ? Tenez, j’étais précisément placée dans cette loge d’avant-scène, à droite.

- Moi, j’aurais du penchant pour Menjaud.

- Mais il est fort vieux.

- Comment, fort vieux ! il paraît tout jeune sur la scène. On ne lui donnerait pas plus de trente ans.

- Combien donnez-vous à mademoiselle Mars ?

- Elle doit avoir passé au moins la cinquantaine.

- Cinquante ans ! vous n’y êtes pas. L’âge de la duchesse d’Angoulême : soixante-six ans.

- Quelle indignité ! qui vous a dit cela ?

- C’est mon mari qui est toujours bien informé.

- Votre mari ?

- Assurément. Vous ne savez donc pas qu’il s’occupe de théâtre entre ses heures de bureau. Il connaît beaucoup M. Saint-Ernest, de l’Ambigu.

- Ah ! je ne savais pas cela. C’est bien différent.

- Tenez, aux secondes loges, Arnal avec une dame.

- La dame de chœur ?

- Eh non ; une dame que je ne connais pas. Voyez comme il est mieux à la ville qu’à la scène !

- Ses lunettes lui donnent une gravité étonnante. On le prendrait pour un diplomate. C’est une chose bien extraordinaire. Un homme qui m’a fait tant rire !

- Vous savez qu’il fait des vers ?

- Comme Lamartine ?

- La même chose. Seulement, ce sont des vers plus légers, des poésies badines. L’autre jour je lisais un fragment d’épître qu’il a adressée à Bouffé. Je crois même avoir conservé le journal ; je vous le prêterai. »

La salle se remplit peu à peu. Vingt conversations du même genre s’engagent à l’orchestre et dans les loges. Un groupe discute sur les progrès et la beauté de mademoiselle Plessy ; trois amateurs soutiennent chaudement mademoiselle Mars, qu’un de leurs voisins vient d’appeler ingénuité centenaire ; mademoiselle Doze a aussi ses défenseurs, et le nom de mademoiselle Noblet elle-même est prononcé dans un petit cercle. Chacun étale complaisamment ses admirations et ses sympathies. Celui-ci n’est attiré que par mademoiselle Rachel, qu’il place au haut des cieux lorsqu’il laisse ses camarades sur la terre ; cet autre spectateur concentre toute son affection dans le jeu de mademoiselle Mars ; ce dernier n’a des yeux que pour sa jeune élève. Au parterre, les affections se rencontrent plus jeunes et plus vives, et quelquefois elles s’élèvent jusqu’à la passion. C’est là que commencent les premières amours sans espoir, les douces liaisons formées par l’imagination ou le caprice. De ces modestes banquettes, se lancent d’audacieuses déclarations, toujours sans réponses, des vers inédits inspirés par l’étude récente de Catulle, des bouquets de collégiens, cachant une phrase amoureuse qui n’arrive jamais à son adresse, et que M. Samson lit à haute voix au foyer des acteurs. A côté de ces attractions passionnelles (style phalanstérien), nous trouvons les curieux et les indifférents, jeunes gens cuirassés d’un profond mépris pour toutes ces adorations de théâtre, Lovelaces en herbe, persuadés qu’il est de bon goût de médire de toutes les femmes avec l’aplomb que donne une expérience de vingt ans.

« Je ne conçois pas, dit l’un de ces derniers, en s’adressant à son voisin, que l’on se prenne de belle passion pour toutes ces comédiennes dont le seul mérite dépend du prestige de la scène. Je serais, en vérité, fort malheureux si j’avais le moindre penchant pour ces créatures qui se plaisent à étaler tout ce qu’elles peuvent laisser voir de nudités, et qui adressent des sourires gracieux à tout le monde. Le premier cuistre possesseur de deux francs a le droit de penser que toutes ces minauderies, toutes ces poses, toutes ces coquetteries, tous ces jeux de physionomie, toutes ces œillades, s’adressent à sa ridicule personne. Un de mes amis a eu la faiblesse de tomber dans ce piége affreux. Une petite fille sans talent, que vous avez pu voir sur l’un de nos théâtres secondaires, a excité chez lui une passion si violente, qu’il n’en est pas encore guéri. Croiriez-vous qu’il se ruinait toutes les fois qu’elle était annoncée ? Il dînait à peine pour pouvoir trouver dans sa bourse le prix de son entrée. Ce métier dura trois ans. Chaque soir il était à la même place, suivant tous les gestes et tous les mouvements de son adorée, qui ne soupçonnait pas son existence. Souvent il interprétait à sa guise le geste le plus insignifiant ; il se persuadait qu’un regard lui avait été personnellement adressé ; et ces jours-là, il rentrait enchanté de sa soirée. Enfin il reconnut qu’avec de maigres appointements de quinze cents francs par année, il ne pouvait pas jouer plus longtemps d’une manière brillante le triste rôle de soupirant, et ses belles illusions s’évanouirent. Il aurait eu certainement le droit d’espérer s’il avait pu offrir un léger équipage ; mais il fallait de l’argent, le nerf de l’intrigue, dit Beaumarchais ! avec de l’argent, on obtient tout ce qu’on désire. A propos, vous savez que c’est encore Déjazet qui possède le plus grand nombre d’amoureux in partibus ? Tous les soirs, la petite salle du Palais-Royal en est encombrée, et vous pourriez les compter par centaines. Pour ma part, elle me plaît beaucoup, et j’aimerais à faire un petit souper-régence avec elle. On la dit bonne enfant et très-spirituelle. Tiens ! la voilà dans une baignoire. Quand on parle du loup… C’est surprenant ! »

Le premier acte vient de finir. Deux femmes littéraires, remarquables surtout par la désinvolture de leurs toilettes, causent cavalièrement avec deux barbes voisines.

« Que pensez-vous de cette introduction ?

1re barbe. – On ne peut rien dire encore : c’est froid.

- Que dites-vous de Beauvalet ?

2e barbe. – Assez bon ; mais trop caverneux.

- Et de Samson ?

- Il parle par le nez bien plus que par la bouche.

- Comme vous connaissez vos auteurs !

- Victor ! je le sais entièrement par cœur.

- Avez-vous vu Balzac ?

- Balzac !... où donc est-il ?

- Là-bas, près du balcon, avec une canne.

- Mais ce n’est pas Balzac, c’est Francis Cornu. Je le connais bien ; il a été sur le point de devenir mon collaborateur… L’auteur du Festin de Balthazar.

- Vous m’étonnez ! on m’a toujours désigné ce monsieur comme étant M. de Balzac.

- Voulez-vous voir Hugo, si vous ne le connaissez pas ?

- Je l’ai vu vingt fois, et le premier jour je l’ai deviné à son front.

- Vraiment ! vous avez donc quelques notions de phrénologie ?

- Non, mais bien de physiognomonie.

- Alors, quel est ce monsieur qui vient de se placer sur le devant de cette troisième loge, à gauche ?

- Ce doit être un homme célèbre ?

- Je le crois certes bien ! c’est Balzac lui-même… le vrai Balzac, le seul autorisé à porter ce nom.

- J’en suis toute surprise ; je le croyais blond. Je dois vous l’avouer, je l’aimerais mieux blond.

- Oui ; mais quels yeux !

- C’est vrai. Prêtez-moi donc votre lorgnette pour que je l’examine à mon aise. Ah ! il se retire. Quel fâcheux contre-temps !... je suis tout émue.

- Dumas vient d’entrer dans la loge voisine du balcon. Vous savez qu’il se marie ?

- L’auteur d’Antony ! Ah ! Dieu, comme c’est prosaïque.

- L’Académie a exigé ce nouveau titre.

- Il en avait déjà bien assez. Plus d’un de ces messieurs n’a pas le quart de son talent. Quelle belle popularité ! A la place de sa femme, je serais bien fière.

- Madame Dorval est derrière nous.

- Ah ! je ne l’avais pas encore aperçue. L’aimez-vous ?

- Si je l’aime ! je l’adore. Elle a des moments magiques. C’est le drame incarné : les Français ne pouvaient pas s’en passer. Comme elle était belle dans Antony ! Quel succès pyramidal !

- Alors vous ne devez pas aimer Noblet ?

- A côté de Dorval, Noblet est une bavaroise glacée.

Après le quatrième acte, une dissertation de haute critique est mise sur le tapis dans la loge de la Revue fashionable des apothicaires unis.

« Eh bien ! qu’en pensez-vous, vous autres ? dit l’un des rédacteurs influents.

- Exécrable, détestable, nauséabond !

- Est-ce une pièce ?

- Infâme rapsodie !

- Pourriez-vous me dire dans quelle langue cela est écrit ?

- Ce n’est pas une langue, c’est un patois.

- Voyez comme le public est indulgent ! il écoute sans rien dire.

- Il ne dit rien parce qu’il dort ; et puis on ne siffle plus aujourd’hui.

- Tout à l’heure, au foyer, ce farceur de Janin prétendait qu’il avait vu plus mauvais que cela.

- Quel homme paradoxal !

- En parlerons-nous ?

- Certainement non. L’art n’a rien à voir dans ces compositions bâtardes. Nous ne devons pas nous avilir à ce point. Notre mission est plus sainte et plus belle.

- Il faudrait envoyer l’auteur à l’école. Avez-vous remarqué le malgré que du troisième acte ?

- Charmant, en vérité ! le malgré que m’avait échappé.

- Et dans le quatrième, la jeune fille parle d’un monsieur qui a les cheveux rouges. On ne dit jamais cheveux rouges ; la grammaire s’y oppose : on dit cheveux roux.

- Cependant l’usage le permet !

- L’usage de ceux qui parlent mal.

- Je me suis quelquefois surpris à me servir de cette expression.

- On peut la tolérer dans la conversation ; mais on ne doit jamais se permettre de l’écrire. Et ce père stupide qui débarque à Florence.

- Pardonnez-moi ; mais je crois que c’est une métaphore.

- Point du tout : l’acteur a bien dit j’ai débarqué à Florence, comme si Florence était un port de mer.

- C’est tout à fait prendre le Pirée pour un homme.

- Vous l’avez dit, et je partage entièrement votre opinion. Et ces acteurs !

- Quels saltimbanques !

- Si je parviens à être directeur, comme je renverrai tout cela au boulevard !

- Ce sera le plus bel acte de votre administration.

- Ces actrices, quel ton ! En vérité, les bonnes traditions se perdent de jour en jour. Ni goût, ni manières, ni tenue. Il n’y a plus moyen de travailler pour le théâtre, à moins de consentir à faire du commun. Croiriez-vous que tout à l’heure, au moment de la reconnaissance, trois femmes pleuraient comme des Madeleines !

- Ce sont des femmes hydrauliques.

- Joli ! je retiens le mot pour ma prochaine chronique, si je me décide à en faire une.

- Nous ne restons pas jusqu’à la fin ; nous mourrions d’ennui. Vous savez le dénouement. Après une scène larmoyante, le père consent à lui laisser épouser celui qu’elle aime.

- Que cela ! et on appelle une plaisanterie pareille, ouvrage dramatique ! Je prédis quinze représentations.

- Je suis sûr que cette pièce sera jouée cinquante fois au moins : on aime le mauvais.

- Notre ami V… se fera-t-il nommer ?

- Il en est bien capable. Une chute de plus ou de moins, qu’importe !

- Dieu les bénisse ! voici la fin. C’est le moment que je préfère. Quel four ! Décidément ce garçon n’a pas le moindre talent.

- Il y a au coin de l’orchestre un malheureux qui applaudit comme un forcené.

- Je le crois bien ; c’est un créancier. Partons, messieurs. Allons fumer un cigare et boire un peu de bière pour faire passer cela. »


F.  G.


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