MAINZER, Joseph (1801-1851) :  La Halle (1842).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (05.IV.2014)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 5 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
La Halle
par
Joseph Mainzer

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LA Halle de Paris proprement dite se compose de plusieurs vastes places qui se touchent, et n’en formeraient qu’une seule, si de petites rues ou quelques pâtés de maisons n’en interrompaient la continuité. Placée au centre de Paris, elle s’étend depuis la rue Saint-Denis jusqu’aux environs du Palais-Royal, cette halle d’un autre genre, qui semble la prendre par la main pour aller la joindre au marché Saint-Honoré ou de la place des Jacobins. La plus étendue de ces places, au milieu de laquelle s’élève la fontaine des Innocents, le chef-d’œuvre de Jean Goujon, était jadis un cimetière : par une de ces bizarres révolutions qui donnent à réfléchir au philosophe, l’asile silencieux de la mort est devenu le bruyant rendez-vous des substances qui servent à l’entretien de la vie.

Sur chacun des compartiments de l’immense marché qui approvisionne un million d’individus, plane, soutenu par de nombreux poteaux, un dôme à peine voûté, lourd comme la couronne du pape ou comme la calotte d’un pâté de Strasbourg. Tel est le dais du trône sur lequel siégent fièrement les très-hautes et très-puissantes dames de la halle. Au premier aspect, vous croiriez ne voir que pêle-mêle et confusion dans cet amas irrégulier de bâtiments et de charpentes ; il y existe cependant un ordre admirable, une classification rigoureuse. Tel dôme recouvre la poissonnerie ; tel autre, le marché à la viande. Celui-ci est consacré aux marchandes de fruits et de légumes ; sous celui-là s’entassent la volaille et le gibier. Tous ces objets de consommation sont disposés avec art, et sous leur jour le plus favorable : rien de plus appétissant que ces faisceaux d’alouettes et de perdrix, que ces guirlandes de poulets, de canards et de dindes ; rien de plus frais et de plus gracieux que ces paniers de poires, de pommes, de pêches, de raisins, dont les teintes vermeilles ou dorées sont coquettement rehaussées par le vert du pampre ou de la mousse. Lorsque l’agaçante bouchère vous arrête au passage, et vous dit d’une voix caressante : « Monsieur, voilà un beau rôti ; entrez, choisissez votre pot au feu ! » vous seriez tenté de vous rendre à son invitation, tant est séduisante l’apparence de cette viande proprement découpée, et dont la membrane supérieure, par une adroite dissection, vous représente l’image du grand Napoléon, avec sa redingote, son petit chapeau et sa lorgnette !

Toute la rangée de boutiques qui s’étend le long de la rue aux Fers est occupée par des marchandes de fleurs naturelles et artificielles : c’est là que le fils et la fille, le neveu et la nièce, le filleul et la filleule, vont choisir le bouquet obligé pour la fête du père, de l’oncle, du parrain ; c’est là que la grisette fait emplette de la rose ou du bleuet dont elle décore son élégant bonnet pour le bal de la Chaumière ou du Prado ; c’est encore là que l’ouvrier modeste trouve le bouquet et le chapeau de fleurs d’oranger, parure de sa fiancée et symbole de son innocence, lorsqu’il la conduit à l’autel.

Il y a aussi un bâtiment spécial destiné à la vente du beurre et des œufs que l’on y transporte dans d’énormes paniers. Enfin, vous découvrez encore un marché, et ce n’est pas le moins curieux, où se fait exclusivement le commerce des pommes de terre et des oignons. Là, votre œil s’arrête avec surprise et plaisir devant une innombrable quantité de petits édifices artistement construits : tantôt c’est l’oignon qui s’élève en colonnes dorées, tantôt la pomme de terre qui figure de gothiques tourelles ; il y a plus d’art, plus de difficultés vaincues dans cette architecture que dans celle des tours penchées de Pise et de Bologne. Le talent de celle qui l’a inventée participe à la fois de l’habileté de l’architecte, du goût du peintre, et de la dextérité du singe. Retirez de ces tourelles, de ces colonnes, de ces pyramides, une seule pierre, je veux dire une seule pomme de terre, un seul oignon, et l’édifice croulera, et vous verrez tous les matériaux se répandre sur le pavé des rues environnantes. Reculez-vous, et jetez de loin un coup d’œil sur l’ensemble de ce marché, embrassez à la fois toutes ces enfilades de galeries ornées de tableaux vivants, plus pittoresques que beaucoup de peintures, et, à la vue de ce dôme, de ces poteaux, de ces marchandes fières et immobiles comme des statues, vous croirez apercevoir un temple antique, les caveaux de l’abbaye de Saint-Denis, un Louvre, un Vatican.

Mais, si vous voulez vous livrer aux plaisirs de cette contemplation, attendez le déclin du jour : c’est le moment où les rues deviennent silencieuses, où la marchande se prépare à quitter son poste. Alors il vous est permis de vous promener, de regarder et de méditer. Plus tôt, l’observation en grand est impossible ; vous seriez perdu dans la foule des acheteurs. Le matin surtout, pendant les heures que la police accorde aux paysans pour vendre eux-mêmes leurs denrées aux consommateurs, vous seriez étourdi, abasourdi ; ensemble et détails vous échapperaient. Mais, comme dédommagement pour votre curiosité, vous jouiriez d’un spectacle qui ne se présente que là et à cette heure. Autour des halles, dans les espaces vides qu’elles laissent entre elles, dans les rues qui leur servent d’appendices, et à travers une innombrable foule de vendeurs immobiles, se meut et circule une multitude d’acheteurs plus innombrable encore. Tout y est vie, tout y est action, on pourrait dire, tout y est jeunesse ; car, ce qui est vieux s’y rajeunit, ce qui est lent y devient prompt et pétulant. Il le faut bien, sous peine d’être tourné, retourné, chiffonné, renversé, et piétiné par la foule comme une perruque par un singe, quand par hasard il lui en tombe une entre les mains. C’est un tohu-bohu d’hommes et de femmes, de paysans et de paysannes, de marchands et de marchandes en gros et en détail, de restaurateurs, de gargotiers, de marchands de vin, de cuisiniers, de cuisinières, de marmitons, de fruitiers, d’épiciers, de vieux garçons qui font eux-mêmes leur pot au feu, de femmes de ménage qui le font pour les autres. L’hôtel du ministre et l’échoppe de l’écrivain public, la pension bourgeoise et la cuisine particulière, tout se donne rendez-vous à la halle ; un million d’estomacs y envoient leurs représentants, dans une proportion bien autrement large que celle qui préside à la composition de la chambre des députés. A chaque pas, ce sont des montagnes de choux, de poireaux, de carottes, de navets, de betteraves, des monceaux de pommes et de poires dont les espèces recherchées sont soigneusement enveloppées dans du papier. A terre, et principalement autour de la fontaine des Innocents, sur une place que l’on nomme le carreau de la halle, se trouve un magasin improvisé, un camp volant ; chaque marchand, à son arrivée, peut, en y posant le pied, dire, avec Guillaume le Conquérant ou Fernand Cortez : Cette terre est à moi ! Là, il ouvre son panier, étale ses fruits, ses racines, et laisse à peine entre sa marchandise et celle de son voisin, un sentier de Lilliputien, par lequel passent des milliers d’hommes, de femmes, d’enfants, avec des hottes, des paniers, des brouettes. L’oreille y est assourdie par un mélange confus de cris ; dix mille voix se font entendre à la fois : De la ciboule ! de l’ail ! des choux de Bruxelles ! une tranche de potiron ! du mouron pour les petits oiseaux ! de la chicorée ! de la lavande ! Ici, A un sou le quarteron ! là, A deux sous la livre ! derrière vous, Mes beaux champignons ! devant vous, A cinq pour un sou les anglais ! Vous avancez lentement, poussé, bousculé à droite et à gauche, et partout vous apercevez des bouches plus ou moins ouvertes, garnies de plus ou moins de dents ; chacun veut vendre, et chacun cherche à dominer le cri de son concurrent ; d’où il résulte une effroyable cacophonie, à faire fuir le plus intrépide. Mais ce n’est pas seulement votre oreille qu’il faut essayer de garantir, ce sont encore vos coudes et vos épaules : ils ont là leur ennemi juré, le porteur. Muni de son panier, de sa hotte ou de sa brouette, il s’en tient toujours un dans le voisinage de celui qui achète en gros ; ayez l’air d’un maître d’hôtel ou d’un cuisinier, vingt bouches vont s’ouvrir sur votre passage pour vous dire : « Bourgeois, voilà le porteur, le voilà ! » Vous seriez un simple observateur, que cette allocution vous poursuivrait encore ; elle semble alors vous avertir ironiquement que votre place n’est pas dans cet endroit, où vous n’avez que faire. A peine lui a-t-on confié un fardeau, que le porteur prend son élan et se met à fendre la presse. Malheur aux paniers, aux fruits, aux pots de fleurs qu’il rencontre sur sa route ; malheur à vos jambes et aux pans de votre habit ; car la politesse n’est pas la plus brillante de ses qualités. Il va droit devant lui, sans s’arrêter, avec le même sans-façon que s’il était dans une rue déserte. Ici il renverse un tas de poires, là, une pyramide d’oignons, plus loin, une femme, deux, trois ; il va toujours sans prendre garde aux tonnerre du diable ! dont on le salue, et auxquels il répond par cette apostrophe : Vieux hibou ! as-tu les yeux sur ton… ? Le reste se perd dans le bruit de la foule.

A côté de ces vendeurs, de ces acheteurs, de ces hommes de peine, qu’une même exigence, la cuisine, réunit chaque matin dans les halles de Paris, viennent encore se placer une multitude de petits commerçants qui spéculent sur la vente du paysan, et lui offrent, en échange de l’argent qu’il vient de recevoir, les petits approvisionnements de son ménage. Ce sont des marchands de souliers, de sabots, de cuillers de bois, de couteaux, de haches, de seaux, de mouchoirs à vingt sous les deux, de fil, d’aiguilles, d’épingles ; on y voit jusqu’aux éternels crieurs d’allumettes chimiques à deux sous la boîte. Tandis que vous mettez tous vos soins à ne point poser votre pied sur les poires et les marchandes renversées, vous vous sentez inondé tout à coup de petits rubans blancs qui semblent descendre des nuages sur votre tête, comme la pluie d’or sur la belle Danaé. C’est un marchand ambulant qui promène une perche du haut de laquelle des milliers de lacets descendent, et nagent sur la tête des passants comme sur les vagues de l’Océan. Sa démarche est grave, il porte la tête haute, et, en poussant son cri : Lacets !  lacets ! il dirige sa perche avec habileté et intelligence, aussi fier qu’un sacristain chargé de la bannière où brille l’image du saint de sa paroisse. Parfois cependant, il arrive que le bout des lacets plonge dans la bouillotte du cafetier ou dans la poêle de la marchande de saucisses, dont les établissements sont nombreux à la halle, et y jouissent d’une considération très-distinguée.

Au marchand de lacets succèdent d’autres industriels. Les uns distribuent des prospectus ; autour d’eux s’empressent les paysannes, qui, pour obtenir le précieux imprimé, crient à tue-tête : A moi ! à moi qui sais lire !  ̶  A moi ! dont les enfants apprennent à lire chez M. Renaud, le maître d’école du village ! Ces prospectus annoncent  des pilules merveilleuses, des remèdes infaillibles, les consultations gratuites du docteur Ch. Albert. D’autres chantent, au milieu du brouhaha, l’Apothéose de Napoléon, la Colonne de juillet, en s’accompagnant avec un orgue de Barbarie. Plus loin s’avance un homme dont la voix de tonnerre, sentant quelque peu le rogomme, domine, comme le quos ego de Neptune, la tempête de la foule ; il tient à la main un certain nombre de petits cahiers, et répète son éternel refrain : Lettres et compliments pour le jour de l’an ! Manière d’écrire des lettres et des compliments à son père, à sa mère, à son oncle, à sa tante, à son parrain, à sa marraine, et autres bienfaiteurs ! Douze pages d’impression pour deux sous !

Vous qui désirez connaître Paris, vous courez examiner ses quais, ses ponts, ses promenades et ses spectacles : allez visiter ses halles, et vous le verrez comme il est, comme il a été il y a des siècles, comme il sera quand vos os serviront de jouets à vos petits-fils.

JOSEPH MAINZER

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