SÉGUIN, Édouard (1812-1880)  : Les Flotteurs (1841).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (25.IV.2014)
Texte relu par : A. Guézou
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
LES FLOTTEURS
PAR
Édouard Seguin

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A vous, heureux de ce monde, à vous, charmantes Parisiennes, qui vous abandonnez aux douceurs de la médisance autour d’un confortable foyer ! Quand votre regard se perd dans les tournoiements de la flamme, et que vous interrogez gravement les étincelles joyeuses qui pétillent, insouciantes des nombres dans lesquelles vous les groupez, pour en faire sortir une chance désirée ; quand, lasses enfin d’évoquer cet oracle capricieux et inintelligent, vous êtes-vous jamais demandé d’où, comment, par qui vous arrivait ce précieux combustible que les campagnes vendent au poids de l’or aux grandes villes, et que Londres, enveloppée dans son atmosphère brumeuse, envie à Paris ? Vous savez les côtes rougies par le corail, les pays fortunés où, dans le sable, se cache le diamant, la vallée de Cachemire, les neiges du Nord, blanchies par vos hermines, Venise, dont les gants créent des mains ou les conservent, Smyrne, qui étend ses tapis sous vos jolis pieds, Malines, Valenciennes, Bruxelles, qui jettent sur vos fronts leurs voiles indiscrets ; mais vous ne savez pas d’où vient la seule chose sans laquelle toutes ces jouissances seraient comme non avenues pendant huit mois de l’année. Auriez-vous besoin de tapis, de parures de diamants et d’hermines, si l’ardent foyer qui réchauffe ne nous réunissait pas tout près de vous dans vos magnifiques salons ?

Ce bois arrive du Morvan, arrangé en train par des flotteurs. Et ce Morvan, ces trains, ces flotteurs, trois mots qui vous arrivent sans doute à l’oreille pour la première fois, renferment, et une industrie que vous ignoriez, et de curieuses existences dont votre vie de bien-être ne vous laissera jamais soupçonner les fatigues. Tous les ans, le Morvan, cette forêt qui semble toujours vierge, tant elle est féconde, détache de sa couronne de chêne des milliers de rameaux que, sans plus de souci, elle jette dédaigneusement au courant des ruisseaux, en leur disant :  ̶  Paris  aura froid cet hiver : allez réchauffer un peu cette ville blasée ! – Et le flot obéissant charrie son lourd trésor, jusqu’à ce que, resserré dans de prévoyantes écluses, il s’arrête, et avec lui la masse compacte de toute la coupe.

C’est à Clamecy, au plus tard, que le flot s’arrête. Là, le bois est tiré hors de la rivière à l’aide de crocs, et arrangé, sur les deux rives de l’Yonne, en longues et hautes piles serrées, entre lesquelles un homme peut difficilement passer en s’effaçant. Ce bois, ainsi aligné, occupe souvent une lieue d’étendue riveraine, du village d’Armes à celui des Pouceaux, Clamecy inclus ;  et c’est une belle chose que cette longue ceinture qui suit la rivière dans tous ses capricieux contours. Une armée en bataille est plus intéressante, sans doute, parce qu’elle se meut ; mais elle n’est pas aussi imposante, aussi gigantesque, ni si compacte, ni plus impénétrable ! Du reste, l’intérêt est aussi grand, le drame aussi complet. Qu’un corps d’armée soit détruit, un autre corps lui succède : la bravoure est de toutes les générations ; mais que le feu consume cette double muraille de bois, que la petite rivière inconnue se tarisse ou cesse de couler, et Paris, Paris tout entier n’a d’autre ressource contre le froid que de souffler dans ses doigts. Rassurons-nous, rien de semblable ne s’est vu ! Les flotteurs, ces infatigables matelots, qui sont à eux seuls architectes, constructeurs, pilotes, continueront pour nous leur rude métier.

Quand la rivière commence à croître, vers les pluies de mars, ils arrivent par milliers sur la rive, eux, leurs femmes, leurs enfants. Tout le monde s’en mêle. Un vigoureux gars ébranle une pile ; elle s’écroule, et presque jamais sans accident. Alors les jeunes filles approchent leurs brouettes, les enfants les chargent de bûches, les vieillards réunissent ces bûches et les tressent avec de longues perches de quinze pieds de long, les garçons les posent dans le cadre et les y enfoncent violemment à coups de marteau : cette portion de train s’appelle une branche ; quatre branches réunies carrément forment un coupon, dix-huit coupons font un train. Comme tout ce travail se fait au bord de l’eau, et que chaque branche est poussée dans la rivière, quand elle est terminée, ces branches, liées entre elles par des rouettes (baguettes d’un pouce de diamètre et de quinze à vingt pieds de long, tournées pour les rendre flexibles comme une baguette d’osier), forment le train prêt à partir, lorsque les écluses du prochain pertuis seront lâchées.

Chaque train est monté par deux personnes. Le second est un enfant dont le nom est emprunté à sa fonction : le boute d’argez. C’est lui qui dirige la queue du train ; le maître flotteur tient la tête, qu’il ne quitte qu’en cas d’accident. D’une main hardie, il est à l’avant, debout, la tête nue, les cheveux aux vents, le bras levé. Un pantalon de coutil, une ceinture de serge bleue, un gilet rouge, de gros souliers, composent son costume habituel. Il est là, les bras dispos, la jambe tendue, prêt à s’élancer à droite ou à gauche selon le besoin. Faut-il franchir une écluse, enfiler une arche de ces vieux ponts, sombres, étroits, surbaissés, que la prudente timidité de nos pères a jetés sur les cours d’eau les plus ignorés, le train, que le flot emporte, peut se briser, ou tomber tête baissée dans la chute d’une écluse profonde ! Rassurez-vous, le maître flotteur a, sous chaque main, une perche robuste dont il engrave la pointe dans le sable, contre le courant : puis il engage le bout opposé de la perche sous l’une des deux oreilles qui sont solidement attachées à la tête du train. Le flot pousse toujours ; mais, au lieu de continuer sa marche fatale, le long serpent de bois se dresse et s’élève souvent à une effrayante hauteur. Cette manœuvre exige une grande habileté. Trente pieds séparent l’homme et son fragile esquif du flot qui les portait. Ils retombent. L’eau bouillonne, rugit, s’amoncèle en nappes retentissantes ; mais l’obliquité nécessaire est obtenue : la tête du train est engagée dans l’étroit passage. Si la queue du train, encore bien loin, n’a pas suivi l’impulsion, vous entendrez sortir de dessous l’arche ce simple commandement :  ̶  Boute d’argez, moun houmme ! – Et le boute d’argez saisit une perche aussi grosse que lui, la fiche dans le gravier, et la masse recule sous cet effort de l’enfant. Maintenant qu’ils ont surmonté le danger, voyez le flotteur et son second allant de l’une à l’autre perche, boutant par-ci, boutant par-là, selon que la rivière, étroite et sinueuse, profonde ou basse, leur offre assez d’eau pour marcher. Le parcours est long, et l’Yonne est une capricieuse rivière. Les flotteurs n’ont pas, comme les marins, des cartes qui leur indiquent les écueils et les récifs. Cependant, grâce à une longue expérience, chaque obstacle leur est connu, chaque banc de sable leur est familier. Ils savent, dans un parcours de cent lieues, qui s’accomplit en huit ou quinze jours, où il est nécessaire de tourner, où ils doivent marcher droit, ce qu’il faut fuir, ce qu’ils doivent chercher. Le train va, vient, s’allonge, serpente, vole ; tous ces mouvements sont imprimés ou combattus par le flotteur. Ici sa tête s’enfonce dans l’eau, et y entraîne notre homme jusqu’à la ceinture ; là, elle se dresse, et, comme essoufflé, le train semble vouloir s’arrêter. C’est une lutte sans fin entre cette longue machine poussée par le flot, et le prévoyant flotteur qui ménage les courbes, sauve les angles de ce long ruban de bois, pour les adapter aux encaissements difficiles ou étroits d’une petite rivière. Quelquefois l’eau baisse de quelques pouces, et voilà notre homme à sec, immobilisé sur le sable pour trois, huit ou quinze jours : il est engravé.

É. SÉGUIN.

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