BERTHAUD, Louis-Auguste (1810-1847) : Le décrotteur (1841).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (25.VI.2010)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
LE DÉCROTTEUR
par
L.-A. Berthaud

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LE décrotteur français habite indifféremment toutes les parties du territoire national. C’est un être nomade et qui n’a de préférence marquée pour aucun lieu, pas même pour la masure où il est né. On le trouve dans toutes les villes de nos quatre-vingt-six départements, et jusque sur les bateaux à vapeur qui sillonnent nos rivières. Il est entré à Alger à la suite des héros de juillet, six mois après la conquête, sans coup férir. Au besoin, il irait s’établir dans la Nouvelle-Zélande, mais il faudrait se dispenser de le tatouer, et le laisser vivre à sa guise, rêver, flaner, se chauffer au soleil, et se baigner sans caleçon dans la mer. Il est chrétien, à peu près comme la majorité des Français ; si on l’a baptisé, ce n’est pas sa faute ; donnez-lui un écu, il se fera Turc, même juif ! Pour lui, rien n’est vrai ici-bas, excepté les pièces de deux sous avec lesquelles on a du pain, du vin, des oignons, des oeufs rouges, du cervelas, un gîte pour la nuit, des habits de rencontre, du cirage, des brosses, une boîte, un cadenas pour fermer la boîte, et une casquette de peau de chat. Tout le reste n’est que mensonge, vanité, abomination. Les chevaux, les calèches, les fiacres, les omnibus, les coucous eux-mêmes et les trottoirs de bitume sont des créations sataniques imaginées pour faire mourir de faim le décrotteur et ses petits. C’est là son opinion politique ; il n’en aura jamais d’autre.

On distingue trois variétés de décrotteurs, à savoir : le décrotteur de petite ville, le décrotteur de grande ville et le décrotteur parisien. Des nuances bien marquées séparent les trois espèces, et, malgré l’identité du nom qu’elles portent, il est impossible de les confondre.

Le décrotteur de petite ville est un homme assez bon enfant. Il a été attaché d’abord à une troupe de saltimbanques ou à un marchand de thé de Suisse, en qualité de grosse caisse ou de chapeau chinois. Il vint dans la petite ville qu’il habite aujourd’hui à l’époque de la fête patronale de cette petite ville. Sa bonne figure, naïve et réjouie, plut sur-le-champ aux flaneurs de l’endroit. Ils avaient justement besoin d’une grosse caisse ou d’un chapeau chinois pour compléter leur orchestre ; ils lui firent des propositions, il accepta. Notre homme dit adieu à ses camarades, à son existence cosmopolite, aux émotions des voyages et des auberges, et, pendant trois jours et trois nuits, il mena la plus joyeuse vie du monde au milieu de ses nouveaux concitoyens. Le quatrième jour, à sept heures du matin, et son maître le charlatan étant parti, il se trouva seul, abandonné à lui-même, sans connaissances, sans ressources, sans un rouge liard dans sa poche, au milieu d’une petite ville de trois mille âmes, où il ne voyait pas même une misérable pierre sur laquelle il eût le droit de s’asseoir pour se reposer. Tout autre que lui serait tombé infailliblement dans un fort grand désespoir ; notre homme ne s’inquiéta seulement pas, et sa face resta épanouie comme elle était la veille. N’avait-il pas été, en quelque sorte, l’âme de cette fête dont les bruits et les galops bourdonnaient encore et tourbillonnaient dans son oreille et devant ses yeux ? Les jeunes gens de l’endroit ne lui avaient-ils pas souri, presque tous, lorsqu’il faisait sortir pour eux, des flancs de sa grosse caisse, ce tonnerre d’harmonie qui les emportait ? Eh bien, c’est à eux qu’il aura recours ; il les a aidés à être heureux, c’est à eux de veiller sur lui : ils lui doivent du travail désormais, et du pain, et un gîte ; il restera parmi eux, il les servira, il sera leur valet ; et, dans un an, à pareil jour, il les fera encore danser ; et pour tout cela, en vérité, ils lui doivent bien un peu de travail et un peu de pain. La carrière aventureuse qu’il a parcourue lui fait d’ailleurs vivement sentir le besoin de s’arrêter ; c’est décidé : il n’ira pas plus loin.

Cette résolution prise, notre homme se rend bravement au café fréquenté par la jeunesse du pays. Il s’adresse, avec un admirable tact, aux plus joyeux commensaux, aux meilleurs vivants de l’établissement ; il les avait remarqués entre tous, au milieu de la fête. Après quelques détours préliminaires, il aborde franchement son sujet, raconte sa vie tout entière, et termine en disant qu’il serait fier, qu’il serait heureux de vivre sous le beau ciel où ses pas se sont arrêtés il y a quatre jours, comme par enchantement. On lui offre un verre de bière ; il accepte et boit à la santé de tout le monde. On lui offre du vin, il accepte ; on lui offre de l’eau-de-vie, il accepte encore ; on lui offre du punch, il se grise, il est sauvé ! Cet homme a la mémoire toute remplie d’anecdotes charmantes, de jeux de mots piquants, de calembourgs à peu près neufs ; il amuse, il fait rire ; on l’entoure, on le plaisante, on lui serre la main, on le nomme à l’unanimité décrotteur de l’endroit ! Les ustensiles nécessaires à son nouvel état lui sont achetés avec le produit d’une quête ; on lui glisse dans la poche une ou deux poignées de gros sous, et, dès le lendemain, on le voit à son poste, dans l’exercice de ses fonctions.

Trois mois se sont écoulés à peine, et déjà il a su se rendre vraiment utile. Toutes les commissions dont on l’a chargé, il les a faites avec exactitude et fidèlement. Son cirage d’ailleurs brille d’un éclat magnifique. Peu à peu il pénètre dans l’intérieur des maisons ; il fait la chambre des célibataires, qui l’habillent avec leur défroque ; il mange les restes de leurs tables, ce qui lui épargne de vivre à ses frais ; il se fait enfin aimer de tout le monde, même des chiens, même des enfants. Un beau jour, il éprouve le besoin de s’attacher par des liens plus solides à son pays d’adoption, il n’en veut plus quitter la surface que pour aller se reposer cinq pieds au-dessous, à l’heure de la mort ; il a quelques économies, il veut se marier, il se marie. Sa femme se moque de lui, le bat, lui fait des enfants, et finit par déserter la cabane conjugale, en emportant les hardes et l’argent du pauvre décrotteur. Le lendemain, en cirant vos bottes, auprès de la fontaine publique ou devant le café, c’est lui qui vous raconte sa mésaventure. Elle est partie avec un marchand de chansons, vous dit-il ; pourvu qu’elle ne revienne pas !... Voyez-vous, monsieur, cette femme ne me convenait point du tout !... Une seule chose me fait de la peine, c’est qu’elle soit née dans votre pays, monsieur !... Je n’aurais jamais cru cela d’une femme de votre pays !...

Dans les grandes villes, à Lyon, par exemple, le décrotteur est un assez franc vaurien. Ce n’est plus un enfant, et ce n’est pas encore un homme. Il a quitté la maison paternelle parce qu’il ne trouvait rien pour vivre dans cette pauvre maison, pas de pain et pas de liberté. Pendant les premiers jours de son affranchissement, il a vécu de liberté et d’air, et de quelques sous mendiés aux passants ; et puis il s’est fait le valet des valets d’écurie ; il a couché dans le foin, il a mené boire les chevaux, il a lavé les pieds des chevaux, et pour tout cela on lui a donné aussi quelques sous. Il a acheté alors une boîte garnie de ses ustensiles, et il s’est fait décrotteur. Malheureusement il avait négligé de remplir une formalité essentielle ; il n’avait pas demandé la permission de décrotter les passants, il n’avait pas de médaille, et tous les coups de brosse qu’il donnait étaient presque des délits. D’abord il fut réprimandé, puis arrêté, mis en prison. Au sortir de prison, il se pourvut d’une médaille. En valut-il mieux ? Je ne le pense pas.

Lorsque vient pour lui l’époque du recrutement militaire, et s’il a su éviter toute condamnation infamante, il est enchanté, quel que soit le sort qui l’attende, il l’acceptera avec bonheur. Il partira pour son compte ou il se vendra ; dans les deux cas il aura du pain assuré, des vêtements, et un lit pour la nuit. C’est plus qu’il n’a jamais eu.

Le décrotteur qui a passé la trentaine sans avoir abandonné son métier est plus honnête ; il s’est fait à la longue des habitudes d’économie et d’ordre ; il participe davantage du citoyen patenté. Celui-ci, que l’on trouve en petit nombre dans quelques grandes villes, n’existe bien qu’à Paris. Nous le verrons tout à l’heure sur le Pont-Neuf.

On croit assez généralement que le décrotteur de Paris est Auvergnat ou Savoyard. C’est une erreur. Il est bien vrai que Paris ne fournit qu’une petite part dans cette population de décrotteurs accroupis au pied de ses murs, mais les autres sont Français, presque tous, et viennent en aussi grand nombre des provinces du midi que du département du Cantal. Quelques-uns sont aussi Savoyards : ils se sont faits décrotteurs à la mort de leur marmotte ou au moment où leurs épaules trop larges n’ont plus permis qu’ils grimpassent dans nos cheminées. Ils se promenaient sur les toits, ils sont assis sur les trottoirs.

Si abjecte qu’elle soit, la profession de décrotteur n’est pas d’un abord facile ; il y a, ici comme ailleurs, une hiérarchie à parcourir, et n’arrive pas qui veut au premier rang. Il ne suffit même pas pour être décrotteur d’avoir les ustensiles et le talent nécessaires à cette profession, il faut encore une permission de l’autorité. Cette permission coûte deux francs. Elle ne confère d’ailleurs au titulaire aucun autre droit que celui de rouler sa boîte au hasard et d’aller où bon lui semble au-devant des pratiques, mais il ne peut s’établir à poste fixe nulle part. C’est là un privilége qu’il lui faudra acheter encore plus tard, quand il sera riche, quand il aura des protections ; car il lui faut aussi des protections à ce pauvre petit industriel, et sans cela il resterait en route. Jusque-là, il décrotte, c’est vrai, mais il n’est pas décrotteur ; il est aspirant, voilà tout.

L’aspirant aime la vie qu’il mène. Il y a de l’indépendance et de la liberté dans cette vie flottante, l’indépendance du gamin, la liberté du chien errant. Il n’est tenu ni à l’esclavage ni au décorum de l’homme du coin de rue ; il va devant lui et comme il lui plaît, emportant tout dans sa sellette : ses pénates, sa fortune, son avenir. Il traite de gré à gré avec la pratique, et cire au rabais. C’est lui qui vous crie dans la rue : Pour un sou, m’sieu !... vos bottes, pour un sou !... Il arrive à huit heures du matin dans les environs du Louvre ou de tout autre monument dont la beauté ou la destination attire les étrangers ; de là il va s’installer à la porte d’une église, ou devant la chambre des députés, ou sur la place de la Bourse ; mais il ne reste jamais longtemps au même endroit. Le soir, il est à la porte d’un bal ou d’un théâtre, ou d’un hôtel dont le maître reçoit. Alors sa sellette, posée à terre comme toujours, est éclairée par deux bouts de chandelle qu’il y a fixés lui-même avec du suif ; il cire aux lumières, il se fait payer trois sous.

En roulant ainsi pendant quelque temps, souvent plusieurs années, l’aspirant acquiert de la raison, de l’expérience, et surtout la connaissance de son métier. Sa main s’est affermie, son coup de brosse est plus sûr. Il s’est aussi habitué à toutes les mauvaises chances, et quand, par maladresse ou par distraction, il lui arrive encore de jeter une couche de cirage sur un bas blanc ou sur un pantalon de couleur claire, quel que soit l’anathème qu’on lui lance pour ce fait, il ne s’en émeut pas et reste parfaitement calme. L’aspirant a perfectionné son cirage, et, lorsqu’il aura des abonnés, lorsqu’il sera établi, car il rêve à cet avenir malgré l’indépendance du présent, c’est sur perfectionnement qu’il compte pour s’enrichir. D’ordinaire, ce perfectionnement n’est rien du tout. En attendant, il vit à l’aventure, couche volontiers où il se trouve, et se nourrit de tout ce qu’il y a de plus mauvais à la portée de sa main et de sa bourse.

Les places de décrotteurs, c’est-à-dire d’hommes attachés exclusivement à un lieu quelconque, sont difficiles à obtenir. On en crée peu de nouvelles, et celles qui sont créées ne vaquant que par la mort, il en résulte qu’il s’en trouve rarement à donner. Il y a d’ailleurs à l’affut de ces pauvres places une foule innombrable d’aspirants et de solliciteurs. Un beau jour cependant, l’aspirant apprend qu’un décrotteur vient d’être transporté à l’Hôtel-Dieu ou à Clamart ; la place qu’il a laissée est libre ou le sera demain ; et voilà notre homme qui se met à intriguer avec autant de zèle et d’habileté que s’il s’agissait pour lui d’une préfecture. Un député ne prend pas plus de peine pour assurer sa réélection. Les protecteurs ordinaires de l’aspirant sont des sergents de ville, quelques inspecteurs d’égoûts ou surveillants de balayeurs ; dans les grandes occasions, c’est aux femmes qu’il a recours. Il y en a, mais ce sont les Alcibiades du genre, qui sont parvenus à gagner les bonnes grâces de la servante de M. le commissaire de police. Ceux-ci jouent à coup sûr. Enfin, après trois jours d’actives démarches, et grâce à ces illustres patronages, le coin de rue abandonné est accordé à l’heureux solliciteur. La borne veuve a retrouvé un époux.

Dès ce moment, une transformation inimaginable s’opère dans toute la personne du décrotteur, car il est décrotteur à présent ! Cette liberté qu’on lui a donnée de se croiser les bras, si bon lui semble, du matin au soir, sur quelques pavés de sa patrie, si mince qu’elle soit, cette liberté a réveillé dans son coeur un grave sentiment de dignité. Assis sur sa sellette ou sur son crochet renversé, il s’estime autant que le négociant le plus hautain du quartier. C’est que ses fonctions, en devant fixes, ont acquis une importance réelle et sérieuse. Il ne sera plus décrotteur seulement, mais encore commissionnaire, homme de confiance. Comme le notaire, il connaître l’histoire des familles, et possédera des secrets plus intéressants que ceux dont l’étude devient le tombeau. Les domestiques, surtout les femmes de chambre, seront au mieux avec lui. Les billets qui devront se remettre en mains sûres passeront par les siennes ; et, pour peu que son intelligence et son adresse égalent sa bonne volonté, l’avenir est pour lui plein de chances heureuses. La discrétion se paye si cher aujourd’hui ! Eh bien ! qu’il sache être discret, ce pauvre décrotteur, et la besogne ne lui manquera pas, et sa fortune ira vite. L’homme du coin de rue est un bureau de poste clandestin, un confessionnal universel, une sorte de cabinet noir où l’honneur des maris parisiens fait rire, à moins qu’il ne fasse pitié.

Le décrotteur s’est dépouillé de toutes les habitudes de l’aspirant ; plus de ce débraillé qui tient du chiffonnier, plus d’air égrillard ni de flanerie au soleil, plus de gestes graveleux, plus de cris provocateurs. La casquette en tête, la veste ronde, le pantalon de velours, la guêtre à boutons de cuivre, l’air grave et humble tout ensemble, la pose de l’immobilité, voilà ce qu’il est aujourd’hui. Il ne loge plus au hasard, mais dans une mansarde qu’il meuble peu à peu ; il ne vit plus au hasard, mais chez le marchand de vin le plus voisin. Il est en route, mais il n’est pas encore arrivé. Désormais, néanmoins, il n’aura plus à courir au-devant des pratiques ; les pantalons et les bottes viendront à leur tour solliciter ses brosses, son cirage, son savoir-faire. Impassible comme un talapoin, il attendra, il n’ira jamais chercher. Il pourra même, un jour de boutade, répondre à un pied trop pressé : « Attendez, monsieur ! » Et il faudra que le pied attende.

C’est lui maintenant qui a la pratique de tous les garçons du quartier, jeunes et vieux. Vingt, trente, quarante paires de bottes ou de souliers sont rajeunies chaque jour par ses soins. Il est à la chaussure ce que madame Ma est aux cheveux : grâce à lui, les bottes les plus malades paraissent jeunes et bien portantes ; il rajeunit également les habits, les manteaux et les gibernes de la garde nationale.

Dans cette phase de son existence, le décrotteur est éminemment pacifique et obligeant. Il fait crédit à la grisette, et avance quelquefois à la jeune figurante ou à la choriste du troisième rang une ou deux courses de cabriolet. Il fréquente le marchand de marrons, et lit le journal avec lui. On le trouve parfois faisant un cent de piquet avec un camarade sur le plateau de la borne. Ce dieu de la brosse a des passions comme tous les dieux ; on dit que la déesse du fer à repasser le reçoit avec plaisir, surtout quand il se présente en compagnie de quelques bouteilles de cidre ou de vin blanc, ce qui lui arrive, en hiver, à peu près tous les soirs.

Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin... le décrotteur se marie. Le voilà en famille. Avec la famille est venue l’ambition, avec l’ambition la perte du sommeil. Notre homme ne dort presque plus, mais il ne manque pas une nuit de rêver qu’il est décrotteur sur le Pont-Neuf, ou en boutique dans un passage, mais surtout sur le Pont-Neuf. Ces places, en effet, sont très-recherchées parmi les décrotteurs ; pour ces bonnes gens, il n’y a rien au-delà. Or ces places se vendent comme celles de notaire et d’agent de change. Il y a quelque temps que la première sellette à gauche, en sortant de la rue Dauphine, a été vendue, fonds et agrès, à celui qui l’occupe maintenant, moyennant une rente viagère de cinquante centimes par jour, ce qui représente un capital de cinq mille francs.

Malgré leur élévation réelle, les pères conscrits de la brosse, les décrotteurs du Pont-Neuf, n’affichent pas plus de prétentions que leurs confrères de la ville ; ils ne sont ni plus fiers, ni plus vains. Dans les circonstances extraordinaires ils se font remplacer par leurs femmes ou par leurs enfants, qui font ainsi leurs premières armes sur le terrain même où leur père s’est illustré. Celui–ci, d’ailleurs, n’abandonne son poste que le moins possible ; quand il s’en éloigne, c’est encore pour travailler. On sait que le décrotteur du Pont-Neuf tond les chiens, coupe les chats et vat en ville.

Son double titre de père et d’époux répond de sa moralité. C’est un homme rangé, poli, décent. Il habite les petites rues de la Cité. Lorsqu’il rentre dans son gîte, à la tombée de la nuit, il ne manque jamais d’emporter un sachet de pommes de terre frites. Après souper, il joue au loto avec sa famille. Quelquefois il reçoit des amis, des voisins, des connaissances ; ces jours-là on fait du thé, comme madame Gibou, ou des crêpes. Enfin Paméla ou Euphrasie, la fille de la maison, chante une romance. Paméla est culottière ou cardeuse de matelas. Pauvre fille !

Voici maintenant l’aristocratie de la race ; mais ceci est tellement moderne, tellement audacieux, qu’il faudrait créer un mot peut-être pour désigner ces maréchaux de la profession :

C’est, dans nos passages les plus fréquentés, dans nos galeries les plus belles, des salons au rez-de-chaussée, tapissés d’une ceinture de siéges en velours ; disposés autour du salon en forme de gradins. Un comptoir élégant, une espèce de trône, des glaces à cadres d’or, des gravures de haut prix, sont placés avec ordre dans cet endroit, même avec goût. On se croirait dans l’antichambre d’un grand seigneur, on est tout simplement dans une boutique de décrotteurs ; et au milieu de tout ce luxe, ces hommes que vous voyez à vos pieds sont des décrotteurs ; cette femme qui est au comptoir, élégamment vêtue, c’est la femme d’un décrotteur ; cette jeune fille, c’est la fille d’un décrotteur ; elle touche le piano et épousera un notaire. Quant aux fils du décrotteur, ils sont pensionnaires internes dans un collége royal. Il en fera des magistrats, des députés, des ministres. Voilà.

Le décrotteur en boutique, impassible et orgueilleux comme un parvenu qu’il est, marche à la fortune d’un pas assuré. Il est déjà électeur, il sera éligible un jour ; il sera élu peut-être. Cette idée, il ne l’avoue pas hautement, il a peur qu’on ne se moque de lui ; mais il n’est pas rare de lui entendre citer quelques proverbes à la façon de Sancho Pança : « On ne sait pas ce qui peut arriver ; qui vivra verra ; marchez et vous arriverez ; frappez et l’on vous ouvrira ; comme on fait son lit on se couche ; on est oeuf aujourd’hui, on est aigle demain ; etc., etc., etc. » Il termine ordinairement ces citations en vous répétant que M. Hunt, membre de la chambre des communes d’Angleterre, était DÉCROTTEUR !

Il appuie alors beaucoup sur le mot, ce qu’il ne fait jamais autre part.

                           L.-A. BERTHAUD.

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