JANIN, Jules (1804-1874) : Introduction aux Français peints par eux-mêmes (1840).

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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 1 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
INTRODUCTION
aux Français peints par eux-mêmes
Tome 1
par
Jules Janin

 ~ * ~

Il faut bien toujours que les écrivains d’une époque rendent au public ce que le public leur a prêté, et l'écrivain n'est jamais si heureux et si populaire que lorsque le public lui a beaucoup demandé, et lorsqu'il lui a beaucoup rendu. Plus ses emprunts sont nombreux, et plus il est lui-même un homme de génie. C'est là l'unique raison qui a fait de Molière le premier poète du monde ; car nul plus que lui n'a emprunté à l'humaine nature, ses vices, ses ridicules, ses passions, ses haines, ses amours. Heureusement pour les emprunteurs à venir, que si le fond de l'humanité est le même toujours, la forme en est changeante et variable à l'infini. Chaque siècle, que disons-nous ? chaque année, a ses moeurs et ses caractères qui lui sont propres ; l'humanité arrange toutes les vingt-quatre heures ses ridicules et ses vices, tout comme une grande coquette arrange et dispose ses volants, ses bijoux et ses dentelles ; et nous ne voyons pas trop, puisque les marchandes de modes ont des livres Sybillins, tout exprès pour expliquer jour par jour les révolutions de leur empire, pourquoi donc n’aurions-nous pas, nous aussi, le peuple frivole et mobile par excellence, un registre tout exprès pour y transcrire ces nuances si fines, si déliées, et pourtant si vraies, de nos moeurs de chaque jour ? C'est La Bruyère qui l'a dit, et celui-là s'y connaissait : Il n'y a point d'année où les folies des hommes ne puissent fournir un volume de caractères. Et je vous prie, si pareil livre eût été fait seulement depuis les derniers livres de Théophraste, savez-vous une histoire qui fait plus variée, plus remplie, plus charmante, plus vraie surtout et plus animée par toutes sortes de personnages ? Mais non, les historiens, oubliant l'espèce humaine, se sont amusés à raconter des sièges, des batailles, des villes prises et renversées, des traités de paix ou de guerre, toutes sortes de choses menteuses, sanglantes et futiles ; ils ont dit comment se battaient les hommes et non pas comment ils vivaient ; ils ont décrit avec le plus grand soin leurs armures, sans s'inquiéter de leur manteau de chaque jour ; ils se sont occupés des lois, non pas des moeurs ; ils ont tant fait, que c'est presque en pure perte que ces misérables sept mille années que nous comptons depuis qu'il y a des hommes en société ont été dépensées pour l'observation et pour l'histoire des moeurs.

En effet, comptez donc combien peu de moralistes ont daigné entrer dans ces simples détails de la vie de chaque jour ! Comptez donc combien le nombre des poètes comiques est inférieur au nombre des logiciens, des métaphysiciens, ou simplement des casuistes ! Dans cette représentation animée des moeurs et des caractères d'un peuple, l'antiquité ne vit guère que sur Homère et sur Théophraste, sur Plaute et sur Térence ; les temps modernes s'appuient sur Molière et sur La Bruyère, deux représentants sérieux et gais à la fois de notre vie publique ; l'un, l'historien du peuple, l'ami du peuple ; l'autre, l'historien de la cour, dont il était loin d'être l'ami. Entre ces deux grands maîtres se placent, de temps à autre, quelques écrivains subalternes Sainte-Foix et Mercier, par exemple. Mais chez les badigeonneurs du carrefour et de la rue, quels regards sans portée! quels jugements faits au hasard ! Comme ces valets de chambre de l'histoire rapetissent à plaisir leur triste héros, en le réduisant aux proportions les plus infimes ! A ces faiseurs de silhouettes crayonnées d'une main tremblante sur le mur d'une cuisine, je préfère encore les satiriques, race acharnée et mal élevée, il est vrai, mais qui finit cependant par arriver à une certaine ressemblance, et dont les pages brutales ressemblent à l'histoire, comme un coup de poignard qui tue ressemble à un coup de bistouri qui sauve. Mais, quoi ! nous ne sommes pas chargés de faire l'histoire des moralistes : nous voulons seulement rechercher de quelle façon il faut nous y prendre pour laisser quelque peu , après nous, de cette chose qu'on appelle la vie privée d'un peuple ; car, malgré nous, nous qui vivons aujourd'hui, nous serons un jour la postérité. Nous avons beau nous estimer au plus bas, c'est-à-dire nous estimer un peu plus qu'à notre juste valeur, il faudra bien qu'à notre tour nous tombions tête baissée dans ce gouffre béant qu'on appelle l'histoire, et qui finira par absorber l'éternité et Dieu lui-même avec elle. Donc, puisque nous sommes encore, à l'heure qu'il est, sur le bord de ce gouffre, prenons nos précautions pour bien tomber dans l'abîme ; le pied peut nous glisser, nous pouvons avoir le vertige, et alors il nous faudrait tomber là comme des goujats pris de vin ou de sommeil.

Oui, songeons-y, un jour viendra où nos petits-fils voudront savoir qui nous étions et ce que nous faisions en ce temps-là ; comment nous étions vêtus : quelles robes portaient nos femmes ; quelles étaient nos maisons, nos habitudes, nos plaisirs ; ce que nous entendions par ce mot fragile, soumis à des changements éternels, la beauté ? On voudra de nous tout savoir : comment nous montions à cheval ? comment nos tables étaient servies ? quels vins nous buvions de préférence ? Quel genre de poésie nous plaisait davantage, et si nous portions ou non de la poudre sur nos cheveux et à nos jambes des bottes à revers ? Sans compter mille autres questions que nous n'osons pas prévoir, qui nous feraient mourir de honte, et que nos neveux s'adresseront tout haut comme les questions les plus naturelles. C'est à en avoir le frisson cent ans à l'avance.

Cependant il faut en prendre votre parti, mes chers contemporains : ce que vous faites aujourd'hui, ce que vous dites aujourd'hui, ce sera de l'histoire un jour. On parlera dans cent ans, comme d'une chose bien extraordinaire, de vos places en bitume, de vos petits bateaux à vapeur, de vos chemins de fer si mal faits, de votre gaz si peu brillant, de vos salles de spectacle si étroites, de votre drame moderne si modéré, de votre vaudeville si réservé et si chaste. Dans ce temps-là, l'on entendra parler d'une capitale d'un grand royaume qui absorbait le royaume tout entier, qui attirait à elle toute fortune et toute beauté, toute intelligence et tout génie, toutes les vertus mais aussi tous les crimes, toutes les poésies mais aussi tous les vices. L'on dira que dans cette capitale, tout le temps de la vie se passait à parler, à écrire, à écouter, à lire : discours écrits le matin dans vos feuilles immenses, discours parlés dans le milieu du jour à la tribune, discours imprimés le soir ; que la seule préoccupation de la ville entière était de savoir si elle parlerait un peu mieux le lendemain que la veille ; qu'elle n'avait pas d'autre ambition, et que le reste du monde pouvait crouler, pourvu qu'elle eût chaque malin sa dose d'esprit tout fait et de café à la crème. On racontera en même temps que cette ville, si fière de son unité,  se divisait cependant en cinq ou six faubourgs, lesquels faubourgs étaient comme autant d'univers séparés l'un de l'autre, bien plus que si chacun d'eux était entouré par la grande muraille de la Chine.

La Bruyère et Molière ne connaissaient l'un et l'autre que ces deux choses la cour et la ville ; tout ce qui n'était pas la cour était la ville, tout ce qui n'était pas la ville était la cour. A la ville, on s'attend au passage dans une promenade publique pour se regarder au visage les uns les autres; les femmes se rassemblent pour montrer une belle étoffe et pour recueillir le prix de leur toilette. II y a dans la ville la grande et la petite robe ; il y a de jeunes magistrats petits-maîtres ; il y a les Crispins qui se cotisent en recueillant dans leur famille jusqu'à six chevaux pour allonger un équipage ; les Sannions qui se divisent en deux branches, la branche aînée et la branche cadette : ils ont avec les Bourbons, sur une même couleur, le même métal. La ville possède encore le bourgeois qui dit : Ma meute ; André le marchand qui donne obscurément des fêtes magnifiques à Elamire ; le beau Narcisse qui se lève le matin pour se coucher le soir ; le nouvelliste dont la présence est aussi essentielle aux serments des lignes suisses, que celle du chancelier et des lignes mêmes ; il y a Théramène, qui est très-riche et qui a donc un très-grand mérite, la terreur des maris, l'épouvantail de ceux qui ont envie de l'être. Paris est le singe de la cour. Pour imiter les femmes de la cour, les femmes de la ville se ruinent en meubles et en dentelles ; le jour de leurs noces, elles restent couchées sur leur lit comme sur un théâtre, et exposées à la curiosité publique. La vie se passe à se chercher incessamment les uns les autres, avec l'impatience de ne se point rencontrer. II est de bon ton d'ignorer le nom des choses les plus communes; de ne point distinguer l'avoine du froment. A cette heure, les bourgeois vont en carrosse, ils s'éclairent avec des bougies et ils se chauffent à un petit feu ; l'argent et l'or brillent sur les tables et sur les buffets, ils étaient autrefois dans les coffres ; on ne saurait plus distinguer la femme du patricien d'avec la femme du magistrat ; en un mot, la ville a tout à fait oublié la vieille sagesse bourgeoise, qui disait, que ce qui est, dans les grands, splendeur, somptuosité, magnificence, est déception, folie, ineptie, dans le particulier.

Telle était la ville il y a cent soixante ans à peine. Vous reconnaissez bien, il est vrai, la ville moderne à quelques-uns de ces traits généraux; mais pourtant quelle différence ! Voilà un tableau où l'électeur, le juré, le garde national sont oubliés et traités comme des monstres impossibles; un tableau où l'artiste n'est même pas nommé, où l'écrivain est oublié tout à fait, où le spéculateur et l'homme d'argent paraissent à peine. Dans ce tableau sérieux, la grisette parisienne, le gamin de Paris, la comédienne, la fille folle de son corps, la femme libre dans toute la liberté du mot, n’obtiennent même pas un regard du moraliste. On ne s’occupe ni de l’employé des divers ministères, ni de l'officier à la retraite, ni du savant perdu dans ses livres, ni de l'homme du peuple qui n'existe pas encore et qui s'arme tout bas derrière cette Bastille qui pèse de tout son poids sur le faubourg Saint-Antoine. A voir ce tableau, il nous semble bien, il est vrai, que vous avez vu cela quelque part ; mais regardez-le d'un coup d'oeil plus attentif, et vous découvrirez que si le théâtre est à peu près le même, les acteurs de la scène ont changé ce qui explique la nécessité de refaire de temps à autre ces mêmes tableaux dont le coloris s'en va si vite, aquarelles brillantes qui n'auront jamais l'éternité d'un tableau à l'huile ; et véritablement, pour les scènes changeantes qu'elles représentent, c'est tant mieux.

Mais voici bien une autre révolution dans les moeurs et dans l'étude des moeurs ! Tout un hémisphère qui disparaît ! un monde entier qui s'abîme comme font ces îles de la mer, signalées par les voyageurs de la veille, et que les navigateurs du lendemain ne retrouvent plus à la place indiquée par les hydrographes contemporains. II y avait, dans ce temps-là, à côté de ce Paris qui était si peu, la cour qui était plus que tout. Qu'en avez-vous fait, je vous prie ? Où se cache-t-il, cet univers d'or et de soie ? Où donc s’est-il perdu, ce type du courtisan que I’on croyait éternel, maître de son front et de ses yeux, de son geste et de son visage ; profond, impénétrable, dissimulant les mauvais offices, souriant à ses ennemis, contraignant son humeur, déguisant ses passions ? Avez-vous jamais vu un pareil homme de nos jours ? Où sont-ils ces hommes tout brodés, qui passaient leur vie dans une antichambre ou sur l'escalier, dans un édifice bâti de marbre et rempli d'hommes fort doux et fort polis ? Qu'avez-vous fait de ce monde a part courbé sous le regard du prince qui les enlaidissait tous par sa seule présence ; hommes insolents et emportés, plats dans l'antichambre, vils dans le salon ; flatteurs, complaisants insinuants, dévoués aux femmes, leur soufflant à l'oreille des grossièretés, devinant leurs chagrins, leurs maladies et fixant leurs couches ? Ces gens-là, race perdue sans espoir de retour, étaient les plus importants de la nation. Il faisaient les modes, raffinaient sur le luxe et sur la dépense ; ils faisaient des contes ; ils appartenaient à coup sûr aux princes lorrains, aux Rohan, aux Foix, aux Châtillon, aux Montmorency ; mais hélas ! aujourd'hui, les Rohan, les Foix, les Châtillon, les Montmorency, où sont-ils ?

Monde étrange, où il était nécessaire d'être effronté, d'être insolent, d'être mendiant ; où les plus habiles vivaient à la lois de l'église, de l'épée et de la robe ; où la vie se passait à recevoir et à demander, et à se congratuler, et à se calomnier les uns et les autres, où l’on se masquait toute l’année quoiqu’à visage découvert ; où l'oubli, la fierté,    l'arrogance, la dureté, l’ingratitude étaient la monnaie courante ; où l'honneur, la vertu, la conscience étaient inutiles ; où I’on voyait des gens enivrés et comme ensorcelés de la faveur, dégouttant I’orgueil, l'arrogance, la présomption. Région incroyable ! « Les vieillards y sont galants, polis et civils ; les jeunes gens, au contraire sont durs, féroces, sans politesse ; affranchis de la passion des femmes dans un âge où l'on commence ailleurs à la sentir : ils leur préfèrent des repas, des viandes et des amours ridicules. II ne manque à leur débauche que de boire de l'eau-forte. Dans cet affreux pays, les femmes précipitent le déclin de leur beauté par des artifices qu'elles croient servir à les rendre belles ; leur coutume est de peindre leurs lèvres, leurs joues, leurs sourcils et leurs épaules qu'elles étalent avec leur gorge, leurs bras et leurs oreilles, comme si elles craignaient de cacher l'endroit par où  elles pourraient plaire et n'en pas montrer assez. Ce pays se nomme Versailles ; il est à quelque quarante-huit degrés d'élévation du pôle, et à plus de onze cents lieues de mer des Iroquois et des Patagons ! »

Affreuse peinture, et pourtant pleine de verve et d'esprit. Cependant allez à Versailles : en moins de dix minutes, vous aurez franchi ces onze cents lieues de mer, et, dans ce palais qui fut la France entière, vous trouverez la déification la plus entière de ce même peuple qui pénétra la première fois dans ce palais pour en arracher, de ses mains sanglantes, le roi, la reine et l'enfant royal. Dans ce pays d'iroquois et de Patagons, la royauté s'est faite si humble et si débonnaire, que c'est à peine si quelques chapeaux se lèvent quand passe le roi qui a relevé ces murs. Certes, ce sont là d'étranges dissonances qui parlent plus haut que tous les philosophes du monde, qui nous enseignent mieux que Salomon lui-même, les vanités de la toute puissance, et aussi combien il est nécessaire d'écrire au jour le jour l'histoire mobile et changeante de cette pauvre humanité.

Oui, ce monde-là s’est perdu ; il s'est évanoui dans les révolutions et dans les tempêtes. Mais cependant, de cet ancien bagage, que de choses nous sont restées ! Nous avons gardé, par exemple, ce magasin de phrases toutes faites et dont l'on se sert pour se féliciter les uns les autres sur les événements. Aujourd'hui, comme autrefois, avec cinq ou six termes de l’art, et rien de plus, l'on se donne pour connaisseur en musique, en tableaux, en bâtiments et en bonne chère. Aujourd'hui, comme autrefois, nous ne manquons pas de ces gens à qui la politesse et la fortune tiennent lieu d'esprit et de mérite, qui n'ont pas deux pouces de profondeur, à qui la faveur arrive par accident. Mais ces fortunes-là se font autrement, elles se produisent autre part : aujourd'hui le monarque a changé, c'est le peuple qui a des flatteurs à son tour. N'ayez crainte que le véritable ambitieux attende la fortune de ce qu'on appelle la cour, par ironie. Quand La Bruyère parle de la faveur, il n'a pas besoin d'ajouter la faveur royale Aujourd'hui, quand vous parlez de la faveur, pour être compris et même pour parler en français, il faut ajouter une épithète indispensable : on dit la faveur populaire. Nous ne connaissons plus que celle-là.

D'où il suit que plus la société française s'est trouvée divisée, et plus l'étude des moeurs est devenue difficile. Ce grand royaume a été tranché en autant de petites républiques, dont chacune a ses lois, ses usages, ses jargons, ses héros, ses opinions politiques à défaut de croyances religieuses, ses ambitions, ses défauts et ses amours. Le sol de la France n'a pas été divisé avec plus d'acharnement depuis la perte de la grande propriété. Maintenant comment donc le même moraliste, le même écrivain de moeurs, pourrait-il pénétrer dans toutes ces régions lointaines dont il ne connait ni les routes, ni la langue, ni la coutume ? Comment donc le même homme pourrait-il comprendre tous ces patois étranges, tous ces langages si divers ? Si par hasard il se trompe de royaume, quel ne sera pas son étonnement en reconnaissant que çà et là ce ne sont plus les mêmes habits, les mêmes coutumes, les mêmes caractères, la même façon de voir,  de comprendre et de sentir ? II est donc nécessaire que cette longue tâche de l'étude des moeurs se divise et se subdivise à l'infini, que chacune de ces régions lointaines choisisse un historien dans son propre lieu, que chacun parle de ce qu'il a vu et entendu dans le pays qu'il habite. Qu'un seul homme se chargeât de cette histoire, c'était bon autrefois, peut-être quand il n'y avait en France que la cour et la ville ; mais aujourd'hui que rien n'existe plus dans ses limites naturelles,  aujourd'hui que tous ces rares éléments d'une grande société sont confondus au hasard, arrivez tous à cette curée de comédies qu'il faut prendre sur le fait, vous les malicieux observateurs de ce temps-là !

Pour bien se convaincre de la nécessité de diviser le travail tout autant que la matière est divisée, ouvrez au hasard quelques-uns des chapitres de La Bruyère, et vous verrez quelle infinie variété de matériaux inconnus de son temps. Le chapitre premier traite des ouvrages de l'esprit : ce simple chapitre est devenu, depuis La Bruyère, le sujet d'un livre immense qui embrasserait tous les détails de la vie littéraire, cette nouvelle façon de vivre et d'être un homme important dont le dix-septième siècle n'avait aucune idée. Du temps de La Bruyère, c'était un métier de faire un livre comme de faire rune pendule : c'est bien pis que cela aujourd'hui, c'est un métier comme de raccommoder les vieux souliers. Du temps de La Bruyère, on n'avait jamais vu un chef-d’oeuvre qui fût l'ouvrage de plusieurs ; nous ne voyons que cela de nos jours. La Bruyère ne reconnaissait au critique d'autre droit que celui-ci : dire au public que ce livre est bien relié et en beau papier, et qu'il se vend tant ; s'il vivait aujourd'hui, La Bruyère serait à coup sûr le premier parmi ces critiques qu'il méprisait si fort.

Du temps de La Bruyère, la vie littéraire commençait à peine, et nous ne sommes pas bien certains qu'elle ait tout à fait commencé aujourd'hui. Que sera-t-elle dans un siècle ? Dieu lui-même n'en sait rien.

Il y a ensuite un chapitre du Mérite personnel, où il est parlé de la difficulté de se faire un grand nom, chose aujourd'hui si facile ; de la grande étendue d'esprit qu'il faut aux hommes pour se passer de charges et d'emplois, pendant qu'aujourd'hui ce sont les médiocres et les moins ambitieux qui acceptent les emplois et les charges. Dans ce chapitre, il est dit que les enfants des dieux se tirent des règles ordinaires de la nature, qu'ils n'attendent presque rien du temps et des années, que la mort en eux devance l'âge. Ceci était écrit dans l'enfance du duc de Bourgogne. Aujourd'hui les enfants des dieux vont au collège avec des fils de bourgeois, ils étudient pour apprendre, et quand ils remportent un second prix d'histoire, c'est qu'ils l'ont tout simplement un peu plus mérité que leurs condisciples. En un mot, il n'y a rien à comparer entre le mérite personnel de ce temps-ci et le mérite personnel de ce temps-là.

Comme aussi ce chapitre infini des Femmes ne saurait se comparer à rien de ce que nous savons de nos jours en fait de femmes. Mesurez-les tant que vous le voudrez, depuis la chaussure jusqu'à la coiffure exclusivement, vous trouverez entre les unes et les autres d'incroyables différences. C'est bien le même amour du luxe, de la toilette, de la parure, la même mignardise et la même affectation, le même caprice tout proche de la beauté pour en être le contre-poison ; c'est bien la même femme, coquette, galante, perfide, pleine de caprices, mais cependant que de types effacés ! Où êtes-vous, Célie, amoureuse tour à tour de Roscius, de Bathylle, du sauteur Cobus, ou de Dracon le joueur de flûte ? Qu'a-t-on fait, dans les bonnes maisons de ce siècle, de ce tyran domestique qu'on appelait un directeur, un confesseur ? Qu'est devenue la femme dévote qui veut tromper Dieu et qui se trompe elle-même ? la femme savante, que l'on regarde comme on fait une belle arme ? Oui ; mais nous avons de nos jours tant de femmes que le siècle passé ne comprenait même pas, à commencer par ces femmes de génie en vieux chapeaux et en bas troués, à finir par cet être nouvellement découvert, qu'on appelle la femme de trente ans !

Nous avons aujourd'hui, en fait de passions du coeur, des passions échevelées, des amours à coups de poignard, des adultères plus réglés et plus réguliers que des mariages, des amours moyen âge et barbus, des délires au clair de la lune ; la passion est une exposition publique ; le coeur est en étalage, tout comme les chaînes d'or à la boutique des bijoutiers ; on a tué ainsi deux choses dont les moralistes tiraient un si bon parti : la galanterie et l'amour.

Et le salon, où est-il ? et de la conversation parisienne, cette supériorité toute française, dont nous étions si fiers à bon droit, qu'en avons-nous fait, je vous prie ? Il me semble que je suis admis dans un de ces beaux salons d'autrefois, à l'hôtel de Rambouillet, chez mademoiselle de Lenclos, chez madame de Sévigné : quel spirituel et poétique murmure ! Tous les genres d'esprit sont admis ; les médisants, les satiriques, les bons plaisants, pièce rare ; les éloquents, les moralistes, les savants, les futiles, les puristes eux-mêmes. La politesse et l'élégance sont le centre unique de ces réunions heureuses où Bossuet prononça son premier sermon, où Molière fit la première lecture du Tartufe. Mais aujourd'hui, holà ! prenez garde ! fuyez, madame ! défendez votre dentelle et votre écharpe ; vous n'êtes pas assez loin, fuyez encore ! car voici la cohorte de nos jeunes gens à la mode qui envahit le boulevard, l'éperon au pied, le cigare à la bouche, le chapeau cloué sur la tête ! trop heureuse si, couverte de fumée et la robe déchirée, ces galants jeunes gens ne vous jettent pas sur le bitume, en passant.

II n'y a même pas jusqu'à ce simple mot, un riche, qui n'ait tout a fait changé de nom. Autrefois était riche qui pouvait manger des entremets, faire peindre ses lambris et ses alcôves, jouir d'un palais à la campagne et d'un autre à la ville, avoir un grand équipage et mettre un duc dans sa famille. Être riche, aujourd'hui, c'est jouer à la bourse, habiter un second étage, aller au spectacle avec un billet donné, et demander pour son fils, la fille d'un usurier.

Autrefois, le manieur d'argent, l'homme d'affaires, était un ours qu'on ne savait apprivoiser ; aujourd'hui l'homme d'affaires est jeune, élégant, bien frisé ; il dîne au café de Paris, et il va à l'Opéra.

 Autrefois quand on disait : Cinquante mille livres de rentes ! chacun ouvrait de grands yeux ; aujourd'hui, nul ne se retourne : c'est si commun ! Autrefois il y avait les partisans qui finissaient par être princes, de laquais qu'ils étaient ; il y a aujourd'hui des banquiers qui finissent par être laquais, de princes qu'ils étaient d'abord.

Aujourd'hui cependant, comme hier, comme toujours : « faire fortune est une si belle phrase, qu'elle est d'un usage universel ; on la reconnaît dans toutes les langues ; elle plaît aux étrangers et aux barbares ; il n'y a point de lieux sacrés où elle n'ait passé, point de solitude où elle soit inconnue ! »

 Vous avez donc, à ce sujet, à nous raconter les voies nouvelles de la fortune, la banque, la bourse, les actions, les actionnaires, les annonces, les prospectus, les faillites, les rabais, les misères, les spéculations sans fin sur le rien et sur le vide et autres commerce ; que ce bon dix-neuvième siècle a gardés pour lui-même, ne voulant pas s'exposer à la malédiction des siècles à venir.

Vous avez dit, à propos de ce chapitre effacé, de la cour, que la race des grands est perdue. II est vrai qu'avec M. le prince de Talleyrand est mort le dernier gentilhomme de ce pays éminemment constitutionnel. Ne cherchez donc plus cette race à part de gens heureux qui étaient de toute nécessité les seuls riches, les seuls braves, qui avaient à eux seuls les riches ameublements, la bonne chère, les beaux chevaux ; comme aussi ne cherchez plus ni les rieurs, ni les nains, ni les bouffons, ni les flatteurs qui les amusaient : la race est perdue, et en son lieu et place s'est élevée, tout armée de ses droits et de ses pouvoirs, la grande nation des épiciers.

L'homme d'argent a remplacé le grand seigneur. Aujourd'hui, c'est l'homme d'argent qui se pique d'ouvrir une allée dans une forêt, de soutenir des terres par de longues murailles, de dorer des plafonds, de faire venir dix pouces d'eau, de meubler une orangerie ; mais de rendre un coeur content, de combler une âme de joie, de prévenir des extrêmes besoins ou d'y remédier, la supériorité clés hommes d'argent de nos jours, non plus que des grands seigneurs d'autrefois, ne s'étend pas jusque-là.

Mais, pour n'avoir pas ce qu'on appelle vulgairement de grands seigneurs, notre époque a pourtant ce qu'elle appelle ses grands hommes. Ceux-là sont si heureux, qu'ils n'essuient pas, même dans toute leur vie, la moindre contrariété, du moins, tant qu'ils obéissent aux passions populaires, dont ils sont les très-humbles esclaves. Ils font le métier d'un drapeau dans des mains habiles ; comme les grands d'autrefois ils croient seuls être parfaits, ils ne sont jamais que sur un pied, mobiles comme le mercure ; on les loue pour marquer qu'on les voit de près. Malheureusement ce sont des grandeurs viagères ; un rien les a créées, un rien les tue : moins que rien ! une boule noire dans une élection ou un article de journal,

Ce sont là certainement de notables différences, et qu'il sera très-bon de signaler, chemin faisant, dans l'étude des moeurs. Quant au chapitre du Souverain, dans les Caractères de La Bruyère, qui a été longtemps le dernier mot de la science politique et de l'opposition, j'aurais trop beau jeu à vous faire remarquer quel profond abîme sépare ce chapitre, écrit en plein Versailles, de la Charte de 1830. Ce seul mot, la Charte, le gouvernement représentatif, a créé chez nous et comme par enchantement toute une série nouvelle de moeurs, étranges, incroyables, dont les temps passés ne pouvaient avoir et n'avaient en effet aucune idée, pas plus que nous n'avons l'idée, nous autres, des salons du vieux Paris, dans lesquels tous les moralistes du grand siècle, et à leur tête Molière et La Bruyère, ont trouvé les héros de leur comédie, Tartufe, Célimène, M. Orgon, Alceste, M. Jourdain et sa femme, Sganarelle, Valère, Élise , Marianne, Ménalque le distrait, Argyre la coquette, Gnaton le glouton, Ruffin le jovial, Antagoras le plaideur, le noble de province, si inutile à sa patrie, à sa famille et à lui-même ; Adraste, libertin et dévot ; Triphile, bel-esprit comme tant d'autres sont charpentiers ou maçons. Vous en avez encore, il est vrai, des uns et des autres, mais modifiés, corrigés, tantôt moins ridicules, quelquefois plus odieux et puis aussi, il faut le dire, votre âme se sent quelque peu contrariée en relisant d'horribles détails, devenus impossibles aujourd'hui. Ce portrait-là, par exemple, dans lequel il s'agit du paysan de nos campagnes : « L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent ; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes ! » Eh bien ! cet animal n'existe plus, Dieu merci ; il a relevé la tête, il est devenu tout à fait un homme ; à certaines heures de l'année, les ambitieux le vont visiter, non pas dans sa tanière, mais dans sa maison, sollicitant son sourire et son suffrage ; il n'y a pas même longtemps qu'un de ces animaux a été nommé chevalier de la Légion-d'Honneur pour une charrue de son invention.

Dans La Bruyère, le chapitre de la Mode est naturellement un des chapitres qui ont le moins vieilli. Il en est de ce sujet éternel comme des images que reflète le Daguerréotype, l'instrument tout nouveau. Ce sera bien, si vous voulez, le même paysage que reproduira la chambre obscure, mais, comme pas une heure du jour ne ressemble à l'heure précédente, pas un de ces tableaux, représentant le même aspect de la terre ou du ciel, ne sera semblable aux tableaux précédents. Du temps de La Bruyère, la viande noire était hors de mode ; aujourd'hui la mode qui s'attache à tout, n'oserait plus s'attacher à la viande ; autrefois le fleuriste cultivait la tulipe ; le camélia l'emporte aujourd'hui sur la tulipe ; avant-hier, les dahlias avaient tous les honneurs de la culture ; il n'y a pas huit jours, c'étaient les roses. En ce temps-là, le bouquiniste avait sa maison pleine de livres du haut en bas aujourd'hui le bouquiniste choisit ses livres ; mais c'est toujours, dans le fond de l'âme, le même fleuriste, le même bouquiniste, comme aussi c'est toujours le vieil amateur de vieilleries, dont les filles, à peine vêtues, à peine nourries, se refusent un tour de lit et du linge blanc. C est toujours celui-ci qui aime les oiseaux ; sa maison en est égayée, non pas empestée ; cet autre qui aime les insectes, le premier homme du monde pour les papillons ; ce troisième est duelliste ; son voisin est grand joueur ; l'un est fou et ridicule, il rêve la veille par où et comment il pourra se faire remarquer le jour suivant. Onuphre est un hypocrite, Zélie est riche, et elle rit aux éclats : Syrus, l'esclave, a pris le nom d'un roi, il s'appelle Cyrus. Nous aussi nous avons nos magistrats coquets et galants, nos avocats déclamateurs, nos calomniateurs à gages, nos ragoûts, nos liqueurs, nos entremets ; nous avons Hermippe qui a porté si loin la science de l'ameublement et du confort, qui a trouvé le secret de monter et de descendre autrement que par l'escalier; nous avons nos médecins à spécifiques ; ils font de l’homoeopathie aujourd'hui, autrefois ils vendaient des drogues ; nous avons nos devins et nos devineresses : seulement nous croyons un peu moins à la magie que La Bruyère n'y croyait lui-même ; nous avons aussi nos révolutions de grammaires et de dictionnaires, les mots de la langue qui ont la destinée de la feuille des arbres, qu'un automne emporte, qu'un printemps ramène. Ce que nous n'avons plus, c'est la chaire chrétienne, ce sont les grandes assemblées qui se faisaient autour de l'orateur évangélique ; mais en revanche, nous avons la tribune politique, autour de laquelle sont soulevées tant de passions. Aujourd'hui comme autrefois, les hommes sont les dupes de l'action et de la parole et de tout l'appareil de l'auditoire. Il faut dire aussi que nous n'avons plus d'esprits forts. Un homme qui se poserait aujourd'hui comme un esprit fort, qui crierait par-dessus les toits : Il n'y a pas de Dieu ! cet homme-là serait tout au plus ridicule : autrefois, il était un sujet d'épouvante ; on faisait contre ce malheureux de très-gros livres. En revanche, s'il n'y a pas d'esprits forts, il y a les disciples de Robespierre, de Marat ou de Danton, d'honnêtes jeunes sans-culottes qui ne voudraient pas tuer une mouche, et qui désirent tout haut que le genre humain n'ait qu'une tête pour la couper d'un seul coup ; d'où il suit qu'il est très-nécessaire d'être indulgents pour les anciens, en songeant combien nous aussi nous aurons besoin d'indulgence. Il ne faut pas prendre trop en pitié les moeurs et les usages de nos pères ; car nous aussi nous serons quelque jour des ancêtres. En fait de moeurs, nous sommes trop éloignés de celles qui ont passé ; nous sommes trop proches des moeurs présentes pour les juger à une distance équitable. Acceptons donc toutes les méthodes dont nos devanciers se sont servis pour écrire les caractères de leur époque, soit qu'ils aient appelé à leur aide la comédie ou le drame, le roman ou le chapitre ; qu'ils aient procédé par des définitions, par des divisions, des tables et de la méthode, ou bien qu'ils aient réduit les moeurs aux passions, ou encore qu'ils se soient occupés à discerner les bonnes moeurs d'avec les mauvaises, à démêler dans les hommes ce qu'il y a de vain, de faible ou de ridicule, d'avec ce qu'ils peuvent avoir de bon, de saint et de louable ; soit enfin que, laissant là toute analyse, ils aient adopté le pittoresque : toujours est-il que nous devons être reconnaissants pour ceux qui ont entrepris cette tâche difficile. II n'y a même pas jusqu'à la satire, jusqu'à la personnalité, jusqu'à l'offense qui n'ait son utilité et sa valeur, car tout compte et tout sert dans cette étude de l'homme ; seulement il faut plaindre les misérables qui dans cette analyse de la vie humaine, au lieu d'employer le scalpel, se servent du poignard.

De nos jours, cette science de la comédie, trop négligée au théâtre, s'est portée partout où elle a pu se porter, dans les histoires, dans les romans, dans les chansons, dans les tableaux surtout. Le peintre et le dessinateur sont devenus, à toute force, de véritables moralistes, qui surprenaient sur le fait toute cette nation si vivante, et qui la forçaient de poser devant eux. Pendant longtemps, le peintre allait ainsi de son côté, pendant que l'écrivain marchait aussi de son côté ; ils n'avaient pas encore songé l'un l'autre à se réunir, afin de mettre en commun leur observation, leur ironie, leur sang-froid et leur malice. A la fin cependant, et quand chacun d'eux eut obéi à sa vocation d'observateur, ils consentirent d'un commun accord à cette grande tâche, l'étude des moeurs contemporaines. De cette association charmante il devait résulter le livre que voici : une comédie en cent actes divers, mais tout habillée, toute parée, toute meublée, et telle, en un mot, que pour être complète, la comédie se doit montrer aux hommes assemblés. Songez donc. que dans cette étude des moeurs publiques et privées, il y a des époques entières de l'histoire de France qui ne sont guère représentées que par des images plus ou moins fidèles; Boucher et Watteau, par exemple, ne sont-ils pas autant les historiens des moeurs du siècle passé, que Diderot ou Crébillon fils ? Que sera-ce donc quand ces deux façons de peindre seront réunies dans un seul et même livre ? et quel livre charmant et surtout fidèle c’eût été là, un roman de Crébillon fils, illustré par Watteau ?

Je vais plus loin : quel que soit le talent de l'écrivain, et certes je ne prétends pas le rabaisser ici ; quelles que soient l'exactitude et la vérité de la page historique, un temps arrive où de ces tableaux dont les originaux sont si faciles à reconnaître pour les contemporains, quelques traits s'effacent toujours. Les habits changent de forme et de couleur; les armes disparaissent pour faire place à d'autres armes ; la laine est remplacée par le velours, le velours par la dentelle, le fer par l'or, la misère par le luxe, l'art grec par l'art de la renaissance, Louis XIV par Louis XV. Athènes par Rome. En un mot, que ce soit un siècle, que ce soit un vice qui fasse la différence entre une époque et une autre époque, le moyen, je vous prie, qu'un pauvre historien, livré a lui-même, saisisse au passage toutes ces nuances ? Autant vaudrait lui imposer la tache de retenir toutes les chansons diverses que chantent les oiseaux dans les bois. Certes, quand vous lisez les admirables chapitres du vieux Théophraste, mort à cent cinquante ans et se plaignant du peu de durée de la vie des hommes, cela vous étonne de voir dans ces pages si vives et cependant si pleines d'esprit et de sel, grouiller tout le peuple athénien. Les simples chapitres de Théophraste vous font mieux connaître ce peuple d'Athènes que toutes les histoires de Xénophon et de Thucydide ; mais cependant quelle joie serait la vôtre si vous les pouviez voir maintenant, ces bons bourgeois, vêtus, meublés, nourris, posés comme ils l'étaient du temps de Théophraste, et tels qu'il les a vus lui-même ! Votre joie serait-elle donc gâtée si vous les pouviez voir passer dans la rue ces braves gens qui ont posé sans le vouloir devant le philosophe grec : le flatteur, l'impertinent, le rustique, le complaisant, le coquin, le grand parleur, l'effronté, le nouvelliste, l'avare, l'impudent, le fâcheux, le stupide, le brutal, le vilain homme, l'homme incommode, le vaniteux, le poltron, les grands de la république ! Que celui-là eût été bien avisé, qui eût accompagné de quelques dessins fidèles ces personnages si divers ! Que d'intérêt il eût ajouté au récit de Théophraste, et combien nous reconnaîtrions plus facilement ces originaux, si vivement dépeints

Mais, Dieu nous protége ! ce que nos devanciers n'ont pas fait pour nous, nous le ferons pour nos petits-neveux : nous nous montrerons à eux non pas seulement peints en buste, mais des pieds à la tête et aussi ridicules que nous pourrons nous faire. Dans cette lanterne magique, où nous nous passons en revue les uns et les autres, rien ne sera oublié, pas même d'allumer la lanterne ; en un mot, rien ne manquera à cette oeuvre complète, qui a pour objet l'étude des moeurs contemporaines, et dont La Bruyère lui-même, notre maître à tous et à bien d'autres, nous a en quelque sorte dicté le programme quand il dit quelque part (1) : « Nos pères nous ont transmis, avec la connaissance de leurs personnes, celle de leurs habits, de leurs coiffures, de leurs armes offensives et défensives et des autres ornements qu'ils ont aimés pendant leur vie. Nous ne saurions reconnaître cette série de bienfaits, qu'en traitant de même nos descendants. »

 JULES JANIN.

(1) De la Mode. chapitre XIII.

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