COLLIN, Victorine (1797?-18..) : Les jeunes personnes sans fortune à Paris (1832).
Saisie du texte et relecture : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (22.IV.2009)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome V, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1832.
 
Les jeunes personnes sans fortune à Paris
par
Victorine Collin

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Dans le siècle où nous vivons, surtout en France, une portion de la société est condamnée au malheur en naissant ; classe de Parias, êtres délaissés, et pourtant intéressants et aimables, dignes d’un meilleur sort, si tout ce qui est bon trouvait sa récompense dans cette vie ; je veux parler des jeunes personnes bien nées et sans fortune. Pauvres filles, quel âge mûr vous attend !... quel avenir vous est réservé !... à quoi vous servent votre douceur, vos vertus, vos talents ? que vous revient-il de posséder une charmante figure, d’avoir un noble maintien, et « la grâce plus touchante encor que la beauté ? La plupart d’entre vous sont destinées à végéter inutiles sur la terre, à ne jamais porter le titre d’épouse, à ne caresser que l’enfant de l’étrangère... Est-ce que vous ne vous sentiriez pas la force de remplir de saints devoirs ?... Auriez-vous peur de rendre malheureux l’époux dont vous prendriez le nom ?... Craindriez-vous les peines, les fatigues attachées à la maternité ?... Êtes-vous des êtres froids, égoïstes, qui ne savez, qui ne pouvez aimer ?... Oh non, cent fois non... Ne pas remplir vos devoirs d’épouse !... Vous connaissez si bien ceux d’une fille tendre et soumise !... N’est-ce pas vous qui travaillez la nuit pour répandre un peu d’aisance dans votre intérieur gêné ?... D’où vient ce teint pâle, ces yeux éteints ? – C’est que vous êtes nées délicates, et douze heures passées devant votre chevalet ou à votre piano, dérangent votre santé !... Eh pourquoi tant travailler ? – On dit que j’ai des dispositions, et si par mon application à l’étude je pouvais un jour être utile à ma famille !... – Tu ne serais pas bonne épouse... tu n’aimerais pas tes enfants... toi, jeune et touchante fille qui, seule, soignes ton vieux père paralytique et souffrant ; qui le consoles de ses chagrins par ta gaieté et tes saillies ; qui lui fais oublier l’injustice des hommes, en lui rappelant sans cesse qu’il existe des anges... qui es près de lui, le jour, la nuit, toujours heureuse, toujours contente ; et si quelquefois il t’échappe une larme, elle est si vite essuyée que le vieillard ne l’aperçoit pas.

Comment donc alors restes-tu isolée, solitaire ? Comment n’unis-tu pas ton sort à celui d’un honnête homme ?... Comment, jeune fleur, frêle et délicate, ne cherches-tu pas un appui pour te protéger contre les autans ?... Comment ?... Je vais vous le dire, moi ; car si vous l’interrogez, elle vous répondra qu’elle est contente de sa position, qu’elle n’a jamais songé qu’elle pourrait en changer ; que lui manque-t-il ?... elle est si heureuse !... Elle dit tout cela, peut-être même le pense-t-elle, malgré la légère pâleur qui couvre son front, et l’amertume de son sourire quand son amie, nouvellement mère, caresse son enfant ; elle le pense, car elle est innocente et pure ; mais elle ment à sa pensée ; elle sent bien qu’elle n’a pas rempli sa destinée ?... Pourquoi donc alors ? – Pourquoi, pourquoi ; c’est qu’il lui manque, ce qui est aujourd’hui la beauté, la grâce, l’esprit, les vertus ; elle n’a pas de fortune... Son père, ancien militaire blessé en Espagne, gelé à Moscou, n’a que deux mille francs de pension... Ou bien il a travaillé toute sa jeunesse à éclairer, à instruire, à rendre meilleurs ses concitoyens ; il a fait des livres... ils étaient classiques... ils lui ont rapporté quelque peu de gloire, du pain pour sa vieillesse, et puis c’est tout. Avocat intègre et consciencieux, il a toujours protégé l’innocence, il a dédaigné l’or que lui offraient des coupables pour qu’il les fît paraître innocents ;... il s’est retiré du barreau riche d’honneur, mais pauvre d’argent ; sans opulence pour ses vieux jours, sans dot pour sa fille, il vivrait cependant heureux dans sa frugale médiocrité, si l’idée que cette fille chérie ne trouvera pas un époux digne d’elle, ne venait jeter un voile sombre sur les jours qui lui restent à vivre, et troubler les souvenirs touchants que lui ont laissés les heureux qu’il a faits.

A Dieu ne plaise que j’accuse tous les jeunes gens du siècle d’être insensibles au mérite, de préférer les richesses à l’espoir de posséder une femme bien élevée, sage, et qui remplisse leur maison de bonheur et paix ; non, s’il existe quelques-uns, beaucoup même de ces hommes bas qui ne voient, n’entendent, ne comprennent que les sacs tout ficelés de la banque, il en est encore pour lesquels la beauté est un charme, les vertus une séduction ; ce n’est pas eux que j’accuse, ils ne peuvent pas faire autrement ; c’est leur siècle, nos moeurs, la nécessité qui les font ainsi. Eh, le moyen, quand les places s’achètent, que les charges se vendent, que le moindre commis doit donner un cautionnement ; que le littérateur est obligé de payer pour faire imprimer son premier ouvrage, s’il veut qu’on sache qu’il en a fait un second ; que l’artiste ne peut plus compter sur ses pinceaux pour le faire vivre, tant est grande la concurrence, tant sont nombreux les hommes à même de se tirer d’affaire avec leurs talents ; que le médecin n’aura pour clientèle que la classe pauvre et bornée, s’il ne donne pas, trois ou quatre fois par an, des bals, où viendront danser ses clients malades des nerfs et de vapeurs ; quand le marchand en détail a une maison de campagne ; quand le négociant achète des châteaux, que les banquiers fraient avec les ducs, que les ducs... Le moyen, dis-je, d’épouser une femme sans argent ; le peut-on ? le doit-on ? qu’en faire ? comment soutenir un train de maison ? comment payer sa charge ?... On est le fils d’un magistrat de province ; on est venu à Paris sans fortune ; on attend une dot pour s’établir ; si on ne l’a pas, on reste garçon, on vit en garçon, on se contente de quinze cents francs d’appointements : de là tant de célibataires de trente-six à quarante ans ; de là tant de jeunes personnes obligées de renoncer aux plus doux sentiments de la nature, de faire taire une inclination dont elles pouvaient espérer le bonheur de leur vie.

J’ai connu un jeune légiste, qui était éperdument amoureux de la fille d’un lieutenant-colonel à la demi-solde ; il était payé de retour ; ces deux êtres aimants, bons, sensibles, n’auraient demandé qu’une honnête aisance pour partager les mêmes peines, les mêmes plaisirs : la prudence leur défendait de s’unir ; le jeune homme soutenait sa mère de ses faibles émoluments ; le respectable militaire était infirme, il n’avait que cent louis de pension ; il n’aurait rien donné à sa fille ; l’amant infortuné me disait souvent : Me marierai-je pour faire partager à mon Emma les privations que je m’impose ? pour la voir, elle, jeune femme belle et brillante, passer une triste vie dans un petit appartement où elle ne recevra personne ; renonçant au monde par nécessité et non par goût, faute de pouvoir subvenir aux frais d’une toilette simple, et même au-dessous de son rang ?... Et nos enfants, qu’en ferions-nous ? l’éducation privée ne vaut rien pour les garçons ; les pensions sont au-dessus de nos moyens... il n’y faut plus penser ; la raison m’oblige de renoncer à Emma, et cependant elle seule peut me rendre heureux, je l’aime... Quatre ans après, la belle figure du légiste, ses talents, sa réputation d’honnête homme attirèrent l’attention de M. Dorval, négociant retiré ; il pensa que sa fille ne pouvait avoir un meilleur mari ; il la lui offrit, avec ses cent mille francs de dot ; elle fut acceptée ; à l’aide de cet argent, le légiste se poussa dans le monde ; il occupe aujourd’hui tout le premier d’une maison de la rue Caumartin ; il a cinq domestiques, une voiture... La pauvre Emma a perdu son père ; elle est en Angleterre, où elle fait l’éducation des enfants de lady...

Et voilà une prévoyance, un calcul inconnu à la classe ouvrière ; l’idée ne leur vient pas qu’un homme qui n’a rien puisse prétendre à une femme qui possède quelque chose, et bien moins se mettent-ils dans l’idée que des moyens exigus, la gêne, la misère même, soient des raisons pour ne pas se marier ; au lieu de souffrir seuls, ils souffrent à deux : au lieu de manger, tristes et ennuyés, le pain qu’ils ont gagné à la sueur de leur front, une gaie compagne partage leur frugal repas ; et ils ne calculent pas que deux ou trois enfants diminuent leurs portions sans augmenter leurs ressources ; ce sont eux qui peuplent les villes ; il n’y a guère de célibataires dans les faubourgs ; pas une vieille fille parmi les gens du peuple ; comme disait une femme célèbre, chaque chacune trouve son chacun. Ils ont raison. Ceux d’un rang plus élevé ont-ils tort ?... non ; tous les deux suivent la conséquence de leur position dans le monde ; l’un sans soucis, sans inquiétude pour l’avenir, vivant au jour le jour, n’ayant point d’orgueil, point d’amour-propre, enfant de la nature, a l’instinct que tout homme doit avoir une compagne, il en prend une ; ils empruntent tous deux une modique somme pour payer les frais de leur noce ; ils travaillent pour la rendre ; ils font part à leurs amis, à leurs voisins, de leurs aubaines ; se réjouissent quand l’ouvrage va bien ; mais aussi ils ne cachent ni leurs mécomptes, ni leur détresse ; la femme fait voir le paquet de hardes qu’elle porte au Mont-de-Piété pour payer son terme ; elle raconte qu’elle n’a que trente sous pour passer la semaine ; et si elle va se coucher sans souper, toute la rue en est instruite.

Dans un rang plus élevé, on cache sa pauvreté comme un vice ; si l’on gagne mille écus, on dira qu’on a cinq mille francs ; les vingt mille francs de son beau-père valent pour les connaissances quarante à quarante-cinq mille francs ; si l’on vit par économie loin du monde, on dira bien : « Mes moyens ne me permettent pas de voir le monde » ; mais on laisse à entendre qu’on ne l’aime pas beaucoup, qu’on se procure d’autres jouissances intérieures ; on exige que sa femme soit mise comme une autre qui est le double plus riche ; et si l’on donne à dîner, on emprunte à droite et à gauche de la porcelaine, de l’argenterie, et on fait croire qu’elle est à nous ;.... et qu’on n’imagine pas que ce soit une sotte vanité, un orgueil mal placé qui fasse agir ainsi ; non, c’est nécessaire ; si vous paraissez malheureux, gênés, si vous faites pitié, ceux qui n’ont avec vous que des rapports de société, vous délaissent, ils ont presque peur que vous ne vous adressiez à eux pour améliorer votre sort ; quant à ceux avec qui vous êtes en relation d’affaires, ils cherchent à en finir au plus tôt, et se réjouissent ensuite d’en être échappés ; car vous êtes pauvre, ainsi vous ne devez plus inspirer de confiance. Vous désirez un locataire riche ; vous voulez que votre fermier ait des terres à lui ; si l’instituteur de vos enfants attend après ses appointements pour vivre, vous l’appelez un pauvre diable ; la maîtresse au cachet de votre fille doit vous rompre la tête des bonnes maisons où elle donne leçon, sans quoi elle court risque d’être remerciée à la fin du mois ; si on vous parle d’une femme de chambre adroite, fidèle et sage, et qu’elle vous dise, en se présentant chez vous, qu’elle a bien besoin de gagner quelque chose, parce qu’il y a six mois qu’elle est sans place, et qu’elle a sa mère à soutenir, vous lui ferez dire le lendemain par votre cuisinière que vous vous êtes arrangée avec une autre personne. L’honnête artisan, père de famille, qu’une révolution, un hiver rigoureux, les maladies ont réduit à la misère, vient, couvert des lambeaux de sa dernière veste, pour réclamer l’ouvrage que vous avez à faire faire, il ne l’obtiendra pas, et le verra, le lendemain, entre les mains de l’adroit fripon revêtu de la redingote qu’il a peut-être volée.... O civilisation !... ô siècle !...

Mais je m’écarte de mon sujet, revenons-y. Il est donc clair, bien clair, qu’il doit y avoir et qu’il y a un certain nombre de jeunes personnes, vouées au célibat, aux privations et sans avoir ce qu’on appelle à proprement parler un avenir ; et cela par trois raisons : parce qu’elles n’ont rien ; parce qu’elles ne peuvent pas épouser le premier venu ; et parce que, quand elles le voudraient, ce premier venu ne le voudrait pas, car il lui faut aussi de l’argent. Parmi ces jeunes personnes, quelques-unes, oubliant les bons principes qu’elles ont reçus, les exemples d’honneur et de vertu qu’elles ont toujours eus sous les yeux, souillent les cheveux blancs de leurs parents ; et déshonorent leur famille par leur mauvaise conduite ; qu’elles soient à jamais méprisées ; elles connaissaient le bien, et elles ont fait le mal.... D’autres se moquent du qu’en-dira-t-on, épousent un honnête artisan, et, heureuses sous la cornette et le simple déshabillé, aiment leur mari et élèvent leurs nombreux enfants ; les troisièmes, c’est le plus petit nombre, placées favorablement dans la société, mieux partagées peut-être par la nature, rencontrent de ces hommes riches, indépendants, qui ne doivent compte à personne de leurs actions, qui pensent qu’une femme sage est le plus grand trésor d’un époux, ont le bonheur de s’en faire aimer, et d’être choisies pour embellir leur existence ; le choix du jeune homme est traité de folie par les vieillards ; si la fiancée est jolie, les amis du marié le félicitent, et la jeune femme, une fois mariée, est reçue partout avec les mêmes égards, les mêmes honneurs que la riche héritière. On cite ces mariages-là, on en rencontre trois ou quatre de par le monde, et on dit de l’épouse : Elle est heureuse, celle-là ; elle peut se vanter d’être née coiffée ; d’autres méchants, envieux, demandent : Est-ce une réparation ? En attendant, la nouvelle dame fait le bonheur de sa nouvelle famille. Plusieurs,... mais celles-ci étaient jeunes filles du temps de la première révolution, fières de leur nom, de leurs anciens titres, attendent, ou ont attendu la vieillesse en faisant du filet, végétant, vivotant à l’aide d’une petite pension que possèdent leurs parents ; elles ne songent pas à se tirer d’affaire ; leurs parents meurent, et les infortunées paient leur imprévoyance par des années de misère, de douleur et de repentir. Mais le plus grand nombre des demoiselles de notre siècle, nobles ou roturières, élevées à la cour ou dans l’humble maison du bourgeois, laides ou brillantes d’attraits, nées avec de l’esprit ou n’ayant que du simple bon sens, se sentant une inclination prononcée pour une chose, ou n’ayant que de la bonne volonté, toutes cherchent à se donner un talent, à se procurer un état, à conjurer le sort ; toutes tentent la fortune, bravent leur mauvaise étoile, désirent, cherchent, trouvent une industrie ; courageuses femmes, rien ne les rebute ; elles ont bien vite oublié la mollesse de leurs premières années, le luxe de leur enfance ; mais, hélas ! que leurs ressources sont bornées !... combien peu elles ont à choisir leurs chances de bien-être ; si elles se décident à travailler à l’aiguille, à peine gagnent-elles pour leur modeste entretien ; la broderie, art charmant, le premier des talents pour une femme, est aujourd’hui prostitué ; ce n’est plus un état ; après une journée entière passée sur son ouvrage, quand le soir elle peut à peine distinguer les objets, tant ses yeux sont fatigués, la meilleure brodeuse est contente, si elle peut se dire : J’ai gagné un franc, cinquante centimes.... Ainsi des autres ouvrages de mains.

Les moralistes, les hommes qui écrivent pour la jeunesse, remplissent leurs livres d’histoires de jeunes personnes qui ont commencé à faire des chemises, et qui, deux ans après, ont un atelier pour l’exportation ;... de brodeuses qui deviennent de riches lingères ; de simples ouvrières, tenant aujourd’hui des magasins plus beaux que ceux de mademoiselle Victorine, ou de madame Palmyre. Que Dieu bénisse ces hommes, et les récompense de leurs bonnes intentions ; ils ont voulu encourager ces pauvres jeunes filles qui ont de l’ambition aussi bien que leurs frères ; ils les aident à passer sans regret tant de nuits qui, à ce qu’elles croient, les acheminent vers l’heureux moment où elles seront à la tête d’une trentaine d’ouvrières.... Grand bien arrive à leurs écrits et à eux.... Mais ils ont avancé des chimères ; ils ont vu les objets par le verre grossissant. Dans ce siècle-ci, la brodeuse reste brodeuse, tant qu’elle a une bonne vue ; l’ouvrière en chemises fait toujours des chemises ; et, pour avoir les magasins de mademoiselle Minette, il faut plus que de l’intelligence, il faut de l’argent, beaucoup d’argent ; le siècle est comme cela ; qu’y faire ?

Il reste donc deux chances, le commerce et l’instruction. Si j’avais encore dix-huit ans, que j’eusse à choisir, je n’hésiterais pas : le commerce peut seul présenter un avenir d’espérance, il peut seul faire rêver des illusions, tout morcelé, tout abattu, tout mort qu’il est ; il a en lui un principe de vie, une animation, qui peut faire tout attendre ; et cependant peu de jeunes personnes nées pour ne rien faire, et obligées de travailler, se mettent dans le commerce ; il faut y avoir vécu, y être habituée pour l’aimer ; et les filles de marchands sont rarement dans la position dont je parle ici ; ou leur père a toujours prospéré, alors elles se marient richement ; ou il n’a fait que pour élever sa fille, et, dans ce cas, celle-ci s’est toujours habituée à l’idée qu’il fallait d’abord être chez les autres, puis, ensuite, revenir dans la maison paternelle, épouser un des commis, succéder à la boutique de son père, et faire bouillir son pot-au-feu à la cheminée où a cuit, depuis trente ans, celui de la famille. Quant aux bonnes mères qui ont été élevées au coin du feu, elles craignent pour leurs filles les engelures qu’on attrape dans un magasin froid et humide ; elles craignent de les savoir couchées seules dans une chambre au quatrième ; elles craignent de les voir courir la rue Saint-Denis, un carton sous le bras ; elles craignent l’élégant flâneur qui les regarde le soir aux carreaux ; elles craignent le babil de leurs compagnes, les plaisanteries du commis... Tendres mères, que ne craignent-elles pas !... Bref, on met rarement dans le commerce une demoiselle élevée dans la bourgeoisie.

La grande ressource, le point de mire de tous les parents, l’immense abîme où viennent s’engloutir tant de médiocrités, tant de talents, tant de beautés, tant de traits repoussants, la comtesse qui n’a plus que son titre, l’héritière ruinée, c’est l’instruction ; il n’y a que cela, on ne pense qu’à cela ; et, quand une fois on a obtenu son diplôme de premier, de second, de troisième degré, qu’on est reçue institutrice, tout est accompli ; on n’a plus rien à désirer ; la vie n’est plus qu’*un jour de fête*, et l’avenir se présente à nous riant et serein comme un beau jour de printemps, comme une page de Pindare ou de Chaulieu (je suis obligée d’aller chercher mes exemples un peu loin, les poésies de nos jours n’offrent que les orages de l’été,  les tristes tempêtes des équinoxes) ; aussi, quand la première enfance est passée, toutes les études sont dirigées vers ce bienheureux diplôme, qui vous met à même de faire une éducation particulière, de donner des leçons, ou d’être sous-maîtresse dans une pension ; or, comme bien des gens ignorent ce que c’est qu’un diplôme (pour une femme), je vais l’expliquer. Il existe à Paris une dame qui n’a d’autre emploi que de visiter les cahiers des jeunes postulantes à l’ordre des institutrices ; de les interroger ensuite (les institutrices) sur leur savoir-faire, et de constater à messieurs du jury de l’Instruction publique que mademoiselle une telle est à même de passer ses examens ; dans ce cas, elle se présente devant un, deux (de mon temps ils étaient trois) de ces messieurs, écoute les questions qui lui sont faites, et y répond de son mieux. Il y a trois sortes de diplômes ; le premier est celui des maîtresses d’étude et des maîtresses d’école ; il consiste à avoir fait des extraits d’histoire sainte, de grammaire, d’arithmétique, et d’avoir bien répondu sur ces trois choses ; alors vous pouvez vous placer pour tenir une classe d’enfants, une école primaire ; mais je vous préviens qu’avec ce diplôme il est permis d’écrire ainsi : « Madame, je vous remercis des démarches que vous avez faite pour moi, je n’oublirai jamais votre bonté. » Ne vous y fiez donc pas. Le second est un peu plus présentable ; on ajoute au premier l’histoire de France et la géographie ; avec celui-là on peut mettre PENSION sur la porte de son établissement, nourrir et coucher les jeunes personnes ; mais aussi on est tenue de pouvoir rectifier le billet ci-dessus..... Mais le *nec plus ultra* des diplômes, c’est celui des institutrices ; ne l’obtient pas qui veut ; car, pour le posséder, il faut une instruction réelle, de longues et bonnes études ; il faut plus que des mots, il faut du fonds ; je connais maint jeune homme, qui a fait sa rhétorique, qui étudie la philosophie, et qui serait fort embarrassé s’il s’agissait de répondre comme le doit faire l’institutrice en espérance. L’histoire ancienne, celle du moyen âge, toutes les histoires modernes doivent lui être familières ; il faut qu’elle connaisse la littérature française et étrangère ; être presque aussi forte, en cosmographie, que M. Azaïs, et pouvoir tenir tête à Condillac, s’il vivait encore, pour la logique et la rhétorique ; si une dame, munie d’un pareil diplôme, se présente pour élever vos filles, vous pouvez les lui confier, elle sait beaucoup. Une de mes élèves, mademoiselle A. F., a obtenu, à seize ans, le titre d’institutrice ; c’est la plus jeune inscrite sur le registre ; ce n’est point une vanité de ma part de la citer ici ; c’est un hommage rendu à cette aimable et studieuse enfant. Donc, lorsque vous êtes munie de ce passe-port, il ne reste plus qu’à en faire usage ; et nous avons vu qu’on peut en tirer trois partis.

Avec de bonnes jambes, une forte santé, une santé à l’épreuve de la pluie, de la neige, du vent, de la gelée, des grandes chaleurs, on donne des leçons au cachet, quand on en trouve ; de cette façon on reste indépendante ; on peut avoir un chez soi et une volonté ; recevoir ses amis ; aller les voir quand bon vous semble ; trouver blanches les choses blanches, et noires les noires ; oh ! cette faculté d’être libre, quoique pauvre, vaut bien quelques ondées reçues sans se mettre à couvert, quelques coups de vent donnant des fluxions ; malheureusement tant de femmes le pensent ainsi, qu’il y a, j’en suis sûre, dans Paris, plus de maîtresses au cachet que d’élèves pour en donner ; maîtresses de musique, de chant, de dessin, de peinture, d’instruction, de broderies, etc., etc... et je les ai placées là, suivant l’ordre hiérarchique qu’elles occupent dans la sphère pécuniaire ; si l’on donne un franc à la maîtresse de broderie, l’institutrice en aura deux, l’élève de David trois, celle du Conservatoire quatre ; cela tient encore au siècle ; on dépensera cent francs pour faire apprendre à sa fille à défigurer une sonate de Beethoven, et on ne veut pas que toute la partie scientifique coûte plus de cent écus ; cependant l’institutrice ne fait pas qu’orner l’esprit, elle forme le coeur, elle inculque à son élève de bons principes ; elle lui apprend qu’on doit chérir ses devoirs ; elle la dispose, sans y songer peut-être, à devenir un jour une tendre épouse, une bonne mère de famille ; elle doit nécessairement influer sur tout l’avenir de celle qui lui est confiée ; et pour cela on paie toujours assez... O civilisation ! la plus lucrative, la plus agréable, la moins fatigante de toutes les branches institutiales, c’est d’être dans une famille, pour élever une ou plusieurs demoiselles ; comme il n’y a guère que les personnes d’un haut rang, les personnes riches qui prennent une gouvernante, cette dernière est ordinairement comme un coq en pâte (qu’on me permette cette expression vulgaire) dans la maison où elle a le bonheur d’être placée ; elle a une femme de chambre, un joli appartement, sa place dans une bonne voiture ; elle reçoit des cadeaux charmants, va aux Italiens, voyage en été, voit le monde et une société choisie ; elle reçoit des appointements qui lui permettent d’être mise avec goût, d’aider sa famille, et de faire encore quelques économies ; c’est assez, c’est même trop si elle n’aime de la vie que les douceurs ; si elle a une âme commune, si elle n’a jamais senti que le régime féodal était laid à faire peur ; c’est moins que rien, si son coeur est placé bien plus haut que sa fortune, si elle a cette fierté, compagne inséparable d’un noble caractère ; ce qui est tout alors, ce sont ces soins, ces attentions, cette délicatesse, ce respect au malheur dont se dispensent trop souvent ceux qui croient remplir plus que leur devoir envers l’infortunée qu’ils ont chez eux, quand ils lui ont donné cinq ou six robes par an, qu’ils l’appellent mademoiselle, en lui faisant la révérence quand elle entre ; qu’ils ont recommandé à leurs enfants d’être bien obéissants envers elle : ils ne voient pas que souvent ils l’abreuvent d’amertume et de dégoûts ; ce n’est pas leur faute, ils ne se doutent pas qu’elle souffre ; car ils sont bons et seraient désespérés que quelqu’un chez eux, près d’eux, fût à plaindre ; leurs domestiques, leurs ouvriers les adorent ; ce sont de si dignes maîtres ! si généreux, si humains ! et pourtant la pauvre petite qui dîne à leur table, qui reste au salon quand il y a du monde, pleure presque toujours en se mettant au lit ; eh ! pourquoi, vont demander la plupart de mes lecteurs, que lui manque-t-il ? elle est bien difficile si elle ne se trouve pas heureuse ; je n’en demanderais pas tant pour ma fille... Peut-être a-t-on raison de penser ainsi ; peut-être moi et ma protégée sommes-nous trop susceptibles ; il faut se ployer au malheur ; il ne faut pas être si superbes quand on vit chez les autres ; j’ai honte moi-même de vous dire ce qui la tourmente, ce qui souvent la réveille la nuit, ce qui, au milieu de son appartement doré, de sa fraîche toilette suspendue près de son lit, lui fait regretter sa chambre de jeune fille, et sa petite robe de mérinos ; c’est si peu de chose à être raconté, et cependant... Ah ! mademoiselle, que vous contribuez à nous faire peu regretter la personne qui était ici avant vous ! quel mauvais ton !... combien peu elle savait vivre !... Croyez-vous que, quand nous sortions, ma fille et moi, en voiture avec elle, elle se plaçait toujours au fond !... La mère des élèves est malade ; l’aimable institutrice, assise au pied de son lit, lui fait la lecture ; arrive une parente, elle s’approche de la dame, s’informe de sa santé, puis lui parle bas ; la jeune fille, pour ne pas gêner, continue à lire ; elle est interrompue par ces mots : Mademoiselle***, voulez-vous me faire le plaisir d’aller une minute près du feu ? j’ai quelque chose à dire à madame... Près du feu !... c’est la seule occasion alors où elle peut prendre la place d’honneur, se mettre dans le fauteuil du coin ; dès qu’il arrive quelqu’un elle doit le rendre ; et si elle entre une autre fois, et qu’il soit pris, personne ne le lui offre. A table, en famille, madame sert son mari, l’institutrice, les enfants, puis elle ; quand il y a du monde, elle envoie le potage à toutes les dames... à toutes.... l’institutrice seule est exceptée ; elle attend, pour être servie, que les messieurs aient leur assiette, à moins que son voisin, en pensant que c’est une femme, ne la prie d’accepter celle qui lui était destinée, à lui... Une autre fois, le hasard lui fait entendre ces mots : « Cela n’empêche pas, madame, qu’elle n’est pas plus que moi ici ; vous la payez pour élever vos demoiselles, vous me payez pour vous habiller ; il n’est pas moins vrai que nous attendons toutes les deux notre mois avec impatience, et que nous n’avons que cela pour vivre... » Et vous croyez qu’une pauvre jeune fille n’a pas quelquefois sujet de pleurer ; vous croyez qu’il ne faut pas bien des loges aux Italiens, bien des gracieuses toilettes, de jolis colifichets, pour faire oublier ces blessures à l’amour-propre, ces riens qui ressemblent à des piqûres d’épingle, sans cesse répétées !... Cependant il n’est pas de règles sans exceptions ; et je sais plusieurs familles où celle à qui on confie le soin d’élever ses enfants, est elle-même regardée comme une autre enfant ; on l’estime, on l’honore ; qui donc, alors, oserait lui manquer ?... Honneur à ces familles ! Quoi qu’il en soit, les éducations particulières, avec leurs désagréments et leurs vexations, sont regardées comme ce qu’il y a de mieux dans le genre ; et celles qui sont assez heureuses pour en obtenir, s’en félicitent avec leurs compagnes.

Les sous-maîtresses ont moins d’humiliations de ce genre à craindre : la plupart des maîtresses de pension ont commencé à enseigner chez les autres ; elles sont elles-mêmes dépendantes, elles n’ont point de morgue, elles traitent avec affabilité leurs subordonnées. Ne partagent-elles pas les mêmes dégoûts, les mêmes ennuis ? N’ont-elles pas aussi à redouter le mécontentement des parents ? Ne sentent-elles pas surtout le besoin d’épancher leur âme pleine de tristesse, rassasiée d’injustices, dans le sein de quelqu’un qui les entende ? Et nul ne peut comprendre ce qu’on éprouve d’ennui, de désagréments, ce qu’on supporte de caprices et d’absurdités en élevant les enfants des autres, à moins d’y avoir passé, d’avoir vu cela de près : quelle singulière manière d’agir ont les uns ; quelle sévérité demandent ceux-là ; quelle faiblesse déplacée ; quelles prétentions exagérées ! On vous remet une enfant souffrante et délicate, sans moyens ; on vous supplie de la ménager, de ne pas trop exiger d’elle : elle ira bien toute seule, quand elle le pourra ; la pauvre petite, elle ne demande qu’à travailler ! surtout point de punitions ; rien qui puisse, en blessant sa fierté, humilier son âme.... Vous suivez de point en point ce qui vous est ordonné... Au bout de trois ans, cette enfant studieuse, ardente, douce et sensible, n’a voulu rien apprendre, ne sait rien, vous a fait tourner la tête par son mauvais caractère, par ses sottises ; et un beau jour, la mère arrive, vous accable de reproches, et vous retire sa fille, en vous accusant de lui avoir fait perdre son temps, d’avoir paralysé ses moyens, enfin d’avoir abusé de la confiance qu’on avait eue en vous... Vrai, cela est tuant, cela crispe et irrite..... Eh bien ! il n’y a que vos sous-maîtresses qui sentent cela comme vous. Or donc, vous leur en parlez ; et rien que cela les dédommage de beaucoup... Elles en ont bien besoin, les pauvres femmes ! Ce n’est pas trop d’une heure de contentement par semaine, quelquefois par mois, pour tant de jours de travail, de fatigue et de patience, pour cette jeunesse passée avec de petits êtres, maussades pour la plupart, bruyants, ennuyés, n’ayant que de la mauvaise volonté, et, par-dessus le marché, impertinents et raisonneurs. Qu’on ne me dise pas que ce portrait est chargé, qu’il est fait avec partialité ; j’en appelle à toutes les personnes qui se sont occupées d’éducation publique, qui ont été maîtresses d’étude : n’est-ce pas ainsi que sont faites presque toutes les élèves ? J’ai passé sept ans dans deux pensions ; j’ai observé bien des petites filles pendant ce temps ; et terme moyen, sur vingt, quinze sont gâtées ou d’un mauvais naturel, enfin insupportables ; trois ne font ni bien ni mal, et deux vous font aimer l’état : voilà pour le caractère... Sur vingt, six ne sont propres à rien : autant vaudrait instruire l’automate de M. Robertson ; six pourraient quelque chose, et ne veulent guère ; cinq apprennent tout juste ce qu’il faut qu’elles sachent ; et trois vous font honneur. Je défie qu’on me démente dans ce calcul ; et voilà pour qui une aimable et spirituelle femme est forcée, par la nécessité et le besoin, de sacrifier ses premières années, ses années d’espérance ! Ce n’est plus quatre, cinq, six jours qu’elle donne à cette jeunesse si décourageante, c’est tout ; le matin, le soir, à midi, elle les a là, elle en est entourée ; elle dîne, elle dort, elle se repose au milieu d’elles ; elle est sa récréation, ses études, ses pensées ; jamais seule !.... Pour réfléchir, se reconnaître un instant, elle prend sur son sommeil ; fort heureuse quand il n’est pas encore troublé par l’insomnie ou l’indisposition d’une des élèves qui dorment dans la même salle qu’elle....

Il est un moment bien triste dans la vie d’une sous-maîtresse, un jour qu’on pourrait mettre au nombre des jours malheureux ; je ne parle pas de celui où elle quitte pour la première fois une bonne et tendre mère, le père qui l’a instruite, la maison qui l’a vue naître, où elle arrive dans une pension, où elle se voit entourée d’étrangères, où une vie grave, triste et monotone commence pour elle ; alors elle est encore étourdie : on l’entoure, on la flatte, on l’instruit doucement de ce qu’elle a à faire ; elle peut se croire en visite... Ce n’est pas cela ; c’est au bout de la semaine, le dimanche suivant, par exemple, après être revenue de la grand’messe : ses compagnes de travaux sont sorties, la maîtresse de la maison a du monde : elle est de garde ; c’est l’hiver, il pleut, le jardin est fermé, et les élèves sont confinées dans une classe où elles ne savent que faire et s’ennuient ; les petites jouent aux osselets, vont et viennent, crient, sautent, et impatientent à force de remuer ; les moyennes chantent pour tuer le temps, ou bien se chamaillent ; les grandes, désolées de ce que ce n’est pas leur jour de sortie, bâillent et causent entre elles, ne parlant pas à leur nouvelle maîtresse qu’elles connaissent à peine. Celle-ci est là, assise au milieu de ce brouhaha auquel elle n’est pas encore accoutumée, de ce mouvement, de cette pluie qui tombe, de ces carreaux blanchis pour qu’on ne puisse pas voir dans la cour. Elle tient un livre : de temps en temps elle dit à haute voix : « Paix donc, mesdemoiselles ! un peu de silence, on ne s’entend pas ! » puis elle reporte sa vue sur son livre. Demandez-lui ce qu’elle lit ; la pauvre petite ! ses yeux sont bien trop remplis de larmes ; son coeur est bien trop gros pour qu’elle sache ce qu’elle fait. Elle se rappelle que, l’année d’avant, à pareille époque, le dimanche aussi, il y avait une réunion de famille chez une de ses tantes ; elle dansait ; on avait fait des charades, elle était rentrée ayant mal à la tête à force d’avoir ri... Et aujourd’hui !... aujourd’hui, c’est encore le jour de réunion chez sa tante ; sa mère y est, sa jeune soeur aussi : on y dansera, on y fera des charades ; et elle !.. En vérité, si des dimanches comme ce premier-là revenaient souvent, il faudrait en mourir. Eh bien ! pour tant de mal, tant de soins, tant de responsabilité, une sous-maîtresse gagne par an, deux, trois cents francs (quatre cents, si elle tient une grande classe). Elle reste deux, quatre, dix ans, sans espoir d’augmentation ; elle vieillira dans la maison, toujours avec ses cent écus, et on n’aura même pas eu la précaution de lui faire une retenue, pour qu’elle ait la retraite des invalides quand elle aura perdu la jeunesse et la santé. Ceci est triste, allez-vous dire ; il faut que les chefs d’institution soient bien égoïstes pour ne pas récompenser celles qui partagent leurs difficiles travaux.... Hélas ! ce n’est pas leur faute, elles ne sont guère plus favorisées : la concurrence est si grande !... et puis, ce n’est pas la maison la mieux tenue qu’on cherche pour y mettre sa fille ; c’est la moins chère : six cents francs est un prix exorbitant ! Paris fourmille de maisons qui prennent les élèves à cinq et même à quatre cents francs. Comment est-il possible, je le demande, pour ce prix, de pouvoir nourrir, blanchir, chauffer, loger, éclairer et instruire des enfants ? Peut-on leur donner une nourriture saine, des classes et des dortoirs commodes, des maîtres habiles ? Peut-on choisir des sous-maîtresses, quand on se voit forcé de les payer un peu moins que des bonnes d’enfants ? Des parents imaginent-ils sérieusement qu’on soigne leurs filles dans ces pauvres et petites maisons ? La volonté ne manque pas ; mais encore faut-il pouvoir ; je laisse de côté celles qui ravalent l’état par faiblesse ou par besoin, et qui acceptent cent écus pour défrayer de tout une petite fille de huit à neuf ans. Je vais prendre mon exemple dans une de ces maisons si communes, où l’on ne demande que cinq cents francs ; ce qui fait vingt-sept sous par jour. Vous supposez bien que votre enfant, qui est au grand air, mange une livre et demie de pain par jour, en quatre repas...............................................................    6 sous.
Deux sous de vin........................................................    2
Du lait ou des fruits, pour déjeuner et goûter..............      2
En comptant huit sous pour la viande et les légumes,
au dîner et au souper, je mets l’ordinaire un peu
moins cher que celui des maçons, dans la rue de la
Mortellerie..................................................................    8
Dans les écoles, les enfants donnent six francs
l’hiver pour se chauffer ; moi je mets pour le
chauffage et l’éclairage...............................................     2
En comptant trois sous pour le loyer, et calculant
sur quarante élèves, on n’aura qu’un total de 2,160 fr.
par an ; il est impossible de se procurer, pour ce prix,
une maison vaste, un jardin ; n’importe........................    3
                                  ____

                                                           TOTAL..........    23

Il reste donc quatre sous pour les faux frais et l’éducation : en conscience, ce n’est pas trop ! Faut-il, pour ce prix, se procurer les premiers maîtres de Paris ? avoir un professeur à cinq francs le cachet, un maître d’écriture à trois ? Et les sous-maîtresses, les domestiques, les réparations ? Zénon disait un jour à un sot Athénien, étonné qu’il demandât, pour instruire son fils, la somme suffisante à l’achat d’un esclave : « Eh bien ! achète-le, et tu en auras deux... » Que dirait-il de nos jours ? car ces mêmes parents qui marchandent, qui liardent (qu’on me pardonne cette expression) une institution, ne regardent pas à donner trente francs pour une partie de campagne, plus même pour un chiffon souvent destiné à parer l’enfant orgueilleux qui vient étaler cette parure de luxe dans la maison où il est presque nourri par charité....

Qu’on me pardonne ces détails qui sortent de mon sujet ; mais je n’ai pu résister au désir de faire connaître l’injustice de certains parents : heureuse si j’ai pu venger ainsi mes dignes collaboratrices ! Eh bien ! que veut-elle que je fasse à tout cela, diront mes lecteurs, après avoir lu ce trop long article ? Est-ce ma faute à moi, si tant de jeunes personnes sont sans fortune ?... Mais je suis bien aise de signaler un des malheurs de notre siècle, de notre pays surtout, malheur d’autant plus grand, qu’il est moins plaint : car on déplore le sort des artistes sans occupations ; on console l’homme à talent méconnu ; on encourage le légiste sans cause, le médecin sans clientèle ; le littérateur peu fortuné se venge en lançant ses saillies spirituelles contre le financier opulent : mais pas une ligne n’a été exprimé en faveur de cette nombreuse et intéressante partie de la société, qui mérite tant, sans espérer même les honneurs du triomphe.

Je me résume. N’avoir rien est aujourd’hui un très-grand malheur ; ne rien faire pour avoir quelque chose, une sottise ; espérer beaucoup quand on a peu, une illusion de jeunesse dont les années détrompent ; se jeter à corps perdu dans l’éducation, comme dans un port assuré, une fausse spéculation ; c’est entrer dans une impasse ; mais, quand on y est, il faut s’en tirer le mieux possible. Si donc vous aimez votre liberté, donnez des leçons au cachet ; si vous tenez à vos aises, que vous ne rejetiez pas des chaînes dorées, mettez-vous institutrice dans une riche maison ; si une vie régulière et laborieuse ne vous effraie pas, faites-vous sous-maîtresse : il y a quelques roses cachées sous les épines ; cette aimable enfant qui économise pour vous offrir un bouquet le jour de votre fête, celle-ci qui pleure de regret en vous quittant, quoiqu’elle rentre dans sa famille, et ces petites causeries avec vos compagnes, ces riens dont on rit ensemble, cette tranquillité de conscience, cette innocence de moeurs, ah ! tout cela a bien son prix ! et je me surprends quelquefois regrettant le temps où je recevais, chaque premier du mois, trente-trois francs trente-trois centimes.

VINE COLLIN.


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