J’avais seize ans,
lorsque je vis pour la première fois la Conciergerie. Quelle prison
c’était alors ! une prison de l’ancien régime, belle
d’horreur, hideuse de poésie ! un amas de cachots ;
un dédale de corridors sombres et de voûtes infernales ! Du
front vous touchiez la poutre qui écrasait le guichet
d’entrée ; ployé en deux, vous aviez peine à le franchir. Un
réverbère, à la clarté rouge, brûlait éternellement sous le porche. Là,
il y avait encore des faces noires de geôliers, des paquets de clefs
retentissantes, des barreaux de fer obstruant l’air et la
lumière ; je m’en souviendrai toujours : de telles
images ne périssent point dans la mémoire ; elles projettent
leur ombre sur toute une vie. Elles forment un homme, ou l’écrasent,
font germer son intelligence, ou la tuent. Les plus tendres et les plus
amères de mes pensées se reportent vers ces voûtes obscures.
Mil huit cent quinze et la Conciergerie, deux traces profondes, ne
s’étaient point effacées en 1831, sous des chagrins qu’il n’est pas
nécessaire de rappeler ou de décrire, sous l’expérience cruelle d’une
vie sans protecteur et sans lien ; sous des regrets et des
désappointements que nous croyons notre apanage, et qui sont le lot de
tous ; sous le poids de quinze autres années solitaires,
agitées ou douloureuses.
Je voulus visiter encore ce cachot où j’avais passé deux
mois ; c’était un besoin d’âme, un retour vers des temps
écoulés, vers des biens perdus, vers ceux qui vivaient en 1815, et
auxquels je survivais seul. Dieu sait, en quinze années, que de tombes
surgissent autour de l’homme ! La grille où ma mère avait
pleuré devait me parler d’elle ; cette obscurité, confidente
de mes timides et profondes tendresses, allait rouvrir dans mon coeur
une source d’émotions, que le monde glace sans la tarir. Je me
trompais. Le temps, qui change les hommes, bouleverse les pierres. La
prison de 1815 avait disparu ; je vis la nouvelle Conciergerie
de 1831, et ne retrouvai plus ma geôle : ce fut une douleur
pour moi.
Où étiez-vous, Conciergerie noire et lugubre, témoin impassible de
toute la révolution ; escaliers tortueux, couloirs suintant
d’une humidité de sépulcre ? Voici une prison qui ressemble à
un hospice bien tenu : cette poésie funèbre s’est
évanouie ; tout s’est civilisé. Le changement social, qui met
aujourd’hui de niveau la roture et la noblesse, la boutique et le
salon, est venu donner un aspect identique à la maison de châtiment et
à la retraite du malheureux qui recueille la charité
publique ; la santé des hommes respectée, leur repos et leur
sommeil protégés ; leur vie, même criminelle, soigneusement
conservée ; attestent le progrès éternel des sociétés, qui se
perfectionnent en paraissant se suicider. J’avouai
l’amélioration ; mais combien j’eusse voulu me retrouver,
quelques heures seulement, dans cette cave, où mil huit cent quinze
m’avait jeté, pauvre enfant, accusé sans preuve, criminel d’état en
suspicion, chétive victime de ces précautions politiques qui ont, à
tort et à travers, frappé des têtes glorieuses et obscures, sans
parvenir à leur but, sans soutenir les républiques ruineuses ou les
trônes tombants !
Je suis fâché d’être obligé de parler de moi. Dès que vous entrez dans
cette route égoïste, votre personnalité vous saisit et vous
domine ; elle vous entraîne malgré vous. Comment expliquer ce
que vous avez à dire, le présenter sous son vrai jour ;
l’offrir dans sa réalité ; sans se livrer à cet insupportable
détail de circonstances toutes individuelles ? Le
moi
devient votre tyran, il vous presse en dépit de vous-même ; il
vous enivre de sa nécessité, et vous accable de son poids. Au surplus,
rien d’héroïque ne se mêle, j’en préviens d’avance, aux événements que
je vais raconter. S’il est question de moi, ce n’est point ma faute. Je
roulai ballotté par la tourmente politique, comme le brin de paille
qu’emporte l’ouragan ; il s’empara de ma vie, et fut sur le
point de la briser, mais je ne le provoquai pas ; si je le
bravai, ce fut enfantillage romanesque, plutôt que force et courage.
Que l’on se garde d’imputer à un vain amour-propre, à un besoin puéril
de me mettre en scène, les souvenirs que je vais tracer. Je placerai
sous les yeux du lecteur la Conciergerie de 1815 en contraste avec
celle de 1831 ; deux prisons séparées par quinze années, deux
points de comparaison curieux entre deux époques si rapprochées et si
diverses. Que l’on cherche là, et non dans une sotte personnalité, le
véritable intérêt de ce récit.
Au mois d’avril et de mai 1815, il y eut plusieurs conspirations dans
Paris : mal tramées, mal tissues, préparées par des insensés,
aidées par les hommes qui devaient les punir ; car c’est là le
dernier raffinement de la politique. Je ne me doutais point que mon nom
figurerait dans ces listes. Mon père, mutilé et en retraite, vivait
avec sa famille, dans une solitude profonde, à l’extrémité de Paris. Là
le fracas des guerres, des triomphes, des défaites, des monarchies
réformées, abattues, relevées, nous arrivait comme le tumulte d’une
grande ville en proie aux flammes, bruit au loin, et réveille l’ermite
dans son rocher. J’étais, je l’avouerai, beaucoup plus occupé de
l’
Allemagne,
par madame de Staël, livre qui venait de paraître, que
de toutes les conspirations de l’Europe. Mes études étaient
terminées ; mon père, jugeant bien l’état du monde civilisé,
surtout celui de la France, n’y vit que fortunes croulantes, positions
incertaines, avenir menaçant, nuages et foudres, couronnes aussi
chancelantes que la hutte du paysan sur les Alpes, quand souffle
l’orage. Je ne voulais pas le croire ; la sagacité de sa
vieillesse était prophétique !
Il pensa comme Rousseau, que la seule ressource d’un homme était en
lui-même, que la plus intellectuelle des éducations pourrait ne servir
à rien, que dans cette époque de crise et de bouleversement universel,
chacun, même le plus riche, devait savoir gagner son pain à la sueur de
son front. C’était une vue bien juste de la société ; je la
trouvai exagérée. Je me trompais ; contemplez le monde
aujourd’hui, vous me direz s’il avait tort. Ce tremblement universel,
cette terre vacillante sous nos pieds, nos terreurs, nos agitations, le
justifient. Il me proposa donc de couronner une éducation toute
scientifique, commencée dès le plus bas âge et embrassée avec ardeur,
par l’apprentissage d’un métier manuel. Qu’on imagine la peine éprouvée
par la vanité d’un enfant qui sort de ses classes, qui a été couronné
pour des versions grecques et des déclamations rhétoriques, qui lit
Rousseau, qui se croit un penseur, qui aspire par tous les pores cette
éducation fébrile de nos romans de philosophie et de notre philosophie
romanesque. Ouvrier ! quel titre ! quelle
chute ! quelle résignation ! Une obéissance filiale
et toute passive courba ma volonté sous ce bon sens paternel, qui, dans
la situation où se trouvait notre famille, eût pu passer pour
extravagance, et n’était que l’excès de la raison. Je me crus héroïque,
en acceptant sans murmurer, mais tristement, la meilleure des garanties
qu’un homme puisse mettre en réserve contre les chocs de la vie et de
la fortune ; en devenant, d’écolier qui savait faire un thème
inutile, un utile compositeur d’imprimerie.
Il y avait alors à Paris une imprimerie unique dans son espèce. Trois
casses décomplétées se trouvaient, reléguées et solitaires, dans le
deuxième étage d’une maison obscure, située rue Dauphine, sur le
terrain occupé aujourd’hui par le passage qui porte ce nom. Point
d’ouvrier pour donner le mouvement à ces morceaux de plomb créateurs,
pour les transformer en pensée ; le maître était
pauvre ; comment vivait-il ? je l’ignore. Il
n’imprimait pas même d’almanach. Il existait cependant, et ses presses
oisives et ses casses poudreuses chargeaient inutilement le plafond de
son propriétaire. Je crois que la police tenait cette maison sous sa
surveillance immédiate : ce que mon père ignorait :
il ne vit dans la solitude de l’atelier qu’un moyen précieux de
protéger ma jeunesse contre la contagion de l’exemple. Sans vivre au
milieu des ouvriers, j’allais le devenir et m’instruire sans danger.
Mon père choisit donc pour mon maître le pauvre propriétaire d’une
imprimerie délabrée. Pendant trois mois, je me rendis régulièrement,
depuis huit heures jusqu’à trois, dans l’atelier désert.
Là je restais seul, je rêvais ; et souvent l’ennui venait me
poursuivre ; les leçons du maître étaient rares, et quand le
maniement des lettres et leur pose dans l’instrument qui les unit,
avait fatigué mes doigts, je m’asseyais avec un livre. Qui n’a pas
connu le dégoût du travail matériel ne comprendra jamais tous les
délices de la lecture. Vous avez eu affaire à l’élément grossier, au
plomb, à la terre, au bois ; forces aveugles, qui n’opposent
qu’une résistance passive et ne donnent qu’un résultat machinal, que
l’intelligence peut modeler, sans l’animer jamais. Et voici la
pensée ; cette pensée toute resplendissante, active, immense,
pénétrante, insaisissable, indomptable, infrangible, féconde d’une
fécondité qui ne meurt pas. Je ne m’étonne point que de grands hommes
soient nés du sein des métiers mécaniques ; pour ceux qui ont
été nourris exclusivement dans les salons, l’intelligence est un jeu,
une parure, un délassement ; pour ceux qui ont poussé la
charrue ou agité la lime, l’intelligence devient une passion, une
force, une beauté, un culte, un amour divin. C’est de l’échoppe, de la
boutique, de l’atelier ou du greffe de notaire (magasin d’écritures
sans pensée), que la plupart des puissants esprits ont
jailli : Molière, au milieu de la boutique du
tapissier ; Burns, chez le métayer ; Shakspeare, fils
d’un marchand de gants, autrefois boucher ; Rousseau,
fabriquant les rouages de son père. Longtemps aux prises avec la nature
physique, tous se sont réfugiés, heureux et enthousiastes, dans le
domaine libre de la pensée. Un esprit, même inférieur, se tremperait
fortement dans ces apprentissages mécaniques : et si
jamais l’immense réforme qui s’empare du monde s’étend jusqu’à l’art de
créer des hommes, je ne doute pas que le bon sens public ne l’emporte
enfin, et que l’une des parties les plus importantes de chaque
éducation ne soit désormais le choix d’un apprentissage, même pour les
puissants et les riches, l’étude sérieuse de la nature physique, et
l’essai d’un métier.
De toutes ces idées, pas une ne se présentait à mon esprit. Je sortais
de classe ; j’avais ma tragédie à composer, de tendres rêves à
suivre, et Gessner que je voulais lire. J’accomplissais soigneusement
ma tâche ; mais avec quel plaisir revenais-je à ces fades
pastorales de Salomon Gessner, dont la blafarde moralité me paraissait
le dernier terme du bon goût et de l’élégance ! O bergères des
Idylles, Chloé, Daphné, Leucothoé ! que vous
sembliez belles, dans cette salle noire et triste, vide d’habitants et
peuplée d’araignées, à petites fenêtres, à petits carreaux, d’où je
n’entendais que le bruit discordant de l’orgue, aux basses beuglantes
et au dessus criard, le frôlement lointain des voitures, les cris d’un
épileptique qui recommençait chaque jour, dans une chambre voisine, sa
hideuse agonie ; enfin, les murmures émanés d’une salle de jeu
située dans la partie inférieure de la maison. Cette salle de jeu
m’occupait beaucoup ; là je voyais entrer de vieilles femmes,
avec un ridicule vert, à trois heures du soir, et je les voyais en
sortir le lendemain à dix heures du matin ; elles y avaient
passé la nuit. Un coup de pistolet s’y fit entendre certain jour, sur
le midi ; j’aperçois encore la chambre au tapis vert, dans
l’intérieur de laquelle mon regard curieux essayait de pénétrer à
travers les rideaux rouges qui cachaient cette caverne.
Un samedi soir, après avoir commencé de traduire en beaux hexamètres à
rimes plates, le roman de Daphnis, je laissai sur la casse ce livre
auquel j’ai dû tant de bonheur, et que tout le charme du souvenir ne me
permettrait pas même de parcourir aujourd’hui. Le lendemain, mon père
devait me mener à la campagne, à cinq lieues de Paris. Le premier jet
du printemps, le premier sourire du ciel, le premier souffle de l’air
embaumé m’attendaient ; je ne voulais point partir sans
Gessner, et à sept heures du matin j’étais à l’imprimerie. Un autre
motif se joignait à mon amour pour Gessner ; la femme du
maître était pauvre et malade ; son fils était en proie à la
plus affreuse des infirmités naturelles, l’épilepsie ; son
mari, à la plus douloureuse des infirmités sociales, la
misère : l’intérieur de cette maison était
déplorable ; il fallait toute l’insouciance et toute
l’illusion de quinze ans pour y porter des idylles, et mêler à ce que
la détresse, la civilisation, la maladie, les révolutions ont
de plus douloureux résultats, les fictions d’une mythologie de boudoir.
J’avais quelques secours à donner à la femme malade, de la part de ma
mère ; c’étaient, je crois, des oeufs frais, provision bien
cachée dans un panier, et qui devait, jointe aux églogues, m’ouvrir les
portes du cachot. Tout ce détail puéril était nécessaire, pour
expliquer par quel enchaînement de petites circonstances je tombai, en
dépit de ma jeunesse et de mon insignifiance, sous les voûtes de la
Conciergerie.
Quand j’arrivai, deux hommes stationnés au pied de l’escalier obscur,
qui conduisait, en décrivant une spirale étroite, jusqu’au logis du
maître, m’examinèrent curieusement. Je ne fis aucune attention à ces
sentinelles en habit râpé ; et après avoir déposé ma provision
sur la table d’une petite antichambre, je montai dans l’atelier. Je
redescendais, mon livre à la main, quand j’aperçus, à travers la porte
ouverte, un homme dont une écharpe blanche ornait la poitrine, et qui
s’appuyait sur une cheminée, d’un air indolent et plein d’ennui.
J’entrai dans le logement du maître imprimeur : je voulais
savoir comment se portait la pauvre femme. J’ignorais toutes les choses
de la vie. Plus tard, cette écharpe m’eût appris à qui j’allais avoir
affaire. A peine eus-je pénétré dans la chambre, deux hommes, qui s’y
trouvaient, me saisirent ; on me fouilla ; je ne
dirai pas avec quelle indécente exactitude ces recherches furent
exécutées ; j’étais muet et glacé d’étonnement. L’oeil fixe et
perçant de l’adjudant de police s’arrêtait sur moi ; un
porte-feuille, dans lequel se trouvait le plan de ma tragédie, et
l’espérance de mon immortalité, fut soigneusement empaqueté, cacheté,
étiqueté. On me demanda mon nom, mon âge, mes qualités ; on
écrivit ce curieux détail ; et sans daigner me dire ni ce que
l’on voulait faire de moi, ni ce que l’on voulait apprendre de moi,
l’on m’ordonna de suivre deux de ces honorables messieurs, vêtus de
noir, cravatés de noir, sans col de chemise, et armés d’un bâton. Ils
me conduisirent à la Police.
Les gentilshommes qui m’escortaient, étaient polis comme des huissiers
de comédie. A cette aménité du chat et du tigre, qui distingue presque
toutes ces professions, habituées à vivre de la souffrance humaine, se
joignait, je pense, quelque commisération pour mon âge, et pour la
naïveté de mes questions. Pendant que nous traversions le Pont-Neuf,
ils essayaient de me rassurer et de me consoler. Les femmes, dont
l’instinct devine toutes les peines, me regardaient avec pitié. A mes
interpellations, ils répondaient que ce n’était là qu’une chose de
forme, que je serais bientôt rendu à ma famille, que le hasard qui
m’avait conduit chez l’imprimeur, accusé d’un délit politique, n’était
pas un motif suffisant de suspicion, encore moins de
détention : enfin, ils me laissaient croire que je reverrais
le soir ma pauvre mère, et j’entrai, sans crainte, dans le bâtiment
qu’on nomme la Police. Cette grande et belle magistrature,
l’édilité
de Paris, on n’a rien oublié pour l’avilir. Au lieu de lui consacrer un
palais digne d’elle, on l’a enfoncée dans un égout. Je ne doute pas que
la civilisation ne corrige à la fin cette faute stupide, et ne rende à
des fonctions protectrices et bienfaisantes, leur honneur effacé, leur
véritable destination. Pour le dire en passant, le choix du nouveau
Préfet (M. Saulnier), homme doué d’une intelligence nette et haute, et
des vues les plus fécondes et les plus saines, en économie politique,
semble devoir amener de grands changements dans cette détestable
organisation. J’entrevis les bureaux, montai quelques
escaliers ; mes acolytes me quittèrent ; on me poussa
par les épaules, je me trouvai dans une salle oblongue, dont l’odeur me
suffoqua.
J’étais habitué à une vie simple et élégante ; je jetai les
yeux autour de moi ; des hommes demi-nus ; des
haillons couvrant les femmes au teint rouge et à l’oeil
lubrique ; de ces gens que vous rencontrez à Paris, et qui
sentent l’estaminet et le mauvais lieu ; des paysans en
blouse, les bras croisés, et étendus par terre ; des fumeurs
jouant au piquet, sur le carreau, avec des cartes grasses ;
une atmosphère épaisse, infecte, dont un cabinet secret, faisant partie
de la salle même, augmentait encore la révoltante saveur ; un
lit de camp, sur lequel fourmillaient, côte à côte, la misère, la
crapule, le vice, le malheur, et le crime ; voilà cette salle,
placée sous l’invocation de Saint-Martin. C’était là que cette
politique cruelle, Briarée aveugle, qui écrase tout sur sa route,
précipitait mon adolescence, sans pitié, sans remords, sans l’apparence
d’une accusation ou d’un témoignage. Je fondis en larmes ; et
j’allai m’asseoir dans un coin, dans l’embrasure d’une fenêtre. L’argot
des voleurs ne me permettait pas de comprendre ce que l’on
disait ; le rire immonde du crime, les gestes de la débauche,
une férocité efféminée, caractère spécial du vice dans les grandes
villes, frappaient mes yeux humides de pleurs : ces figures
hâves, gaies, l’oeil étincelant, le front ridé, venaient me regarder
sous le nez, et insultaient à ma tournure délicate et faible, à ma
pensive douleur, à cette stupeur dont j’étais saisi. Un vieillard, tout
tremblant, vint à moi ; il parlait à peine ; ses
lèvres entr’ouvertes par la décrépitude, sa tête, dont les derniers
cheveux blancs étaient tombés, sa bouche édentée et frissonnante,
faisaient peine à voir. C’était un ancien avocat, que l’on avait arrêté
la veille, et qui était accusé de conspiration ; il y avait
dans sa débilité un reste de bonnes manières ; mais son
intelligence hébétée, sa voix sans souffle et sans articulation, ne me
permirent pas de comprendre le discours fort long qu’il me tint. Je
devinai seulement que le même motif nous rassemblait, lui, sur le bord
de la tombe, moi, sur le seuil de la vie, dans ce lieu d’ignominie,
dans ces limbes de cachot.
Parmi les misérables, entassés dans le parallélogramme de la salle de
police, et dont les soixante visages sont encore présents à mon
souvenir, j’en remarquai un, le plus intéressant et le plus étrange de
tous ; c’était celui d’un fanatique. Vous le voyiez là, jeté
comme s’il se fût détaché d’un roman de Walter Scott, pour descendre
dans la rue de Jérusalem, et mêler sa nuance poétique à ces balayures
de la société. Une figure longue et pâle, un oeil inspiré, de longs
cheveux noirs, bouclés naturellement, point de cravate, une parole
rapide, bizarre, incohérente, le signalaient à l’attention. Il prêchait
à ceux qui l’entouraient, et qui blasphémaient en l’écoutant, je ne
sais trop quelle hérésie chrétienne, le
renouvellement des sociétés.
Le souvenir de son histoire s’est effacé de ma mémoire ; il
faisait tache dans cette assemblée ; une empreinte de folie
enthousiaste se mêlait, sur son front, à cet affaiblissement des
traits, et à cette mollesse des parties solides, qui suivent
ordinairement les habitudes déréglées ; on l’avait
ramassé
dans un carrefour, prêchant au peuple ; je ne sais ce que l’on
aura fait de lui.
La vermine couvrait le lit de camp ; je passai la nuit sur une
chaise, dans l’embrasure de la croisée. Le lendemain, le geôlier
distribua des tranches de pain noir et une gamelle aux habitants de la
salle ; je demandai la permission d’écrire à ma mère, malade,
souffrante, la plus tendre des mères, et qui n’avait aucune nouvelle de
moi. On ne voulut pas ; quelle cruauté ! De quelle
haine le coeur le plus calme et l’esprit le plus sensé ne peuvent-ils
pas s’armer contre une civilisation si barbare ! A la fleur de
l’âge, et sans avoir donné, par la plus légère imprudence, un prétexte
aux atteintes du monstre qu’on nomme Inquisition de police, j’étais là,
confondu avec la dernière lie de la crapule et du vice ; ma
jeunesse innocente, studieuse, plongée dans cet égout, comme un flot
pur jeté dans une fontaine infectée ; toute communication
entre le monde et moi, tranchée tout à coup ; point
d’interrogatoire ; nulle sentence ; aucune forme de
procès. Le dire d’un adjudant de police avait ouvert et refermé sur moi
ce tombeau impur ; ma famille me cherchait ; ma mère
me pleurait ; on eût fait de moi ce que l’on eût
voulu ; nul recours contre ces hideuses volontés d’une
organisation administrative, dont les rouages obscurs, et les leviers
silencieux, frappent, enlèvent, écrasent sans bruit, sans que la cité
soit avertie, sans que la justice ou la pitié puissent réclamer.
Trois jours passés ainsi, la triste pensée de ma mère, l’inquiétude
mortelle, l’impossibilité de communiquer au dehors, me donnèrent la
fièvre. Le geôlier de la salle obtint pour moi la permission
d’écrire ; je fis deux lettres, l’une pour ma mère, l’autre
pour le Préfet de police ; elles partirent décachetées, selon
la règle de ces lieux ; et le soir, un mot de ma mère, et une
bague, que je ne quitterai jamais, me parvinrent. Le lendemain, à onze
heures, mon nom retentit à la grille du guichet ; j’allais
être interrogé.
Après trois jours passés sans sommeil, et plongé dans cet étonnement et
cette douleur qu’il est facile d’imaginer, tout le système nerveux se
trouvait violemment excité chez moi. Nous manquions d’eau dans cette
salle des gens
ramassés.
Mes vêtements étaient malpropres, mon linge
souillé, une fièvre ardente me brûlait. L’homme qui donnait le pain et
l’eau à ces prisonniers expectants, dont je venais de faire partie, me
confia à deux gendarmes : de corridors en corridors, de
détours en détours nous parvînmes à un greffe situé dans une chambre
inférieure. J’entendis un cri ; ma mère était sortie de son
lit ; elle avait obtenu la permission de m’embrasser un
moment. Elle était là ; son étreinte fut muette ;
elle me regarda, et son coup d’oeil me dit combien j’étais
changé ; sa pâleur et ses larmes me causèrent une convulsion
que je ne puis exprimer. Depuis long-temps ma mère avait été condamnée
par les médecins. Battue des orages de nos temps, elle avait vu mourir
son premier mari sur l’échafaud. Corvisart lui avait annoncé que les
émotions violentes la tueraient, et elle ne vivait que par artifice.
L’indulgence de la police n’alla pas plus loin ; on
ordonna à ma mère de se retirer ; et on l’emporta.
Devant un bureau, chargé de cartons soigneusement classés et numérotés,
se trouvait un homme, dont je n’ai point demandé le nom. C’était une
figure courte et carrée, noire et ridée, grasse et osseuse ;
un front bas avec de gros sourcils, un oeil plissé aux côtés, de larges
épaules de bourreau et une mine d’inquisiteur. Je restai debout devant
cet homme, qui commença l’interrogatoire. Puisse-t-il, s’il croit à
Dieu, et s’il paraît un jour devant le grand Être, ne pas trouver un
juge aussi cruel !
« Monsieur, me dit abruptement cet homme, vous faites partie
d’une génération à étouffer ; race de vipères, on ne rendra la
paix à la France qu’en l’écrasant. » Je fut surpris de ces
paroles, et réveillant tout ce qu’il y avait de calme et de raison en
moi, je répondis : « Mais, monsieur, j’ai cru que
vous aviez à m’interroger sur des faits, et je n’entends que des
injures. »
Le petit homme, que mon vêtement délabré, ma jeunesse et ma mine
chétive avaient encouragé dans son insulte, bondit sur son fauteuil de
cuir noir, et se levant de toute sa petitesse, appuyant ses deux poings
fermés sur le bureau, s’écria :
- « Ah ! vous voulez m’apprendre ce que j’ai à faire.
Vous m’en remontrez, monsieur ! » Je n’ai pas oublié
une de ses paroles.
- « Je me contente de vous rappeler, monsieur, repris-je
froidement, que vous avez affaire non à un coupable, ni même à un
prévenu, mais à un jeune homme fort innocent, qui ne sait pourquoi il
est ici, de quel droit on l’y a mené, ni sous quel prétexte on l’y
retient. »
- « C’est cela, continua l’interrogateur qui s’était rassis,
vous faites le beau parleur. Vous appartenez, on le voit aisément, à la
jeunesse libérale. Greffier, écrivez tout ce que monsieur
dit. »
Puis s’échauffant dans son harnais, à mesure que le calme de mes
réponses augmentait sa folle colère, et ne pouvant obtenir sur l’objet
dont il cherchait la piste, aucun renseignement de moi (étranger à
toute conspiration), ce chasseur d’hommes qui cherchait vainement à me
traquer, et que mon évidente innocence mettait en fureur, ouvrit mon
portefeuille confisqué, commenta les vers de ce pauvre
Guillaume Tell
ébauché, fit valoir contre moi le premier couplet de je ne sais quelle
mauvaise chanson libérale qui s’y trouvait tracé au crayon, me
questionna sur mes intentions secrètes, sur mes idées, sur mes
théories ; ayant soin de tirer bon parti de mes réponses, et
de m’inculper du moins par mes paroles, puisque les faits lui
manquaient. Le sot me demanda si j’aimais la dynastie
régnante ; je me tus un moment et lui dis :
- « Je ne sais, monsieur, si j’aime aucun
gouvernement ; je sors de mon collège, et je ne puis rien
répondre à des questions de théorie ou d’affection personnelle. Ce
genre d’interrogatoire dépasse, selon moi, les fonctions dont vous vous
acquittez si bien. Quant à ces vers écrits dans mon portefeuille, ce
sont des fragments de la tragédie que je dois lire au comité de
l’Odéon ; ils n’ont aucun rapport avec la police, et vous
ferez justice si vous me rendez à ma famille à laquelle on m’arrache
sous un prétexte si puéril. »
- « Raisonneur ! savez-vous que je puis, si je le
veux, vous mettre à l’instant dans
un cul de
basse-fosse ?... »
Je n’ajoute rien ni aux demandes ni aux réponses dont se composa cette
scène, déshonorante pour l’estafier supérieur, chargé de m’interroger.
Il y avait de la bassesse dans cette colère ; et je me suis
demandé souvent pourquoi cet homme s’y livrait envers un personnage
aussi complètement inoffensif que je l’étais. D’abord il avait à
découvrir l’auteur d’une prétendue proclamation de
Marie-Louise ; et, après trois jours d’inutiles interrogats,
il commençait à se dépiter de l’inutilité de ses recherches. Ensuite, à
mon aspect, il m’avait pris pour un enfant du bas peuple ;
l’adjudant de police m’avait désigné comme ouvrier ; mes
vêtements s’accordaient avec cette désignation ; il ne se gêna
pas, me laissa debout, et m’écrasa de sa petite puissance :
« Oh ! ces Jupiters de second ordre, dit quelque part
Shakespeare, laissez-leur un moment la foudre, vous verrez comme ils en
useront sans pitié ! » La fierté de mes réponses et
leur logique rectitude lui déplut, et la colère le prit. Quand ce
paroxisme fut à son comble, il m’ordonna de signer une feuille de
papier où l’on avait écrit, non tout ce que j’avais dit, mais la partie
matérielle de mes réponses ; et, sur un signe de ce monsieur,
le gendarme m’emmena.
Je fus placé dans une autre chambre où se trouvait un officier âgé
d’environ quarante ans, et qui portait la croix d’honneur. C’était un
colonel accusé de conspiration. Il me regarda tristement et me tendit
la main.
- Ah ! me dit-il, on vous accuse aussi de conspirer. Quel âge
avez-vous, jeune homme ?
- Seize ans.
- C’est admirable !
Le colonel se jeta sur un lit et y resta longtemps en silence.
Le soir, deux gendarmes vinrent me prendre ; ils me dirent de
monter dans un fiacre, où ils se placèrent à mes côtés. La voiture
s’arrêta devant le Palais de Justice.
La voilà, cette Conciergerie ! Près du vaste escalier dont les
degrés conduisent au Palais de Justice, vous découvriez dans un coin, à
droite, enfoncé sous terre, caché par une double grille, écrasé par
l’édifice qui le domine, le souterrain dont je parle. Le poids de tous
ces bâtiments l’étouffe, comme la société pèse sur le détenu, innocent
ou coupable. Est-ce une prison, un égout, une cave ? Vous ne
pourriez le dire, tant cette porte de la prison, si petite, si basse,
si étroite, si noire, se confond avec l’ombre que projettent les
saillies des constructions environnantes. A la porte se tient le
gardien de l’enfer ; à gauche est l’écrou ; devant
vous brûle la lampe sombre qui seule éclaire d’une lueur de sang cette
avenue funèbre. On a, je le répète, changé tout cela ; la plus
vieille des prisons de France ressemblait encore, en 1815, aux
oubliettes de la féodalité ! J’entrai, précédé d’un gendarme,
suivi d’un gendarme.
Ma première pensée, fut une pensée de mort et de tombeau. Mais ensuite
(avouons le péché d’une fierté puérile), cette iniquité si flagrante me
donna courage, et je trouvai que ces hommes qui s’abaissaient jusqu’à
craindre mon enfance et la jeter dans leurs caveaux, m’élevaient à une
dignité précoce d’homme et de martyr. La conscience de ces idées pures
et tendres au milieu desquelles l’adjudant de police m’avait surpris,
la conviction de mon innocence, le dégoût que m’inspirait cette barbare
sottise, peut-être le plaisir bizarre d’essayer à une époque si peu
avancée de la vie ce que la vie a de plus poignant et de plus amer,
m’exaltaient étrangement ; je sentais que je serais au niveau
des grandes douleurs, et que le monde n’aurait rien de trop cruel pour
moi : je lui jetai le gant du défi ; il l’a relevé.
On m’écroua ; ce mot est ignoble, terrible ; vous
diriez une action physique, une chaîne que l’on rive, un boulet dont on
vous charge ; par ce contrat de la force envers la faiblesse,
vous appartenez à la prison ; vous êtes la
chose, le jouet,
le mobilier du gardien. Vous descendez de l’état d’homme à celui d’être
insensible et brute, classé, parqué, étiqueté comme un tronc d’arbre
arraché à la forêt et placé à son rang dans le bûcher du maître.
Le réverbère du porche ne jetait qu’une lueur douteuse et faible sur
les objets ; j’entrevis les haillons d’un voleur qui, assis
sur le même banc que moi, attendait aussi son écrou ; puis, un
grand homme à veste brune me saisit par la main. Nous montâmes des
escaliers, nous traversâmes des galeries ; le vent soufflait
humide dans ces avenues obscures ; mes yeux, inaccoutumés à ce
monde nouveau, ne découvraient rien que des étoiles rougeâtres et
isolées, brûlant de distance en distance : c’étaient des
lampes attachées au paroi.
- « Nous avons des ordres, me dit le conducteur ;
j’en suis fâché, mon jeune homme, mais vous êtes au secret. »
- « Qu’est-ce que le secret ? »
- « C’est une chambre d’où vous ne pourrez pas sortir, et où
vous ne verrez personne. »
Nous avions descendu plusieurs marches ; un long corridor à
soupiraux s’ouvrait devant nous ; plusieurs grilles nous
livrèrent passage et retombèrent en vibrant. La troisième porte du
corridor était celle de ma prison ; massif de fer, armé de
tous les verrous, dont le luxe est spécial dans ces lieux.
- « Voilà ! » dit le geôlier, après avoir
soulevé deux barres de fer, et fait crier trois fois l’énorme clef dans
la serrure.
C’étaient environ huit pieds de long sur cinq de large et sur douze
pieds de haut ; des ténèbres obscures ; d’une part,
le mur dégouttant d’eau saumâtre ; d’une autre, une cloison de
bois ; le sol battu comme celui d’une cave ; au fond,
à dix pieds de terre, vis-à-vis la porte, une ouverture de trois pieds
de large sur un pied de hauteur, laissant apercevoir un lambeau de ciel
bleu et resplendissant ; un lourd treillis de fer obstruant
cette moquerie de fenêtre, et, devant ce treillis, un abat-jour de bois
placé à l’extérieur. Oh ! que d’ingénieuses
précautions ! Dans un coin, à gauche, en face de la porte,
quelques bottes de vieille paille jonchaient le sol ;
au-dessous de la fenêtre, un baquet ; près de la porte, à
gauche, un autre baquet rempli d’eau, et une écuelle de bois. Je
tressaillis ; j’avais froid ; j’avais peur. C’était
la prison du condamné, le cachot dans toute son horreur, que l’on me
donnait, à cet âge, à moi qui n’était pas même
suspect !
Quoique les auteurs de mélodrames aient abusé de ce moyen, je suis
tenté de croire à la commisération des geôliers ; ils voient
si peu d’êtres dignes de pitié ! Que le hasard leur en offre
un, ces âmes habituées à la souffrance des autres, et fatiguées de
s’endurcir, se donnent la joie d’un peu de compassion, le rare
délassement d’une charité passagère. Jacques me plaignit et me servit
bien. Sa figure de bois semblait s’amollir et se détendre quand je lui
parlais ; il était bon pour moi, et s’arrêtait jusqu’à cinq
minutes dans ma geôle. Cet homme, en veste brune et à la ceinture
chargée de clefs, était plus pitoyable que l’interrogateur, homme du
monde, qui dînait en ville, portait une culotte courte de soie noire,
et causait avec les dames.
La menace de ce monsieur s’accomplissait. Voilà basse-fosse que son
amour-propre blessé m’avait promise. Je ne savais alors quelle
fantasmagorie se jouait de moi, ni comment, arrêté chez un imprimeur,
conduit à la police, interrogé par un sbire, transféré à la
Conciergerie, je subissais le traitement que Desrues et Mandrin avaient
subi. Je ne voyais, dans cette série de cruautés, qu’une féerie
lugubre. Aujourd’hui, je comprends fort bien cet enchaînement de
barbaries ; je le conçois pour le maudire, non par vengeance
ou par ressentiment, mais comme homme, comme citoyen, comme pénétré
d’une
rancoeur
profonde (si je puis emprunter la parole énergique de
nos ancêtres) contre ces insultes à l’humanité, dont la police
politique se permet l’emploi impuni, au sein d’une société qui se dit
légale et qui veut être libre.
Je restai là ; un pain me fut apporté, un pain de prison, bien
noir, et que ma faim même n’osait pas entamer : tant il était
lourd, amer, d’une odeur et d’une saveur repoussantes !
- « Voulez-vous la pistole ? » demanda le
geôlier.
J’avais séché mes larmes. Je me fis expliquer ce que c’était que la
pistole. Pour cent francs par mois, on avait un lit, du pain blanc, des
aliments, une table et une chaise. Je n’étais inquiet que de ma
famille ; je demandai à Jacques si je pouvais communiquer avec
elle.
« J’enverrai quelqu’un, me dit-il, pour donner de vos
nouvelles à votre mère, mais il vous est défendu d’écrire des lettres
et d’en recevoir. »
Je fis entendre à Jacques que mon père ne manquerait pas de payer la
pistole, et de reconnaître les services qu’il pourrait me rendre. Je le
priai de faire dire à mes parents que ma santé était bonne, et que
j’étais fort paisible. Il sortit ; et le soir, quand la ronde
de nuit, le fermeture des portes et les soins ordinaires de la prison
le ramenèrent dans ma cave, il m’apprit que ma mère était restée
long-temps au parloir, et l’avait chargé de me remettre quelques
fruits. La douleur maternelle avait été au coeur de Jacques ;
il m’apporta la pistole, une table branlante, en bois blanc, une chaise
dépaillée, des draps humides, et une couchette grise que je vois
encore, sur le dos de laquelle ces mots étaient tracés au
crayon :
M.
de Labédoyère a couché ici, le…. Le reste était
effacé.......................................................
Au bout de quelques jours on m’envoya des livres ; je pus
écrire à mon père, mais non cacheter mes lettres ; mon cachot
s’égaya un peu ; je demandai de vieux bouquins à
compulser : Mabillon, Sauval, Saint-Foix, et tous ces
écrivains qui ont recueilli, avant M. Dulaure, les débris historiques
de nos cités ; pas un d’entre eux n’a rempli sa tâche en
poète ; et c’est pitié de voir avec quelle triste exactitude
de greffier, avec quelle subtilité de casuiste, ils dissertent sur les
monuments anciens, sans jamais saisir la vie réelle des peuples
éteints. J’eus plaisir cependant à déchiffrer, dans leurs froides
pages, quelque chose de l’antique destinée de ma Conciergerie.
La Conciergerie, le Palais, la Cité, c’est le vieux centre de Lutèce,
le coeur de Paris. De là se sont élancées toutes ces maisons qui ont
élargi la ville, qui l’ont propagée au loin ; là étaient les
amours de Julien ; de ce centre ont divergé les rayons qui ont
englobé des villages tout entiers dans leur progrès. Aussi, dans cette
vieille prison, que de larmes ont coulé depuis l’époque où quelques
bateliers occupaient l’île, autour de laquelle sont venues se grouper
tant de palais ! Dans ce souterrain, auquel se rattache toute
l’existence de la cité-reine, que de douleurs humaines se sont donné
rendez-vous ! Là se trouvent les plus antiques cachots de
France. Dès que la cité se forme, le cachot s’ouvre ; Lutèce
n’avait pas de remparts, elle avait sa prison ; c’était une
cave obscure, peut-être la chambre même où j’ai vécu ; c’était
ce lieu consacré aux angoisses, et nommé depuis la Conciergerie.
Hélas ! il y a là un enseignement bien douloureux :
le berceau de toute société, le
nucleus qui
renferme l’avenir d’une
population, le premier germe et le pivot d’une grande ville, c’est
une
prison !
D’abord, sous le donjon de la citadelle romaine, je voyais un caveau où
les coupables de la cité municipale étaient jetés, sans forme de
procès, par les centurions romains ; puis, cette prison
s’agrandissant, devenait la salle souterraine de la tour où résidaient
les chefs des Francs. A mesure que le palais acquérait de la splendeur,
le cachot se creusait. Sous Robert II, un édifice d’une beauté
insigne (dit
Heligand), c’est-à-dire, une grosse tour carrée,
flanquée de bastions, s’élevait au-dessus des prisons de la Cité.
Forteresse, résidence royale et prison ; c’était toute la
société féodale : force physique, primauté hiérarchique et
pouvoir militaire. Voilà les enseignements que me donnaient ces tristes
caveaux, et que je découvrais à travers l’atmosphère brumeuse dont
l’abbé Leboeuf, M. Sauval, et la plupart des archéologues, revêtent
leur style diffus. Les chefs de la première race, si follement nommés
rois par nos historiens, chefs de tribus sauvages et armées, habitants
redoutables de cette forteresse, défilaient devant moi ; je
voyais leur cour bizarre, composée d’évêques gaulois et de Leudes, de
guerriers liés à leur fortune et de Romains tombés en
esclavage : puis, descendant le cours des âges, j’arrivais à
saint Louis qui remit le Palais à neuf, y éleva de longues colonnades
gothiques, et n’oublia pas les cuisines ; à Philippe-le-Bel,
qui suivit l’exemple de son prédécesseur, et agrandit encore ce domaine
royal. Ces souverains féodaux n’avaient-ils pas raisons de choisir pour
siége de leur souveraineté le coeur même de la ville, le vieux Paris,
dans son point central ; et le palais d’un roi de France
peut-il occuper une situation plus convenable ? Imaginez, à la
place de ces maisons irrégulières et des rues tortueuses de la cité, un
jardin ombreux, conduisant à une demeure splendide ; la Seine
baignant de tous côtés la racine des arbres, et le marbre blanc des
vastes escaliers. C’est là, dans la Lutèce de Jules César, qu’un roi de
France devrait avoir son trône ; mais le hasard qui fait son
jouet des couronnes, et le caprice des monarques qui a détruit plus
d’une dynastie, en ont décidé autrement. Les maîtres de ce beau pays
ont préféré à l’habitation de leur capitale celle de Saint-Cloud, de
Versailles, de Marly, du Louvre, long-temps situé hors Paris ;
ils n’ont laissé dans la vieille cité que les grands ressorts de toute
société humaine, l’Église, le Tribunal et le Cachot.
Ces idées se développaient ou plutôt apparaissaient tumultuairement
dans ma jeune pensée, pendant les longues nuits et les tristes jours
qui se suivaient et se ressemblaient tous. La lecture et l’étude dans
une prison ! c’est une volupté sans égale. Je reconstruisais
pour mon usage une Conciergerie de toutes les époques ; et,
étendu sur le lit malpropre que l’on m’avait accordé, les coudes
appuyés sur la table noire, chancelante, qui soutenait mes volumes, je
dévorais les lourdes pages de l’abbé Leboeuf ; puis Paméla, ce
triste roman où la morale devient obscène à force de pruderie, oeuvre
manquée d’un homme de génie ; puis
Arioste, où une
main
aimée avait trouvé le moyen ingénieux de correspondre avec moi en
soulignant, de page en page, tous les mots qui, ajoutés l’un à l’autre,
dans leur succession naturelle et sans acception des mots non
soulignés, devaient former des phrases et avoir leur sens connu de moi
seul.
Mes yeux s’accoutumèrent en trois jours à la faible et avare lueur que
le soupirail me dispensait. Les savantes dissertations de Sauval
m’apprenaient que le lieu même d’où je ne pouvais sortir avait été le
préau de plaisance des rois et des reines ; que deux fois
l’incendie avait mis en péril les jours des prisonniers et des
gardiens ; que l’infiltration des eaux de la Seine menaçait de
ruiner les fondements de ces édifices de tous les temps, groupés et
réunis dans un si bizarre assemblage ; que le tocsin de la
grande tour avait sonné la Saint-Barthélemy. Tous ces faits relatifs à
quelques toises carrées, et qui rappelaient des époques diverses,
frappaient vivement mon esprit. Je voyais notre histoire entière
concentrée et résumée, pour ainsi dire, dans l’histoire d’une prison.
Si le battant de la lugubre cloche sonnait, sa vibration qui pénétrait
dans le cachot, me disait : « Je suis contemporain de
Charles IX, j’ai appelé au meurtre les fanatiques ; j’ai sonné
les dernières heures de Ravaillac, de Damiens, de Montgomery :
j’ai présidé aux plaisirs de les plus fous comme aux exécutions les
plus lugubres ; quand on jouait la comédie autour de la grande
table de marbre, c’était moi qui donnais le signal de ces farces
auxquelles les rois assistaient ; quand Louis XI et Richelieu
envoyaient leurs victimes à la mort, c’était moi encore qui prévenais
le bourreau, avertissais le peuple, et faisais retentir le glas
funèbre. »
Philippe de Comines, le plus sagace et le dernier des
chroniqueurs ; Montgomery, grand nom chevaleresque ;
Ravaillac, Damiens, Marie-Antoinette, Labédoyère, Ney, victimes si
différentes : que d’images sanglantes se pressent sur ces
murailles ! Fantômes qui passaient devant moi, sur les gonds
de fer et les barreaux de bronze de la grande porte massive, tandis que
les voleurs lâchés dans le préau, criaient, hurlaient, et mêlaient
leurs malédictions aux jurons sévères et aux injures officielles des
gardiens. Ces cris, qui venaient troubler mes rêves, représentaient le
vice ignoble, à côté de la calamité historique. Peut-être un parricide
a-t-il reposé dans la chambre où Ney s’est endormi ; et
Desrues l’empoisonneur a été prisonnier dans la même geôle que Comines
et Marie-Antoinette.
Tel était le spectacle que se donnait à elle-même la pensée du captif.
Mais n’avais-je pas aussi mon histoire sérieuse et secrète :
les émotions du jeune homme ; ses émotions sombres,
inattendues, inouïes, bien plus puissantes et plus pénétrantes que
l’histoire et le passé ? La première fois que toutes les
grilles tombèrent, bruirent, frissonnèrent, prolongèrent leur écho
frémissant sous ces longues voûtes, un froid secret me
saisit ; mon isolement me regarda en face ; je fus
comme un mort qui se réveillerait tout à coup pour voir son tombeau se
fermer. Le lendemain on m’apporta une jatte de lait ; je ne
pus retenir mes larmes ; il y avait si loin de ce repas
solitaire au déjeuner de la famille ! Quelquefois j’entendais
une lourde voiture s’arrêter, les gonds retentir, les portes rouler,
les barreaux tomber ; un grand mouvement se faisait dans la
prison ; puis tout revenait au repos et au silence. C’étaient
de nouveaux détenus que l’on amenait.
Mon cachot était situé au-dessous d’une cour, sur laquelle donnaient
les fenêtres ou plutôt les meurtrières destinées à donner un peu de
jour et d’air à la
Souricière.
La Souricière est, je crois, une
prison provisoire où l’on entasse pêle-mêle les criminels, en attendant
une répartition plus exacte dans leurs logis respectifs. La
Souricière des
femmes était assez rapprochée de ma cage pour qu’une
partie des paroles qui leur échappaient arrivât jusqu’à moi. C’étaient
des chants d’amour prononcés par des voix rauques ; c’étaient
des blasphèmes épouvantables répétés par des voix douces et
fraîches ; des histoires obscènes racontées par de jeunes
filles ; des narrations de vol et de meurtre faites en termes
d’argot ; des romances nouvelles, des barcarolles et des
vaudevilles, chantés en choeur par ces femmes dépravées, mêlés de
parodies, de folies, d’imprécations, et d’éclats de rire. Ce qu’il y
avait de triste dans cette scène, c’était son ardente gaîté ;
toute tristesse, tout remords, toute pensée de morale et d’avenir
manquaient à ces âmes qui avaient traîné dans la boue de la société, et
étaient elles-mêmes devenues fange. Qu’on me pardonne ces détails. Ils
ne seront frivoles qu’aux yeux frivoles. Ce comble de la dépravation
humaine me frappa fortement. Je n’avais été initié à aucun vice, et le
crime ne s’était montré à moi que dans l’histoire, sous le nuage d’une
profonde perspective. Une enfance toute absorbée par le roman de la
pensée et l’activité de l’esprit, ne m’avaient point préparé à de
telles révélations. Quand j’entendis une de ces femmes chanter la
mélodie populaire de Catruffo,
Portrait charmant,
etc., mon coeur se
serra ; le contraste était trop fort, la dissonance trop
pénible. Il m’est impossible d’entendre chanter cet air.
Un jour il se fit dans la prison plus de mouvement qu’à
l’ordinaire ; les cloches sonnèrent plus long-temps ;
des pas réguliers se firent entendre ; un frémissement de
baïonnettes m’étonna. La chambre voisine de la mienne s’ouvrit et se
referma plusieurs fois. J’entendis pleurer et hurler dans cette
chambre. Jacques, en me faisant sa visite, était revêtu de son costume
d’uniforme. Les sanglots de la chambre voisine augmentaient
d’intensité : les femme de la Souricière chantaient toujours.
J’appris du gardien, qu’un condamné à mort occupait le cachot contigu
au mien, que le jour du supplice était venu, que l’heure allait
sonner ; que ces sanglots c’était l’informe et lugubre
confession du malheureux ; que le prêtre était là ;
que le condamné à genoux, ivre de désespoir et de vin, recevait ainsi
l’absolution, et qu’entre sa vie et sa mort il n’y avait pas dix
minutes. En effet toutes les cloches se mirent en mouvement ;
un bruit de roues ébranla le sol et l’édifice ; des murmures
de voix lointaines accompagnèrent le cortége, et la paix de la prison
succéda à ce tumulte.
Le cachot triompha, comme on le pense bien, d’une organisation de seize
ans, et ces terribles scènes firent sur moi une impression ineffaçable.
La privation d’air et d’exercice, le chagrin de ne pas revoir ceux que
j’aimais, l’atmosphère humide où je vivais, me rendirent malade. Un
mois s’était passé ; le médecin de la prison demanda pour moi
la promenade du préau : je fus conduit par Jacques dans une
cour oblongue, creusée à dix ou douze pieds au-dessous du sol des rues
environnantes, encaissée dans de hauts édifices, toute bordée de fer et
toute cuirassée de pierres de taille. Des pieds nus et sales couraient
sur ce sable fin ; des voix rogues et dures demandaient qui je
pouvais être ; des hommes aux bras velus
m’entouraient ; d’autres, en chemise, n’ayant pour vêtement
que de gros pantalons de toile grisâtre, étaient étendus par terre et
jouaient : quelques-uns travaillaient à ces petits ouvrages en
paille, dont la délicatesse est merveilleuse. Je reconnus là le vice,
tel que je l’avais vu dans la salle Saint-Martin, mais plus hideux
encore. Dans la salle de Police il avait conservé une cravate, un
habit, un langage à demi-social, quelques-unes des habitudes de la
civilisation : ici il se dessinait dans toute sa beauté, dans
toute son énergie. Son seul dialecte était l’argot ; un mépris
terrible de tout et de soi-même respirait sur ces visages. Une cupidité
ardente scintillait dans l’oeil des joueurs. A côté de la société parée
et bien réglée, en voici une, composée de sauvages, qui ont emprunté à
la civilisation toute sa ruse, toutes ses ressources, pour les employer
contre la civilisation même. J’étais plus effrayé de ces figures, de
leurs questions, de leur aspect, de leurs gestes, de leurs paroles
inconnues, que je ne l’aurais été de l’échafaud.
On ne me conduisit dans ce préau que deux fois ; ma troisième
promenade eut lieu dans un second préau, beaucoup plus petit, de forme
oblongue, et qui ne ressemblait pas mal au fond d’un puits, qui serait
environné de murailles hautes. Dans les caveaux, dont les soupiraux
aboutissaient à cette petite cour, se trouvaient plusieurs prévenus de
délits politiques, entre autres un lieutenant de cavalerie toujours de
bonne humeur, étourdi, léger, d’une santé à l’épreuve, armé de
railleries innocentes contre ses persécuteurs, et qui, enfermé derrière
ses barreaux de fer, me faisait mille contes plaisants.
Quand on vit que ma santé se rétablissait, on me rejeta dans mes
ténèbres. J’avais respiré l’air, trois fois en huit jours ;
c’était assez. Ma solitude se prolongea deux
mois.............................................................................................
C’est ainsi que je connus la Conciergerie : grande leçon pour
la vie d’un homme ; et si cet homme est innocent et plein de
jeunes espérances, leçon qui porte avec elle une amère et ineffaçable
tristesse. Les infortunés, dans la conjuration desquels on prétendit me
confondre, furent condamnés à l’exil et à l’échafaud. Pour moi, comme
un matin, vaincu dans mon stoïcisme puéril, je pleurais,
étendu sur mon lit, entendant les cloches voisines de Notre-Dame, et
contemplant avec regret la ligne oblique et lumineuse d’un long rayon
de soleil qui pénétrait dans mon cachot, des pas lourds et plus rapides
qu’à l’ordinaire frappèrent mon oreille. Tout est régulier dans une
prison. Un geôlier marche comme le balancier d’une pendule, sans se
presser jamais. Jacques fit tourner assez vivement la grosse clef dans
la serrure et me dit :
- « Vous n’avez qu’à sortir ; il y a un fiacre en
bas. »
Je ne savais, en vérité, que faire de ma liberté, tant cette nouvelle
m’étourdissait : et la plus légère exagération n’empreindra
pas ce récit fidèle, si j’avoue que je ne puis rendre nul compte exact
de mes sensations et de mes idées pendant ce jour. Jacques fit mon
petit paquet. Je me laissai conduire ; je trouvai ma mère dans
son lit, fort malade ; je me souviens bien de ses baisers et
de ses larmes, mais plus vaguement de cette pénétrante et vitale
fraîcheur du mois de mai ; du jardin parfumé, où j’embrassai
mon père ; de cette profonde émotion, qui s’était emparée du
vieillard ; de ses pleurs qui me couvrirent, et de l’étrange
ivresse, qui, après deux mois d’obscurité et d’isolement faisait
frissonner tout mon corps et semblait prête à détruire en moi la vie
même, par le sentiment trop puissant de la vie et du bonheur. Je me
rappelle aussi les secondes paroles de mon père :
« Vous n’avez plus rien à faire en France ; on aurait
toujours l’oeil sur vous. Il faut partir pour l’Angleterre. »
En effet, je partis ; et ces deux mois décidèrent de tout mon
sort. Les circonstances diverses qui conduisirent à mon élargissement
n’auraient d’intérêt que pour moi. Sans fatiguer le lecteur de ces
détails, qu’il me soit permis de dire que M. de Châteaubriand s’y
intéressa. L’intercession d’un ange, et la voix de l’homme génie, se
liguèrent pour me délivrer. Alors en possession d’un pouvoir dont il
n’aurait usé que pour sauver ses maîtres, et dont ces maîtres,
préludant au suicide de leur dynastie, l’ont follement
dépouillé ; M. de Châteaubriand, dans une carrière si remplie,
n’a sans doute pas conservé le souvenir de cette bonne action obscure,
que ma reconnaissance se plaît à lui rappeler.
Voyages, travaux et souffrances, rien n’effaça le souvenir de la
Conciergerie. En 1831, je voulus la revoir. Il me semblait qu’autrefois
j’avais, par je ne sais quelle magie, vécu dans le sein même de la
féodalité ; tant ces tours, ces corridors, cette lampe, ces
souterrains la représentaient vivement à mon esprit. Mais la
civilisation, dans son cours éternel, avait enfin atteint et dompté ces
vestiges de barbarie. Donnez un autre nom à cette maison de
justice : la Conciergerie n’existe plus.
Maintenant on n’entre point à la Conciergerie par la cour du Palais.
Plus de guichet obscur. Plus de lampe sépulcrale. La Conciergerie a son
issue et son entrée seigneuriale sur le quai de l’Horloge. La petite
porte basse est condamnée. Une vaste grille sert de clôture à la
prison. Pour y pénétrer vous traversez les cuisines de Saint-Louis,
longues salles gothiques, sombres, mais majestueuses, et dont la
hauteur est singulièrement diminuée par l’exhaussement du sol. Tout le
caractère du lieu a changé ; les escaliers sont
convenables ; l’air circule ; la pistole a baissé de
prix ; vous prendriez les gardiens pour des infirmiers
d’hôpital. J’ai vu cinq ou six femmes se promener, fort paisiblement,
dans le préau qui leur est consacré. Le pain distribué aux détenus est
d’assez bon pain de soldat. Je ne sais si l’on peut y remarquer encore
beaucoup de traces de l’antique inhumanité des prisons : il y
en a une que je signale et qui subsiste. Les prisonniers, au lieu de
coucher dans des draps, couchent dans des sacs. C’est une triste et
mauvaise coutume que d’encaquer un malheureux dans une toile cousue de
trois côtés. L’Infirmerie n’est pas assez aérée ; mais la
propreté de toute la prison est parfaite.
Il est facile d’apprécier, par la distance qui sépare la Conciergerie
de 1815 de la Conciergerie de 1831, les progrès que le bien-être et
l’utilité matérielle des hommes ont faits pendant ce laps de temps.
Mais l’aspect moral de la prison n’a point changé. Vous reconnaissez
dans le préau, toutes les figures de 1815. Ce grand problème,
l’épurement de cette immoralité fomentée par une capitale (immense
fabrique de vices), est si loin d’être résolu !
De mon temps c’étaient des bonapartistes et des libéraux que l’on
jetait pêle-mêle à la Conciergerie ; une seule opinion était
frappée. La fureur politique se révélait ainsi par d’éclatantes
injustices, dont je fus l’une des victimes obscures. Aujourd’hui la
confusion de notre société, le chaos de notre état moral se trahissent
au sein de la Conciergerie par des spectacles plus bizarres encore.
C’est là que, pendant nos derniers troubles, M. Valérius, le vicaire de
Saint-Médard et M. Cavaignac pouvaient se donner la main et dîner
ensemble. Étrange symbole de la société d’aujourd’hui et des éléments
disparates qui s’y meuvent confusément ! Voulez-vous avoir le résumé
d’une société, d’une époque, d’un état social. Descendez dans une
prison.