CELOS, Georges (1870-1939) : Le Pain brié en Vénétie.- Paris : Henri Jouve, 1912.- 119 p. : ill. ; 19 cm..
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (08.I.2013)
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LE PAIN BRIÉ

EN VÉNÉTIE

PAR

LE Dr GEORGES CELOS

Ouvrage contenant 26 figures dessinées par l’auteur
d’après les documents originaux

Le Pain brié en Vénétie (page de titre)

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DÉDICACE
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    A MA FEMME,

C’est à toi que revient, sans conteste, la dédicace de ce livre, un de mes petits Vénitiens, puisque – sans parler de nos études dans les musées, où, associée à mon œuvre, je te suis redevable de la découverte de deux des monuments qui m’ont permis de faire la seconde partie de ce livre – nous en avons observé, recueilli, et rapporté les éléments ensemble, pendant des voyages, trop rares encore, dont nous avons gardé de si tendres et de si nombreux souvenirs, dans la Belle d’Amour, qui est, plus que toute autre ville, une source inépuisable de travaux variés.

Pourvu qu’on ne dise pas, après avoir lu ce livre, que nous y avons passé le temps à faire des petits pains...

    Je t’aime.
                                    G.


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PRÉFACE
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L’utilité d’une Préface – Salsa del libro – est discutable, surtout lorsqu’elle est destinée à un livre sur le Pain Brié, pain dans lequel on met peu ou point de sel, dans le Calvados, du moins.

Il convient donc de la faire courte.

Un homme, que j’ai intimement connu pendant trente ans, me reprochait, une fois, de ne pas conclure. C’était Lottin, de Laval, l’inventeur de la Lottinoplastie, procédé commode de reproduction, qu’on a laissé tomber dans l’oubli, afin de permettre, un jour, à quelqu’un de se faire un nom et une fortune, en le réinventant.

Lottin, en mourant, oublia d’assurer son œuvre sur la vie et la laissa se disperser pour toujours. Cet homme, qui voulait des conclusions, omit, justement, d’en donner une à sa longue existence.

Dans sa magnifique thèse, Averroès et l’Averroïsme, M. Renan dit : « Qui sait si la finesse d’esprit ne consiste pas à s’abstenir de conclure ? »

Comme on retrouve bien là celui qui, pour éviter de toucher à la question de la Résurrection de Christ, déclare, dans sa Vie de Jésus, que c’est là une chose qu’il examinera, plus tard, dans l’Histoire des Apôtres et qui sort de son sujet actuel.

Entre les deux opinions, il y a, peut-être, place pour un moyen terme.

Évidemment, j’ai eu tort, dans ma thèse (1), de dire que l’on devait opérer d’urgence, toutes les appendicites (idée que je tenais de M. Dieulafoy) puisque le même maître a déclaré, plus tard, que nombre de gens avaient été ainsi opérés, sans nécessité de le faire.

Mais, j’ai eu raison, dans le Pain Brié, de ne pas faire de conclusions, car j’en aurais avancé, à cette époque, sur la question du Pain Brié en Italie, qui auraient été erronées.

Il faut examiner des faits, les rapporter bien exactement, et puis, conclure un peu, en attendant de conclure mieux, le jour où l’on aura observé davantage.

C’est, entre autres choses, ce que le présent livre tend à démontrer.


(1) 1902.


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PREMIÈRE PARTIE
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LE PAIN BRIÉ EN VÉNÉTIE

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ADMONITION
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Depuis l’indéfini, les hommes n’ont pas toujours eu les mêmes croyances. Mais combien de temps a pu durer leur confiance dans certaines traditions, qui ont fini par céder la place à d’autres, c’est ce qu’on ignore, sauf pour les périodes dites historiques. La Bruyère disait qu’il y avait plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. Aujourd’hui, on parle, devant un crâne préhistorique, de trois cent mille ans, une paille. Et rien ne prouve que s’il y avait des hommes, il y a trois mille siècles, ils ne pensaient pas.

Que sont, à côté, les trois ou quatre mille ans de certaines religions, dites très anciennes ? Avant elles, il dut y en avoir d’autres. On s’accorde généralement à reconnaître que les hommes attribuèrent leurs premières manifestations culturelles au Soleil ou Feu, d’un côté, et de l’autre, aux Organes générateurs, spécialement au Sexe Masculin ; sources de ce qui est et de ce qui vit.

Longtemps, les hommes durent observer ces cultes. Puis, dans la suite de l’Histoire, survinrent des personnages, qui apportèrent à la Terre des notions d’un ordre différent. Il en surgit toujours. « Tous les Christs ont des précurseurs », comme l’a dit le professeur Delbet, dans sa leçon inaugurale à l’hôpital Necker, en 1909 ; mais ils ont aussi des disciples et ceux-ci ont, même, souvent altéré la doctrine du Maître.

Or, on peut voir que, malgré le Temps, les hommes ont conservé les traces de ces cultes anciens du Soleil et du Phallus. Ce dernier régnait encore en Nouvelle-Zélande au XIXe siècle. Ces cultes-là sont vivaces, car, lorsqu’on en parle, il faut faire bien attention que, pour qu’une croyance existe chez les hommes, il n’est pas besoin qu’elle soit entourée d’un respect pour ainsi dire officiel. De tous temps, les hommes ont eu ainsi une religion d’État, avec un Chef. A côté, ils pouvaient accorder leur admiration, ou leur crainte, à certains objets naturels ou symboliques, à certaines légendes, petites religions qui n’avaient pas besoin, pour être religions, d’avoir des temples, des officiants, des marques extérieures de culte. Il suffisait que les hommes se lèguent des objets, ayant une forme consacrée par l’usage, ou des symboles dessinés de façon toujours analogue, ou des traditions orales ou écrites, pour que le culte existât et fût conservé, même s’il n’avait plus de but ouvertement avoué.

Et puis, les siècles se succédant, le sens des formes primitives, des symboles originaux, des traditions légendaires a été voilé peu à peu par d’autres croyances. Mais, si les objets de forme symbolique sont restés en usage, aujourd’hui les hommes en ont oublié la signification et croient qu’on a toujours pensé comme à notre époque.

Or, je tiens à exposer ceci :

I° Le Culte du Soleil et celui des organes générateurs ne constituent pas deux cultes distincts ; ils n’en forment qu’un, c’est le même, celui du Principe Générateur. C’est une idée que j’ai exposée, dans la première partie de Venise, sans gondoles (1) et il est curieux de voir que l’hypothèse émise récemment par Swante Arrhenius, la Lumière apportant la vie sur la Terre, vient, en somme, à l’appui de cette théorie.

2° Les restes de ces Cultes, que d’autres ont supplantés, sont encore nombreux en Europe. On peut les y retrouver, sous formes de dessins, sculptures, légendes, poèmes, dont le sens apparaît, tout d’abord, très différent ; d’ustensiles, d’aliments, dont les hommes se servent constamment. C’est à exposer ces vestiges que je consacre, en ce moment, un série de livres, travaillant avec peu, faute d’avoir vu beaucoup de la petite Terre, mais, en étudiant ce que les hommes laissent, en passant auprès indifférents et inattentifs, pour la plupart. Ces livres sont, d’ailleurs, en partie, le fruit du grand tourisme automobile. J’ai été forcé, jadis, de vivre à côté de quelques imbéciles, qui, ne comprenant pas que je faisais, il y a déjà quatorze ans de cela, du tourisme automobile et par des moyens très simples, me disaient : « Mais enfin, qu’est-ce que vous pouvez voir quand vous êtes là-dessus ? » Il était inutile de répondre à de telles questions. Ils n’auraient pas compris, si j’avais dit, par exemple, qu’on peut acquérir la preuve de l’existence de Dieu, en écoutant, sur la route, l’hymne glorieux d’un train d’engrenages, bien conduit, tournant dans la bonne huile d’un carter étanche, par la lumière d’un lever de soleil d’été. Entre ceux qui ont fait de la route et les autres, il y a quelque chose, que ne comprendront jamais ceux-ci, tant qu’ils n’auront pas fait comme ceux-là. Je suis heureux aujourd’hui de pouvoir montrer ce que j’ai vu, là-dessus, bien qu’il y ait encore d’autres livres qui attendent leur tour depuis longtemps.

Ce préambule était nécessaire ; certaines personnes ayant cru que j’écrivais des traités de Boulangerie, ou n’ayant pas paru comprendre le but que je poursuivais, sans m’inquiéter des conventions d’une société pudibonde, autant que dépravée.


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LE PAIN BRIÉ EN VÉNÉTIE
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                                    Panem de Celos...

Dans un ouvrage précédent, le Pain brié, publié en 1910, j’ai étudié cette sorte de pain, que l’on trouve en France, dans le Calvados, et, spécialement dans sa partie Est, où l’on mange le même pain qu’en Espagne et en Italie. Dans ce livre, où quelques lignes, seulement, étaient consacrées à la boulangerie, j’ai montré les raisons d’après lesquelles on doit écrire : pain brié et non brillé ou brillié. Puis, j’ai considéré surtout les formes données au pain brié et fait voir que celles-ci étaient, pour les pains briés de la région Est du Calvados, des formes phalliques, ctéïnnes ou placentaires, des formes sexuelles, par conséquent ; et il est facile de voir, de ce côté, une habitude ancienne, restée parmi certains Normands. Il est, dans nos civilisations modernes, un ensemble de croyances, de traditions très anciennes qui se rapportent à des âges très éloignés de nous, et qui, voilées par des siècles de vie modificatrice, n’apparaissent que difficilement aux hommes actuels, parce qu’elles sont cachées par l’habitude, par la perte de leur vrai sens, et par la pudibonderie. Le culte primitif des hommes pour le Principe générateur, masculin ou féminin, en fait partie, et la question du pain brié, qui touche à des problèmes d’ethnologie ardus, et à l’histoire aussi des primitives religions peut-être, est intéressante, parce qu’elle peut montrer ainsi des vestiges de croyances disparues.

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Tout le monde sait que l’ancienne Italie faisait des gâteaux sexuels, qui servaient pour les repas, offrandes. J’ai montré que le Calvados avait gardé, avec soin, cette coutume, qui a dû venir, justement, d’Italie, et qui est vivace dans le Midi de la France.

Or, dans le Pain brié, j’avais dit un mot du pain brié en Italie et, spécialement, en Vénétie. Malheureusement, si j’avais très bien étudié le pain brié normand, je n’avais pas su regarder, en 1907, celui de Venise comme je le fis en 1910, car, entre ces deux dates, il y eut un voyage dans le Calvados qui m’orienta vers des recherches nouvelles.

Mais ce fut un mal pour un bien ; car, ayant eu, depuis, l’occasion de revoir ma chère Venise, j’ai pu y étudier le pain brié, suivant les idées que j’ai exposées plus haut. Mon intention est de faire, sur le pain brié, une étude plus vaste, plus générale ; mais, n’ayant pas encore tous les matériaux pour cela, je me bornerai ici à donner le compte rendu de mes observations en Vénétie. On verra par là qu’il y a  toujours, dans cette province, du moins, des pains de formes phalliques et, plus généralement, sexuelles.

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Et tout d’abord, peut-on dire qu’il y a du pain brié en Italie ?

Le fait est certain ; et, si l’on en trouve à Venise, ce n’est qu’un cas particulier. On mange en Italie un pain, peu levé, fait avec une pâte « ferme », pâte usitée dans tout le Sud de l’Europe, pain qui ressemble, comme aspect, au pain appelé Brié en Normandie, au point de frapper les gens, même non prévenus. En voyant certains pains italiens, on s’écrie aussitôt : « C’est du pain brié. »

Si donc le pain italien en est, il faudra donner ce nom, de toute évidence, au pain ancien qui se retrouve à Pompéi – au pain du Sud de l’Europe – à celui qu’on mange en Espagne et qui est pain national – à certain pain usité en Algérie, où il a été porté, probablement, par les Espagnols, car on l’appelle, là-bas, pain espagnol. Tous ces pains sont du pain brié.

En Italie, à Venise, que j’ai ici spécialement à considérer, l’usage très répandu des pains viennois, parisiens, etc., des pains très levés en un mot, a beaucoup atténué celui du pain brié, qui est lourd et déplaît aux nombreux étrangers qui passent dans les hôtels. Néanmoins, on en trouve facilement dans les boulangeries et même dans certains hôtels, surtout dans ceux qui sont de fondation ancienne.

Très peu de temps après la publication de mon livre, André Maurel (Petites villes d’Italie, t. III) dit avoir vu, à Foggia, du pain « brillé » (sic). Cela confirme donc bien ce que je dis, que l’Italie se sert de pain brié partout. Mais M. Maurel voyait, dans la présence de ce pain à Foggia, une preuve, venant corroborer l’influence exercée par les Normands en Italie, au moment de la conquête de Tancrède de Hauteville et Robert Guiscard. En ce qui concerne le pain brié, je crois qu’il n’en est rien. Il y a du pain brié en Espagne et ce n’est pas parce que les Normands en usent aussi qu’il faudrait penser qu’ils l’y ont porté, pas plus que dans les autres endroits, où il y en a.

Les sus-nommés seigneurs étaient d’un pays, appelé aujourd’hui Manche, où, sauf dans les villages limites du Calvados, on ne mange pas de pain brié. Depuis le temps il aurait pu, à la vérité, s’y perdre. Mais le pain même que l’on fait dans la région Ouest du Calvados, celle qui avoisine la Manche, n’a de brié que le nom. Le royaume des Deux-Siciles, fondé par le seigneur de Coutances et résultat de la conquête Normande, remonte à 1130 ; alors que le pain brié (2) et le cidre furent apportés d’Espagne en Normandie, au milieu du XIVe siècle, par Charles le Mauvais, roi de Navarre et comte d’Évreux.

La présence générale du pain brié, dans le Sud de l’Europe, montre que c’est un pain ancien, qui ne se trouve en Normandie que par accident. Comme je l’ai dit, il n’y en a, nulle part, en France, que dans une partie du Calvados. Ce pain a dû y venir de l’Italie, qui l’a donné à l’Espagne, au moment où celle-ci était province Romaine, et d’Espagne, il fut importé en Normandie.

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Le pain brié s’appelle ainsi parce qu’il est fait avec un brion, outil à broyer la pâte, composé d’une table massive, sur laquelle est fixé un levier en bois. Derrière la charnière de celui-ci, est une sellette, où se tient un homme, qui réunit, ramasse, sans cesse, la pâte sous le levier, qu’un autre ouvrier élève et abaisse, de manière à écraser la masse. Or, le pain brié est un pain compact.

Faut-il réserver, dès lors, le nom de brié au pain fait avec un brion, d’après l’étymologie ? On serait tenté de le croire. Tout pain, qui n’aurait pas été fait au brion, ne serait donc pas du pain brié et, comme je n’ai pas vu cet instrument en Italie (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en ait pas), on devrait en conclure qu’on ne trouve pas de vrai pain brié, dans ce pays. Les Normands appliquent, sans distinction de qualité, le nom de pain brié à tout pain dont la pâte a été travaillée au brion, et ils regardent cela plutôt que la compacité du pain. Mais cela n’est qu’une affaire de mots. On s’accorde, en effet, à dire que le véritable pain brié, c’est celui, compact et de croûte lisse, qu’on fait à Honfleur et dans les environs. Ce qui rend le pain compact, et ce pain on l’appelle brié, ce n’est pas l’usage du brion, qui n’est qu’un instrument primitif, destiné à facilité le pétrissage de la pâte « ferme », qui est très difficile à travailler avec les bras. C’est l’emploi d’une pâte ferme, que l’on fait dans tout le Sud de l’Europe ; pâte qui est levée au levain, et non à la levure, pendant peu de temps, ce qui donne une pâte peu levée et permet d’avoir un pain compact, presque sans trous, à mie très serrée et à croûte lisse et dure. Le brion n’a rien à voir là-dedans. Que l’on s’en serve ou non, le pain aura le même aspect, si on le fait peu lever au levain. Il y a des pays, même, où le pain brié est fait sans brion. La pâte est pétrie avec les pieds chaussés de gros sabots.

Il me paraît donc que l’on peut, logiquement et pour la commodité du récit, appeler « brié », le pain de l’Italie et de l’Espagne, à condition d’appliquer ce nom au pain compact, qu’il soit fait ou non avec le brion.

Le brion a servi longtemps à pétrir la pâte à vermicelle. C’est ce que dit le Larousse, au mot Brie ; et, d’autre part, le Manuel du Boulanger, de Favrais, 1904, paraît attribuer à Giovanni Branca, l’invention du brion, chose peu conciliable avec ce fait qu’on s’en servait, en France, plus de cent ans avant la naissance de Branca. Mais on pourrait penser, d’après cela, que l’Italie a conservé le brion. Je n’en ai pas vu. En Italie, on a remplacé les vieux instruments par un matériel moderne, presque partout. Les pâtes se font avec des machines et on se sert de pétrins mécaniques. Mais il faudrait, pour bien faire, pénétrer dans les campagnes et voir, de près, les boulangeries ; à fond de boutique, comme j’ai pu le faire dans le Calvados.

Ce sont là des choses qui ne vont pas sans danger. Raphaël eut de l’agrément avec sa fornarina, mais elle lui abrégea la vie.

En outre, ceux qui connaissent un peu Venise savent combien il est difficile d’y avoir un renseignement exact, permettant de trouver autre chose que la Piazza S. Marco. Savoir ce qui peut être utile, à propos du pain, est une tâche très ardue. La vie vénitienne des rues se compose, en effet, d’une multitude de petits larcins, de petites carottes, que les gens se tirent mutuellement.

Il en résulte qu’ils sont d’une défiance extrême ; ils pensent, si on s’adresse à eux pour autre chose que pour acheter, qu’on veut les mettre dedans et, même, l’on se figure mal combien j’ai eu de peine à avoir certains de ces pains, que je décris ici.

Ils furent, pour quelques-uns, achetés dans la via Vittorio Emanuele. L’un d’eux (fig. 4, 6, p. 39 et 41), faisant partie d’une fournée de pains semblables, était au fond d’une vitrine. Je le demandai. Le boulanger m’en présenta quelques-uns d’une forme différente, qui étaient dessus. Je les refusai, disant que je voulais celui du fond. L’homme me répondit qu’ils étaient tous de même poids, et de même prix, et qu’il ne comprenait pas pourquoi j’en voulais un, plutôt qu’un autre. Mais, il y a bien longtemps que l’abbé G. Féret, à qui est dédié En route, du regretté Huysmans, m’a accusé de « Pertinacia ». Je réclamai le pain. Le boulanger, entrant en colère, vida tous les pains sur le comptoir, puis les remit en vitrine. Fort heureusement sa femme, qui avait, peut-être, compris que c’était à la Forme et non au Pain, que je tenais, sa femme intervint et j’eus le pain convoité. Ce petit exemple montre à quelles difficultés on se heurte parfois, pour des choses qui paraissent si simples.

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Le pain brié vénitien est fait avec une farine très belle, pétrie en pâte ferme. Dans sa composition, il entre de l’huile (comme dans les pains et gâteaux de l’Antiquité), aliment qui joue un si grand rôle en Italie.

Les pains briés vénitiens sont tous de petits pains, de la dimension de la main environ, et du prix de deux ou trois sous. Ils portent, suivant leurs formes, les noms de Pane Piave, Bussolai, et autres noms, suivant les quartiers. Le pain brié a le nom générique de pane con olio (pain à l’huile.)

La croûte de ces pains est dure, lisse, sans aspérités, partout égale. Sa couleur est claire, jaune de Naples, ou ocre jaune, dans les parties plus cuites, avec quelques endroits Terre de Sienne, naturellement.

Ces pains, lorsqu’ils sont frais, sont assez tendres, sauf la plus grande partie de la croûte, qui les enferme comme la carapace qui protège la délicate langouste. Leur mie est onctueuse et tache le papier (3), ce qui tient à l’huile.

Ils durcissent très vite et ne se laissent jamais parasiter, comme les gros pains briés normands, dont les sillons sont souvent envahis par Penicillum Glaucum, ou des moisissures analogues, quand on les conserve longtemps. Cela tient au petit volume des pains briés de Venise, qui ne conservent donc pas d’humidité dans leur mie. Plus tard, ils sont extrêmement légers, se cassent facilement et sont, au toucher, durs et sonores comme certaines terres cuites.

Au point de vue « goût », tout est là-dedans affaire d’appréciation. Celui qui aime le pain brié normand aimera celui de Venise. Mais, tout le monde n’aime pas le pain brié.

Je recommanderai surtout les pains briés que l’on trouve au « Ponte delle Spade » (à S. Matteo di Rialto), entre S. Cassiano et la Ruga Giuffa S. Giovanni (Ponte di Rialto).

Ceux qui ont servi pour cet ouvrage ont été tous achetés, à Venise, en 1910, dans les quartiers suivants : Santa Fosca (Via Vittorio Emanuele, Santa Giustina, Rialto, Santa Maria Formosa, Frari, tout le cœur de l’ancienne Venise.

J’aurais désiré donner, comme gravures, des photographies des pains décrits, comme pour le Pain brié du Calvados. Mais, pour des raisons d’économie, j’ai dû renoncer à reproduire des photographies et me contenter de dessins qui, exécutés en grand format, pour la réduction, m’ont constitué un travail long, à défaut d’un capital. Certains ont été loupés et on demandé à être refaits trois et quatre fois.

Quelques-uns ont été faits, à Venise, d’après des pains, qui étaient en devanture, à la grande stupéfaction des boulangers, qui sortaient, dans la ruelle, pour regarder derrière mon dos, ce que je pouvais être à dessiner avec tant de soin, et ne comprenaient pas... Ce sont les nos  9, 10, 19.

Le n° 13 a été fait à l’hôtel Capello Nero, et le n° 14, à Vérone. Les nos 3, 4, 5, 6, 8, 11, 12, 15, 16, 17, 18 ont été faits sur les photographies de pains, rapportés par nous et non d’après les photographies, ou les pains.

Toutes les reproductions de photographies ou de dessins originaux de pains, vases ou monuments, ont été faites par moi au pantographe. J’ai conscience de donner, par ces dessins, une idée aussi exacte des choses que par la photographie, mais ces dessins n’ont d’autre prétention que de reproduire exactement les formes observées.

Ces pains, ainsi que certains de ceux qui avaient servi pour le Pain brié, seront donnés au T. (4).

Enfin, je ferai remarquer que les formes données, à Venise, à des pains briés, ne sont jamais données à des pains non briés. Il en est de même pour quelques formes de pain brié du Calvados.

Il y a donc des formes de pain brié qui lui sont absolument spéciales.

Voyons, maintenant, si le pain brié a un passé, en Vénétie.

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LE PASSÉ
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Il consiste en un tableau, que j’ai déjà décrit, d’Andrea Vicentino (5), Pépin assiégeant le Rialto, et qui est dans le Palais des Doges, salle du Scrutin, à gauche du buste de Francesco Morosini, le glorieux casseur de marbre du Péloponèse.

Ce tableau est ainsi disposé : au fond est le camp de Pépin, roi de Lombardie ; les Vénitiens sont au premier plan, à gauche. Entre deux, on voit le Rialto. Je rappellerai que ce qu’on y entend sous ce nom est une rivière qui traverse la lagune (ce que John Ruskin a appelé le Profond Courant), et qui a formé le Grand Canal.

Les Vénitiens, pour décourager les assiégeants, leur avaient lancé, avec des catapultes, des pains, qui devaient montrer qu’ils ne souffraient pas du siège.

On voit, à gauche, apporter ces pains dans des corbeilles. D’autres gisent, épars. Plus loin, on voit les pains voler par-dessus le Rialto.

Certains de ces pains sont ovalaires, allongés, en amande, et partagés par une fente, comme on en fait toujours à Drucourt (limite du Calvados). D’autres sont de forme quadrangulaire, avec, dessus, des entailles en croix, produisant quatre coins pointus (panis quadratus des Latins ; ce pain-là aurait fait le bonheur des Cubistes ; ou simplement quadra : Aliena vivere quadra (Juvénal) manger le pain des autres). On fait de ces pains encore à Lisieux et dans les environs. Beaucoup, enfin, ont une tête centrale, comme des brioches. Certains sont ainsi, avec de larges coins, disposés polygonalement en bordure autour de la partie centrale (fig. 2) comme certains pains briés de Honfleur.

Ces trois formes de pain brié se retrouvent d’ailleurs à Orbec, Pont-l’Évêque, Honfleur, etc., dans toute la région Est du Calvados, comme je l’ai dit.

fig. 1 En ce qui concerne la croûte (celle des pains du tableau, mais pas le tableau lui-même), elle est lisse, d’aspect spécial, de teinte jaune ou brunâtre, aux endroits plus cuits. Pour qui a vu le pain « brié » du Calvados, il est certain que les pains Vénitiens ont la couleur, l’aspect et la forme de certains pains briés, que l’on mange à Honfleur, ou dans les environs ; on comparera une miche de Honfleur, tirée du Pain Brié (fig. I) (ainsi que les fig. 5 et 16) avec les miches de pain brié du tableau (fig. 2 A).

Honfleur et Venise paraissent bien éloignées l’une de l’autre. Pourtant, quelque chose rattache le féerique Palais Ducal au petit Hôtel de Ville, qui se reflète dans l’eau dormante du Vieux-Bassin : la forme de ces pains, que Vicentino a placés dans son œuvre, et que la vieille et pittoresque ville Normande reproduit fidèlement chaque jour, de même que le Calvados et la Vénétie ont conservé la coutume de faire des pains sexuels. Et ce dut être la mer (à la suite de quelles aventures ?) qui dut ainsi relier la Belle d’Amour, reine de l’Adriatique, au port normand, d’où partirent de hardis voyageurs et que la Seine envase aujourd’hui, tous les jours, un peu plus.

Le Passé est plein de ces petits faits-là, qui sont souvent ignorés. Et ce sont eux, bien plus que les grands événements de l’Histoire, officiellement enseignée, qui ont constitué le Présent.

Fig. 2 Il y a, maintenant, plus de vingt-cinq ans que je fus frappé par la forme des pains briés, qu’on accrochait, chauds, dans leur magnificence de couleur, pour les laisser refroidir dans cette cour où les fleurs s’entassaient en étages, devant la maison qu’occupait mon grand-père Jonathan Wagner, consul des U. S. A., que la vie avait conduit d’Amérique à Honfleur, pour y fixer sa destinée. Ce que ces pains signifiaient, je devais le trouver plus tard, sur les bords du Rialto. Je suis heureux, aujourd’hui, d’avoir pu éclaircir cette énigme posée à ma jeunesse, sur un mur de Normandie.

Il n’y a pas, dans le tableau, de petits pains, car ceux-ci n’auraient pas eu la masse nécessaire pour être lancés loin. Ce que Vicentino a représenté, volant au-dessus du Profond Courant, ce sont des pains briés assez gros.

Il me paraît donc certain que, au XVIe siècle, on faisait, à Venise, du pain brié, comme celui qu’on fait encore dans le Calvados. Il en est encore de même comme on le verra. Il faut toutefois remarquer :

Que les formes du tableau de Vicentino n’existent plus à Venise, sauf la forme en amande (voir p. 49) ; qu’on n’y fait plus de gros pains, mais seulement des petits pains, dans le genre brié ; que les formes actuelles de ces pains briés sont absolument différentes de celles qui sont dans le tableau de Vicentino.

Cependant, on pouvait faire, à cette époque, des petits pains, des formes dont il est parlé plus loin ; le peintre ne les aurait pas reproduits, à cause de leur petitesse. Mais les miches, de forme ronde ou carrée, se sont perdues, peut-être parce que les Italiens ne mangent pas beaucoup de pain et que les étrangers aiment surtout le pain Viennois ou de Paris, le pain « riche », qui n’est pas le pain brié.

Dans le Repas chez Lévi, de Véronèse (Accademia) il y a, à droite de Christ, un pain en amande, comme ceux que l’on fait aujourd’hui à Drucourt.

Il y a bien, dans un Titien du L. : Les  Pèlerins d’Emmaüs, un pain qui ressemble à un pane piave, mais c’est peu certain.

Enfin le Président de Brosses, dans ses lettres sur l’Italie galante et familière, dit que le pain italien est la plus détestable chose dont un homme puisse goûter ; et cela, dans son chapitre sur Venise. Il est probable qu’il parlait du pain de la Vénétie. Or, ce pain était fait, dit-il, avec de la farine blanche et très fine, et non pétri avec les bras, mais battu avec des bâtons. Ce sont là tous les caractères d’un pain « brié » auquel le magistrat n’était pas accoutumé, et dont il se plaignait, comme les Parisiens, du pain brié du Calvados, qu’ils trouvent lourd et sans sel.

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LE PRÉSENT
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Ayant quitté les glacières du Tirolo, nous arrivons dans une Vérone estivale, plutôt chaude, en août 1910.

Il y avait une dispute, près du portail latéral de la cathédrale.

Une femme, une boulangère, expliquait, à un voisin, les motifs de sa colère, en termes véhéments, et avec volubilité. Employant un petit garçon pour porter les pains le matin aux clients, celui-ci laissait de côté sa livraison, et préférait mendier, les voyageurs étant très nombreux, à la cathédrale. Alors les clients s’étaient plaints. La fornarina, mise aux aguets, avait pincé le galopin en flagrant délit. Il ne faisait rien, disait-elle, et tutt’i giorni, tutt’i giorni, domanda la carita. Elle ne cessait de répéter cette phrase. Le voisin écoutait. Finalement, l’enfant, convenablement houspillé et gourmandé, pleurnicha, comme font certains petits Italiens ; puis il alla chercher son panier, caché derrière un pilier et s’éloigna. C’est alors qu’il passait près de moi, que je vis, ce dont je fus assez surpris de prime abord, que sa charge consistait en petits pains briés de forme sexuelle, phallique.

Au mauvais hôtel où nous étions descendus, ou plutôt montés, sans ascenseur, même, un garçon, avec une insigne duplicité, me présenta un de ces pains (6), en disant : « Pane piave, signore, oune spécialité de Vérona, très bouone. » Ces pains-là, je les avais vus déjà à Venise, où je les retrouvai le lendemain.

Mais – et cela montrera combien les opinions peuvent différer suivant la manière dont on a observé les choses – je n’avais pas su, en 1907, voir leur véritable forme et, faute d’avoir à ce moment les idées acquises, par l’examen des pains briés du Calvados, lors du circuit automobile que nous fîmes en 1909, je les avais décrits, de mémoire, dans le Pain brié sans en avoir aucun spécimen, ou dessin, sous les yeux. J’avais bien brié – pardon, prié – une personne, passant par Venise, de m’en rapporter un, mais elle me répondit qu’elle n’avait vu aucune boulangerie. Je les décrivis, donc, comme « allongés, avec des bosses irrégulières en dessus et différant totalement des pains du Calvados ». En réalité, ce sont des pains phalliques, comme ceux que l’on fait à Caen, dont ils sont les frères, les petits frères, même, petits jumeaux, puisque, on le verra, ces pains ont la forme, non d’un, mais de deux phallus accolés (p. 51).

Il est, d’ailleurs, assez heureux que je n’aie pas vu, autrefois, la vraie forme de ces pains, puisque cela me permet, aujourd’hui, de faire un nouveau livre. Fouillant Venise, en 1910, dans un autre but, d’ailleurs, que celui d’étudier son pain, j’en ai profité pour regarder dans les boulangeries. Si je ne rapporte guère de renseignements sur la manière dont on fait, à Venise, le pain brié, j’ai, du moins, collectionné un certain nombre de pains de formes très curieuses. L’étude de ces formes sera le but de ce qui va suivre. je regarderai d’abord les Formes, puis, dans des chapitres spéciaux, j’interpréterai les Figures observées et montrerai qu’il y a là des restes intéressants de traditions anciennes et que ce n’est pas par l’effet du hasard ou d’un caprice, que ces pains sont faits aussi curieusement, comme on pourrait le croire, tout d’abord.

Ni les pains, ni les vases, ni les ustensiles, dont se servent communément les hommes, ne sont l’effet du caprice d’un ouvrier. Celui-ci n’est que l’interprète d’une règle, d’une coutume qu’il ignore quelquefois et dont il ne sait pas l’origine le plus souvent, mais qui dirigent ses actes, par la force de l’habitude, mieux que s’il lisait un livre. C’est là toute la force des traditions orales, et, à bien y regarder, c’est une forme de la suggestion parlée qui agit là.

Il n’est pas aisé, dans Venise, de trouver les pains dont je vais parler. Certains, croyant bien connaître Venise, se diront, s’ils lisent ce livre, qu’ils ne se rappellent pas y avoir vu ou mangé de semblables pains. Ils sont, en effet, difficiles à voir et se cachent comme toutes les curiosités de la Belle d’Amour. Il faut les chercher au moment où ils viennent d’être cuits et où il y en a encore dans les vitrines. Un ami, ayant visité Honfleur, n’y vit pas de pain brié ; cela tenait à ce qu’il était quatre heures du soir, et que, les boulangers, ne faisant guère de ce pain que pour des clients assurés, tous les pains étaient partis. N’importe où, il faut voir les boulangeries, le matin et de bonne heure, encore.

Et il faut, en outre, non pas flâner dans Venise et plastronner dans la Calle Larga 22 Marzo, en disant des plaisanteries parisiennes, mais fouiller la Belle des Belles, sans relâche, sans gondole et sans fatigue, dans ses dédales les plus compliqués, A PIED.

C’est le seul moyen d’y voir quelque chose.

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FORMES MONOPHALLIQUES
ET TORTILLONS
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Fig. 3 La forme la plus simple est celle d’une sorte de boudin, conique, à bouts ronds, long d’environ quinze centimètres et gros comme le poignet, dans la partie la plus large. C’est, en somme, un petit pain rond et long. Plus long que ceux dont il sera question plus tard, et moins ramassé, il est aussi plus fragile. Celui que j’avais rapporté (fig. 3) fut brisé en plusieurs morceaux et l’extrémité du petit bout fut perdue. Elle a été restaurée suivant un procédé, indiqué par ces messieurs de l’Institut et appliqué, journellement, à des marbres antiques. On m’excusera donc, puisqu’on s’extasie devant des statues et des palais reconstitués en entier, par des artistes qui ne les avaient jamais vus, d’avoir complété mon pain par un petit morceau de plâtre, ayant la forme du fragment que j’avais vu.

Ce qui distingue cette forme, de celle donnée, ailleurs, à des petits pains, allongés en mandrin, c’est que ce pain est enroulé en partie sur lui-même, dans le sens de la longueur. La masse de pâte employée est de forme cylindrique. Elle est tassée et arrondie aux bouts ; le reste, aplati en feuille, subit un mouvement de torsion, suivant la longueur, de manière à faire un tour complet, une spire allongée ; alors que, dans les pains de ce genre, on laisse, d’ordinaire, à la pâte, sa forme cylindrique avec les bouts pointus.

Vu en dessus, le pain ressemble à une poire, dont une grande feuille entourerait le sommet.

Mais, vu du côté Sole (7), le gros bout forme une sorte de poche bilobée, avec des plis curieusement radiés, qui est évidemment un sac scrotal. La partie enroulée cache le sillon spiroïde, qui n’apparaît qu’à l’extrémité, prolongeant un corps arqué. Le tout est évidemment un bracquemart, de belle allure.

Cet aspect est moins net, en dessus, où l’on voit, surtout, le sillon. Il est à remarquer d’ailleurs que la forme phallique ne devient évidente, souvent, pour les pains que j’ai observés à Venise, que par le côté Sole du pain, en le retournant.

Celui qui vient d’être décrit est un phallus, mais contourné en forme de tarière, du genre de celles que la locution Normande désigne pour servir, aux jeunes mariés, à faire leur voyage en Perse.

Ces pains ont, en somme, leur pudeur ; lorsqu’ils sont en position d’aliment, ils semblent bien innocents.

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Fig. 4 J’examinerai maintenant un autre pain qui, dans sa position d’aliment, présente la forme d’une étoile à trois branches (fig. 4). Mais on remarque que deux des branches sont presque dans le prolongement l’une de l’autre, avec un léger sillon entre deux parties renflées. En outre, la troisième branche, également renflée, est plus longue que les deux autres. Ce pain forme, assez bien, un T renversé.

On voit aussi qu’à la réunion des trois branches, existe une forte saillie, qui présente un enroulement en forme de corne d’Ammon ; et, si l’on regarde le pain, par ses extrémités, on voit que chacune de celles-ci est enroulée de façon semblable. Mais les deux parties, dont je parlais tout à l’heure, sont formées d’une seule lame de pâte enroulée d’un seul coup, ce qui prouve bien qu’elles vont ensemble et signifient la même chose, et que la troisième branche représente autre chose.

Ce pain, dont la confection demande un tour de main spécial, est formé d’une masse de pâte, enroulée dans les trois dimensions ; et, de quelque côté qu’on le regarde, en bout, il présente un enroulement en corne d’Ammon, un tortillon. Mais il est bien évident aussi que le tortillon central est une formation distincte des tortillons qui terminent les parties transversales.

Fig. 5 Pour comprendre la signification de ce pain, il faut le rapprocher d’un pain phallique de Caen, dont j’ai parlé dans le Pain brié et qui est reproduit figures 5 et 16, page 55. On verra que les branches transversales présentent la même disposition que la partie scrotale du pain de Caen. Il s’agit évidemment d’un scrotum avec ses deux glandes, dont on voit les renflements A et B. Sur les deux pains, on remarque une dépression médiane à la séparation, comme un scrotum étalé.

Quant à l’autre branche, c’est évidemment un pénis, avec les plis terminaux de son fourreau. Pour le voir plus exactement, il suffit, comme pour les autres pains, de mettre celui-ci la face inférieure en l’air, de redresser le pain (fig. 6).

Eh bien ! que vous en semble ?


Fig. 6 Non seulement la branche C représente un pénis, mais, encore, celui-ci est « en émoi », comme a dit Huysmans. C’est un fait remarquable, car, si j’ai vu beaucoup de pains phalliques, je n’en ai vu guère, dans le genre érigé.

La gravure peut, seule, rendre l’aspect de ces pains, et encore elle le rend mal.

Il reste à expliquer la saillie en tortillon, que l’ont voit, en D, au-dessous de la partie érigée. Dans cette position, elle est en avant de la partie qui représente le scrotum, et il n’y a aucune difficulté à voir qu’elle représente aussi un pénis, mais, cette fois, d’allure calme et modeste, auquel on a donné une forme en volute, assez gracieuse.

Ainsi donc, voilà un pain, où le sexe mâle est représenté en entier, avec son sac scrotal, et deux verges, l’une en situation ordinaire, mais un peu défigurée comme forme, l’autre en érection. En réalité, les formes de ce dernier genre sont très rares, et ce pain a encore ceci de particulier qu’il représente le même organe à deux périodes complémentaires de son existence et non deux organes accolés, comme les pains biphalliques.

Ce pain est d’une croûte moins lisse et moins ferme, plus dorée, à l’œuf, et de couleur plus foncée, que celle des pains briés, de Venise ; la pâte doit en être différente et paraît se rapprocher de celle des pains de gruau, avec laquelle sont faits, justement, certains pains phalliques de Caen.

C’est un de ces pains, que l’on pourrait trouver réalistes, que j’avais eu tant de mal à obtenir, chez un boulanger de la via Vittorio Emanuele, qui m’en offrait d’autres, d’une forme différente.

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Fig. 7 Voici maintenant  un autre pain brié, de forme singulière (fig. 7 et 8).

Dans sa position d’aliment (fig. 7), il ressemble à certaines brioches, gâteaux phalliques, s’il en est.

La gravure rend mal, d’ailleurs, l’aspect de ce pain. On voit, en le regardant par les deux parties renflées, qu’il est formé d’un cylindre de pâte briée, qui est enroulé en volute, en tortillon, des deux côtés, et dans deux plans perpendiculaires.

Cela est surtout net du côté Sole. On dirait un grand S, très enroulé aux extrémités (fig. 8).

On fait, à Paris, des gâteaux qui ont la forme d’un S renversé, reproduisant ce dessin à l’envers.

De profil, on voit que les parties enroulées sont inégales. L’une est plus volumineuse, plus « conséquente ». L’autre lui fait suite, évidemment. Elle occupe la situation de la volute en saillie D, que l’on voit au pain (fig. 4 et 6), p. 39 et 41). La volute se présente de même, avec le même sens d’orientation. Elle a, dans les deux cas, la même signification.

Fig. 8 Et, dans le pain (fig. 7 et 8) on ne peut prendre, à volonté, les volutes l’une pour l’autre. L’une est nettement une dépendance, une « suite ». Elles se complètent, mais ne sont pas réciproques.

Alors ?

Il s’agit encore là d’un pain phallique, évidemment. La grosse volute inférieure représente un scrotum, et la petite, une verge, modifiés, tous deux, par la fantaisie.

Mais, il s’agit d’un pain phallique simple, complet, ici, et non d’un pain biphallique (p. 51).

 Ces pains sont excellents quand ils sont frais.

Combien de fois, ma belle Venise, n’ai-je pas cherché les traces de legs du passé, dans le dédale de tes ruelles ; où je m’enfonçais, en dédaignant la prison de la gondole, et en mangeant, comme un de tes fils, un pane con olio phallique, tout frais, avec une tranche de Zuca Baruca, ou quelque autre victuaille, que l’on vend sur tes campi, si pittoresques, où je n’ai jamais vu, sans émotion, les petites guirlandes de papier accrochées aux églises en fête ; les châles de tes popolane, belles comme devrait être la Madone ; et le fer de tes gondoles, qui oscille et disparaît à l’angle du palais.


Fig. 9










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Fig. 10 Cette extraordinaire Venise, d’où sont sorties tant de belles histoires, a toujours fait des gâteaux singuliers. Le R. P. Sinistrari d’Ameno, dans son ouvrage sur les Incubes et les Succubes, De la Démonialité, rapporte (§ 28) (8) qu’une dame de Pavie avait été tourmentée par un Incube, après avoir mangé une grande galette de Venise, de forme très curieuse. Mais le Père qui a entassé, dans son livre, un ramassis de fadaises de toutes sortes, aurait mieux fait de dire quelle était cette forme, que d’écrire qu’elle était curieuse. D’après ce qui suivit, les entreprises de cet incube pâtissier ayant été de nature galante, on peut conclure que c’était une galette phallique. Ce qui me le donne à penser, c’est que nous avons vu, au Campo San Bartolomeo (Ponte di Rialto) de grands gâteaux phalliques ressemblant, comme pâte, à ce que l’on appelle des galettes sablées, en Normandie.

On verra (fig. 9 et 10) que tel est bien le sens de ces pâtisseries, qui ont la dimension d’une assiette. Nombre de gâteaux sont d’ailleurs enroulés en volute, à Venise et autre part. La figure 11 représente une sorte de gâteau nommé Escargot, fait à Paris, dans divers quartiers. Celui-ci Fig. 11venait de la rue Bréa. C’est un gâteau phallique très beau. Le scrotum est représenté par une volute. La figure en dira plus long que tous les mots.

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Les pains, vus jusqu’ici, sont phalliques. Il reste à examiner les autres formes simples données au pain brié, en Vénétie.

Il y a des pains ronds, aplatis, avec une ou deux languettes qui partent de la circonférence et se réfléchissent sur la face supérieure. On fait à Caen des pains semblables. Cette languette représente (comme sur le pain brié espagnol, dont j’ai donné la figure dans le Pain Brié, un pénis, aplati et réduit en lanière ; c’est un schéma de pénis, sur un volumineux scrotum. Mais certaines graines présentent un embryon ainsi fait et disposé sur les cotylédons : telles sont celles de Moutarde, d’Iberis, des Fèves surtout, des Haricots. Il s’agit donc encore là d’une forme de reproduction, germinative, et le fait est d’autant plus intéressant que Venise a attaché, pendant des siècles, une importance considérable aux Fèves, dont on faisait une grosse consommation à la Toussaint, et dont les rues et les places portent le nom, dans le quartier situé en S. Lio et le Ponte dei Bareteri (Merceria). (Sur les Fèves à Venise, cf. Dr Tassini, Curiosità Veneziane. Delle Denominazioni Stradali, aux mots : Campo della Fava.)

Mais, toutes les formes données au pain brié, que je viens d’exposer, sont des formes sexuelles masculines. Est-ce à dire qu’on ne fait pas, à Venise, de formes féminines ?

Il y a des pains représentant une calotte sphérique, surmontée d’une tête ronde, au centre. Ces pains ont la forme de la coupe d’un sein, passant par le mamelon. En France, certaines brioches aplaties sont faites ainsi.

On voit des pains en amande. Mais, pour ceux-ci, il faut faire une distinction. Les uns ne sont, en réalité, que les pains biphalliques de la figure 12 (p. 52) dont on a contracté les parties, en tassant la pâte dans le sens longitudinal ; de sorte, qu’au lieu d’avoir un pane piave allongé, on a un pain ellipsoïde, dont les bords représentent les deux phallus aplatis et élargis. On arrive, ainsi, à une forme qui rappelle l’amande. J’ai vu les formes de transition de cette transformation dans différentes boulangeries, à Chioggia, notamment. Cependant, on fait des petits pains briés en amande, semblables à ceux de Honfleur ou de Villerville, de forme ctéïnne.

Dans la Toscane, surtout, on voit sécher, certains jours, dans les vitrines des boulangeries, des plats de petites vulves, en pâte à macaroni, que l’on mange dans les potages (9).

Enfin, il y a, à Venise, à Chioggia, des petites couronnes, grosses comme le doigt.

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On voit donc que l’on retrouve dans la Vénétie, le même pain et les mêmes formes que dans le Calvados ; mais, tandis que dans ce département, la prédominance des formes féminines : Placentaire, en Anneau (Couronne), en Amande, est complète ; dans la Vénétie, au contraire, les formes phalliques sont, pour ainsi dire, seules usitées. Les autres sont rares et la série des organes représentés incomplète.

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FORMES BIPHALLIQUES
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Fig. 12 On a vu (p. 32) comment j’eus, à Vérone, la révélation de ce fait, que les pains briés de cette région de l’Italie étaient des pains phalliques doubles, chose que je n’avais pas soupçonnée jusqu’alors, faute d’avoir l’attention portée de ce côté, comme je l’ai depuis deux ans que je m’occupe de retrouver les traces de ces coutumes.

Les pains, dont je vais parler, portent le nom de pane piave. Ils sont très curieux, mais ils ne représentent pas un phallus, à la manière des pains de Caen, dont les figures sont dans le Pain Brié (fig. 5 et 16, p. 40 et 55). Ils sont comme le dieu Janus, qui avait deux têtes accolées ; ils représentent deux organes mâles, non pas placés tête-bêche, mais réunis par leurs parties scrotales (fig. 12).

Fig. 13 Pour voir nettement cela, il faut séparer le pain avec précaution, ainsi que le représente la figure 13. Il reste alors deux petits pains phalliques, un dans chaque main. L’un d’eux est complet, avec son scrotum, la partie pénienne, le renflement du gland. La partie préputiale est aplatie des deux côtés et, souvent, criblée de petits trous, comme sur les pains phalliques de Caen, trous qu’on ne retrouve pas sur le reste du pain. Mais le scrotum est réduit, en réalité, parce qu’il est logé dans un évidement de celui de l’autre pain, portion aplatie, sorte de segment intermédiaire de reliement, qui entoure le scrotum du premier pain (fig ; 13).

Parfois les formes sont plus rebondies et des plus nettes, comme dans la figure 13 (Venise).

Fig. 14 L’acmé des deux parties recourbées est sur la même ligne et, de même, sont les deux parties préputiales et la partie scrotale intermédiaire, de sorte que, dans l’un et l’autre sens, le pain se tient droit.

 Pour faire ces pains, le boulanger prend deux morceaux de pâte, dont l’un est un peu plus gros. Il leur forme les parties correspondant au pénis, puis, les étire en deux languettes, parties aplaties, qu’il recourbe, insère l’une dans l’autre, de manière à les faire s’épouser ; il tasse le pain de manière à lui donner sa forme dernière ; les parties préputiales sont aplaties, puis le pain est placé, renversé, c’est-à-dire les pénis tournés en haut, sur des plateaux en fer. Nous avons vu ainsi, dans la Frezzaria (Venise), des plateaux chargés de petits pains biphalliques que l’on mettait au four. Dans les restaurants, le pain est, d’ailleurs, présenté dans cette position. Il rappelle ainsi tout à fait la lettre grecque ω (fig. 12, p. 52).

Pour voir nettement la forme biphallique, regardez la figure 12 à l’envers.

La figure 14 représente un pane piave, de Vérone, ayant la même disposition, bien qu’un peu différent comme aspect.

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Fig. 15 Une variante de ce pain est la suivante : l’un des phallus est complet, la pars pendula est très élargie, toujours aplatie au bout.

La portion scrotale est allongée, transversalement, de forme cylindrique, et elle est reliée (fig. 15) à

l’autre partie par un enroulement en forme de corne d’Ammon, rappelant le pain de Caen (fig. 16 (10). De l’autre côté, l’aspect est également le même. Le deuxième phallus est représenté simplement par une pars pendula (fig. 15 A) à bout aplati, reliée au premier, au niveau d’une fossette, au haut du scrotum. Dans sa position d’aliment, le pain repose, comme celui de la figure 12, en sens inverse de la position naturelle des organes, et forme ainsi un ω, de profil. Vu en dessus, ce pain présente pour un observateur superficiel, l’aspect d’un croissant, dans la concavité duquel serait posé un pain cylindrique et allongé, de forme d’ailleurs phallique (fig. 17). Mais cela ressemble aussi bien à un oiseau, animal dont le sens symbolique est justement le phallus, ainsi que je l’ai exposé autre part.

Fig. 16Fig. 17

















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Fig. 18 La forme suivante est plus difficile à rendre, par le dessin, à cause de l’accolement bizarre des pains. On a deux organes complets, d’allure calme, égaux, non pas encastrés l’un dans l’autre comme un pain piave le montre, mais accolés par le côté scrotum, dirigés en sens inverse, les parties péniennes allant en s’écartant l’une de l’autre ; de telle sorte que, vu par-dessus, le pain a un aspect quadrilobé ; vu de ce côté, on voit alors la forme phallique très nette, mais on ne peut voir qu’une des moitiés du pain. L’un des phallus étant ainsi dans la position naturelle (fig. 18), l’autre se trouve, au contraire, renversé en V. On le voit un peu en A sur la figure 18. Considéré par le côté Sole, c’est-à-dire du côté A, on voit au mieux les deux phallus ; mais on ne peut, même ainsi, avoir qu’une idée inexacte de ce curieux pain.

La figure 19 représente un autre de ces pains, très net comme forme, vu par la partie supérieure. Je l’ai dessiné en vitrine, aux Frari, Calle della Donna Onesta.

Il fallait qu’elle le fût rudement, pour qu’on ait donné son nom à une ruelle de Venise (11).




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Fig. 19 Tous les pains, que l’on vient de voir exposer depuis la page 51, sont, non plus de forme phallique, mais bien de forme biphallique.

On fait en Provence (Camargue) des gâteaux, qui sont nettement biphalliques (T. Salle France. 1er étage. Vitrine Provence verticale).

Dans ces gâteaux, le scrotum est représenté par un œuf, symbole de fécondité, colorié en rouge, violet ou jaune, comme on en vend à Pâques, ce qui est un reste de culte Isiaque. Cet œuf est entouré par des bandes de pâtisserie disposées en croix, qui le maintiennent inclus dans la pâte. Cela se retrouve également dans d’autres gâteaux (Id., id.) en forme de couronne, dans une partie desquels est enfermé aussi un œuf, ce qui constitue un symbole de fécondité éternelle (le cercle de l’Éternité) et représente, sous la forme d’un gâteau, le Serpent gnostique dont la tête renflée mord la queue (l’Ουροξορς de Basilide ). Parfois même, il y a deux œufs, diamétralement opposés.

Sur le gâteau biphallique, il n’y a qu’un œuf, car, on verra que, dans les figures qui se rapportent à ces pains ou à ces gâteaux, on trouve rarement un scrotum double. D’ordinaire, il n’y en a qu’un, probablement suivant l’idée que chaque glande correspondrait à un pénis. Une croyance populaire est, d’ailleurs, que chaque testicule a ses fonctions spéciales, pour engendrer, l’un des mâles, l’autre des femelles.

Fig. 20 Aussi, on ne voit qu’un seul œuf sur ces gâteaux. A droite et à gauche s’élèvent deux bandes de pâte, insérées sur la partie qui porte l’œuf, terminées par deux extrémités qui se touchent (fig. 20). Ces parties ont la forme de deux cous d’oiseaux, avec des têtes qui s’embrasseraient comme les oiseaux byzantins de Venise (p. 97). Le tout est, en réalité, un magnifique gâteau biphallique et d’autant plus net que les oiseaux, je ne saurais trop le dire, ont toujours un sens symbolique sexuel. Mais ici les deux parties sont tournées l’une contre l’autre et non opposées, comme dans les pains Vénitiens.

(Le gâteau du T est suspendu à l’envers, l’œuf en haut).









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DEUXIÈME PARTIE
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LA GENÈSE DES FIGURES

ÉTUDES DE SYMBOLIQUE
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INTERPRÉTATIONS
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                                    Naturalia non sunt turpia.
                                        FÉLICIEN ROPS



Il faut, maintenant, fournir quelques explications sur ce qui vient d’être dit.

On fait, à Venise, des pains, qui ont une forme phallique indiscutable et qui n’a pas besoin d’être expliquée ou interprétée, autrement, dans ce sens.

Pourquoi fait-on des pains phalliques en Vénétie ?

Il est bien entendu que toutes les Formes que l’homme a données à ce qu’il fabrique ont été prises dans la Nature ; et, à propos du pain brié du Calvados, j’ai montré les origines naturelles et sexuelles des formes données à ce pain. Au sujet du pain brié de Venise, il faut faire le même travail ; il sera, d’ailleurs, très abrégé par ce fait que la forme dominante, et, pour ainsi dire unique, de ce pain est la forme Phallique. Il y a donc là un reliquat manifeste d’un culte ancien en Italie, d’une sorte de coutume rituelle, qui donnait, dans l’Antiquité, aux gâteaux, des formes sexuelles. C’est une des meilleures preuves de l’existence, toujours persistante, à Venise, du culte phallique, dont je parlerai, dans un autre livre. Venise a gardé, de l’Antiquité, un certain nombre d’usages, celui de faire des fêtes solaires, des pains briés phalliques, de manger des fèves et des gâteaux de fèves au moment de la fête des Morts, etc.

Maintenant, j’ai décrit des pains enroulés en volutes et tortillons comme étant des pains phalliques. Ici, le doute peut exister. Cela ne frappe pas l’œil, de prime abord. Il faut, donc, que je donne les preuves que ces pains en tortillons sont bien des pains phalliques.

Ensuite, il y a des pains, indiscutables comme forme, qui sont, non seulement phalliques, mais biphalliques. Il faut chercher pourquoi les Vénitiens ont été amenés à faire ainsi un pain, formé de deux phallus accolés, ce qui n’a pas pour but de faire un pain plus gros, car rien n’eut empêché les boulangers de faire un pain monophallique plus volumineux, s’il en eût été besoin.

Dans cette partie théorique, je vais examiner les questions suivantes :

1° Il y a une Figure (12), celle du Phallus, qu’il est inutile, n’est-ce-pas, d’étudier. Les hommes ont reproduit cette Figure, sous forme d’objets divers. Tels sont les pipes, les pistolets, les bourses (13), les cornues ; dans l’Allier, les enfants ont des hochets en osier (Grailleos) qui sont des phallus (T. 1er  étage, Salle France. Vitrine Bourbonnais).

La Corne Ducale Vénitienne a une forme phallique, même. Cela se voit, de profil, en plaçant l’ouverture verticalement et la partie postérieure en haut.

Des aliments ont reçu cette forme, des pains, dits Phalliques.

Les pains en Tortillons, volutes, sont des variantes de ces formes, dont on verra la raison par l’étude de monuments, objets, etc.

2° Il y a une Figure, celle du Biphallus, dont je ferai une étude spéciale, parce qu’il n’en existe pas dessus. Les pains biphalliques ont été formés d’après elle, ainsi que certains objets.

Je donnerai peu de preuves de ce que j’avance, en ce sens que, pour chaque partie de la démonstration, il n’y aura qu’une preuve donnée, mais décisive, suivant la méthode médicale qui dit qu’un seul fait probant vaut mieux qu’un millier de faits, qui ne sont pas tout à fait probants.


LES TORTILLONS
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On pourrait trouver, évidemment, que j’ai avancé, bien au hasard, que les enroulements, les Tortillons, observés dans les pains, représentent une forme phallique (p. 41).

Voilà des pains qui ont des formes en volute, en corne d’Ammon, en somme. Mais, c’est une représentation bien singulière de ce qui se voit dans la nature et l’on pourrait douter de la valeur de cette interprétation.

Il est un fait, la tendance à l’enroulement que l’on trouve sur ces pains.

Or, comme je l’ai déjà dit, la Volute, la Corne d’Ammon, est un symbole phallique. Le mot Ammon a la même racine que Adam, Aum, par quoi est désigné le Principe générateur mâle. Ce mot est souvent, et encore aujourd’hui, écrit OM dans les pays voisins de l’Inde, mot qui se retrouve dans la phrase : « Kanx Om Pax. » C’est le nom sacré de l’Atma.

Ammon était un dieu solaire et cela montre bien l’identité, sur laquelle j’ai insisté, du culte du Soleil et de celui du Phallus.

C’est pour cela que la ville du Soleil, l’ancienne Héliopolis (près du Caire) s’appelle aujourd’hui On ; cette explication n’a encore jamais été donnée.

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Dans leurs dessins populaires, les hommes n’affirment la Forme que lorsqu’il s’agit de représenter un Phallus créateur, agissant. Alors, ils copient, plus ou moins bien, la réalité. Dans l’autre cas, ils la voilent, la déforment. Il ya  là un curieux cas. Parfois, l’organe est remplacé par une grappe de raisin (S. Lorenzkirche, Nürnberg) ou par une feuille de vigne, qui est de rigueur, de nos jours, en sculpture et que l’on surajoute ridiculement à des organes naturels. On dirait que l’homme a honte de montrer, à ses semblables, la forme naturelle du sexe au repos « parfait en sa norme, comme une panthère endormie » (Alfred Jarry). Parfois même, par une sorte de pudeur, il y a une propension curieuse à enrouler l’organe, pour en dissimuler, en quelque sorte, la vraie forme et la rendre compréhensible, seulement, à des sortes d’initiés. C’est la forme en tire-bouchon, en volute, en queue de cochon. Cela apparaît, surtout, lorsqu’on a voulu représenter le phallus, d’une façon juxta-naturelle, chez des êtres qui n’étaient pas tout à fait des hommes ou des animaux.

Sur quoi peut-on s’appuyer pour dire qu’un pain en tortillons, comme celui des figures 7 et 8, est un pain phallique ? Il faut montrer pour cela que les hommes ont représenté : 1°le pénis, 2° le scrotum, sous une forme enroulée, comme une volute.

1° L’un des monuments où l’on voit une ébauche de cette forme extra-naturelle, donnée à cet organe, est un heurtoir en fer (C. Salle 28, 1er Étage, Pièce 5995). C’est un Satyre, sorte de Faune, dont le phallus, ascendant, présente une forme en S, allongé. Il y a là un commencement d’enroulement.

Les choses vont plus loin dans les bronzes, qui sont autour de la fontaine de l’Ammanato, sur la Signoria de Florence. La statue est de la médiocre sculpture, mais les personnages, en bronze, sont beaux. Or, ils étaient impudemment, au soleil, des sexes qui ont des formes para-naturelles ; et, justement, ils sont, dans la partie pénienne, enroulés ainsi en volute, en tortillon, dans le sens des pains de Venise.

Il n’y a rien de plus réjouissant que de voir leurs formes contournées, dans le but, évident, de n’être pas trop « Nature », et même, leurs extrémités préputiales se terminent en filaments extravagants, en bouquets de poils, dans le même but.

Ainsi avait fait Mantegna, chez un petit Faune, à gauche, dans la Sagesse victorieuse des vices, L, dont je n’indique pas la place, les tableaux étant souvent volés ; mais, du moins, celui-ci était encore en place quand j’ai écrit ceci. Ces organes sont des sexes fantaisie, chez des êtres mythologiques, sortes de Faunes.

Fig. 21Un degré plus avancé se trouve dans un magnifique monument antique du L.., les Satyres Atlantes, dans la salle du Tibre (Antiques, n° 11, Pièces nos 272-275). Ce sont quatre grandes Cariatides dont les organes sont déformés ainsi : le scrotum a la forme d’un croissant, dont les extrémités sont renflées ; le pénis surgit de la concavité, rappelant les formes de la lettre hébraïque Schin, ou de la main de Gloire des Sorciers (14) ; et il sort enroulé en vrille, en tortillon pointu, sur le personnage de gauche surtout. Mais le deuxième, à partir de droite, est également bien nanti. La figure 21 que l’on voudra bien comparer aux pains (fig. 4, 8) en dira plus que toutes les descriptions.

Près de là, dans la même salle, on verra une statue d’Esculape (n° 401) dont le serpent a la queue enroulée comme les pénis des Satyres Atlantes.

Enfin, sur un Bois Espagnol du XVIe siècle (C. Salle vitrée, rez-de-chaussée. Pièce 13541), il y a un combat de Satyres ; l’un présente, au milieu des poils, une volute complète, très belle, à la place de pénis. La pièce est petite, mal éclairée, difficile à voir.

Or, ce n’est pas précisément d’hier que l’on a fait des tortillons ou des volutes sexuels. L’Obélisque de Salmanasar III (860 av. J.-C. Musée Britannique et L. A. A, rez-de-chaussée, quatrième fenêtre) présente (rangée du milieu, côté droit) trois animaux fantastiques, surtout celui du milieu, sorte de taureau, avec une seule corne, plantée à la naissance du nez.

Les bourses sont cachées entre les cuisses. Il a, en guise de verge, une volute très curieuse (15) faite comme celle des chapiteaux ioniques, mais qui représente, ici, la partie pénienne, alors que (fig. 9, 10, 11) la pars pendula est constituée, au contraire, par l’extrémité de la volute. On a voulu exprimer par là que les Bovidés ont un très grand pénis (16). L’animal placé derrière a une ébauche de cette forme. Ces animaux étaient couverts de poils, enroulés, abimés.

La cause est donc jugée. On remarquera que chaque fois que le sexe est ainsi enroulé, c’est sur un être fantastique, ou un satyre. Or, tous les monuments que je viens de citer sont anciens ou Renaissance. Le XVIIIe siècle affectionna les satyres, mais il se garda bien de les orner d’une semblable volute ; car, à cette époque-là, les Artistes avaient complètement perdu le sens des traditions antiques et symboliques.

D’après les exemples précédents, on voit comment a pu être représenté le Phallus, lorsqu’il fallait faire de la décoration et non figurer la Nature. Il a été enroulé, fait en Volute, en Tortillon.

Je ne m’étendrai pas sur ce sujet, que je reprendrai, en détail, sur des bases beaucoup plus larges, dans la prochaine Étude de Symbolique, que je publierai.

Il me suffira, ici, d’en rapporter une des conclusions. La Volute Ionique est une Figure représentant le sexe masculin, au repos. C’est une des formes allégoriques données à cet organe, en entier, ou à certaines de ses parties.

Il paraît évident, d’après cela, que les Tortillons sont bien représentatifs du Phallus, dans les pains de Venise, dont je viens de parler ; et qu’il n’y a pas là une simple fantaisie, ayant conduit à enrouler de la pâte sans but représentatif déterminé ; comme le croiraient certains qui expliquent tout par le Hasard.

Fig. 222° Le scrotum peut-il être représenté par une partie enroulée ? Ce qui le montre, c’est une série de pains, étiquetés, justement : Pains symboliques de forme phallique (T. 1er Étage. Salle France, Vitrine horizontale, Provence). Ces pains viennent de la Camargue. Ils ont la forme d’un escargot, dont le cou serait sorti (fig. 22). La partie scrotale est enroulée, comme la coquille de cet animal, en volute, sorte de nœud, placé horizontalement, comme la grosse volute du pain vénitien (fig. 7 et 8).

On trouvera (p. 47 et fig. 11) l’indication des gâteaux phalliques parisiens, dits Escargots, où le scrotum est représenté par un enroulement de la pâte, en volute.

Ces escargots sont de l’espèce de ceux qu’une locution populaire accuse de baver sur la salade.

A gauche, en bas de l’escalier du T., on verra le moulage d’un monument relevé par la mission Charnay, la paroi d’une chambre sculptée du Jeu de Paume de Chichen Itza (Yucatan).

Fig. 23 Or, les personnages des deux étages supérieurs, à droite, ont devant eux un objet bizarre, aussi grand qu’eux-mêmes. La figure 23 montrera qu’il s’agit évidemment là d’un très grand phallus en érection et dont la partie scrotale est représentée par deux volutes, une pour chaque glande (17). C’est même un dessin remarquable, où différentes particularités anatomiques, comme l’anneau préputial, sont marquées.

On remarquera l’analogie de ce Priape avec le pain (fig. 4 et 6) ayant deux volutes aux bouts de la partie scrotale.

De ceci, je conclus que, entre autres, le pain (fig. 7 et 8) en deux volutes est un pain phallique, où le scrotum et le pénis sont représentés, tous deux, par une volute dont l’orientation ne permet pas de confusion, la volute scrotale étant la plus grosse et l’inférieure, dans la position d’aliment du pain. On ne peut donc les prendre l’une pour l’autre et voir, dans ce pain, un pain biphallique du genre de ceux dont il a été parlé page 51.

Dans ces pains, on observe donc, non plus un, mais deux organes masculins, accolés, et tournés inversement, opposés, en quelque sorte, dos à dos.

Si la volute pouvait schématiquement représenter des pains phalliques et leurs Tortillons, il faut chercher une Figure nouvelle, qui résulte de l’aspect nouveau de ces pains accolés. C’est à cette Figure que je donnerai le nom de Biphallus, qui sera étudié ensuite.

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LE BIPHALLUS
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Si l’on s’explique facilement les formes monophalliques des pains, on comprend moins bien les cas où les pains ont la forme de deux Phallus accolés. Or, cela est fréquent. Les pains (fig. 12, 13) sont ceux que l’on trouve le plus facilement à Venise. Les artistes les mettent dans leurs tableaux de genre. Les autres formes sont plus rares.

On va voir que cette manière de faire des pains phalliques n’est que le cas particulier, appliqué au Pain, d’une Figure d’ordre beaucoup plus général, le Biphallus.

Le Biphallus est formé de deux phallus juxtaposés. C’est un phallus double.

De même que pour les autres Figures, je montrerai : que le Biphallus existe dans la Nature ; que, de là, les hommes l’ont transposé dans la Légende ; et, enfin, qu’ils en ont fait une Figure.

A la base, il y a deux choses ; une réalité, dans la Nature, qui a servi de modèle ; et une conception erronée, qui est certainement cause du reste.

La Réalité est naturelle ou monstrueuse.

1° Naturelle : Certains végétaux présentent des formes qui rappellent des organes mâles multiples. Telles sont des Asperges sur une griffe, et, surtout, les champignons, comme Phallus Impudicus (Gastromycètes), dont chaque individu représente exactement un pénis en érection, et qui se produisent, si curieusement, dans certains bois, au commencement de l’automne, avec des tailles de 20 à 30 centimètres de longueur.

Les orchidées ont bien deux pseudo-bulbes, rappelant la disposition des testicules, d’où leur nom ; mais il en jaillit une seule tige et, à bien regarder, je ne crois pas que ce soit dans le règne végétal que se trouve l’origine de ce que je vais exposer ; pas plus que dans certains animaux, de forme phallique, vivant groupés, Crustacés bizarres, comme Pollicipes Cornucopia, ou Lepas Anatifera (Cirripèdes), qu’Aldrovande avait cru être le fruit d’un arbre produisant des Macreuses.

Mais, il y a des animaux, les Marsupiaux, dont le pénis est bifide et peut présenter l’aspect de deux pénis à un examen rapide.

Les femelles, d’ailleurs, ont deux utérus, et deux vagins ; comme certaines femmes, du reste, auxquelles ont a fait, pour un prolapsus, un cloisonnement, produisant, comme disait le professeur Le Fort, deux vagins, l’un pour l’amant, l’autre pour le mari. Chez certains monstres-femmes, il peut y avoir deux vagins.

Mais il me paraît que la constitution des Marsupiaux est ignorée de bien des hommes.

2° Monstrueuse : Chez l’homme, il peut exister plusieurs pénis. Cette anomalie est signalée dans la prodigieuse Monstrorum historia memorabilis, etc. à Joanne Schenckio, Francofurti, 1609, p. 43. C’est très rare. Dans le D. D. (t. XXII, 2e série, p. 643) on trouvera quelques cas de pénis double. Le Musée Dupuytren (Paris) n’en présente aucun exemple.

En ce qui concerne les génitoires, les gens qui ont trois testicules sont très fiers de cette anomalie, rare d’ailleurs. Schenckius, déjà nommé, en rapporte un cas. J’ai entendu un étudiant en médecine, dont les dires étaient d’ailleurs sujets à caution, rapporter qu’un de ses amis, de Bordeaux, avait trois testicules dont il était glorieux. Il est probable que tous les cas de trois testicules sont des erreurs de diagnostic, car, étant l’interne du professeur Duplay, j’ai eu l’occasion de voir un triorchide, qui fut opéré d’une hernie du côté où paraissaient être deux testicules ; or, à l’opération, on croyait qu’il y avait bien une glande surnuméraire ; lorsque, celle-ci ayant été incisée, on vit qu’il  s’agissait d’une simple masse graisseuse, n’ayant rien de commun avec un testicule.

Blasius, Blégny et Scharff ont rapporté, respectivement des cas de 3, 4 et 5 testicules, de ce genre, probablement. Charpy dit, cependant, qu’il y a un cas authentique de trois testicules.

En réalité, une pseudo-triorchidie n’est pas rare et, l’illusion aidant (un testicule postiche fait aussi bien qu’un naturel, si le porteur n’en sait rien), les hommes y voient, tout de même, une marque d’avantage. En ce qui concerne la pluralité des pénis, il s’agit là, bien entendu, d’une monstruosité qui implique l’infirmité du sujet (18). Mais, comme elle est très rare, la vox populi, n’ayant pas souvent occasion de voir que les individus ainsi conformés sont des infirmes, voit dans ce fait la preuve d’une grande virilité.

On trouve des croyances populaires indéracinables, comme celles-ci : « Quand on a la rage, les médecins vous étouffent entre deux matelas. Il ne faut pas boire de cidre, parce que le pommier vous donne le cancer, etc... » De même, les hommes pensent, intimement, que plusieurs organes mâles correspondraient à un accroissement de pouvoir viril. C’est tout le contraire qui arrive ; mais là commence l’idée erronée, même parfois délirante, dont on va suivre le développement, dans le domaine de la Légende, d’abord, pour arriver, ensuite, à celui du Surnaturel.

Il y a un monologue, bien connu dans les Salles de Garde, très curieux (19), venu, dit-on, de l’École Polytechnique, fait avec des mots empruntés à l’Antiquité, et intitulé Mythologie.

On y relève le passage suivant, relatif à cette idée, où le conteur, se vantant de ses exploits, dit : « Que Cérès, si j’avais Proserpine : Ménélas, je n’en Neptune. » Là est l’erreur, et se retrouve l’idée boiteuse populaire de tout à l’heure, qui consiste à croire, dans ces conditions, à une exaltation de la virilité. Mais, de la tradition vulgaire, elle a passé au rang d’un certain nombre d’idées générales fausses que les hommes se lèguent comme de grands secrets pour la conquête d’aspirations inavouées et que beaucoup essaient, en vain, de réaliser, depuis des siècles. Parmi ces idées, dont quelques-unes touchent aux concepts mégaliques, se trouvent : le pouvoir de se rendre immortel (Elixir de vie) ; ou de retrouver la jeunesse (20) (Histoire de Faust) ; de prolonger la vie, chose que cherche, en somme, de nos jours, M. Metchnikoff ; de se rendre invisible (sujet d’un roman de Wells) ; de se changer en animaux (idée très répandue dans la magie des campagnes, et réalisée par le Tarnhelm de la Tétralogie de Wagner) ; de faire de l’or, chose essayée, il n’y a pas longtemps encore, par M. Tiffereau et quelques adeptes (Argentaurum) ; de remplacer les pneumatiques d’automobile, ce mal nécessaire, par des bandages élastiques (ils sont trop à avoir essayé ça) ; de mesurer le nombre π, ce qui a fait, récemment, le sujet d’un ouvrage de M. Monteil, bien que Lambert ait démontré, en 1761, l’inutilité de cette recherche, et que l’Académie des Sciences ait déclaré qu’elle n’examinerait plus aucun travail sur ce sujet.

Il y a un tas d’autres idées du même genre, qui se résument en ceci : posséder le pouvoir de faire ce que le commun des mortels ne peut réaliser.

Or, l’idée d’être, au point de vue génital, supérieur aux autres hommes, est voisine de celles-ci. Et, conséquemment, les hommes ont attribué ce pouvoir à des êtres extrahumains ; non pas à des êtres angéliques ou divins, mais bien à des esprits inférieurs ; suivant cette croyance, répandue dans toutes les religions et légendes, croyance que j’ai exposée dans l’Anneau-l’Épée que la génération, l’œuvre de vie sont le fait d’un esprit de ténèbres, inférieur, malin, ce que le catholicisme appelle un diable. Entre autres choses, c’est pour cela que certains ont recours à des pratiques de magie noire, pour augmenter ou retrouver leur virilité. Jamais les hommes ne s’adressent à Dieu ou aux Saints, dans ce but. Il y a même des sujets sur la verge desquels est tatoué un diable (D. D., t. XVI, 3e série. Art. Tatouage, p. 157).

Dans le temps où les démons faisaient, paraît-il, des pactes avec les sorciers, ils se servaient, comme signature, d’un phallus, absolument semblable à ceux que des individus désœuvrés, et souvent des soldats en permission, s’amusent à dessiner sur les murs. On verra une de ces signatures phalliques dans le Rituel de la haute Magie, d’Éliphas Lévi (p. 250).

Or, les diables ont passé pour être bien doués à tous les points de vue. L’Église est formelle là-dessus. Demones naturali virtute esse potentissimos, dit Prierias (liv. I, chap. XIV) (p.  87). Les hommes ont donc cru qu’ils avaient un pouvoir génital extraordinaire, qui peut se manifester par la dualité des organes mâles.

On trouve cette croyance exposée dans le roman Là-Bas (1891, p. 205) du grand écrivain J.-K. Huysmans. Mais lui, qui indiquait d’ordinaire ses sources, a négligé de le faire pour cela, dont il n’est pas l’inventeur. C’est au genre particulier des démons Incubes que Huysmans attribue la possession d’un phallus bifide, tout à fait comparable, comme on le voit, à celui que les Marsupiaux ont réellement, mais dont ils ne se servent pas de même. Quelques démonologues récents ont connu ce détail, mais sans lui attribuer l’importance ethnographique et traditionnelle qu’il a et que ce travail montre. De Guaïta a rapporté ainsi un passage de Prierias, relatif au Biphallus diabolique, en simple note dans le Temple de Satan (1891). Il n’est guère probable que ce soit là-dedans que Huysmans ait puisé cela, car Là-Bas parut, en feuilleton, dans l’Écho de Paris (1891), quatre mois avant le livre de De Guaïta, et Huysmans n’était pas ami avec « ceux » de l’ordre Kabbalistique de la Rose-Croix.

Page 87 est le testimonial  ancien du Biphallus diabolique.

On reconnaît celui-ci dans une des prestigieuses gravures de Félicien Rops, les Sataniques, une suite de 5, au vernis mou, difficile à trouver maintenant. Sagot (21) en avait quand il était rue Guénégaud, il y a quelques ans de cela. Or, cette suite a été décrite, justement, par Huysmans, dans Certains (1889). Elle est donc antérieure (22) à Là-Bas, et dans la planche, le Sacrifice, Satan a été représenté par Rops, terminé « par une sorte de thyrse, une double vrille, qui plonge dans le bas-ventre de la femme (23)... » (Huysmans, Certains, p. 105).

L’expression paraît donc semblable chez les deux artistes. Mais alors, il faut se demander d’où vient cette tradition, que Rops et Huysmans ont renouée. Rops a, en effet, muni son diable d’un Biphallus, auquel il a donné, en outre, une forme enroulée. Cela correspond à cette configuration ancienne qui a sauté par-dessus les siècles agnostiques (p. 72). C’est ainsi que l’œuvre de Rops se présente, à la critique, comme parfaite en tout et se relie aux œuvres des anciens maîtres, ainsi qu’on le verra plus loin. Or, ces détails, qui ont une importance de tradition, paraissent avoir échappé aux autres artistes, qui, de nos jours, ont représenté le diable.

Parmi les hontes par quoi se distinguent nos musées nationaux, il y a celle de ne posséder aucune œuvre de Rops (Et pourtant, il y a la quantité avec la qualité, le catalogue Ramiro en fait foi). Le seul tableau qui le rappelle est son portrait par Mathey, au Luxembourg, où son nom ne figure même pas (il y a : portrait d’un graveur !) La ville de Marseille possède la collection assez complète des œuvres de Rops, léguées par une parente. Et encore, c’est un travail terrible que d’arriver à pouvoir en prendre connaissance. Aujourd’hui, prononcer le nom du maître dans un milieu mondain, c’est s’exposer à entendre les gens murmurer : « Rops, keksécsa ? »

Maintenant, je vais remonter aux époques antérieures au XVIIe siècle, où le Biphallus paraît avoir pris son importance diabolique et sa forme, correspondant à ce que Huysmans a dit. Je pensais que cette idée devait avoir été émise dans les bouquins ténébreux de la sorcellerie médiévale, que le maître connaissait  bien, ainsi que Rops. J’ai donc recommencé à fouiller les démonologues, Bodin, Delancre, tout le fourbi usité en pareil cas.

Il est triste, pour l’humanité, de penser que le pouvoir de livrer, à la souffrance et aux flammes, des créatures innocentes, a pu appartenir à de semblables malfaiteurs, qui ne faisaient qu’exploiter le besoin que les hommes ont de voir, sans en être responsables, souffrir leurs semblables, sous prétexte qu’on travaille pour le bien.

Le plus souvent, ceux qui parlent de ces ouvrages ne les ont jamais lus. On évoque l’ignorance du Moyen Age « énorme et délicat » de Verlaine. En réalité, Bodin écrivait sous Henri III. Le gros ouvrage de Delrio, que je cite, est de 1616 ; c’était sous Louis XIII. Il me paraît, simplement, que les hommes ont changé leur manière de faire, mais qu’ils sont tous aussi cruels. On faisait périr, jadis, des hommes sous prétexte de sorcellerie ; aujourd’hui on y met plus de formes, mais que ce soit pour la Guerre (24), pour la Chirurgie pratiquée par certains opérateurs, ou même pour la Science, qui fait souffrir inutilement des animaux pour arriver à ces conclusions qu’ils ne réagissent pas comme l’homme, que celui-ci est, non un animal supérieur aux autres, mais un être différent des autres animaux supérieurs, et que l’étude de ceux-ci ne peut conduire jamais à la connaissance de celui-là ; pour ces diverses raisons, des victimes sont toujours nombreuses. Il n’y a là que le besoin de tuer des êtres, qui est le fond des sacrifices humains, dont les bûchers des Magophonies n’ont été qu’une forme religieuse déguisée, comme les exécutions de la Révolution en ont été une forme politique.

Donc, dans Là-Bas, l’astrologue Gévingey raconte que des Incubes peuvent avoir un phallus bifurqué, qui, au même moment, pénètre « dans les deux vases » (sic).

Huysmans n’a pas cité le livre qui contient cette phrase, mais comme il en a donné la traduction littérale, il devait en connaître au moins le paragraphe. C’est dans un volume très rare, presque un incunable, sans numéros de pagination. Le titre exact, souvent mal cité, est : Reveren. Patris Fratris Silvestri Prieritatis Or. Pre. ac Theologie Professoris... de Strigimagarum Demonumque Mirandis Libri Tres. Rome, 1521. La phrase : « Aliquid turpissimum (quod tamen scribam) astruunt videlicet demonem incubum uti membro genitali bifurcato : ut simul utroque vase abutatur » est : Lib. II. Capit. Tertium, Punctum quintum, vers le milieu de la page qui suit celui-ci.

En lisant ce bouquin enfumé, plein d’abréviations difficiles, avec des paragraphes séparés par des potences (un avant-goût pour les sorciers), plus lourd à digérer qu’une livre de pain brié, où sont discutées, point par point, des questions traitées de niaiseries, aujourd’hui, et que l’on retrouve dans une masse de vieux livres, écrits par des gens instruits, sinon intelligents, qui leur ont consacré un temps énorme, on comprend que certains puissent se demander si, vraiment, à ces époques, tout ce qu’on explique aujourd’hui par la suggestion, des hallucinations, des rêveries, en un mot, n’avait pas, au fond, un peu de réalité.

Rabelais ne paraît pas avoir connu l’opinion ecclésiastique ci-dessus ; mais, à mon avis, la question simul utroque vase reparaît, bien que moins clairement exprimée, dans les Disquisitionum Magicarum Libri Sex, du terrible Jésuite Martino Delrio, Venise, 1616 (25) (Liv. II p. 151, Col. I D, et 2 A) qui constituent le plus solennel amas de divagations sur ces sujets.

Citer le passage de Delrio serait inutile, car ce latin magique est assez difficile. En voici donc, la traduction : Le Père se demande, gravement, si des démons peuvent pratiquer la sodomie avec des magiciennes. Il cite, comme autorités, des bonshommes que l’on mettrait, aujourd’hui, dans une maison de santé, avec un certificat bien tassé. Puis il dit : « Les juges peuvent encore devoir s’enquérir de cela. Mais aucune raison ne prouve le contraire. En outre, que le confesseur (c’est-à-dire, pour moi, le juge tortionnaire) sache qu’il paraît y avoir un double crime mortel, un contre l’espèce (c’est-à-dire la procréation, car de l’avis de tous les démonologues, les Incubes ne pouvaient féconder par eux-mêmes), l’autre en dehors du vase naturel ; et, pour cela même, un péché plus grave que s’il y avait eu union, avec un démon, à la manière humaine et naturelle. »

Bougre !

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D’après ce qui précède, nous avions cherché, dans les sculptures et autres monuments, si cette croyance à la pluralité phallique des démons avait été reproduite, autrefois. Nous avons vu un tas d’Enfers, sculptés sur les cathédrales ou peints, dans des musées et tous les diables de la Toscane. A la vérité, les hommes ont assez rarement représenté des démons polyphalliques.

Fig. 24 Ce fut d’ailleurs, ma femme qui força la bête, en découvrant dans le colossal : Germanisches Nationalmuseum, de Nürnberg, un Jugement dernier (26) très intéressant, situé, à droite, au fond de la cour couverte 35, celle où est la célèbre Vierge, dite de Nürnberg. On y voit les Élus, guidés par saint Pierre, allant vers le soleil ; et, à l’opposé, des damnés, entraînés par un diable, qui a deux verges en érection, inégales, divergentes, sortant, comme des tiges en croissance, des sortes de bulbes, qui représentent les enveloppes de deux glandes distinctes (fig. 24).

L’instant fut joyeux où j’appris cette découverte. Nous en dansions dans le Musée et la Garde qui conserve les trésors allemands, bien mieux, hélas, que celle qui veille si mal aux barrières et, surtout, aux salles du Louvre, dut concevoir une singulière opinion de ces voyageurs fantaisistes ; d’autant plus que nous nous étions signalés, en fouillant Nürnberg avec une curiosité opiniâtre. Mais, pour moi, le morceau était précieux.

On a donc, par la sculpture, représenté le Diable (ce qui est plus général que les Incubes) orné du Biphallus.

Celui-ci est donc un attribut donné à des personnages extrahumains ; pouvant, dès lors, être un sujet de respect ou de crainte, objet d’un Culte, pour les hommes. C’est donc une Figure, signe d’un pouvoir extranaturel.

Les sorciers se servaient, dans les conjurations, d’une baguette de noisetier fourchue ; cette extrémité était ferrée et aimantée aux deux bouts (Cf. St. de Guaïta, (p. 83), p. 382). Cet instrument, nommé Verge Enchantée, n’est autre chose qu’un outil de forme biphallique, ץ signe p. 90 en bas à droite, appliqué à la Goétie, suivant la tradition ci-dessus. Il est devenu pour le vulgaire, la Fourche, dont est armé le diable de la foire, et dont le sens a été dévié,  pour les enfants et les hommes, ces grands enfants. Il ne faut pas confondre la Verge Enchantée avec la Baguette divinatoire, servant aux sourciers.

C’est ainsi, lecteur – car, ici, je n’ose dire lectrice – qu’avec moi comme guide, vous pouvez partir d’un pain brié vénitien pour arriver, ce qui est au moins imprévu, dans le tréfonds de la plus noire magie.

La croyance à des êtres surhumains polyphalliques se retrouve, paraît-il, en Orient. Il y a des statues de divinités, qui peuvent avoir, non les deux auxquels l’Europe s’est tenue, mais plusieurs pénis. Il en résulte une idole monstrueuse, du genre de celle décrite par Mirbeau, dans le Jardin des Supplices, sous le nom d’idole à sept verges. Je n’ai jamais vu aucune image représentant un monument de ce genre et j’ignore à quelle catégorie de dieux peut se rapporter ce culte.

Je n’ai pu examiner les dieux et poupées du T, si pudiquement culottés que mieux vaut ne pas essayer de les débérenger.

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On peut, schématiquement, représenter le Biphallus, dans ses deux conditions physiologiques, par les deux lettres grecques : ω (le pane piave de Venise) et ץ (le Biphallus de Nürnberg), initiale, d’ailleurs, de γενναω , engendrer ; deux parties accolées et divergentes, supportées par un pied ; mais, que les parties phalliques soient calmes, ou non, cela ne fait pas deux sortes de biphallus, mais bien, deux manières d’être d’une même Figure.

J’examinerai, maintenant, un certain nombre de Figures doubles. Les unes sont biphalliques, les autres se rattachent seulement au Biphallus par leur conception. Toutes ces Figures sont employées dans le but de manifester une Suprématie. Elles sont, ou schématiques, représentatives d’animaux ; ou bien, ce sont des monuments formés d’animaux.

C’est qu’en effet les Figures sont des schémas se rapportant aux Principes Générateurs ; mais, elles ont aussi leur réalisation dans la Nature où des êtres végétaux ou animaux offrent leurs aspects ; et dans la civilisation, où les hommes, oubliant souvent leur sens cultuel, les ont employées sous forme d’ornements (la Volute), ou d’objets usuels (l’Anneau).

En premier, vient le signe du Zodiaque, le Bélier, qui a la forme de la lettre grecque γ. C’est un symbole solaire et générateur par excellence, qui s’applique à l’Equinoxe de Printemps (21 mars) où il est resté d’ailleurs, en astronomie. Et il représente l’éveil de la nature animée. C’est sous ce signe que les Alchimistes commençaient à travailler au Grand Œuvre.

Les Égyptiens ont quelquefois utilisé le Serpent, animal phallique, d’ailleurs, en lui mettant deux cous et deux têtes, ce qui en fait un ץ. Il y en a un, comme cela, dont les têtes sont au-dessus justement, de la Croix Ansée – un Lingam – sur le Sarcophage du prêtre Taho (L. A. E., en bas, côté près la fenêtre, à droite).

Les Figures suivantes ont été utilisées en Art, Décoration, de différentes façons, mais, toujours appliquées à des Temples, Palais, résidences du Pouvoir ; ou dans des ouvrages, sur les hautes sciences.

Le Chapiteau Ionique, portant deux volutes, n’est pas autre chose qu’une forme du Biphallus, composée de deux Cornes d’Ammon, réunies par leurs extrémités libres. Il y a des animaux (fossiles ou non) qui ont la forme de Corne d’Ammon. Mais, on a vu (p. 66) que celle-ci était aussi un symbole phallique. Je le démontrerai plus tard de façon plus ample. Il s’agit là de deux phallus, unis par les parties libres aussi.

Or, à Paris, on fait des gâteaux qui ont exactement cette forme. J’en ai un qui provient de la rue Delambre. Il est formé d’une partie transversale qui s’enroule, des deux côtés, en volutes très belles. Il suffit, pour en avoir une idée, de regarder un Chapiteau Ionique. Ces gâteaux sont faits avec une pâte très bonne et portent le nom de lunettes. Ils en ont grossièrement la forme. Mais il suffit de regarder un peu, pour voir que ce sont deux escargots (p. 47) réunis par la partie pendante et qu’il s’agit d’un gâteau biphallique, en réalité.

Les Taureaux Bicéphalés (L. A. A. Ier étage, mission Dieulafoy) formés de deux têtes, disposées, divergentes, en chapiteau, sur une colonne, ne sont, au fond, qu’une figure de ce genre ; on voit encore ceci : deux têtes de chameau, divergentes, sont reliées, par leurs cous, à un pied qui les supporte. Elles figurent une fourche, au milieu de laquelle est une sorte de triangle, surmonté d’une partie ronde, formant, avec les têtes, l’image du sehin ש hébraïque. Il y a aussi une sorte de fourche, formée par des flammes (L. A. A. Première salle, en bas, Bornes-Limites, aux noms des rois Nazi Maraddach, 1350, et Melichikhou, 1140 av. J.-C.) Ces bornes, oblongues, sont couvertes de symboles, avec des astres, des animaux, le roi, etc., représentant la souveraineté.

Chez les Romains, Janus, avec ses deux faces opposées, était analogue, bien qu’il se rapproche moins du Biphallus que les Taureaux Assyriens.

Ensuite, vient l’Aigle à deux têtes, qui a, évidemment la même forme, avec, toujours, le sens représentatif d’un Pouvoir Supérieur. C’est pour cela qu’elle figure dans certaines armoiries impériales ; à Venise, il en a été fait usage ; notamment, on en verra une à la porte du palais Gambara (Accademia, 1056).

Toutes ces Figures me paraissent représenter un Pouvoir Créateur, Générateur, plus grand que celui des hommes et considéré, par eux, comme devant être révéré, magnifié, par un Culte.

Ainsi s’explique, de façon simple, le « pourquoi » d’un motif architectural composé des mêmes éléments, répétés deux fois ; et l’acte des hommes, faisant un animal, à deux têtes opposées, comme symbole de Puissance, que l’on comprend mal, autrement ; car toutes les Formes et Figures ont une raison d’être, qui a présidé à leur création ; et, s’il y a des monstres à deux têtes, ils ne peuvent frapper l’imagination, sans cette interprétation, que dans le sens d’une déchéance et non d’un Pouvoir Supérieur, d’une suprématie. Les hommes savent que les animaux bicéphales sont destinés à une mort rapide. Ils ont pu songer à en tirer de l’argent, ils n’en ont pas fait des dieux ou des objets de culte. Les êtres polycéphales révérés, l’Hydre, Cerbère, certaines divinités orientales, des serpents employés souvent par les Égyptiens, ou dans les livres d’alchimie (Crede Mihi, de Northon (27)) ont plus de deux têtes et ne peuvent se rapporter aux lois ou aux explications naturelles.

Le Biphallus peut donc avoir été l’origine des Figures Bicéphales, qui ont pris cette orientation dans un but architectural plus expressif, ou dans un sens révélateur (28). Souvent les hommes désignent le Phallus avec des noms empruntés à des parties de la tête, ou même par la tête. Wronski avait ainsi décrit une partie de la Croix Ansée, figure du Lingam, sous le nom de tête de l’homme.

Une Figure Biphallique comporte donc deux motifs semblables, placés symétriquement et, le plus souvent, opposés, en divergence. Parfois les motifs sont en convergence (Chapiteau Ionique ; les Oiseaux Vénitiens, p. 97).

On voit, souvent, des oiseaux à deux têtes ; mais, pour dire qu’ils sont des Figures biphalliques, il faut que le corps soit de face, avec les têtes divergentes, comme les branches du Biphallus. Cependant, les têtes peuvent converger, enfin, comme sur les Oiseaux Vénitiens.

Ainsi, dans le portail de l’église de Vézelay (Yonne), il y a un oiseau bicéphale, mais il a les deux têtes superposées et tournées du même côté, le corps est de profil. Il n’y a là aucun rapport avec l’Aigle Impériale.

Celle-ci était employée, par les alchimistes, sous le nom de Tartari Sigillus, comme signe de la matière originale du Grand Œuvre ; elle est ainsi peinte dans la Divina Operazione del Sauio (Savio) Mss. Italien (Coll. personnelle).

Il y a, sur les murs de certaines églises de Venise, d’origine très ancienne, des bas-reliefs byzantins curieux, d’une interprétation difficile. Je me propose, autre part, de les examiner. Les figures, qui y sont représentées, sont très analogues à celles qui se trouvent dans l’art Arabe, au Xe siècle. On verra de ces motifs, principalement, sur l’église San Vio (Accademia) où ils sont encastrés dans des murs plus récents ; et sur un baldaquin latéral, à gauche de l’église Santa-Maria del Carmine (près du Campo Santa-Margherita). Parmi d’autres groupes, on voit deux oiseaux, dont les corps sont tournés l’un vers l’autre. Les cous s’entrelacent, puis s’écartent pour se terminer par deux têtes, bec à bec. Les oiseaux constituent un symbole sexuel comme je l’ai déjà dit, et il n’est pas difficile de voir que les cous enlacés et les têtes opposées constituent un symbole analogue au Caducée, mais plus simple, sans partie centrale. Ce sont, à des époques différentes, des expressions semblables du Biphallus.

L’Égypte, l’Assyrie employaient une Figure appelée Globe ailé ou Grand Symbole, en Occultisme ; formée d’une queue d’oiseau, supportant des ailes déployées (ceci constitue déjà un T, tau, qui est, dans certains cas, un symbole phallique. On s’en convaincra en examinant les sexes des Quatre Cynocéphales en adoration, un des plus beaux monuments du L. (A. E. en bas, première salle) que l’on a mis dans l’ombre) un Globe, un Cercle, ou une Rose, Figures féminines, occupent le centre du pantacle. Au-dessus, émergent deux serpents, disposés en ω, avec les têtes convergentes, comme ci-dessus, et dans le Caducée.

Puis, il y a le Caducée d’Hermès – Anubis, dont la forme est bien connue, deux serpents entrelacés autour d’une baguette centrale. Une variante curieuse, en ce sens qu’elle se rapporte au sens sexuel des oiseaux, est celle qui en a été faite par Khunrath, dans la planche : la Rose-Croix Alchimique de l’Amphitheatrum Sapientiæ Æternæ. La baguette est devenue une colombe, coiffée d’une tiare, et les serpents, les deux ailes déployées et enflammées (Cf. St. de Guaïta, Au Seuil du mystère, p. 109. 3e édition. 1895. La planche est à l’envers). Ici, l’on arrive dans la Magie Hermétique. Je m’étais demandé, même, si la figure mystérieuse Rebis (un corps portant deux têtes, d’homme et de femme) employée par les alchimistes, n’était pas une variante du Caducée, mais il n’en est rien.

Le Pschent, formé d’un vase renversé, soutenu par deux montants, dont les sommets sont enroulés, présente un aspect analogue.

Cependant, le Caducée peut se montrer sous la forme chrétienne du Vase, entouré ou soutenu par deux oiseaux (Saint-Étienne de Caen), qui parfois boivent dedans, ainsi qu’on le voit justement sur certains des bas-reliefs byzantins de Venise (voir p. 97). C’est, qu’en effet, le Caducée a introduit, dans la figure du Biphallus, un troisième élément central, qui pourrait être le Vase, ainsi qu’on vient de le voir. La baguette centrale se termine, en effet, par des ailes déployées, ou parfois par une fleur de lis ou de lotus, comme dans le Mss. ci-dessus ; ou même par une rose épanouie comme sur le piédestal à gauche du monument d’Anne de Montmorency, par B. Prieur (L. Salle de Jean Goujon, pièce 268). Tout cela en fait un symbole féminin.

Dans la Rose-Croix, de Khunrath, elle est représentée par le corps de la Colombe, Figure essentiellement féminine, que j’ai étudiée, spécialement, dans le Pain Brié (p. 56 et suivantes). Ainsi donc, le Caducée représente le Principe Générateur Féminin, unique, entouré, de toutes parts, du Principe Générateur Masculin, multiple, sous la forme du Biphallus. Je pense être le premier à donner cette explication nette, qui montre que le Caducée d’Hermès est un symbole complet de la Génération, attribué, non sans raison, à Mercure qui joue souvent, hélas ! un rôle dans cette opération, ou plutôt dans ses suites.

On fait, dans le Midi et, notamment, à Cannes, à la Faïencerie du Mont-Chevalier, des vases à fleurs qui me paraissent procéder d’une idée analogue.

Il y a, au centre, un grand vase, unique et large, qui est entouré d’un cercle de petites bouteilles, pressées les unes contre les autres. On met, au milieu, un pot de fleurs et, autour, des fleurs coupées. Il n’est pas difficile de voir là une analogie avec le Principe Féminin unique assiégé par la multiplicité du Principe Masculin, et cette traduction céramique d’une loi sexuelle est assez amusante. Elle est, d’ailleurs, éclose, comme toujours, au soleil du Midi.

Ainsi, dans la Nature, dont les symboles hermétiques ne sont que l’exacte traduction, dans les règnes végétaux et animaux, ont voit un nombre considérable d’étamines pour un pistil, beaucoup de mâles pour une femelle, et une quantité innombrable de spermatozoïdes pour un ovule.

Un des derniers usages du Caducée a été fait en symbolique par Éliphas Lévi (1855), dans cette figure du Baphomet, qui est en tête du Rituel de la Haute Magie et qui a été affichée dans toute la France, en 1885, à la publication d’un livre de Léo Taxil. Mais Éliphas Lévi paraît avoir vu, dans le Caducée, soit un emblème uniquement polyphallique, soit un symbole androgyne ; la partie masculine étant au centre et les serpents figurant « les deux vases » par leur disposition en 8. Cette représentation symbolique correspond, d’ailleurs, à la réalité anatomique de l’entrecroisement des fibres d’origine du bulbo-caverneux avec le sphincter externe de l’anus. C’est, encore, une preuve de plus de l’origine réelle et scientifique des symboles hermétiques.

Toutefois, cela représente l’inverse de ce que je viens d’exposer et on pourrait croire, d’après l’étude ci-dessus, que le père de l’occultisme contemporain a commis là une erreur d’interprétation. Mais, à vrai dire, suivant les époques, les parties du Caducée me paraissent avoir reçu, de la part de ceux qui s’en sont servis, des significations, tantôt masculines, tantôt féminines, suivant les idées préconçues, particulières à chacun.


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Fig. 25La figure du Biphallus paraît donc plus fréquente qu’on ne l’aurait cru, à première vue ; et il semble qu’il y a là un reste, des plus intéressants, de traditions presque effacées par les civilisations modernes.

Mais les hommes ont donné la forme des Figures aux objets usuels, aux ustensiles, aliments. Or, parmi ceux-ci, il y en a deux qui ont servi, de temps immémorial, pour l’exercice des différents cultes. Suivant les croyances, les hommes ont pu leur donner des formes différentes, leur usage n’a guère varié : et si, aujourd’hui, beaucoup ont oublié le sens des traditions anciennes, deux témoins sont encore là pour les rappeler. Ce sont le Vase et le Pain.

Ceux-ci devraient donc pouvoir présenter la forme du Biphallus. En effet :

Le Vase. – On verra deux spécimens de vases Biphalliques (fig. 25 et 26, Collection personnelle).

Ces vases sont toujours en verre.

Ils sont formés de deux récipients contigus, ovoïdes (29), supportés par un pied et munis, chacun, d’un goulot allongé, dirigé en sens inverse de l’autre ; ou, d’une panse piriforme sessile, divisée en deux par une cloison verticale, ayant un versoir pour chaque côté. On y met l’huile et le vinaigre, condiments de la salade, mais usités autrefois dans les sacrifices, sous forme d’huile et de vin, d’où dérive le vinaigre. Pour s’en servir, on verse, d’un côté ou de l’autre, les liquides contenus dans les récipients. Mais, pour ne pas en répandre, il faut qu’il y ait suffisamment de liquide des deux côtés.

Fig. 26 Ces Vases se trouvent dans la Provence, l’Italie ; on s’en sert à Marseille, colonie grecque, comme chacun le sait bien. Il y en a un beau spécimen au T. (1er étage, Vitrine Provence et Niçois).

Ils sont d’origine ancienne. On en verra trois, analogues à la figure 26, à C., (1er étage, Salle des Tapisseries de la Licorne). Ce sont des verreries Vénitiennes du XVIe siècle, nos 4829 et 4830.

On remarquera l’analogie des vases (fig. 25 et 26) d’origine Italienne, avec le Biphallus de Nuremberg.

En Espagne, on se sert, pour les mêmes usages, d’un vase semblable à celui de la figure 25. La forme est la même ; seulement, il n’y a pas de pied, les récipients sont piriformes, très allongés. Ils reposent sur la table avec des galets de calage. Leurs cols sont plus longs que sur le vase italien. On vent à Paris de ces « huiliers espagnols » dont les goulots ont un bouchon à l’émeri, attestant la microphobie des Parisiens, inconnue aux gens du Midi. Ces verreries doivent être très employées, car les magasins du Printemps en avaient toute une collection, en janvier 1912.

On peut rapprocher de ces vases les poteries formées d’une panse rebondie, présentant à la partie supérieure, deux goulots divergents, en V, parfois réunis par une anse et représentant souvent les cous d’animaux (oiseaux, quadrupèdes) terminés par une tête, dont la bouche sert d’orifice. On peut verser ainsi à droite ou à gauche, en inclinant le vase (T. 1er étage, Nouveau Mexique, Vitrine 28 bis ; Bas-Pérou, Vitrine 10 ; et L, vases grecs, style Leucanien).

Il y a, même, des lampes antiques, dont certaines sont chrétiennes, qui sont formées d’une panse unique avec deux becs allongés et divergents en V, d’une forme analogue (L., Salle 38, Antiquités Chrétiennes).

Dans la Liturgie Catholique, on retrouve l’idée d’un Vase double, qui sert au Sacrifice. Il faut faire bien attention, ici, que je dis : un Vase, et non le Vase, qui y a toujours le sens du Vase Sacré, récepteur, en l’espèce, le Calice. En outre, je ne dis pas deux Vases, mais un Vase double, servant à verser et non à recevoir. Ce Vase est constitué par deux fioles (les Burettes) à panse sphérique et à goulot allongé, contenant le Vin, la Liqueur Fermentée, le Sôma ; et l’Eau, Élément primordial, destinés à être consacrés.

Le servant, toujours du sexe masculin, prend les burettes, une dans chaque main (parfois, l’officiant les prend lui-même). De la droite, il verse le Vin dans le Calice ; puis, de la gauche, il y met un peu d’Eau. Les deux substances doivent, en effet, être mélangées dans le Calice et non en dehors, comme on pourrait le faire, en mettant de l’eau dans le vin de la burette. Il est vrai que, parfois, l’enfant de chœur qui sert la messe aurait pu prendre déjà ce soin ; mais cela ne compte pas. Il y a donc bien là l’idée et l’application, au culte de Dieu, d’un vase émetteur double, et cela, avec le sens de Substances qualitativement supérieures, destinées à être consacrées, transformées en une substance divine.

Mais il ne s’agit pas d’une Figure ou d’un Vase biphalliques, car ceux-ci ont un sens éminemment créateur, par acte sexuel et non par Acte Verbal, celui-ci étant employé, dans la religion catholique, par Dieu, à l’Origine ; par Christ, pendant la Cène ; et par le Prêtre, pendant la Consécration. Et la différence, entre ces deux sortes d’Actes Créateurs, constitue, justement, celle qui sépare la création du monde par Ælohim, dans la Genèse de Moïse et la transformation sexuelle qui fut faite de ce monde, à la suite de la tentation de la Femme par le Serpent Nahasch ; et les Figures biphalliques ne sauraient, en aucune façon, s’appliquer à Dieu, suivant l’idée répandue dans nombre de religions, que toute œuvre de création sexuelle procède d’un Esprit inférieur.

Le catholicisme, faisant une erreur énorme, provenant de l’ignorance, confond son Satan, éclos au Moyen Age, avec le Nahasch de Moïse. Or, et c’est là un fait très remarquable, dont je n’ai eu connaissance qu’au moment où ceci allait être imprimé, on verra un vase biphallique, exactement semblable à celui de la figure 25 (p. 103) posé, sur une table, où Satan festoie avec ses fidèles, dans une des si curieuses gravures (p. 5.) de Henry de Malvost, qui illustrent le Satanisme et la Magie, de J. Bois (1895). Ces dessins ont un sens ésotérique, qui manqua parfois à Félicien Rops dans ses compositions diaboliques. Il est possible qu’ici, de Malvost ait eu, en plaçant ce Vase, une intention qui se rapproche de ce que je viens de dire à propos du sens sexuel de création par un Esprit inférieur, pour le vase Biphallique, destiné à celui-ci. Mais peut-être l’artiste a-t-il eu, simplement, le but décoratif et pittoresque de mettre un huilier-vinaigrier sur la table Satanique. J’aurais pu m’en informer, mais je déteste importuner les gens avec mes questions.

Les alchimistes employaient, mais sans rapport probable, un schéma du vase, figure 25, deux petits cercles, surmontés de deux lignes croisées en X, pour représenter le Réalgar, sulfure natif d’arsenic, As²S².

Il est probable que je reprendrai, plus tard, la question de la filiation historique du Biphallus.

On remarquera que les Figures analogues au Biphallus et d’origine ancienne dont j’ai parlé, page 93, n’ont pas le sens sexuel inférieur, précis, du Biphallus, apparu pendant l’époque chrétienne, avec la conception du diable, qui est encore en vigueur. C’est aux environs du XVIe siècle que la véritable figure du Biphallus semble s’être constituée et avoir été spécialement appliquée au diable, alors qu’avant, elle avait un sens général de Pouvoir Supérieur. En effet, le Schenckius, le Delrio, le Prierias, le Jugement de Nürnberg, les vases biphalliques (p. 104), tout cela est à peu près contemporain. C’est qu’alors la chrétienté était croyante et paillarde.

Maintenant, un petit coup d’Égyptologie pour retrouver le Vase double et le Vase Biphallique, émetteur, ou son frère.

A. – Il y a une peinture funéraire curieuse où trois femmes paraissent. La première tient, de la main droite, une écuelle, et, de la gauche, les deux Burettes, les mêmes que celles de la Messe actuelle, qui ont dû servir pour une libation (L. A. E., rez-de-chaussée, première salle, dans la septième ouverture. Fragment de tombeau, Pièce D, 60.)

B. – Au milieu de la salle, est un grand bas-relief peint, du tombeau de Seti Ier, où ce personnage présente, de la main droite, un objet double, bizarre, à la déesse Hathor, qui a la main gauche passée entre les deux moitiés (30). Celles-ci, horizontales ou très inclinées, sont allongées, coniques et incurvées, tournées l’une vers l’autre, par leurs concavités, couvertes de quadrillages verts, sauf à leurs petites extrémités, lisses et coniques, dirigées vers la déesse. La grosse extrémité est arrondie.

On peut s’en faire une idée, par deux gros cornichons, se regardant, ou une lorgnette de théâtre placée de champ.

La main de la déesse peut cacher quelque chose qui unirait les deux parties, sans quoi l’inférieure tomberait. En outre, la position de la main, passée entre deux, indique que les objets devraient, dans la réalité, se croiser dans deux plans différents, comme sur le vase, figure 25. Des lignes, partant de l’extrémité lisse supérieure, indiquent un liquide qui s’écoule, vers Hathor, comme cela arrive avec les gourdes dont on se sert dans les pays méridionaux, pour boire à la régalade.

Que peut bien être cet objet ? Il semble être formée de deux gourdes, en effet, qui seraient protégées, et une interprétation très simple est celle-ci : Séti, qui paraît au mieux avec la déesse, lui fait une sorte de libation, avec un vase biphallique ; en quoi, on ne peut dire qu’il Hathor.

La forme incurvée et les extrémités lisses montrent qu’il ne s’agit pas de fruits, analogues à ceux que tiennent des personnages Assyriens (fruits de l’arbre de vie, ressemblant à des ananas ou à des pommes de pin ; la pomme de pin, imputrescible, était, dans l’Antiquité, un symbole de l’Éternité). Mais il n’y a, en outre, jamais qu’un fruit dans les monuments où la pomme de pin est représentée (L. A. A. Sargoun, Génies).

Le Pain. – On a vu, dans ce livre, les différents aspects des Pains biphalliques de Venise.

Ils représentent une des manières d’être du Biphallus, le mode calme, comme le Chapiteau Ionique. Il faut y voir, certainement, une raison de commodité, le pain est plus ramassé, ainsi, et ne présente pas de prolongements, qui seraient fragiles si l’on faisait des pains analogues aux Vases (fig. 25 et 26, p. 103 et 105), et d’aspect érigé.

Ces pains biphalliques, comme les Vases, sont des expressions symboliques de création sexuelle, d’ordre inférieur.

Ainsi donc, le Vase, et le Pain sont un peu là pour témoigner des survivances du culte du Biphallus. Celui-ci n’est qu’une forme hyperdulique (je regrette d’employer cette expression, mais il n’y en a pas d’autre pour traduire cela) du culte du Phallus. C’est ce culte au carré, exprimant le besoin que les hommes ont toujours eu de croire à un Pouvoir Générateur extraordinaire, qu’ils pourraient acquérir un jour. Dans la pratique, on se rappellera que les Rois, les Empereurs ont toujours passé, dans l’histoire, pour avoir cette sorte de Puissance. Les potentats d’Orient avaient, disait-on, des enfants par centaines, et mettaient à mal des multitudes de femmes. Que certains aient eu dans leurs harems, des femmes en quantité, cela est reconnu ; mais qu’elles aient souvent servi à autre chose qu’au plaisir des yeux du seigneur, c’est différent.

Mais, actuellement encore, les hommes croient, sans contrôler si cela est exact, à ce privilège de la puissance génitale chez les souverains, et les journaux parlent de sultans auxquels il faut quatre vierges tous les soirs ; le Minotaure est toujours debout, quoi !

Mais si le culte du Phallus a eu cette forme exaltée du Biphallus, rare en vérité, et assez difficile à retrouver, le même phénomène ne s’est pas produit dans les pays où le culte du Principe Féminin a laissé des traces. Il n’y a pas de Bictéïs, pas plus que de binitrates. Peut-être, parce que, de ce côté, il y a moins d’Apparence ; mais, plutôt, parce que le Principe Générateur Féminin est apparu aux hommes, qui en ont fait l’objet d’un culte, avec une telle somme de pouvoir primordial, qu’il ne saurait être susceptible d’être augmenté en aucune façon, ainsi que je l’ai dit dans l’Anneau-l’Épée. Dans quelque monde que ce soit, il agit avec la même puissance.

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Les traditions, qui ont amené la formation de Vases et de Pains phalliques ou Biphalliques, se retrouvent dans les pays du Nord, où le culte du Principe Féminin semble avoir la prédominance sur l’autre. Prenons par exemple, le Calvados.

Étant enfant, j’ai joué avec des vases faits, pour des ménages de poupée, dans les environs de Bayeux et vendus à Honfleur.

J’ai pu, il y a quelques années, retrouver ces vases chez un marchand de faïences et poteries. (On en vend toujours dans les bazars, etc.) Il est inutile de les reproduire ici. J’ai un vase qui, vu par l’ouverture, a exactement la forme d’une vulve, dont les petites lèvres seraient écartées, et il présente l’aspect de la figure, publiée dans le Traité d’anatomie humaine, de Testut.

Ces vases sont assez commodes pour mettre des allumettes des deux côtés. Je rappellerai que les bénitiers de la cathédrale de Sienne et de Santa-Maria Novella de Florence sont ainsi faits.

Quant aux pains de forme ctéïnne, j’en ai assez longuement parlé dans le Pain Brié.

Ainsi donc, on a pu suivre par ce travail, où j’ai exposé des idées hardies, comment s’est faite, depuis des animaux jusqu’à des êtres extra-naturels – en passant par la Légende plaisante, le Roman, l’Art et la Religion – la filiation du Biphallus, qui se trouve encore représenté, de nos jours, par le Vase et par le Pain et fait partie des restes du culte primitif des hommes pour les Principes Générateurs, et, notamment, le Masculin.

Telle est la genèse de cette Figure, qui n’a encore jamais été étudiée.

Le Biphallus est, du reste, une conception tristement pratique ; car, tous ceux qui font du tourisme automobile savent, qu’en matière de monocylindre, mieux vaut n’avoir qu’un seul moteur, et qui soit bon, que d’en avoir deux, qui ne s’entendent jamais.

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ÉPODE
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La question du pain brié peut donc se résumer en ces termes :

Il y a des pays qui usent d’un pain d’origine antique.

Ce pain est fait avec une pâte très ferme. Il est compact.

La pâte en est peu levée, et au levain, suivant le mode antique, ce qui laisse au pain sa compacité.

La pain, ainsi fait, est ce qu’on nomme le Pain Brié.

Dans certains pays, pour pétrir plus facilement cette pâte, on se sert d’un levier ; c’est le brion, la brie.

On donne à ce pain des formes qui sont en rapport avec les organes générateurs ; formes masculines ou féminines, avec prédominance, suivant les pays, de l’une ou de l’autre ; mais, on trouve les deux sortes.

Il y a des formes (géométriques, polygonales, phalliques, biphalliques) qui semblent réservées au pain brié.

Les formes de ce pain se présentent ainsi : monophallus et biphallus d’une part ; ctéïs, de l’autre.

Ce sont des restes de religions païennes, probablement très vieilles.

Ainsi, dans les pays Méridionaux, où des religions ont été fondées sur la prédominance du principe masculin, le pain brié aura une forme phallique, de façon presque exclusive.

Il s’agit là d’un culte du Pouvoir Générateur. La forme biphallique procède de l’idée d’un Pouvoir semblable, mais supérieur, exalté.

Le Biphallus semble être donc un legs assez vivace du passé, puisque la plupart des exemples qui en sont rapportés ici, sont postérieurs au Paganisme.

Venise et la Vénétie usent depuis longtemps de pain brié. Ce pain présente, dans Venise surtout, des formes assez nombreuses, qui peuvent se résumer ainsi :

1° Des types masculins monophalliques ;
2° Des types masculins biphalliques ;
3° Des types féminins de forme ctéïnne.

Ces derniers sont beaucoup plus rares et on y fait usage, plus fréquemment, des deux premiers.

Au contraire, au Nord, dans le Calvados, par exemple, on ne trouve guère que des formes féminines et le véritable pain brié de la région d’Honfleur n’a pas la forme phallique. On peut voir là un lointain souvenir de la prédilection des peuples du Nord pour le Principe Féminin, dont la supériorité forme le fond de la Tétralogie, l’Anneau du Nibelung, de Richard Wagner.

Et, il n’y a pas à dire, la Tétralogie et les Symphonies de Beethoven, ça vous donne un fameux coup d’alésoir à un bonhomme.

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En résumé, toutes les formes données au pain brié vénitien sont sexuelles ; ce qui est la confirmation des idées que j’ai avancées, en 1909, pour le pain brié du Calvados.

Quelqu’un, ayant beaucoup voyagé, me disait, un jour : « Dans l’Inde, vous verriez le culte du Lingam. » Il est inutile, comme on le voit, d’aller si loin. Il faut laisser aux Savants le soin d’épiler une inscription du temps des Antonins et de discuter si Horace avait, ou non, une maison de campagne. Ce qui caractérise certains travaux dits originaux, de notre temps, c’est qu’ils sont, à l’analyse, faits en prenant le contrepied de tout ce qui a été cru, ou dit, jusqu’alors, sur certains personnages, et en donnant, à ceux qui avaient mauvaise réputation, les qualités reconnues aux autres jusqu’ici. C’est ainsi que Christ, adoré pendant deux milliers d’années, fut prétendu avoir été un aliéné, après avoir passé pour un mythe solaire ; que, par contre, Socrate et Sapho, des Invertis célèbres, ont été découverts comme les plus irréprochables des Grecs ; que Phryné a été proclamée une femme de vertu, ayant fait partie de la Ligue contre la Licence des Grues ; et que, Gilles de Rais n’aurait été qu’une innocente victime du clergé de Bretagne, hou ! hou ! qui voulait s’emparer de ses biens, au lieu d’avoir été le fou sadique connu de tous. Cela est bon pour les séances des Académies. Mais il faut considérer les choses, au point de vue des causes générales, qui ont dirigé les hommes dans leurs actions, depuis leur origine. Le culte du Lingam a été un de ces fils conducteurs, dont on semble, aujourd’hui, vouloir ignorer l’existence. Or, ce culte-là, je le retrouve, dans notre vieille Europe, au milieu de notre vie courante. Lorsque je parlai d’étudier le Pain Brié, en 1909, l’un me dit : « Qu’est-ce qu’on peut bien dire sur cette question ? » Et l’autre écrivit : « Comprend-on qu’un médecin puisse s’intéresser à des sujets pareils ? »  Pourtant, c’est moins dangereux que la chirurgie, bien que laborieux. On s’en rendra compte, par ce fait que, d’ordinaire, on a été précédé par quelques chercheurs. Ici, les travaux des autres, utiles pour établir celui-ci, se réduisaient à rien, à Paris comme ailleurs. Mais, bien que scabreux à exposer avec cette hardiesse d’idées, j’ai trouvé déjà, dans ce sujet, matière à plusieurs ouvrages pour l’effarouchement de quelques-uns, en regardant, simplement, des Formes près desquelles les hommes passent, d’ordinaire, sans même jeter les yeux dessus.

Ces choses sont délicates à faire. Les anciens Romains mettaient un Priape dans toutes les propriétés, pour se protéger des voleurs et des sorciers. Et personne ne s’en alarmait. De nos jours, les hommes font usage de pains sexuels. Les Normands jouent aux boules sur une piste en bois ayant la forme d’un grand phallus (31). Mais leur dire cela, est s’exposer à se faire regarder de façon malveillante, surtout si on est seul. Il ne faut pas, en ce monde choquer les sens ou les conventions, si on veut être bien vu. On pensera que vous avez voulu faire une sale blague, que suivra une rancune aussi agressive que cette odeur, si vous mettez sous le nez d’un ami, un flacon de brome, alors que vous aurez eu, par là, l’intention louable de le faire se souvenir, désormais, que celui-ci fut découvert par Balard.

                    Venezia, août 1910 et Paris, 8 janvier 1912.

Index des abréviations et notes

NOTES :
(1) Encore dans l’inédit, hélas !
(2) De Saint-Amand, Lettres d’un voyageur à l’embouchure de la Seine. Paris, 1828, p. 227.
(3) Avis aux aquarellistes.
(4) Voir les abréviations, p. 121.
(5) Andre de Michieli, dit Vicentino, 1539-1614.
(6) Fig. 14, p. 54.
(7) Par côté Sole, j’entends celui qui a reposé sur la sole du four, à la cuisson. Sur la table, le pain repose, d’ordinaire, sur le côté Sole. C’est cette position que je nomme : position d’aliment.
(8) De la trad. Lisieux, 1882.
(9) On mange à Paris, surtout vers le 1er janvier, des bonbons, faits avec une masse sucrée de forme ovalaire, au milieu de laquelle est une amande, dont un côté sort, par une fente longitudinale du bonbon. Le tout ressemble exactement à une vulve.
(10) Cette figure est renversée ici, pour montrer l’analogie.
(11) Peut-être même cette Donna Onesta ne l’était-elle pas du tout. – Cf. Dr Tassini, Curiosità Veneziane, ovvero Origini delle Denominazioni Stradali di Venezia, p. 236.
(12) J’ai appelé de ce nom une représentation symbolique d’une forme naturelle qui est devenue pour les hommes l’objet de manifestations de crainte, d’admiration, de respect, de culte (L’Anneau-l’Épée, p. 6.)
(13) Comme exemple, examiner la bourse phallique portée par le Mercure, dit à la Bourse (c’est, peut-être, pour cela qu’il était le dieu des voleurs) L. Antiques, Salle X. Pièce n° 178. On comparera le sexe du dieu et la bourse qu’il tient à la main.
(14) J’ai vu, à München, des petits pains qui ont cette forme, dérivée certainement du croissant, dont la languette médiane est exagérée. J’ai dit, dans le Pain Brié, que cette languette est l’équivalent d’un pénis.On se représentera ces pains en dessinant un croissant, dans la concavité duquel on mettra un triangle à large base, dont le sommet sera sur la ligne qui joint les pointes du croissant.
Or, la Figure ainsi dessinée a été employée en magie, par exemple, au milieu d’un pentagone renversé, dans le Sorcier, gravure, p. 119, du Temple de Satan, de St. de Guaïta. C’est le même symbole que la Main de Gloire, chandelle placée au milieu d’un croissant, dont l’Enchiridion Leonis papae, 1667, p. 124, et Le Rituel de la haute magie, par Eliphas Lévi, p. 225, présentent des reproductions.Tous ces symboles sont les mêmes et se réduisent comme sens, à un phallus, dont le scrotum est représenté par le croissant. La lettre hébraïque Schin,  [grec p. 70], a la même signification hiéroglyphique. D’Olivet (La Langue hébraïque restituée, première partie, Racines, p. 225) dit qu’elle représente « la partie de l’arc d’où la flèche s’élance en sifflant ». Le Sepher Jesirah dit que c’est elle qui règne sur le Feu. Il est intéressant de retrouver ces Figures représentées, aujourd’hui encore, par des pains. Ainsi que je l’ai déjà montré dans le Pain Brié, p. 49, certaines formes données aux pains, ne sont autres choses que des formes sexuelles, qui ont été usitées en magie, sous l’aspect Pantaculaire.
(15) J’en donnerai la reproduction dans un autre ouvrage.
(16) On fait, avec, les Nerfs de bœuf, en mettant dedans une lame de fleuret, forgée au rond.
(17) Les rouleaux de papier (expression populaire).
(18) Cependant un sujet, cité par le D. D. se servait de ses deux organes, ce qui, d’ailleurs, ne veut pas dire qu’il était vaillant comme deux.
(19) Il y a ainsi toute une littérature graveleuse, en quelque sorte occulte, car elle n’est imprimée nulle part (le Rictus a fait dernièrement la première tentative pour en réunir quelques chansons). Les hommes s’en lèguent oralement les différentes pièces, dans les agglomérations, comme, jadis, les prêtres orientaux se transmettaient les secrets d’initiation. Il s’agit ici d’une véritable tradition orale sexuelle.
(20) On trouvera, dans le Journal, du 21 décembre 1911, le compte rendu d’une affaire, qui montre qu’il y a des hommes pour chercher toujours ce secret et pour faire croire, à des femmes surtout, qu’ils l’ont trouvé.
(21) Actuellement 39, rue de Châteaudun.
(22) Le Cabinet des estampes de la Bibliothèque Nationale n’en possède aucune pièce.
(23) Voir p. 87.
(24) Par exemple, les soldats italiens torturés à Tripoli. – Cf. le Journal, 30 novembre 1911.
(25) Il y a des éditions antérieures à celle-là.
(26) Sans date, ni lieu d’origine ; il me paraît être du XVIe siècle environ, mais je ne saurais dire dans quel pays il a pu être fait. C’est, probablement, un ouvrage allemand.
(27) D’après Albert Poisson.
(28) Révéler, voiler à nouveau.
(29) Ceux de la figure 25 ont été faits, par erreur, un peu trop sphériques.
(30) Le monument ne porte aucune explication sur l’acte des personnages.
(31) Je tiens ce renseignement de M. Gabriel Célos, mon frère.

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