Un Bal d’Etudiants (Bullier) : notice historique, accompagnée d'une photogravure et suivie dun appendice bibliographique par un ancien contrôleur du droit des pauvres.- Paris : Librairie H. Champion, 1908.- 33 p.- 1 f. de pl. ; 19 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (14.IX.2007)
Relecture : A. Guézou
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Le bal bullier (833 ko)

Un Bal d’Etudiants
(Bullier)
par
UN ANCIEN CONTROLEUR DU DROIT DES PAUVRES

~ * ~
Saltavit et placuit.

Il y a quelques années, on pouvait lire à la quatrième page des journaux l’annonce de la mise en vente dans l’étude de Me Prudhomme, notaire à Paris, de BULLIER, le célèbre bal de la jeunesse des Ecoles, connu de nos pères sous le nom de CLOSERIE DES LILAS.

Certes, cette grave nouvelle ne tarda pas à faire son tour de France, et nombre de compassés magistrats, solennels notaires ou sévères médecins, du fond de leur province, n’ont pu se défendre d’un soupir de regret en songeant que la vieille salle mauresque de l’avenue de l’Observatoire, témoin de leurs ébats capiteux de la vingtième année, allait peut-être disparaître à jamais !

Les causes de cette vente, il ne fallait, hélas, pas les chercher bien loin. La valeur de plus en plus croissante des terrains dans Paris était de nature à tenter plus d’un gros capitaliste qui aurait fait édifier, dans ce quartier si salubre du Luxembourg, de hautes maisons aux importants revenus. Certains objectaient aussi que ce bal, si connu il y a cinquante ans, n’avait plus raison d’être, distancé qu’il était par des établissements similaires d’un modernisme plus pimenté. Les moeurs des étudiants de nos jours ne ressemblaient plus à celles de leurs camarades d’antan, qui demandaient exclusivement au seul Quartier Latin leurs moyens de travail et aussi de plaisir. La vie joyeuse semble s’être déplacée : Montmartre et ses spirituels chansonniers, les établissements excentriques de la rive droite, attirent la foule ; beaucoup d’étudiants suivent le mouvement. Bref, il s’en est fallu de peu que les souvenirs accrochés aux lilas du célèbre jardin, reste pittoresque du vieux Quartier Latin, ne s’envolent au milieu des gravats des démolisseurs.

Heureusement, pour des raisons que nous n’avons pas à examiner, le vent destructeur qui soufflait dans les arbres de l’ancienne Closerie s’apaisa, et Bullier, rajeuni par une porte au monumental fronton de céramique, va servir, pour longtemps encore, nous l’espérons du moins, de rendez-vous à la bruyante jeunesse des Écoles.

Il peut être amusant, à cette occasion, de jeter un rapide coup d’oeil sur les origines de cette salle, qui devait seule survivre, au Quartier Latin, parmi les établissements du même genre consacrés aux ébats chorégraphiques des étudiants de jadis.

Nous avons trouvé dans un petit volume, rarissime aujourd’hui (1), des détails aussi piquants que peu connus sur les habitués de la Closerie. Le livre, certainement écrit par un ancien étudiant, est dédié « au père Bullier », qui avait caressé, paraît-il, l’intention d’écrire ses mémoires. Le projet n’eut pas de suite, si nous en croyons l’auteur anonyme du volume en question, et il le déplore : « Vous avez vu beaucoup, Monsieur, et rien qu’en vous bornant à être l’écho indiscret des bosquets de la Closerie, vous feriez encore un livre fort intéressant. »

Intéressant, certes, le livre de M. Bullier l’eût été assurément, bien plus que les soi-disant mémoires de Mademoiselle Rigolboche, qui virent le jour à cette époque. Loin de nous l’idée de combler la lacune ; cependant, il ne nous paraît pas inutile de consacrer quelques pages à cette maison qui a bien sa place marquée dans l’histoire anecdotique du vieux Paris.

En 1840, il y avait deux bals en titre au Quartier Latin : la Grande-Chaumière, boulevard du Montparnasse, et la Chartreuse, ancêtre de notre Bullier actuel. Le premier était situé à la hauteur du n° 120 du boulevard Montparnasse. Fondé en 1787 et démoli depuis longtemps, cet ancien temple de la danse a fait place à des maisons de rapport. La rue de la Grande-Chaumière en consacre seule le souvenir. Il méritait mieux, car il avait connu des jours de prospérité, sinon de gloire.

La brune Clara Fontaine, à la taille cambrée, en était la grande prêtresse et passait pour être, avec Rigolboche, la créatrice de la danse échevelée, connue sous le nom de cancan, de même que, plus tard, Elise Sergent, dite la reine Pomaré, devait lancer la Polka à Mabille :

O sublime cancan
Dont l’élan infernal
Fait frissonner jusqu’au Municipal…..
                              
Le propriétaire du lieu était le père Lahire, dont Alfred Delvau nous a laissé un saisissant portrait, dans les lignes qui suivent, empruntées à son intéressant volume, Les Cythères parisiennes : « Le père Lahire, au ventre si rotond, au masque moitié polichinellien et moitié napoléonien, les mains derrière le dos, sa vaste tabatière dans son vaste gilet, surveillait et modérait vos écarts, en vous adressant même, de temps en temps, une allocution brève, à la façon impériale, goutte d’eau de sagesse sur votre ébullition de folie. Il représentait la morale et l’autorité, ce père Lahire, cet excellent marchand de vins en gros, devenu, par son mariage avec la fille de M. Benoiste, propriétaire de la Chaumière, entrepreneur de plaisirs ; et, en cette qualité, il se montrait rigide, quelquefois même trop rigide, lorsque, par exemple, et pour l’exemple, d’un poignet vigoureux que lui eût envié plus d’un sergent de ville, il vous arrachait à vos entrechats exorbitants et vous déposait hors de l’enceinte du bal avec tous les égards dus à votre inexpérience. »

La clientèle de la Chaumière, c’étaient les étudiants et leurs compagnes, les biches étudiantes, comme on les appelait à cette époque.

Messieurs les étudiants s’en vont à la Chaumière
Pour y danser l’cancan à la Robert Macaire
…………………………………………………………
…………………………………………………………

La Chartreuse était régentée par un sieur Carnaud qui cumulait les fonctions de chef d’orchestre, premier violon, restaurateur, cafetier, compositeur et, de plus, littérateur ! Oui, littérateur, car, si nous en croyons Edmond Texier, nul n’a enrichi de plus de mots que lui la langue du pays latin. « Chaque fête, et il en inventait à chaque instant de nouvelles, était motif pour lui de lancer un mot en même temps qu’un nouveau quadrille. Tantôt, c’était la fête des vendanges, quadrille déchiranco-chicandart, tantôt, l’hôtel des haricots, avec accompagnement de clefs et de chaînes froissées ensemble, grande polka exhilaran-déliran-chocnosophe ». Mais les bons mots n’ont qu’un temps, le public s’en fatigua, et, faute de clients, M. Carnaud mit la clef sous la porte en 1847.

C’est alors que François Bullier, ancien préposé aux quinquets fumeux de la Chaumière, déjà propriétaire du fameux bal du Prado, fondé par Venaud en 1810, dans la Cité, sur l’emplacement de l’ancienne église Saint-Barthélémy, eut l’idée d’utiliser le terrain abandonné par Carnaud et qui appartenait alors à un ancien avoué, Me Pierrouette, nom éminemment symbolique. Un bail avantageux et à longue échéance fut signé avec le propriétaire, et le bas Bullier actuel sortait du néant. Il restait à lui donner un nom ; les lilas du jardin de la Chartreuse furent les parrains et marraines naturels du jeune établissement, et le nouveau venu fut bientôt connu sous le nom poétique de « Closerie des Lilas ». On y dansait d’avril en octobre, l’hiver ramenait la clientèle au Prado. Les débuts de la Closerie furent modestes, mais bientôt elle s’annonça comme une redoutable rivale de la Chaumière. Le papa Lahire avait nourri un serpent dans son sein !..

M. Bullier introduisit de nombreuses réformes dans l’exploitation de son établissement fixé à la modique somme de un franc ; de plus, grande révolution pour l’époque, les danses n’étaient plus taxées. La vogue fut immense ; les étudiants désertèrent bientôt le boulevard Montparnasse pour accourir en foule dans la salle nouvellement construite et dans laquelle on accédait par l’escalier en pierre que nous voyons encore aujourd’hui. L’estrade de l’orchestre s’élevait au milieu du bal. Dans les beaux jours, on dansait même dans le jardin. Aussi, quand en 1858, le Prado fut démoli, pour faire place au grave Tribunal de Commerce, on agrandit encore la salle ; on déplaça l’orchestre pour l’établir à sa place définitive.

M. Bullier mourut en 1869 ; son neveu et successeur empiéta sur le jardin pour construire la galerie couverte, aux vantaux mobiles, destinée à servir de terrasse de café pendant la mauvaise saison. Il utilisa, à cet effet, les glaces de la salle de l’ancien Prado. Au printemps, les cloisons disparaissent, salle et jardin ne font plus qu’un et livrent ainsi aux ébats des danseurs une arène immense.

Ah ! que ne peuvent-elles refléter les silhouettes disparues, ces glaces antiques, témoins discrets des folies de nos pères !.... Qu’êtes-vous devenues, vierges folles de la Closerie, étoiles autrefois brillantes, maintenant filées, emportées dans un galop final ?.... Comtesse et femme de lettres, comme Céleste Mogador, bourgeoises comme Irma Canot et Clary Fauvette, Madeleine repentante et soeur de charité comme Sophie Ponton, ou bien avez-vous eu en partage le triste sort de cette infortunée Louise Voyageur, morte de la phtisie sur un lit d’hôpital, ou encore de la pauvre Marie Pavillon, succombant gâteuse à un accès de delirium tremens dans un cabanon de la Salpétrière ?.....

Primitivement, l’établissement était ouvert dès neuf heures du matin ; dans la journée, les allées et les bosquets du jardin se remplissaient d’étudiants et de jeunes femmes qui se croyaient un peu à la campagne. Les balançoires étaient alors prises d’assaut par les dames, tandis que leurs cavaliers, en manches de chemise, le béret sur l’oreille, d’un bras vigoureux les poussaient dans l’espace, profitant ainsi des hasards heureux de l’escarpolette. D’autres cultivaient, avec ardeur, le noble jeu du billard chinois ; les gens plus tranquilles vidaient force canettes en culottant des pipes, ou bien encore engageaient d’interminables parties de cochonnet.

Mais, vers 1859, les habitudes, sinon les moeurs, se transforment : la Closerie n’ouvre plus ses portes que les soirs de bal, dimanche, lundi et jeudi. Insensiblement, le nom du maître de céans se substitue à l’ancienne dénomination : la Closerie des Lilas devient « Bullier ». La vaste salle, aux colonnes orientales, resplendit alors de lumières, le jardin s’éclaire à giorno, les bosquets s’embrasent de feux de Bengale ; Desblins lève son archet et, devant un orchestre imposant, les vis-à-vis s’organisent. C’est Magenta, quadrille de circonstance, qui est en vogue, puis la polka des Baisers, tous les deux du maëstro de la maison.

Reportons-nous à cette époque déjà lointaine, descendons l’escalier fleuri par lequel s’engouffre la foule, pénétrons dans le temple dédié à Terpsichore et jetons un coup d’oeil sur la clientèle disparue. La première femme que nous y rencontrerons, c’est Annette, une des plus savantes danseuses du Prado, transfuge du faubourg Montmartre. Le mollet est parfait, aussi, pour le mettre en valeur, abuse-t-elle de sa jambe qui lui sert à faire l’exercice : elle porte l’arme comme un grenadier du grand Napoléon.

Plus loin, en tête-à-tête avec un grog qui n’était pas encore américain, cette opulente brune, aux yeux plus brillants que les diamants de sa parure, est encore une femme de la rive droite, Marie Pellegrin : délaissant, de temps en temps, Mabille et le Château-Rouge, elle vient ici, dit-on, pour oublier les stupides gommeux du boulevard des Italiens.

La jolie petite blonde, en tarlatane blanche, qui, le nez au vent, est en quête d’un cavalier pour le quadrille, c’est Louise Voyageur, femme qui passe pour littéraire, parce qu’on la rencontre souvent, un livre à la main, dans les allées discrètes du Luxembourg. Voici la toute gracieuse Camille, ex-élève sage-femme, reine des bals masqués du Prado où elle porte à ravir le travesti ; son succès y était énorme, surtout dans un certain costume de pêcheur napolitain. On lui prête l’intention de reprendre les cours de la Maternité dès que ses charmes auront cessé de plaire. Remarque intéressante, Voyageur et Camille, à leur grand désespoir, n’ont jamais pu
réussir le grand écart. Dans ce genre, un peu spécial pour l’époque, la palme revient, sans conteste, à Henriette Zouzou. Lorsque les curieux l’entourent, elle n’a pas sa pareille pour cueillir, du bout de son pied mignon, le chapeau d’un fils d’Albion ébahi. Au carnaval de 1858, Henriette avait adopté - sympathie, dit-on, pour notre brave armée d’Afrique - le pittoresque costume de cantinière de zouaves, de là son surnom. Excellente fille, d’ailleurs, qui porte toujours, détail  indiscret, des jarretières bleues…

Le quadrille terminé, l’orchestre murmure la célèbre valse de l’endroit, la Déesse des Fleurs. Cette brune jeune femme, à la taille élégante serrée dans un corsage de moire antique verte qui tourbillonne dans les bras de son cavalier, c’est Irma Canot. Sa fortune date d’hier, et son pseudonyme aussi : il s’explique par son faible pour le canotage et la friture d’Asnières. L’autre plantureuse créature à la voix claironnante, assise à une table, près de l’estrade des musiciens, c’est Marie l’Absinthe. Elle arrivera à se faire payer dans la soirée, pour le moins, une quinzaine de fois, son unique consommation.

Il est dix heures, la salle se remplit, c’et à peine si l’on peut circuler, on s’écrase en dansant : les cavalières ne manquent point. Voici Delphine la Colonne, pilier de fondation du Prado ; Nini Belles Dents, Rigolboche, qui abandonnera bientôt le théâtre de ses premiers exploits pour se désarticuler, tous les soirs, sur la scène des Délassements-Comiques ; la grande Pauline, ex-élève de piano du Conservatoire ; Athalie Bébé, Blondinette, Cora Loulou, Delphine Biquette, Tape à l’oeil, Marie l’Auvergnate, Malakoff, Musette, Pauline Larifla, Adèle Blée, Rigolette, Zélie Hoffmann, Clary Fauvette, Rose Pompon, Davina, Pochardinette, Maria, Olympe Frisette, les soeurs Souris, Angélina, Victorine Gobelotte qui classait ainsi les trois bals de la rive gauche : « Je vais à la Chaumière en gants blancs, à la Chartreuse en gants noirs, au Prado, pas de gants du tout….. connaissant les mains ». Enfin la fière Céleste Mogador, à la taille de Minerve, qui était un peu grêlée « juste assez pour avoir un faux air de la Vénus de Milo », disait galamment Privat d’Anglemont, mais plus complète que son modèle, puisqu’elle possédait deux bras superbes qu’elle montrait volontiers.

Telle est la liste à peu près complète des dégrafées en vue qui fréquentent la Closerie en l’an de grâce 1859, illustrations aussi inconnues de la jeunesse dansante
d’aujourd’hui que les belles vierges folles du Moyen-Age.

Du côté des hommes, quelques types qui ne manquent pas de pittoresque : voici le père Chicard, au large pantalon et au chapeau pointu. Honnête peaussier de la rue Mouffetard, qui répond, dans la vie privée, au nom de Lévêque, il vient, malgré ses 60 ans bien sonnés, danser le pas qui l’a rendu célèbre, digne vis-à-vis de Rigolboche et de Clara Fontaine. Après sa mort, son fils essaiera en vain de continuer la tradition paternelle : il le fera sans succès. Citons aussi le papa Sajou, à la bourse toujours ouverte, que ces dames appellent familièrement « mon oncle », peut-être un ancêtre de feu l’oncle Sarcey ; l’intrépide Pritchard et, enfin, le fameux Brididi, qui lâche quelquefois Mabille, les salons Markowski et la reine Pomaré pour venir danser à Bullier.

Empruntons au livre de Delvau ces vers aussi mirlitonesques qu’oubliés, consacrés à cette époque :

    Silence. Ouvrons les yeux : sur sa frêle charpente,
    Pilado fait rugir la fanfare crispante,
    La valse, la polka déroulent leurs chaînons.
    Qui choisir ? Qui citer sur tant d’illustres noms ?
    A ses cheveux ondés, à son type créole,
    On distingue Frisette, enfant léger d’Eole.
    Dans les bonds convulsifs d’un cercle chamarré,
    L’astre déjà fameux au temps de Pomaré,
    La fière Mogador, étale avec luxure
    Sa taille dont Minerve envierait la cambrure.
    Voilà Marionnette, un oeil dans le lorgnon.
    Celle que vous voyez, avec son pied mignon,
    Frôlant de son danseur la moustache frisée,
    Du nom de Rigolette un jour fut baptisée,
    Heureuse chaque fois que l’écart s’accomplit,
    Au nom de l’inspecteur qui flaire tout délit.
    Pendant qu’au point central cette élite escadronne,
    Pallante et Biarritz, l’une et l’autre baronne,
    Errent deci delà, cherchant un cavalier,
    Avec les trois Fanchon, le mime Letellier,
    La brave Angélina que l’Hippodrome admire,
    Zozo, Nini la Juive, Emma, Rose, Palmyre,
    Pléiade que le ciel à Bullier accorda,
    Et qui descend le soir des hauteurs de Bréda.
    Mais, entre les grandeurs de la chorégraphie,
    L’astre qui les gouverne et qui les mystifie,
    Le plus beau, le plus fort, surtout le plus savant
    Pour tournoyer son bras comme un moulin à vent,
    C’est l’heureux Brididi, dont la gloire première
    Se révéla, dit-on, au sein de la Chaumière,
    L’homme qui ne connaît ni maître ni rival
    Le héros du lancé, le dieu du festival (2).

Dans la foule bruyante qui s’agite, il faut renoncer à citer les noms des hommes qui devinrent plus tard des célébrités, ou de ceux qui arrivèrent à une position sociale élevée, un volume n’y suffirait pas.

Bérenger, au déclin de sa vie, y vint un soir d’été, en voisin, peut-être pour y chercher Lisette. Il habitait alors une pension de famille de la rue d’Enfer. Reconnu par les étudiants, l’immortel chansonnier est  porté en triomphe, Jeanne-la-Belle lui offre son bouquet, qu’il accepte les larmes aux yeux. Delphine la Colonne, nom prédestiné, lui demanda la permission de l’embrasser, et dans un accès de lyrisme débordant, elle s’écria qu’elle pouvait mourir puisqu’elle avait eu l’honneur d’embrasser Béranger ! Tout ému, le poète dut s’esquiver par une porte dérobée… Quelques années plus tard, Gambetta sera un client assidu de Bullier… 

1870….. Année sombre et terrible ! L’invasion, la patrie en deuil, l’ennemi aux portes de la grande ville. L’avenue de l’Observatoire est déserte, l’ancienne Closerie est plongée dans l’obscurité….. les lilas sont coupés ! les étudiants aux remparts ou dans les armées de province. Un factionnaire veille à la porte : dans la salle, les faisceaux d’une compagnie de francs-tireurs que le maréchal Ney, fièrement campé sur son socle de pierre, semble entraîner à l’ennemi…..

Les soldats partis, on y installe une ambulance, et là où retentissaient jadis l’éclatante jeunesse des rires et les joyeux flonflons de l’orchestre, des blessés se tordent sur des grabats. Mais ce ne fut pas pour longtemps, les obus prussiens tombaient dans la salle et, en toute hâte, on dût transporter ces malheureux à l’ambulance de Saint-Germain-l’Auxerrois.

La guerre finie, c’est la lutte fratricide, la Commune. Une poudrière, qui se trouvait en bordure le long du jardin du Luxembourg et à laquelle les fédérés mirent le feu, manqua d’anéantir l’établissement.

C’est alors que M. Théodore Bullier, pour consolider la salle ébranlée par l’explosion, fit construire la galerie circulaire actuelle.

Tout passe, le calme renaît, les mauvais rêves s’évanouissent. Avec avril, les frondaisons reverdissent, le jardin se remplit du joyeux piaillement des oiseaux, les Facultés rouvrent leurs portes, les étudiants reprennent le cours des études interrompues, Bullier suit le mouvement. C’est alors vous, ami lecteur, c’est nous, modeste chroniqueur du vieux bal latin, qui formerons sa nouvelle clientèle.

Qui ne se rappelle, vers 1875, l’infortuné André Gill, assis à une table de la galerie ? Il esquissait les croquis qui l’ont rendu célèbre, dans les rares instants de lucidité que lui laissait la terrible maladie dont il était atteint. Puis, Mouton-d’Or, client de Riche-Nature, cafetier du boulevard Saint-Michel, étudiant de vingtième année, boute-en-train des Ecoles. Comme femmes, Grille-d’Egout et la Goulue vinrent faire leurs premiers pas Avenue de l’Observatoire, avant de s’exhiber dans les établissements à la mode de l’autre côté de l’eau…..

En 1883, M. Théodore Bullier passa la main à MM. Moreau frères qui devinrent directeurs du bal public, certainement le plus ancien de Paris. Nous constaterons, à la louange de la direction, que les nouveaux propriétaires firent tout leur possible pour conserver à la maison les vieilles traditions et garder intact le cachet spécial de ce bal d’étudiants. Ils ne modernisèrent l’établissement qu’en y introduisant la lumière électrique. A Bullier, pas d’exhibition de quadrilles naturalistes, grassement rétribués en vue d’attirer une clientèle plus ou moins cosmopolite, mais, par contre, un public qui aime la danse pour elle-même ; un grand nombre d’étudiants venus là pour rire et s’amuser, et enfin la foule des curieux avides de connaître le vieux bal au renom si pittoresque. Aussi terminons-nous en souhaitant que les vrais amateurs de danse, entraînés par un excellent orchestre, puissent s’en donner longtemps à coeur-joie, sous le regard jovial du créateur de la maison, du père Bullier, dont le buste frappant de ressemblance préside, depuis bien des années, à la fougue de leur étourdissante jeunesse.


APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE


Le Jardin Bullier (Closerie des Lilas) ou les Femmes du Quartier Latin, par ASMODÉE GUNAICOPHILE. - Paris, chez les marchands de nouveautés, 1849, in-16, 31 pages.

Une soirée à la Closerie des Lilas, par le vicomte LUCIEN DE SAMOSATE. - Paris, L. Marpon, 1861, in-16.

Ces Dames de Bullier, avec portrait photographié (chaque exemplaire orné d’un portrait différent), par ARTHUR RADOULT.- Paris, chez tous les libraires, 1864, in-16.

Closerie des Lilas. Mystères du Jardin Bullier, par GASTON ROBERT. - Paris, Closerie des Lilas, carrefour de l’Observatoire, 1851, in-16 carré, 63 pages.

Les Bals publics, par GUSTAVE COQUIOT, avec une planche à l’eau forte. - Paris, imprimerie Noisette, 1896, in-4, 34 pages.

Les pieds qui r’muent. Bals, danses et danseuses. Généralités sur les Bals….. Closerie des Lilas (Anonyme). - Paris, chez tous les libraires, 1863, in-16.

Bouis-bouis, Bastringues et Caboulots de Paris (Anonyme). - Paris, chez tous les libraires, 1861, in-16, 191 pages.

Les plaisirs de Paris. Guide pratique et illustré, par ALFRED DELVAU. - Paris, A. Faure, 1867, in-18.

Au Bal masqué….., par PAUL MAHALIN. Dessins de Hadol. - E. Pache, s. d. (vers 1865 ?), in-18.

Les Cythères parisiennes. Histoire anecdotique des bals de Paris, avec 24 eaux fortes et un frontispice de FÉLICIEN ROPS et ÉMILE THÉROND. - Paris, Dentu, 1864, in-18.

Paris-Cythère. Études de moeurs parisiennes… par MAURICE DELSOL, photogravure hors texte. - Paris, imprimerie de la France artistique et industrielle, s. d. (1893 ?), in-12.

Paris qui danse, par LOUIS BLOCH et SAGARI. - Paris, librairie illustrée s. d. (1888 ?), in-12.

Les Étudiants et les Femmes du Quartier Latin en 1860, par UN ÉTUDIANT. - Paris, Marpon, 1860, in-18.

Une soirée à Bullier, pièce en vers, par AUGUSTE BRESSON, chef de cuisine et poète. - Paris, Imprimerie Nouvelle G. Masquin et Cie, s. d. (vers 1874).

Ces Dames. Physionomies parisiennes, avec portraits photographiques (Rigolboche, Finette, Rigolette, etc…), par PETIT et TRINQUARD. - Paris, 1860, in-16.

Physionomies de danseurs. La Closerie des Lilas (Jardin Bullier), (Anonyme). - Paris, chez Nolet, 1855, in-12, 36
pages.

La Closerie des Lilas. Quadrille en prose par ALEX. PRIVAT D’ANGLEMONT. - Paris, typographie E. Frey, 1848, petit in-16, 64 pages.

Mémoires de Rigolboche. - Paris, chez tous les libraires, 1860, in-18.

Le Quartier Latin, par GEORGES RENAULT et GUSTAVE LE ROUGE. Illustrations de Bac, Barrère, etc., etc. - Paris, Flammarion.


NOTES :
(1) Les Étudiants et les Femmes du Quartier Latin en 1860 ; Marpon, in-18, 1860.
(2) Vers de Barthélémy, extraits des Cythères parisiennes, d’Alfred Delvau. Paris, Dentu, 1864.                          

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