BOUTET, Frédéric (1874-1941) :  Une affaire criminelle au XVIIe siècle (1930).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque intercommunale André Malraux à Lisieux (04.XI.2016)
Texte relu par : A. Guézou.
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-110) du numéro 110 (août 1930)  de la Revue littéraire mensuelle Les Œuvres libres publiée par Arthème Fayard à Paris .


Une affaire criminelle
au XVIIe siècle


Variété inédite

par

FRÉDÉRIC BOUTET


~ * ~

LA MORT DÉPLORABLE DE Mme LA MARQUISE DE GANGES.


Les trois causes célèbres, les plus célèbres du règne de Louis XIV, eurent pour tristes héroïnes des femmes : la Brinvilliers, la Voisin, la marquise de Ganges. Dans les trois causes, d’une façon ou d’une autre, interviennent, comme mobiles du ou des crimes, l’amour et l’argent et, comme moyen de crime, le poison. Mais, alors que, dans les affaires Brinvilliers et Voisin, la femme est criminelle et empoisonne ou vend le poison, dans l’affaire de la marquise de Ganges (antérieure en date d’ailleurs) la femme est victime et on la met à mort par le poison, par le fer aussi du reste. Et tout concourt pour donner à ce crime un immense retentissement, pour expliquer l’universelle émotion qu’il souleva ; ses motifs, brutales amours changées en haine et conjointement basse cupidité ; ses circonstances, d’une atrocité jamais surpassée ; la personnalité enfin des assassins et surtout celle de leur célèbre, séduisante et touchante victime.
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Une soirée à la cour de France. Lumières éblouissantes (pour l’époque), musique à danser, foule brillante et parée, courtisans et belles dames, intrigues, brigues, vanités, jalousies, rivalités comme dans toute assemblée d’hommes et de femmes réunis pour le décor, le plaisir, la faveur, l’ambition.

Une rumeur soudaine, étouffée mais bien passionnante : le roi, – il n’a pas vingt ans, il n’a pas encore dit ou plutôt on ne lui a pas encore attribué le mot fameux « l’État, c’est moi », mais il est déjà le jeune astre qui monte vers le zénith et dont on se dispute les rayons, – le roi avec une jeune femme pour la seconde fois dans la soirée. Événement considérable. Les courtisans s’agitent, les belles en renom se dépitent, envieuses…. Nul ne s’étonne toutefois. L’heureuse mortelle ainsi favorisée, et dont ce triomphe proclame la beauté et la grâce, est une « perfection humaine », qui a soulevé l’admiration générale quand elle a été « présentée ». Dès le premier coup d’œil, Louis XIV a été frappé par sa ravissante figure. Christine de Suède, qui se trouve à la cour, déclare que, dans tous les royaumes qu’elle a parcourus, jamais elle n’a rencontré rien de comparable à cette jeune femme, qu’elle appelle la belle Provençale. Le mot fait fortune et fait la gloire de celle qui l’a mérité, que tout le monde désormais appellera ainsi et qui passe au rang des célébrités du jour. Mignard, peintre du roi, demande à faire son portrait. Elle est consacrée.

A côté du portrait peint, que je ne puis vous mettre sous les yeux, il y a le portrait parlé. Voici une description faite par un contemporain :

« Son teint, qui était d’une blancheur éblouissante, se trouvait orné d’un rouge qui n’avait rien de trop vif et qui s’unissait et se confondait par une nuance que l’art n’aurait pas pu plus adroitement ménager avec la blancheur du teint ; l’éclat de son visage était relevé par le noir décidé de ses cheveux placés autour d’un front bien proportionné, comme si un peintre du meilleur goût les eût dessinés ; ses yeux grands et bien fendus étaient de la couleur de ses cheveux, et le feu doux et perçant dont ils brillaient ne permettait pas de la regarder fixement ; la petitesse, la forme, le tour de sa bouche et la beauté de ses dents n’avaient rien de comparable ; la position et la proportion régulière de son nez ajoutaient à sa beauté un air de grandeur qui inspirait pour elle autant de respect que sa beauté pouvait inspirer d’amour ; le tour arrondi de son visage, formé par un embonpoint bien ménagé, présentait toute la vigueur et la fraîcheur de la santé : pour mettre le comble à ses charmes, les grâces semblaient diriger ses regards, les mouvements de ses lèvres et de sa tête ; sa taille répondait à la beauté de son visage ; enfin ses bras, ses mains, son maintien et sa démarche ne laissaient rien à désirer pour avoir la plus agréable image d’une belle personne. »

Remarquons, entre parenthèse, que dans ce temps-là la mode pour la beauté féminine n’était pas aux planches ni aux poupées cocaïnomanes fardées mandarine.

Qui était cette brillante étoile de la cour la plus brillante du monde ? Elle avait vu le jour (vieux style) à Avignon, en 1636. Elle se nommait Anne-Élisabeth de Rossan et était devenue, de par un mariage précoce (elle avait treize ans), marquise de Castellane.

Le marquis de Castellane, seigneur de grande noblesse, officier des galères du roi, retenu par son service, vivait peu avec elle. On évalua que, pendant les sept ans que dura leur union, il passa en tout à peine une année auprès de son éblouissante épouse.

La conduite de celle-ci cependant ne donna jamais prise à la critique. Les inévitables calomnies colportées sur une aussi jolie femme par ses rivales n’étaient que des calomnies et restèrent sans effet. C’est en vain que les plus séduisants don Juan du temps la pressaient de couronner leur flamme. Elle résista à tous. Ses yeux, « miracles de tendresse et de vivacité, firent le supplice de bien des téméraires ». Elle était d’ailleurs « d’humeur sociable, d’esprit sans malice et d’un grand fond de bonté ». Sa conversation n’avait rien du « brillant », du « précieux » mis à la mode par les beaux esprits, et était naturelle, raisonnable, sensée. On ne pouvait surprendre en elle la moindre faiblesse. Les galants repoussés l’accusèrent d’être un marbre sans vie, inaccessible à l’amour.

Elle n’était pas inaccessible à l’amour, elle le prouva par la suite, et les conséquences en furent tragiques pour elle, mais, lors de son séjour à la cour de France, elle n’avait pas encore aimé, épouse trop jeune d’un mari lointain, et, à la cour, elle n’aima pas, sérieuse bien que volontiers mondaine, très attachée à ses devoirs, très sincèrement vertueuse… peut-être aussi n’ayant pas rencontré l’homme capable de l’émouvoir, le Pygmalion qui aurait animé la froide statue que les dédaignés l’accusaient d’être…

Elle n’avait passé vingt ans que de quelques mois quand elle devint veuve. Les galères royales, commandées par le marquis de Castellane, avaient fait naufrage dans les mers de Sicile, et le marquis dans le désastre avait trouvé la mort.

La marquise, à l’instant, renonçant au monde, au moins temporairement, se mit par convenances en retraite chez sa belle-mère, Mme d’Ampus. On peut penser que son désespoir n’avait rien de très violent toutefois, mais elle savait, en toute circonstance, observer l’attitude la plus correcte et la plus digne, et elle tenait à honorer la mémoire de ce mari qu’elle avait si peu connu.

Six mois s’écoulèrent ainsi, au bout desquels la jeune femme reçut de son aïeul, M. Joannis de Nochères, des lettres où il la priait instamment de venir achever son deuil auprès de lui à Avignon, où il vivait et avait d’importantes propriétés. Elle accepta aussitôt et fit ses préparatifs de départ.

Ici se place un incident qui est bien significatif des mœurs du temps et qui prouve aussi que la marquise, longtemps mariée presque sans l’être et longtemps courtisée sans avoir jamais cédé, se préoccupait de l’amour et souhaitait connaître enfin le bonheur. Elle se décida, avant de partir, à s’adresser à la sorcellerie pour savoir son avenir.

Les sorcières, si cruellement persécutées dans les campagnes au commencement du siècle, jouissaient alors d’une grande vogue qui, à Paris notamment, ne semblait pas inquiéter outre mesure les autorités. Les pratiques de magie noire, qui devaient, vingt ans plus tard, aboutir, renforcées de crimes plus graves, au scandale de l’Affaire des poisons et à la Chambre ardente, étaient presque partout tolérées et elles avaient de plus en plus de succès auprès des dames de la cour et aussi des bourgeoises et des femmes du peuple.

La croyance en l’action du diable sur la destinée humaine était aussi forte que jamais, et les sorciers ou sorcières, leurs clients et clientes, les magistrats chargés à l’occasion de les juger, y avaient une foi intégrale.

Rien qu’à Paris, plus de quatre cents devineresses ou magiciennes exerçaient avec succès un art qui leur rapportait des sommes considérables. Celle d’entre elles qui devint la plus sinistrement fameuse, la Voisin, ne gagnait pas encore, comme elle le fit plus tard, cent mille livres par an (voyez la somme en francs-papier !), mais, très jeune encore (elle avait appris son étrange métier dès l’âge de neuf ans), elle commençait à être connue, à avoir une clientèle sérieuse. Des dames de la cour, qui avaient été la consulter et qui étaient amies de la marquise de Castellane, parlèrent à celle-ci de la devineresse, dont la science, disaient-elles, était extraordinaire. La marquise se résolut à profiter de cette science ; toutes les femmes dans ce temps-là, même les plus raisonnables, étaient superstitieuses par goût et par mode.

C’est un soir de décembre 1857 que la marquise de Castellane sans se nommer, ainsi qu’il est d’usage chez les phytonisses, se présenta chez la Voisin, qui habitait alors rue Hautefeuille au deuxième étage. La devineresse, qui savait l’importance du décor sur les âmes impressionnables et qui, d’un bout à l’autre de sa singulière, célèbre et criminelle carrière, en fit le plus grand usage, reçut la marquise dans une pièce tendue de noir et éclairée par une lampe à trois becs, qui, tombant du plafond, répandait une lumière douteuse et mouvante qui se mêlait, si l’on peut dire, aux lourdes et âcres vapeurs odoriférantes qui s’exhalaient de dessous une sorte de trépied placé au milieu de la pièce. Et, sur le trépied, la Voisin elle-même était debout dans une simarre noire (elle n’avait pas encore son fameux manteau brodé d’aigles d’or), cou nu, bras nus, pieds nus, une baguette magique à la main.

- Que voulez-vous ? demanda-t-elle à la marquise qui, soigneusement voilée, se tenait devant elle, un peu tremblante.

- Consulter l’esprit, afin de savoir si…

- Taisez-vous. Je ne veux point, moi, savoir vos affaires. C’est à l’Esprit seul que vous devez les dire, car c’est un Esprit jaloux qui ne veut point qu’on entre dans ses secrets. Je ne puis que le prier et lui obéir.

La Voisin descend de son trépied, passe dans une pièce voisine, revient apportant un réchaud enflammé, une petite boule de cire vierge et un morceau de papier rougeâtre.

- Écrivez ce que vous voulez savoir.

La visiteuse obéit, et quand elle a terminé :

- Roulez votre lettre autour de cette boule de cire. L’une et l’autre vont être consumées sous vos yeux. L’Esprit sait déjà ce que vous lui demandez.

La visiteuse obéit encore. La Voisin lui prend des mains la boule et la jette au feu, où elle se consume à l’instant.

- Revenez dans trois jours chercher la réponse.

La visiteuse se retire très impressionnée, laissant une bourse sur la table.


Est-il utile de dire que la Voisin, habile escamoteuse, avait gardé la boule où les demandes étaient inscrites et avait jeté au feu une autre boule toute semblable. Elle employé ce truc toute sa vie avec succès. Les trois jours de délai lui servaient à prendre des informations sur sa cliente, dont il lui était facile, à l’aide de complicités conscientes ou inconscientes, de connaître l’identité ; elle préparait ainsi la réponse de l’Esprit, qui, le plus souvent, tombait juste pour le passé, en sorte que les consultantes avaient foi en ce qui leur était annoncé pour l’avenir.


Trois jours après, la visiteuse revint chez la Voisin et reçut cachetée la réponse de l’Esprit.

Sa demande avait été :

« Suis-je jeune ? Suis-je belle ? Suis-je fille, femme ou veuve ?

« Dois-je me marier ou me remarier ? Vivrai-je longtemps ou mourrai-je bientôt ? »

La réponse fut, sur un papier semblable à celui de la demande :

« Vous êtes jeune, vous êtes belle, vous êtes veuve.

« Vous vous remarierez, vous mourrez jeune et de mort violente.
                       
                        « L’ESPRIT. »


La marquise eut un mouvement d’épouvante.

Les révélations sur le présent l’empêchaient de douter des révélations sur l’avenir.

Deux jours après, elle partait pour Avignon, très impressionnée par la sinistre prédiction qui lui était faite, et vers la réalisation de laquelle ce voyage, sans qu’elle le sût, marquait la première étape.
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La marquise était unie par les liens d’une vive affection avec son grand-père, auprès de qui elle avait été élevée ; c’est avec joie qu’elle retrouvait les lieux où s’était écoulée son heureuse enfance ; enfin la haute société avignonnaise, fière de recevoir une femme célèbre à la cour lui réserva l’accueil le plus flatteur. Tout cela cependant ne dissipa pas la mélancolie, – nous dirions maintenant la neurasthénie, – qui s’était emparée d’elle. Les avances du monde la fatiguaient autant que la tendresse empressée de M. de Nochères ; elle avait besoin de repos, de solitude, de recueillement. La fatale prédiction de l’ « Esprit » s’imposait à elle constamment sans qu’elle pût la secouer et l’obsédait d’une terreur sourde qui lui ôtait le goût de vivre.

Elle songea au grand refuge, la religion, au grand havre, le cloître, halte bienfaisante dans sa vie désaxée, qui lui permettrait de se reprendre, d’oublier ou de mépriser l’angoissante menace qui pesait sur ses jours. Elle se retira dans une de ces maisons religieuses qui accueillaient les femmes et filles nobles qui, sans intention de prononcer des vœux, désiraient vivre quelque temps à l’écart du siècle.

La paix des cloîtres toutefois n’était pas entièrement à l’abri des échos du monde, et la marquise sans doute avait trop présumé de sa résignation en croyant que la réclusion lui serait longtemps salutaire et douce. Elle se sentait malheureuse, inquiète, avide… Avide de quoi ? De ce qu’elle n’avait pas connu, de ce à quoi elle aspirait avec toutes les forces physiques et morales d’une femme de vingt-deux ans, vivante, saine, belle, avide d’amour.

C’est alors qu’elle entendit parler avec enthousiasme par des visiteuses d’un jeune homme dont l’étonnante beauté faisait tourner toutes les têtes féminines et n’était comparable qu’à sa beauté à elle. Cet émule masculin en séduction de la marquise était « le sieur de Lenide, marquis de Ganges, baron du Languedoc, gouverneur de Saint-André, dans le domaine d’Uzès ». Il avait à peine l’âge de la marquise, il était spirituel, élégant, accompli. On ne pouvait le voir sans l’aimer.

A force d’entendre l’éloge de M. de Ganges, la marquise de Castellane s’intéressa à lui, l’aima peut-être sans l’avoir vu et, fille d’Ève, souhaita le voir.

Le marquis de Ganges, de son côté, à qui on avait vanté les charmes incomparables de la belle recluse, éprouvait le plus ardent désir de la rencontrer. Il eut pour complice le grand-père de la jeune femme. M. de Nochères se désolait de la retraite de celle-ci et souhaitait la voir rentrer par un nouveau mariage dans la vie normale vers quoi elle était appelée par sa naissance, ses attraits, ses goûts et sa fortune. Il se dit que le beau marquis était l’homme désigné pour faire oublier ses craintes et sa mélancolie à la recluse, et il le chargea d’une commission pour elle.

M. de Ganges vint au cloître, demanda la marquise. Celle-ci, appelée au parloir, y vit un homme d’une si parfaite beauté qu’elle le reconnut sans l’avoir jamais rencontré. Ce ne pouvait être que ce marquis de Ganges tant vanté. Mais que ces louanges étaient inférieures à la réalité ! Elle voyait une perfection humaine masculine… comme lui-même, frappé d’admiration, voyait une perfection humaine féminine. Ils se contemplaient, charmés… Ils étaient dignes l’un de l’autre… Aussi bien, dès le premier regard échangé, ils s’aimèrent… Coup de foudre réciproque qui les jetait impérieusement l’un vers l’autre.

M. de Nochères, apprenant le résultat de l’entrevue, s’applaudit de sa perspicacité. Sa petite-fille bien-aimée allait être heureuse. Son union avec le marquis de Ganges, qui fut aussitôt décidée, lui donnerait toutes les garanties de bonheur. Cette union s’imposait à tous les points de vue : mutuelle attraction amoureuse et parfaite équivalence sociale. Le marquis de Ganges était « pourvu » ; la marquise de Castellane était riche. Tous deux étaient de grande famille. On attendait juste le temps nécessaire pour que soit terminé le deuil de la jeune femme, et le mariage fut célébré aussitôt après, dans les débuts de l’année 1658.

Anne-Élisabeth de Rossan, maintenant marquise de Ganges, connut alors, en effet, le bonheur, – un bonheur complet, délicieux, exaltant !… Elle aimait enfin ! elle était aimée !... Les heures de mélancolie, d’ennui, de morne énervement, étaient loin. Elle se riait de ses angoisses passées, et, si elle songeait encore à la sinistre prédiction reçue dans le sanctuaire maudit de la pythonisse experte en sortilèges, c’était pour s’étonner d’y avoir un moment attaché foi.

Les jours coulaient sans incidents, dans la rayonnante félicité enfin conquise… Un fils naquit, puis une fille, qui, pour le bonheur de Mme de Ganges ajoutèrent aux joies amoureuses les joies maternelles, lui donnant confiance davantage encore dans l’éternelle durée de ce bonheur. Elle était sûre de son mari comme il pouvait être sûr d’elle…

La situation du marquis et celle de la marquise de Ganges, toutefois, n’étaient pas du tout le même, et, si l’amoureuse marquise l’eût compris sa confiance en l’heureuse stabilité de son union eût été bien ébranlée. Mais elle aimait, son bonheur lui semblait tout naturel pourquoi l’eût-elle gâché par des doutes ?... Du reste, la psychologie n’est pas une science de ce temps-là… Dans tous les temps, cependant, les rapports entre les hommes et les femmes ont été régentés par les mêmes lois, et, dans le cas particulier qui nous occupe, il était assez facile de prévoir ce qui arriverait dans un délai plus ou moins bref. La marquise avait, à vingt-deux ans, une expérience de la vie de plusieurs années, expérience relative, mais toutefois existante, expérience de manque d’amour qui lui permettait de comprendre le prix de l’amour conquis. Elle avait épousé le marquis de Ganges avec l’émerveillement de rencontrer enfin l’homme de ses rêves, qu’elle appréciait à sa valeur (tout en se trompant cruellement).

Le marquis, un peu plus jeune qu’elle (ce qui faisait qu’une énorme distance de développement mental les séparait, n’avait, lui, pas d’autre expérience que celle d’un jeune homme très beau, très séduisant, très léger, pour qui l’amour n’a consisté jusque-là qu’en aventures aimables et faciles, choisies au gré du caprice  parmi les aventures qui se présentaient en foule…

Il avait vu en la marquise une femme merveilleusement belle. Il l’avait aimée, l’avait désirée, l’avait épousée parce que c’était le seul moyen de la conquérir (parce qu’elle était riche aussi, la suite permet de le croire).

Mais, pour lui, elle n’était pas ce qu’il était pour elle : le bonheur qui clôt la recherche et suffit à toute l’existence, ou, du moins, elle ne fut pas cela longtemps pour lui.

Il était donc à prévoir que le marquis de Ganges se lasserait le premier et que sa fidélité ne serait pas de très longue durée. Ceci dit sans tenir compte de la mentalité qu’il révéla plus tard, mentalité que nul n’eût pu soupçonner et qui fait de ce jeune homme brillant, élégant, noble et mondain l’équivalent des pires criminels.

Un jour vint donc où la marquise de Ganges commença à s’apercevoir que l’existence conjugale, si aimable fût-elle, ne suffisait plus à satisfaire son mari. Homme de plaisir, le goût du plaisir, éclipsé momentanément par l’attrait qu’exerçait sur lui son éblouissante jeune femme, le ressaisit. Sûr d’être aimé, croyant pouvoir tout se permettre et obéissant d’ailleurs aux mœurs du temps, il retrouva ses anciens amis, reprit avec eux son existence de jeune homme et délaissa de plus en plus la marquise. Celle-ci crut d’abord à de passagers caprices ; mais, bientôt, elle se rendit compte que les temps heureux étaient définitivement révolus et que son mari s’était réellement détaché d’elle. Offensée, malheureuse, seule de nouveau, malgré ses enfants, elle chercha, après avoir patienté quelque temps, un dérivatif à sa peine et à son ennui. Elle le trouva en reprenant la vie mondaine qu’elle avait tant goûtée autrefois et où elle avait remporté de si vifs succès.

Ces succès l’avaient rendue célèbre à la cour, elle les retrouva sans peine dans la haute société avignonnaise, qui l’avait si bien accueillie lors de son arrivée et où elle avait à peine paru depuis son mariage.

Chose très humaine, le marquis en prit ombrage. Il voulait bien susciter la jalousie de sa femme, mais n’admettait pas qu’elle lui rendît la pareille. Cette jalousie d’ailleurs, de sa part à lui, était injustifiée. La marquise sortait, recevait, était admirée, courtisée, mais, pas plus qu’autrefois, ne commettait de fautes, défendue par sa vertu toujours solide, défendue aussi par son amour, toujours profond, pour son mari.

Celui-ci d’ailleurs, ne montra pas sa jalousie, sentiment considéré à l’époque comme vulgaire et presque ridicule dans les hautes classes. Il ne fit aucun reproche à sa femme, ne provoqua aucune explication. Il se contenta de s’éloigner davantage encore et de se montrer envers elle, quand par hasard ils se trouvaient ensemble, aussi froid, désagréable et agressif qu’autrefois il était tendre et empressé. Bientôt, sous prétexte de voyages d’affaire, il s’absenta pendant des semaines, des mois même…

Ainsi, comme si c’eût été pour elle une destinée inéluctable, cette femme accomplie et séduisante, à qui semblait devoir être promises toutes les joies de l’amour, se trouva, comme lors de sa première union, tout à la fois veuve et mariée.

Du temps coula encore. Et, un beau jour, pendant un des courts moments qu’il passait à Avignon, le marquis de Ganges annonça à sa femme qu’il avait invité ses deux plus jeunes frères, le chevalier et l’abbé de Ganges, à venir demeurer chez lui. Pourquoi ? Était-ce pour l’aider à gérer ses biens, comme cela eut lieu effectivement plus tard ? Était-ce pour éviter de ne plus jamais se trouver en tête à tête avec sa femme, intimité que leur désaccord rendait insupportable ?... Ou bien l’idée d’un crime monstrueux lui avait-elle déjà été suggérée, ou s’était-elle présentée à son esprit, imprécise encore, incertaine, à peine formulée ?... On ne l’a jamais su, puisqu’il affirma toujours son innocence et que ses deux frères ne purent jamais être interrogés.
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Le marquis de Ganges avait trois frères, mais le plus âgé après lui, le comte de Ganges, colonel du régiment de Languedoc, ne tient aucune place dans cette histoire et ne fut en rien mêlé aux événements tragiques que nous relatons.

Les deux plus jeunes nous occupent seuls.

Tous deux se ressemblaient physiquement et, sans avoir la beauté frappante du marquis de Ganges, étaient bien faits, de traits réguliers et séduisants. Par contre, moralement, ils différaient entièrement.

L’abbé de Ganges était une personnalité marquante. Sans être réellement d’Église, il avait pris le titre d’abbé pour jouir de ses privilèges et en portait le costume sans en remplir les fonctions et, conséquemment sans toucher de traitement. C’était un homme intelligent, ambitieux, sans scrupules, exactement prêt à tout. Intelligent, mondain, bel esprit, poète à ses heures, il savait plaire et cachait sous des dehors volontiers légers une volonté de fer qui lui donnait, sur l’esprit du marquis son frère et surtout sur l’esprit du chevalier, une despotique influence. Il semble bien que c’est lui qui eut la première idée du crime et qui l’imposa aux deux autres.

Le chevalier de Ganges était le type de l’homme médiocre et vaniteux, sans personnalité, sans décision pour le bien comme pour le mal. Il était, tout en l’ignorant, un instrument docile aux mains énergiques et habiles de l’abbé, qui le manœuvrait à son gré.

La marquise de Ganges avait accueilli sans déplaisir la nouvelle de l’arrivée de ses deux beaux-frères. Tout était préférable à l’ennui de sa maison déserte pendant les absences du marquis, tout était préférable surtout aux pénibles heures pendant lesquelles le marquis était là, hostile, railleur, haineux. Elle l’aimait toujours, souffrait sans le dire… La présence des deux frères serait une diversion… Peut-être son mari reprendrait-il le goût de son intérieur… peut-être y aurait-il rapprochement ?... Elle espérait confusément.

La première entrevue entre Mme de Ganges et ses deux beaux-frères suscita, de part et d’autres, des sentiments très différents.

La marquise raconta plusieurs fois par la suite qu’à la vue de ces deux hommes elle fut saisie d’une émotion pénible, d’une peur sourde et inexplicable, et que la sombre annonce d’une mort violente et prématurée faite par « l’Esprit » et si bien oubliée depuis longtemps lui revint brusquement en mémoire… Mais peut-être n’inventa-t-elle cette émotion que plus tard, de bonne foi d’ailleurs, quand elle sut ce qu’étaient ses beaux-frères… Les prémonitions ne sont souvent que des imaginations rétrospectives.

L’abbé et le chevalier de Ganges, eux, furent violemment frappés l’un et l’autre par la merveilleuse beauté de leur belle-sœur.

Ils l’admirèrent et, sur-le-champ, la désirèrent, chacun selon son caractère. Le chevalier, avec l’impulsion spontanée d’un homme jeune et ardent qui rencontre une belle créature et ne peut s’empêcher de la convoiter, mais sans songer à tenter de la conquérir si elle est pour lui inaccessible ; l’abbé, avec l’âpre désir d’un homme à qui est révélée la perfection féminine et qui prend la résolution de posséder, par tous les moyens et au mépris de toute loi morale, la femme qui incarne cette perfection. Il dissimula d’ailleurs ses sentiments et adressa sur un ton courtois et léger quelques paroles de galanterie à sa belle-sœur tandis que le chevalier, plus direct, plus naïf restait devant elle béant et muet d’une trop visible admiration.

Malgré la première impression pénible, la marquise de Ganges s’habitua vite à la présence de ses deux beaux-frères. L’esprit brillant, les manières élégantes et cordiales de l’abbé lui plaisaient sans qu’elle pût s’en défendre, et la sottise totale, le manque absolue de personnalité du chevalier, dont elle se rendit rapidement compte, lui inspiraient pour lui une bienveillance un peu dédaigneuse. Que pouvait-elle craindre d’un galant homme en tout courtois et agréable, ou bien d’un imbécile admiratif et respectueux, en extase devant elle ?

Du reste, ainsi qu’elle l’avait espéré, la présence des deux hommes avait dans sa maison un heureux effet. Le marquis se trouvait là plus souvent ; à son égard, il n’était plus hostile ; il retrouvait pour elle des manières aimables, presque tendres, des paroles douces, pareilles à celles qu’il lui murmurait jadis. Il semblait que le bonheur revenait, elle s’y laissait aller avec une joie qui, d’abord hésitante, bientôt devint confiante… Elle ne savait pas qu’un plan se déroulait, sorti tout entier de l’esprit subtil et pervers de l’abbé de Ganges.

Elle l’apprit, au cours d’une partie de chasse où elle avait été invitée, ainsi que son mari et ses deux beaux-frères, – et ainsi que divers autres seigneurs et dames, – par des châtelains du voisinage.

L’abbé, qui, depuis le début de la chasse, avait maintenu son cheval auprès de celui de la jeune femme, avec laquelle il échangeait, sur le ton le plus enjoué, des propos sans importance, réussit enfin à atteindre le but de ses efforts de la journée, c’est-à-dire qu’il perdit les autres chasseurs et se trouva seul avec sa belle-sœur dans un coin écarté des bois. La  marquise s’en aperçut tout à coup et voulut faire volte-face pour rejoindre la chasse. L’abbé l’arrêta en saisissant la bride de son cheval.

- Un moment, madame, j’ai à vous parler, dit-il d’un ton changé.

Elle tressaillit. La frayeur latente que lui inspirait cet homme s’éveillait, se réveillait plutôt, soudainement. Elle vit sur le visage qui était tourné vers elle un sourire qu’elle trouva diabolique et, dans les yeux qui la fixaient, elle vit l’expression d’un désir ardent mêlé d’impitoyable résolution.

- Que voulez-vous me dire monsieur ? demanda-t-elle comprenant, qu’il l’avait attirée dans un piège mais essayant de se montrer ferme et calme.

- Ceci, madame : Vous avez constaté, n’est-ce pas, que, depuis quelque temps, l’attitude de votre mari a complètement changé à votre égard.

- En effet, monsieur, et j’en remercie la Providence.

- C’est moi qu’il en faut remercier, madame. Vous êtes trop intelligente pour ne pas vous être aperçue que mes deux frères, le marquis comme le chevalier, subissent entièrement, sans bien s’en rendre compte eux-mêmes, mon influence. Leur volonté est la mienne, vous le savez n’est-ce pas ?

Elle ne répondit pas, sachant trop qu’il disait vrai. Il poursuivit :

- C’est moi qui ai fait entendre à votre mari qu’il avait des torts envers vous, c’est moi qui lui ai prouvé que la jalousie que lui inspirait votre vie mondaine était sans fondement sérieux. Il m’a cru et s’est rapproché de vous. J’ai agi ainsi pour vous prouver mon pouvoir, pour vous faire comprendre que je puis tout pour votre bonheur conjugal, – ou pour votre malheur, car je puis défaire ce que j’ai fait… éloigner à jamais de vous mon frère… Votre destinée est dans vos mains… Et, ajouta-t-il d’une voix plus sourde et en s’approchant, et je vous aime…

- Monsieur !...

- Je vous aime. Il faut que vous répondiez à mon amour ! Et vous y répondrez, quand cela ne serait que par intérêt !

- Lâchez mon cheval, monsieur. Je redirai à mon mari…

- Vous n’en ferez rien. Il ne vous croirait pas. En trois mots, je lui prouverai que vous mentez et que vous m’accusez parce que j’ai découvert que vous aviez une intrigue coupable…. Je n’ai qu’à choisir entre les jeunes gens qui vous entourent de soins… Si vous me cédez par contre…

Elle l’interrompit avec mépris :

- Jamais !

- Si vous me cédez, dis-je, j’agirai sur mon frère, qui deviendra le modèle des époux, et nous aurons la vie du monde la plus heureuse tous les trois… A vous de choisir, ma chère belle-sœur. Je serai, à votre gré, l’ami le plus dévoué ou l’ennemi le plus acharné. Maintenant nous pouvons aller rejoindre la chasse.

Il lâcha la bride. La marquise mit sa monture au trot. Elle frémissait de crainte et d’indignation, mais ne voulait pas, en s’enfuyant trop vite, avoir l’air de le redouter. Il la rejoignit bientôt et chevaucha à son côté, en reprenant une conversation banale et gaie.

La marquise ne raconta rien à son mari de cette scène, qui lui laissa une impression profonde. Dorénavant, elle eut le plus grand soin de ne jamais se trouver seule avec l’abbé de Ganges, et elle lui prouva, par la froideur de son attitude, qu’il n’avait rien à espérer d’elle.

Il le comprit, et, pour un homme de son caractère, le fait d’être repoussé était une intolérable insulte, laquelle changea en haine l’amour que l’abbé ressentait pour sa belle-sœur, – et cette haine fut d’autant plus vive qu’un désir toujours aussi ardent la doublait.

L’abbé, à ce moment, tenta une expérience singulière. Fût-ce pour savoir si sa belle-sœur était réellement vertueuse ? Fût-ce pour la dénoncer et la perdre si elle cédait ? Fût-ce pour se faire un allié si elle ne cédait pas ? Tout de cet homme est supposable… Le fait est qu’il essaya de lui donner comme amant le chevalier de Ganges.

Celui-ci, on l’a vu, aimait la marquise de Ganges, mais il l’aimait d’une façon respectueuse et en quelque sorte platonique. Jamais il n’eût songé, de lui-même, qu’elle pût devenir sa maîtresse. L’abbé avec cynisme éveilla en lui ce désir.

Le prenant à part, il lui dit :

- Vous et moi, nous aimons la même femme, c’est la femme de notre frère, qui la néglige. Jouons nos chances sans nous combattre. A certains signes je crois savoir que notre belle-sœur a du goût pour vous. Déclarez-lui vos sentiments… Si, comme je le pense, elle vous accepte pour amant, sans jalousie, je m’effacerai… Si elle vous repousse, alors ce sera votre tour de vous effacer devant moi… Mais je ne crois pas qu’elle vous repousse… Hélas !... Mon frère, le champ est libre pour vous… je le déplore pour moi…

Le chevalier, vaniteux et sot, habitué à de faciles bonnes fortunes et croyant peu à la vertu des femmes, trouva tout naturel que sa merveilleuse belle-sœur eût pour lui un sentiment tendre. Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ? Elle lui montrait de la bienveillance, de la familiarité. C’était clair, elle l’aimait. Il en fut comblé de joie…

Il fit sa déclaration en termes nets et avec la certitude d’être accueilli avec faveur. Il fut écouté avec stupeur, puis repoussé avec mépris. Sa nullité l’avait, jusque-là, rendu inoffensif aux yeux de la marquise ; son outrecuidance de se croire aimé le rendit odieux, et les paroles dédaigneuses par lesquelles sa belle-sœur lui fit comprendre son erreur le blessèrent profondément.

Mis au courant de l’échec subi par le chevalier, l’abbé se plut à jouer de la vanité ulcérée de celui-ci et réussit à lui inculquer pour la dédaigneuse une haine égale à la sienne.

Le temps passa. Trois des quatre acteurs de la comédie qui allait devenir un drame jouaient à présent un rôle nouveau. Le marquis de Ganges, sous l’influence de l’abbé, était redevenu, à l’égard de sa femme, jaloux, hostile et lointain. La marquise, désolée de ce changement, traitait l’abbé, – à qui, à juste titre, elle l’attribuait, – avec un mépris évident ; elle témoignait au chevalier une dédaigneuse froideur… Le chevalier, lui, s’enfermait dans une raide dignité. Seul, l’abbé demeurait souriant et plein d’aisance. Mais sa haine croissait, et des questions d’intérêts vinrent s’y mêler.

L’abbé, cadet sans fortune, gérait celle de son frère, composée en majeure partie des biens apportés en dot par la marquise ; il réglait les dépenses, dirigeait la maison, non sans profits personnels…

L’événement qui déclencha le drame fut la mort du grand-père de la marquise, M. Joannis de Nochères. A sa petite-fille déjà riche, et qui était son unique héritière, il laissait une fortune de près de sept cent mille livres. Cette fortune était ce qu’on appelait un bien paraphernal, c’est-à-dire que, arrivant après le mariage et n’ayant pas fait partie de la dot, cette fortune était en dehors de l’administration du mari et appartenait en propre à la femme, qui en pouvait disposer à son gré par donation ou testament.

La convoitise cupide de l’abbé fut éveillée ainsi que celle du marquis. Cet argent allait-il leur échapper ? Quelle serait la décision prise par la marquise au sujet de cet héritage ?

Ses rapports avec son mari étaient pour l’heure des moins cordiaux. Sans dire ses intentions, elle avait fait venir un notaire pour se renseigner sur ses droits. Il était clair qu’elle désirait soustraire les fonds laissés par son grand-père à la communauté. Elle hésitait encore cependant… Peut-être était-il possible de la dissuader ?...

Le marquis, sur le conseil de l’abbé, essaya une fois encore un rapprochement avec elle, mais c’était trop visiblement dans un but intéressé, et, cette fois, Mme de Ganges ne s’y prêta pas. Elle aimait encore son mari cependant et, malgré quelques coquetteries assez poussées avec deux ou trois jeunes gentilshommes avignonnais, elle lui était demeurée strictement fidèle.

Ici se place un incident qui, par la suite, prit toute sa sinistre signification. La marquise de Ganges n’avait pas encore testé. A un dîner donné par elle et son mari, au dessert une crème parut sur la table… Comme par hasard, le marquis et ses deux frères n’en mangèrent pas. Tous les autres convives en mangèrent et furent gravement indisposés, surtout la marquise qui avait repris deux fois de ce dessert. Le marquis, non plus que ses deux frères n’éprouvèrent aucun malaise. Analysés, les restes de la crème présentèrent de fortes traces d’arsenic. Pour ceux qui en avaient mangé, le lait, antidote, avait combattu le poison, et aucun accident mortel ne se produisit… On rejeta la faute sur un domestique qui aurait confondu l’arsenic avec du sucre en poudre.

La marquise garda toutefois de l’incident une sourde terreur. On avait voulu l’empoisonner, elle le savait sans oser le dire, manquant d’ailleurs de preuves décisives pour soutenir son accusation. Elle savait aussi qui étaient les coupables…

Sa terreur s’accrut quand, à l’automne de l’année 1666, son mari lui fit part de sa résolution d’aller avec elle et ses deux frères passer quelques semaines à Ganges, petite ville du diocèse de Montpellier. Il était seigneur de Ganges et il y possédait un château.

Rien de plus naturel que cette proposition ; néanmoins elle terrifia la marquise. En l’emmenant loin d’Avignon, on préparait un crime ; elle en était sûre ! La mort violente, prédite, dressait là-bas dans ce solitaire château de Ganges ses épouvantements…

Mais comment refuser de partir ? Sous quel prétexte ? Accuser son mari, ses beaux-frères… de quoi ? Encore une fois, elle n’avait pas de preuves de la tentative d’empoisonnement… Et quel scandale qu’une telle accusation !... Quelle injustice si, par hasard, ils étaient innocents !... Vertueuse elle-même, elle ne pouvait admettre, malgré tout, qu’on eût essayé d’attenter à sa vie… Elle devait se résigner, elle était dans la main de la Providence.

Son départ fut précédé, du reste, de précautions très caractéristiques. La première fut de faire appeler un notaire et de rédiger un testament. La marquise instituait sa mère, Mme de Rossan, sa légataire universelle, à charge de transmettre les biens aux deux enfants de Mme de Ganges, un garçon âgé alors de six ans, une fille de cinq ans.

En outre, la marquise fit, devant des magistrats et des personnalités d’Avignon réunis à cet effet, une déclaration disant que, seul, le testament qu’elle avait signé la veille devait être tenu pour vrai et valable, même si, par la suite, on en présentait un autre postérieur. Elle écrivit cette déclaration et la signa sans donner d’explications à ceux qui lui demandaient les motifs de cette précaution.

- Je dois le faire, c’est tout, leur répondit-elle.

Cette assemblée, d’ailleurs, resta secrète, selon la promesse donnée par la marquise à tous ceux qui en faisaient partie.

La marquise, encore avant de partir, visita les communautés religieuses d’Avignon et leur fit de riches dons afin qu’on priât pour elle et que des messes fussent dites pour que Dieu ne la laissât pas mourir sans les derniers sacrements. Elle prit congé de tous ses amis avec l’effusion d’une femme convaincue qu’elle ne les reverra plus, et elle passa en prières la nuit qui précéda son départ.
____________

En arrivant à Ganges, après un voyage sans accidents ni incidents, la marquise eut une surprise qui la réconforta. Sa belle-mère se trouvait au château. C’était une personne de caractère rigide et d’une piété profonde.

Sa présence rassura beaucoup la jeune femme, qui fut aussi satisfaite des préparatifs faits pour la recevoir. La vieille dame avait fait disposer pour elle la plus élégante des chambres, au premier étage, sur une cour entourée par des bâtiments.

La marquise visita avec soin cette chambre et n’y trouva rien de suspect. Elle commença à croire que la peur l’avait égarée, et elle prit ses dispositions pour vivre à Ganges le plus agréablement possible.

Mondaine et aimable, elle se lia avec la société de la ville et y obtint, comme partout où elle paraissait, les plus vifs succès.

La douairière de Ganges, cependant, après avoir installé sa belle-fille et avoir passé quelques jours auprès d’elle, dut quitter Ganges pour retourner à Montpellier.

Le départ de cette femme vertueuse, à qui la seule idée d’un complot criminel élaboré par ses fils eût paru monstrueuse et qui en eût entravé l’exécution de tout son pouvoir – (exécution  qu’on n’eût d’ailleurs pas osé tenter en sa présence) – laissa toute liberté d’action aux trois complices, car il est clair comme le jour que, d’ores et déjà, les trois frères étaient d’accord tant sur le forfait en lui-même qu’ils voulaient accomplir que sur les circonstances, sauf modifications nécessitées par l’imprévu en cours d’exécution.

Un seul point, dans ce sombre drame, demeure obscur. Le marquis savait-il alors la passion coupable que sa femme avait inspirée à ses frères ? Avait-il une rancune jalouse contre sa femme à cet égard ?... ou à un autre ? Ou bien fut-il guidé seulement par l’intérêt et par les conseils de son frère l’abbé ? Et, dans le cœur pervers de l’abbé lui-même, quel mobile fut le plus puissant ? L’argent ou la haine ? Il est impossible d’en décider. Quant au chevalier, doublure de l’abbé, sa psychologie fruste dépendait entièrement, nous l’avons vu, de l’influence de son frère. Girouette au gré d’un vent maudit…

En dehors de l’incident de la crème empoisonnée, le premier point de la sinistre trame ourdie par l’abbé avait été le départ pour Ganges. Le second fut le départ de Ganges du marquis. Au lendemain même du départ de sa mère, M. de Ganges annonça que des affaires pressantes le rappelaient impérieusement à Avignon. Il quitta Ganges à son tour.

Il laissait au château ses deux frères et sa femme, c’est-à-dire deux assassins d’intention et leur future victime. On devrait presque écrire trois assassins, puisque, au château, se trouvait un certain Pernette, aumônier depuis vingt ans de la famille Ganges et qui, gagné par l’abbé, joua un rôle dans la tragédie finale. Les quelques domestiques qui assuraient le service semblent avoir tout ignoré.

La marquise de Ganges ne parut pas avoir éprouvé d’inquiétude en se trouvant ainsi seule avec ses deux beaux-frères. Son caractère heureux avait banni les soupçons passés. Du reste, la conduite de l’abbé et du chevalier était redevenue parfaitement correcte ne lui inspirait plus d’inquiétude. Elle ressentait toutefois au fond de son cœur émotif et fidèle un très vif chagrin. Elle ne pouvait se défendre, malgré tout, d’aimer encore son mari, cet homme qui lui avait appris l’amour et avec qui elle avait connu de si délicieuses heures au temps où il avait bien voulu être tendre et passionné… Elle ne pouvait se défendre contre la souffrance qu’il fût loin d’elle… Et cet éloignement, cruellement, se prolongeait en dehors de toutes ses prévisions. Le temps s’écoulait… L’automne était passé, laissant place à l’hiver. Le marquis était toujours à Avignon et, dans ses lettres, il indiquait qu’il désirait que sa femme continuât de demeurer à Ganges… Elle se soumettait, mais se désolait… cachant d’ailleurs ses larmes.

C’est alors que l’abbé entra en scène. Plein de componction et d’apparente pitié, il dit à sa belle-sœur qu’il s’était aperçu de sa tristesse et lui en demanda la cause, en indiquant, discrètement, qu’il la prévoyait. Désemparée, prise à cet intérêt et trop droite elle-même pour soupçonner toujours l’hypocrisie et la duplicité, la jeune femme révéla franchement à son astucieux beau-frère le motif vrai de cette tristesse. Feignant toujours pour elle un profond intérêt, il lui expliqua doucement que c’était elle-même qui, par son injuste et blessante défiance, dont le testament fait à Avignon était une preuve, avait éloigné d’elle son mari. Était-ce vrai ? Avait-elle tort ? Dans sa bonne foi, tout d’abord elle se crut fautive…

Par la suite, dans plusieurs conversations, l’abbé revint sur ce sujet, et il montrait des lettres à lui adressées confidentiellement par le marquis de Ganges et où celui-ci exprimait la douleur qui lui causait l’attitude de son épouse, qui, par sa méfiance inexplicable et injurieuse, lui avait prouvé qu’elle ne l’aimait plus, ce qui l’avait conduit, lui, à des apparences de fautes… mais il ne demandait qu’une vraie et complète réconciliation. Il l’aimait toujours.

La marquise aimait toujours cet homme, elle aussi, et sincèrement… mais ces lettres, cette insistance sur une question d’argent ravivèrent ses craintes… Dans ce sombre château, elle se voyait à la merci de cet homme, l’abbé de Ganges, qui, menaçant ou bénin, l’épouvantait… Et elle songea qu’un nouveau testament ne serait pas valable à cause des précautions prises par elle à Avignon… Elle ne songea pas que l’abbé ignorait ces précautions et qu’il devrait croire valable un nouveau testament, ce qui déchaînerait sa cupidité et pourrait déclencher le crime. Sans se rendre compte que le premier testament était sa seule sauvegarde, elle consentit à ce qu’un notaire fût appelé et, en présence de ses deux beaux-frères, elle fit un nouveau testament révoquant le premier et instituant son mari légataire universel.

Elle ignorait que, signant cela, elle signait son arrêt de mort.

L’abbé manifesta une très grande joie de cette résolution que prenait sa belle-sœur et qui rétablissait ainsi, dans le ménage, un parfait accord, selon lui…

Mais il s’occupa aussitôt de préparer le crime projeté et qui devait s’exécuter à peine plus d’une semaine après la visite du notaire au château.

Ici, une parenthèse. Les crimes les plus odieux sont parfois les plus stupides, en ce sens que leurs auteurs ne peuvent espérer qu’ils ne seront pas découverts et conséquemment ne peuvent espérer qu’ils profiteront de leur forfait. Il semble parfois que le crime est commis pour lui-même, au mépris des conséquences pour le criminel et sans que celui-ci, hypnotisé par l’acte à accomplir, ne distingue plus les mobiles primordiaux qui lui ont fait décider cet acte. Cela a lieu non seulement pour des brutes impulsives ou pour des demi-fous altérés de vengeance, mais encore pour des êtres intelligents, habiles, machiavéliques même, qui se perdent irrémissiblement sans pouvoir croire raisonnablement qu’un profit en résultera pour eux.

Ce fut le cas de l’abbé de Ganges et aussi le cas tributaire de son second, le chevalier, qui, comme toujours, lui obéit aveuglément.

Si l’abbé avait décidé de tuer uniquement par vengeance, par haine d’avoir été repoussé, nous comprendrions encore ; mais il tuait surtout par intérêt, puisqu’il ne tua qu’après le testament. Si le chevalier, avait tué seul, il était si borné qu’aucune incohérence, aucune imprudence ne sauraient étonner de sa part… Mais l’abbé, subtil, froid, calculateur, agit en partie lui-même et agit de telle sorte qu’il ne pouvait espérer profiter de son crime. Il était impossible que ce crime ne fût pas découvert, même si l’empoisonnement du début avait réussi aussitôt. Comment expliquer les affreux ravages que le poison, de par sa nature violente, devait exercer sur la victime, et que la médecine du temps, même dans son état encore rudimentaire, ne pouvait méconnaître ?

Et personne d’autre que les beaux-frères de la marquise n’était susceptible d’être soupçonné, accusé… Tout les désignait. Il était impossible qu’ils ignorassent qu’inévitablement ils seraient démasqués, convaincus… Leur seul espoir ne pouvait être que de s’enfuir avant l’arrestation. En aucun cas, il ne leur était permis d’espérer, un seul instant, qu’ils recueilleraient le moindre avantage de leur forfait… Je ne tiens pas compte même de la fuite de la victime, que les assassins estimaient impossible, ni de la tragédie, finale et publique. Je parle seulement de l’empoisonnement, tel qu’ils l’avaient conçu et tentèrent de l’accomplir. Ce crime ne pouvait leur laisser aucune espérance qu’il serait pour eux utile, profitable… Ils le commirent pourtant… Quel mirage égarait l’abbé ?


Le testament est du 5 mai 1667 ; le crime du 17 mai.

La veille du 17, la marquise, souffrante depuis quelques jours, avait demandé à un apothicaire de lui préparer une médecine. On la lui apporta au matin, mais l’aspect en était si bizarre et l’odeur si répugnante que Mme de Ganges, sans rien soupçonner d’ailleurs et croyant à une erreur du préparateur, enferma sans rien dire cette potion suspecte dans une armoire et se contenta d’absorber des pilules qu’elle avait apportées d’Avignon.

A trois reprises, dans la matinée, l’abbé et le chevalier envoyèrent demander des nouvelles de leur belle-sœur. Elle leur fit répondre qu’elle allait fort bien et les invita à une collation qu’elle donnait à quatre heures à plusieurs dames de la ville.

A l’époque, on recevait volontiers au lit. La marquise y resta pour sa collation.

Fraîche et parée, elle n’avait jamais été plus belle, et elle reçut de grands compliments auxquels elle répondit avec son enjouement et sa grâce habituels. Les personnes présentes remarquèrent par contre, la mine soucieuse de l’abbé. Lui, habituellement galant, bien disant, aimable convive, ne mangeait pas et semblait obsédé par une préoccupation pénible qu’il secouait par moments avec effort, mais qui revenait invinciblement. Quant au chevalier, pâle, enfermé dans un morne silence, il ne quittait pas des yeux sa belle-sœur, qu’il contemplait d’un air égaré.

Quand la collation fut finie, les invités se retirèrent. Le chevalier les accompagna jusqu’à la porte de la chambre ; l’abbé sortit avec eux pour les reconduire jusqu’à celle de la maison.

Comme le chevalier revenait vers le lit de la marquise, celle-ci fut frappée d’étonnement par son aspect. Son visage était livide, décomposé.

- Qu’avez-vous, chevalier ? Etes-vous souffrant ? lui demanda-t-elle avec inquiétude.

Il ne répondit pas. Presque au même moment, la porte se rouvrit. L’abbé rentrait. Il referma à double tour et s’approcha du lit. A le voir, la marquise fut saisie d’épouvante. L’abbé, blême et défait comme son frère, tenait dans une main un verre plein d’un liquide louche, de couleur sombre. Et, de l’autre main, il prenait dans sa ceinture un pistolet qu’il armait.

La marquise comprit que c’était un assassin qui entrait. Glacée de terreur, elle restait sans voix, immobile et les yeux dilatés. Mais un espoir la saisit : le chevalier tirait son épée, il allait la défendre sans doute…

Cependant l’abbé d’une voix creuse :

- Madame, il faut choisir : le poison, le feu… ou le fer…

Il désignait la lame nue et menaçante que brandissait le chevalier. Celui-ci n’était pas un défenseur, mais un second assassin.

Folle de peur, la pauvre femme se jeta à bas de son lit, se précipita à leurs pieds, les suppliant, dans les termes les plus émouvants, de l’épargner, elle, innocente de toute faute, si jeune encore et qui était la femme de leur frère… (Pauvre argument, puisque ce frère était complice.)

Alternativement, elle s’adressait à l’un et à l’autre, mais, en réponse, elle voyait devant ses yeux égarés par l’angoisse la pointe de l’épée ou la bouche noire du pistolet qui la menaçaient.

- Allons, madame, choisissez ! Ou bien nous choisirons pour vous !...

Elle comprend qu’ils sont sans pitié et qu’il lui faut mourir.

Dans son désarroi et sa terreur elle accepte le genre de mort le moins directe et qui l’épouvante le moins…

- Je choisis le poison et que Dieu vous pardonne ma mort !

Elle reçoit le verre plein de la mixture épaisse et noirâtre, – de l’eau-forte saturée d’arsenic et de sublimé. – Elle a un sursaut de répulsion, d’horreur, mais l’épée et le pistolet la menacent… Elle boit… L’effroyable liqueur lui brûle les lèvres, la bouche, le gosier, et brûle aussi sa poitrine nue, sur quoi se répandent quelques gouttes…

Convulsée de souffrance, elle laisse tomber le verre, mais l’abbé le ramasse ; un précipité à demi solide est resté au fond, l’assassin le recueille avec un poinçon d’argent.

- Allons vite… il faut tout avaler, madame…

Sans force, obéissante, elle ouvre les lèvres, prend la mortelle boulette grosse comme une noisette, mais elle ne l’avale pas, la garde sous sa langue… Et, gémissante de douleur, se rejette dans son lit, y enfouit son visage, et, sans que ses bourreaux s’en aperçoivent, recrache le poison dans les draps…

Puis, au milieu de ses spasmes de souffrance, elle supplie pour qu’on lui envoie un confesseur… elle va mourir.

Les assassins n’osent refuser. Ils ont un confesseur qui est sûr… Du reste, la marquise va mourir, et elle ne peut s’échapper de sa chambre… Et puis, si endurcis soient-ils, peut-être leur affreuse besogne leur fait-elle horreur et ont-ils hâte de quitter leur victime. Ils sortent, fermant la porte extérieurement.

Seule, la marquise se précipite hors de son lit. Elle veut vivre. Elle veut fuir… Fuir par où ? La fenêtre, seule  issue. Mme de Ganges, prenant juste le temps de passer sur sa chemise un jupon, court à cette fenêtre. Elle ouvre ; vingt-deux pieds la séparent du sol hérissé de pierres aiguës, de gravois ; elle entend dans le couloir des pas. La porte s’ouvre, ses assassins reviennent… elle se précipite par la fenêtre… Elle est retenue, saisie par l’arrivant qui s’est élancé, s’est agrippé à son jupon. Le jupon se déchire ; elle tombe ; par fortune, ses pieds touchent terre les premiers, se meurtrissant aux pierres aiguës ; mais elle n’est pas blessée. Au même instant, quelque chose tombe à sa suite qui la manque de peu et se brise sur le sol. C’est une lourde cruche en grès, pleine d’eau, que lui a jetée pour l’assommer ce Pernette, aumônier du château, qu’on lui a envoyé. Complice des assassins, il court aussitôt les prévenir que la marquise n’est pas morte, qu’elle s’échappe…

Bien qu’étourdie de sa chute, à peine tombée dans la cour, avec un admirable effort de volonté, la marquise s’éloigne de la fenêtre et, s’enfonçant dans la gorge le bout d’une de ses longues nattes, elle réussit à se faire vomir, et cela d’autant plus facilement que, par bonheur, elle a beaucoup mangé à la collation… Détail répugnant, mais qui fut une preuve de plus recueillie par l’enquête de justice, un porc se précipite sur ce qu’elle rejette, l’avale et, sur-le-champ, meurt en convulsions.

Il faut s’échapper de la cour cependant, les assassins vont survenir d’un instant à l’autre sans doute. S’évader par où ? Il y a des bâtiments de tous les côtés. Elle regarde, éperdue, s’il est une voie de salut. Oui, elle voit, dans une écurie, une lumière et un palefrenier qui se prépare à se coucher. Elle l’appelle, le supplie, plaintive, épouvantée, de lui indiquer par quelle issue s’enfuir. Il comprend mal ce qu’elle lui dit, ne la reconnaît pas, mais, apitoyé, ouvre la porte de l’écurie et conduit la suppliante dans la rue ; là il voit deux femmes et leur remet la malheureuse, qui répète :

- Je suis empoisonnée ! Je suis empoisonnée !...

Et, soudain, comme une folle, elle s’enfuit à toute vitesse. Au seuil de la porte où elle vient de sortir apparaissent l’abbé et le chevalier, ses bourreaux.

A moitié nue, échevelée, elle court éperdue, criant qu’elle est empoisonnée, et les assassins la poursuivent criant qu’elle est folle… spectacle tragique pour les rares passants qui, ahuris, s’écartent, laissent se poursuivre sans intervenir la course de vie et de mort.

La victime est folle de peur, les assassins sont fous de rage. L’œuvre de crime commencée, ils veulent la finir. Égarés par la fureur du meurtre, ils ne songent plus qu’à faire taire à jamais cette femme dont la voix les accuse et les livrera au bourreau. A tout hasard, ils ont crié qu’elle était folle, mais on ne massacre pas les fous en public, et ils vont la massacrer, sans songer que cet acte les accusera plus encore que la voix de la victime.

Le chevalier rejoint celle qui fuit, l’entraîne, malgré ses clameurs et la défense désespérée qu’elle lui oppose, dans la première maison venue. Il referme la porte derrière lui, et l’abbé reste debout à cette porte, menaçant d’un pistolet quiconque voudrait entrer.

Cependant une scène d’une incroyable sauvagerie se déroule dans la maison. Plusieurs dames de la ville, dont quelques-unes connaissaient personnellement la marquise, s’y trouvaient réunies quand le chevalier et la marquise y pénètrent en luttant, lui criant toujours qu’elle est folle, elle criant toujours qu’elle est empoisonnée, et, montrant sa bouche, sa gorge noircies, brûlées, elle réclame du lait, de l’eau… Stupeur générale, les assistantes veulent intervenir ; le chevalier les repousse ; cependant on glisse à la marquise une boîte d’orviétan dont elle avale quelques morceaux, contrepoison ; on lui donne un verre d’eau, mais le chevalier le lui brise entre les dents, la coupant profondément… Les femmes indignées veulent le repousser, mais un incident assez inexplicable se produit. La marquise demande qu’on la laisse seule avec lui.

L’infortunée espérait-elle susciter sa pitié ? Oui, comme elle avait déjà essayé de se concilier les bonnes grâces de l’abbé en signant le testament. Cette faiblesse, ces ménagements à l’égard des bourreaux furent dans les deux cas sans effet.

Pantelante, à genoux, se tordant les bras, elle supplie son bourreau. Elle est sa sœur, elle a tant de tendresse pour lui ; qu’il la protège, qu’il la sauve, elle ne se souviendra de rien, ne l’accusera jamais.

Elle s’interrompt avec un grand cri, se relève d’un bond. Avec sa courte épée, le chevalier vient de la frapper à la poitrine. Il frappe une seconde fois. Elle fuit vers la pièce où se sont retirées les femmes et hurle. Mais le chevalier la poursuit et, dans le dos, la frappe, la frappe encore, jusqu’à ce que, au cinquième coup, l’épée se brise. Le tronçon reste enfoncé dans l’épaule de la victime, qui s’abat, face contre terre, ruisselante de sang.

Le chevalier la croit morte, il s’élance hors de la maison et, sur le seuil, retrouve l’abbé.

- Partons, lui dit-il, l’affaire est faite.

Quelle affaire encore une fois ? Si leur but avait été simplement de massacrer, à tous risques, une malheureuse coupable de leur avoir résisté, oui ce but était atteint… Mais pouvaient-ils espérer en tirer quelque profit ? Pouvaient-ils raisonnablement penser que le marquis, leur frère, hériterait et leur viendrait en aide ?

Cependant, comme ils s’éloignent, des fenêtres de la maison s’ouvrent, des voix de femmes appellent au secours.

L’abbé s’arrête.

- Si on appelle au secours, c’est qu’elle n’est pas morte !

Et le chevalier :

- Vas-y voir toi-même. J’ai fait ma besogne. A ton tour.

- Et pardieu, c’est bien comme cela que je l’entends !

L’abbé rentre dans la maison, le pistolet à la main. On est en train de relever la marquise presque inanimée. Sur sa poitrine, il applique le canon de son arme, il lâche le coup, mais une des assistantes détourne l’arme, la balle se loge dans le plafond. Alors, prenant le pistolet par le canon, il frappe de la crosse ces femmes qui, se réunissant contre lui, finalement le poussent dehors.

L’abbé rejoint le chevalier. Tous deux quittent Ganges immédiatement, gagnent, à une lieue de distance, Aubenas où ils arrivent à dix heures du soir. Ils y passent une partie de la nuit, manquent de s’y entre’égorger tant les enrage leur « maladresse », qu’ils se reprochent mutuellement. Ils partent avant le jour et gagnent, près d’Adge, une petite plage où ils réussissent à s’embarquer.

Nous verrons tout à l’heure ce qui leur advint par la suite, mais indiquons dès maintenant qu’ils ne furent jamais arrêtés.
___________

Dans la maison où s’était passée la seconde partie du drame, l’émotion la plus violente régnait. La marquise n’avait pas entièrement perdu connaissance. Elle gémissait, mais montrait un grand courage. Les femmes s’empressaient autour d’elle. Il s’agissait de la mettre au lit, mais le tronçon d’épée fiché dans son épaule ne le permettait point. Elle-même indiqua que, pour la délivrer, il fallait la mettre debout et que, pendant que deux ou trois personnes la maintiendraient, une autre, le genou appuyé contre son dos, arracherait le fer dans une vive secousse. On parvint à la délivrer. On la coucha. Neuf heures du soir sonnaient. Le drame avait commencé vers six heures et demie.

Des exprès furent envoyés à Montpellier pour chercher des médecins et des chirurgiens. En même temps les consuls de Ganges faisaient prévenir le baron de Trissan, grand prévôt du Languedoc, du crime qui venait d’être commis et communiquaient le nom et le signalement des assassins. Les consuls, dès qu’ils avaient été informés, s’étaient rendus auprès de la marquise et avaient fait garder la maison par des gens armés en cas de retour des assassins, qui ne revinrent pas et ne purent, on l’a vu, être rejoints par les gens de justice envoyés à leur poursuite.

Le marquis de Ganges apprit à Avignon la nouvelle de l’assassinat. Il fit montre de la plus vive douleur et de la plus vive indignation, proclamant que ses frères étaient d’abominables scélérats qui ne mourraient que de sa main. Cependant il ne partit pour Ganges que deux jours après.

Il entra dans la chambre avec des manifestations de désespoir qui eussent été touchantes si elles eussent été sincères, mais qui n’apparurent, étant donnée sa complicité certaine, que comme la plus odieuse des comédies. Il ruisselait de larmes, s’arrachait les cheveux, bégayait de douleur. Un peu de remords sincère peut-être, en voyant dans un si déplorable état cette belle créature qui l’avait tant aimé, beaucoup de peur sans doute et le désir aussi, dans un but cupide, de convaincre sa femme de son innocence.

En effet, dès qu’il fut seul avec la malheureuse qui, au milieu de ses atroces souffrances, l’avait accueilli avec sa mansuétude ordinaire et en lui reprochant à peine, avec la plus grande douceur, de l’avoir longtemps abandonnée, il entreprit de lui faire casser la déclaration faite devant les magistrats d’Avignon, déclaration qui avait eu pour effet le refus d’enregistrement du testament fait à Ganges et que l’abbé s’était hâté, aussitôt signé, d’envoyer à Avignon.

La marquise refusa malgré sa tendresse pour son mari, qui avait survécu à l’infidélité, à l’abandon, à la complicité même dont elle le soupçonnait dans le crime dont elle allait mourir, elle le savait. Malgré ce refus, le marquis resta auprès d’elle semblant toujours accablé de douleur et l’entourant de soins.

Peu de jours après le marquis de Ganges, Mme de Rossan arriva à son tour. Elle fut très surprise, très indignée aussi, de trouver au chevet de sa fille agonisante ce mari que la voix publique accusait d’être un de ses assassins et qu’elle-même considérait comme tel. Elle indiqua son sentiment à la marquise, mais celle-ci protesta de toutes ses pauvres forces et supplia sa mère de croire à l’innocence du marquis et de l’aimer comme un fils. Mme de Rossan, de cet aveuglement volontaire ou involontaire conçut une si vive et douloureuse colère que, malgré les instances de sa fille, elle ne consentit pas à demeurer à Ganges et repartit le surlendemain de son arrivée.

Ce fut pour la marquise de Ganges une souffrance morale dure, ajoutée à ses souffrances physiques, qui étaient atroces, mais qu’elle supportait avec une résignation admirable. Une chose pourtant lui était particulièrement pénible : se trouver dans cette ville de Ganges qui lui faisait horreur. Elle était toujours couchée dans la maison où elle avait été frappée par le chevalier  et qui appartenait à un M. Desprats. Ce lieu rappelait à la victime les circonstances effroyables de son martyre. Elle revoyait le chevalier la frappant de son épée, l’abbé surgissant armé de son pistolet. D’affreuses terreurs l’assaillaient. Sommeillante, elle se réveillait en sursaut, appelant au secours à grands cris, ou bien implorant pathétiquement ses bourreaux, qui n’étaient plus là pour l’entendre et qui ne l’avaient pas prise en pitié quand ils pouvaient l’entendre…

Elle suppliait qu’on l’emmenât à Montpellier pour y mourir, loin du théâtre de son supplice si long. Mais elle était intransportable, les médecins prédisaient sa mort en cours de route…

Elle était si jeune cependant et d’une si robuste constitution que certains de ceux qui l’approchaient, et dont elle excitait l’admiration et la pitié par sa douceur et son courage, espéraient encore qu’elle survivrait… Elle était plus belle que jamais ; la fièvre lui donnait un éclat factice d’une incomparable séduction… la mort prochaine la fardait… Et l’on ne voyait pas qu’elle était mourante…

Elle, toutefois, savait qu’elle allait mourir et s’y préparait en femme chrétienne. Elle avait déclaré à plusieurs reprises qu’elle pardonnait à ses assassins. Elle n’avait jamais consenti, on l’a vu, à ranger son mari parmi eux. On lui avait amené son fils, et elle le gardait près de son lit d’agonie, « pour qu’il ne l’oubliât jamais ». Elle lui expliquait qu’il ne devait pas, plus tard, chercher à la venger, puisqu’elle avait pardonné. Elle demanda enfin le viatique.

La scène qui alors eut lieu, selon plusieurs chroniqueurs contemporains, est-elle bien exacte ? Cela suppose de la part d’un de ses acteurs une impudence très extraordinaire, et aussi une très grande confiance  dans la mansuétude de la victime.

Ce fut, paraît-il, l’aumônier du château de Ganges, ce Pernette qui avait tenté d’assommer la marquise avec une cruche de grès alors qu’elle s’enfuyait, qui se présenta pour lui donner les derniers sacrements.

Quelles durent être, si endurci fut-il, les pensées de cet homme en se trouvant au chevet de celle dont il avait essayé de parfaire l’assassinat et à qui il devait donner les consolations suprêmes à présent ?... Mais il est vrai, pouvait-il, sollicité, refuser de venir sans s’accuser lui-même ?

La marquise, à sa vue, blêmit et étouffa un cri d’épouvante. Mais elle se calma en un suprême effort. Quel scandale si elle repoussait ce prêtre, le dénonçait en un tel moment ! Et puis le sacrement, même de la main d’un prêtre coupable, même de la main d’un prêtre incrédule, est toujours valable… Le « sacrement de Judas » est valable.

La marquise exigea toutefois que cet homme partageât l’hostie avec elle. Craignait-elle qu’il ne cherchât, par un empoisonnement suprême et sacrilège, – dans cette hostie – à l’achever… Voulait-elle seulement prendre Dieu à témoin solennellement qu’elle pardonnait ? Les deux peut-être. N’oublions pas le siècle : le temporel, le spirituel se mêlaient.

Cependant elle fut contrainte bientôt d’accuser. Au début de juin, quatorze jours après le crime, – la justice ne s’était pas montrée très diligente, – M. Catelan, conseiller délégué par le Parlement de Toulouse, arriva, enfin, à Ganges. Il avait avec lui les officiers nécessaires à sa commission et douze gardes du gouverneur, dix archers, un hoqueton. Il venait interroger la victime.

Elle était trop faible le premier jour ; il ne put lui parler que le lendemain.

Tout d’abord elle se refusa formellement à déposer… Elle avait pardonné, elle ne pouvait se faire accusatrice… Le conseiller insista. Elle avait le devoir de dire la vérité, sinon la justice pourrait s’égarer, poursuivre l’innocent au lieu du coupable… La marquise de Ganges comprit la valeur de cet argument… Et elle dit tout…


Il était temps ! Le lendemain, plus mal, elle avait à peine sa connaissance, délirait, s’égarait en clameurs, hors d’elle, torturée par d’atroces souffrances qui arrachaient des larmes à tous les assistants… Et, aux accalmies, elle criait encore qu’elle pardonnait, qu’elle périssait sans haine, que son mari n’était pas coupable !

Le surlendemain, à quatre heures du soir, elle succomba. C’était le dimanche 5 juin. Elle avait survécu dix-neuf jours, « tant la nature, dirent les contemporains, défendait amoureusement le beau corps qu’elle avait pris tant de soins à former ».

A « l’ouverture », comme on disait alors, de ce beau corps tant vanté, – à  l’autopsie, ainsi que nous disons aujourd’hui, il fut reconnu que seul le poison, – sa dose était si forte et il était si virulent qu’il eût « tué une lionne en quelques heures », – avait causé la mort. Aucun des sept coups d’épée portés par le chevalier n’avait atteint d’organe vital.


Dès la mort de la marquise, le conseiller Catalan décida de procéder à l’arrestation du marquis de Ganges. Pourquoi avait-il tant différé de prendre cette mesure, qui semblait, dès le premier moment, s’imposer ? Sans doute pour ménager la sensibilité de la marquise qui aurait trop souffert, pendant ses dernières heures de vie, de voir accuser celui qu’elle n’avait jamais voulu accuser, même sans doute dans son for intérieur, et qu’elle avait aimé jusqu’à son  dernier souffle.
__________

Les gens de police chargés d’arrêter le marquis le trouvèrent dans la grande salle du château de Ganges. Triste et agité, il semblait les attendre et ne leur opposa aucune résistance, déclarant seulement qu’il était un innocent calomnié et que sa volonté personnelle était de poursuivre, par tous les moyens, les assassins de la marquise, sa femme. En même temps que lui on arrêta l’aumônier Pernette et tous les domestiques du château, à l’exception du palefrenier qui avait favorisé la fuite de Mme de Ganges.

Tous furent conduits à Montpellier pour y être emprisonnés.

L’arrivée dans la ville suscita presque une émeute. Le crime avait bouleversé la région, et la culpabilité du marquis de Ganges ne faisait de doute pour personne.

Le marquis entra à Montpellier de nuit, monté sur un cheval de louage, et un gros d’archers l’entourant.

Il dut la vie à ces gardes, car les habitants de la ville, qui avaient appris qu’il arrivait, sortirent en foule de leurs maisons et se ruèrent au-devant de lui. Beaucoup de gens portaient des torches qu’ils agitaient pour le mieux voir ; tous poussaient des cris d’exécration et de mort. Ils tentaient de rompre le peloton des archers pour se saisir de lui et le massacrer sur place.

M. de Ganges chevauchait, blême dans la lueur dansante des torches, regardant, égaré, la foule homicide… Et, jusqu’à la prison, ses gardent durent lui faire un rempart de leur corps et lutter sans trêve contre les assaillants forcenés.

Le temps des interrogatoires « sévères », sans même parler de la torture qu’on n’appliqua pas au marquis de Ganges, ne date pas de nos jours…

Le premier interrogatoire du marquis par le conseiller Catalan dura, sans repos, onze heures d’horloge, Grilling, diraient les policiers américains.

Le marquis n’avoua rien. Il dit que son malheur était d’avoir pour frères deux infâmes scélérats qui avaient voulu attenter d’abord à la vertu de sa femme, leur belle-sœur, puis avaient attenté à la vie de cette épouse qu’il chérissait, et que tous deux finalement avaient fait mourir dans les circonstances les plus atroces. M. de Ganges exécrait ce forfait dont on avait l’injustice de l’accuser et, plus que personne, il souhaitait le châtiment des coupables.

Il répéta cette défense à Toulouse, où il fut bientôt transféré. Contre lui s’élevait pourtant l’opinion publique presque tout entière et surtout la voix de Mme de Rossan, la mère de la marquise de Ganges.

Mme de Rossan, qui s’était mise en possession des biens de sa fille, s’était portée partie dans l’affaire, déclarant qu’elle n’aurait de repos que lorsque tous les coupables de l’assassinat seraient châtiés. Elle produisait contre son gendre un mémoire parfaitement rédigé, d’une précision, d’une netteté très impressionnantes, où était démontré que le marquis avait participé au crime de ses deux frères « sinon en action, du moins en esprit, en désir et en volonté ».

Il n’y avait toutefois pas de preuves matérielles de la complicité du marquis. La plus minutieuse instruction judiciaire n’en put faire découvrir aucune. Seules des présomptions morales, lourdes d’ailleurs, existaient. Elles ne parurent pas suffisantes aux juges pour condamner à mort le marquis. Elles leurs parurent suffisantes pour qu’ils ne voulussent pas l’innocenter.

Par jugement du 21 août 1667, le marquis de Ganges fut condamné « à un bannissement perpétuel du royaume, ses biens confisqués au roi, dégradé de noblesse et incapable de succéder aux biens de ses enfants ».

Jugement illogique comme bien des jugements humains, comme bien des réponses faites de nos jours par les jurys des cours d’assises.

L’opinion publique du temps fut vivement partagée pour l’appréciation de cet arrêt. Le retentissement en fut grand. Il causa autant d’émotion que le crime lui-même. En effet, le marquis était coupable ou innocent, complice ou non. S’il était innocent, ainsi que le croyait une minorité du public, il se trouvait frappé avec iniquité ; s’il était coupable, une écrasante majorité en était persuadée, l’arrêt était trop indulgent, car il méritait la mort. Louis XIV, qui se souvenait de la grâce exquise de Mme de Ganges et de son flirt avec elle, s’était vivement intéressé au procès. Il trouva l’arrêt trop doux…

Par le même jugement, les deux principaux accusés, dont l’atroce culpabilité ne pouvait être mise en doute et qui n’avaient pas, je l’ai dit, été arrêtés, – l’abbé et le chevalier de Ganges, – furent condamnés, par contumace, à être rompus vifs.

Cette sentence, on le verra, ne fut jamais exécutée.

L’aumônier Pernette, condamné aux galères perpétuelles, fut dégradé, au préalable, des ordres, par la puissance ecclésiastique.


Dans le public, l’impunité de l’abbé et du chevalier avait ajouté encore à l’émotion soulevée par leur crime. L’extradition n’existait pas en fait. Changer de province suffisait souvent à dépister les poursuites. Changer de pays assurait la sécurité. Personne ne l’ignorait, et l’indignation générale s’exhala en pièces nombreuses de vers ou de prose où étaient célébrées les vertus et les grâces de la victime, où étaient flétries la perversité et la férocité de ses bourreaux. C’est à une relation de ce genre, Véritables et principales circonstances de la mort, déplorable de Mme la marquise de Ganges (Rouen 1667), que sont empruntés le titre de la présente étude et la description de la marquise donnée à son début.

Voici une pièce de vers (entre quantité d’autres) où les assassins sont stigmatisés avec une véhémence littéraire :

LA QUERELLE DES DEUX ASSASSINS.

SONNET

        Qui de vous emporta l’honneur de l’aventure.
        Abbé désespéré, perfide chevalier.
        Qui de l’empoisonneur ou bien du meurtrier
        Doit faire plus d’horreur à toute la nature ?

        Vous avez mis à mort l’aimable créature
        Qui vit parfois en vain les dieux la supplier,
        Celle dont la vertu méprisa la censure…
        On la vit à vos pieds, mais en vain, vous prier.

        Couple lâche et maudit, profane et sacrilège,
        Cessez de nous choquer par un tel privilège ;
        L’un et l’autre assassin excelle en cruauté.

        Vous êtes deux acteurs également tragiques ;
        Vos coups, plus dangereux que ceux des hérétiques,
        Ont su rendre mortelle une divinité…

La poésie vaut ce qu’elle vaut. L’intention est bonne…
___________

Des quatre hommes qui  avaient, – plus ou moins, – pris part au crime, il y en eut deux qui lui survécurent peu de temps.

Pernette, complice et acteur secondaire, avant même d’atteindre le bagne de Brest, mourut à « la chaîne » qui, de Toulouse, l’y amenait. Étant donné ce qu’étaient les bagnes à cette époque-là, les contemporains trouvèrent que la Providence s’était montrée clémente pour ce scélérat en le soustrayant à des années de cruel châtiment.

Le chevalier, acteur principal et agissant avec l’abbé, dans la tragédie, mourut lui aussi assez vite ; mais, comme il était libre et hors d’atteinte, sa mort fut, par contre, regardée comme une punition céleste étant donné, surtout ses circonstances.

Il avait gagné Gênes en compagnie de l’abbé et, là, se séparant de celui-ci, il était passé à Venise, où il avait pris du service dans l’armée. La sérénissime République était alors en guerre avec les Turcs. Ces derniers assiégeaient Candie depuis plus de vingt ans. A Candie, le chevalier fut envoyé pour faire partie comme officier des troupes vénitiennes. Peu de jours après son arrivée, comme il se trouvait sur les remparts avec deux autres officiers, une bombe tomba au milieu d’eux et éclata, tuant sur place le chevalier, laissant indemnes ses deux compagnons. Dieu a frappé le criminel, dit-on d’une voix unanime.
_________

Plus complexe, plus longue et infiniment plus singulière fut la destinée terrestre de l’abbé de Ganges.

Après avoir, à Gênes, quitté son frère le chevalier, il changea de nom, le sien étant entouré d’une renommée sinistre qui se répandait dans toute l’Europe… Et il adopta un nouveau nom : Lamartellière, qui dissimulait sa personnalité…

Par le Piémont, la Suisse et l’Allemagne il gagna la Hollande, lieu de refuge où, avec quelque habileté, il était aisé d’être bien accueilli… C’était là qu’il avait décidé de se fixer.

Il choisit, pour y résider, Viane dont était souverain le comte de Lippe.

Là, il lia connaissance avec un gentilhomme de la cour, auquel il se donna comme un Français contraint de s’être réfugié en Hollande pour ses opinions religieuses.

Son nouvel ami, le présenta comme tel au comte de Lippe.

L’abbé de Ganges était, nous l’avons dit, intelligent et instruit. Il avait l’art de plaire. Le comte de Lippe, qui cherchait pour son fils, – l’enfant avait neuf ans, – un précepteur, proposa à ce Français si sympathique et si injustement persécuté de se charger de l’éducation du jeune garçon. Le réfugié accepta avec l’empressement que l’on devine… Une vie nouvelle, pour lui, le réprouvé !... le salut définitif…

Cet homme étrange, attachant malgré tout pour qui, sans passion aujourd’hui, l’étudie, présentait un mélange, un peu déconcertant, d’instincts pervers, de passions sinistrement violentes et de qualités solides.

Désormais, il ne va plus dévoiler que ces qualités. Subtil, entreprenant, zélé, il sut capter si bien la confiance du comte de Lippe qu’il devint très vite le conseiller intime dont, en tout, on prend l’avis… Quelque chose comme une « Éminence grise » dont l’action secrète se manifeste puissante… et d’ailleurs, pour l’État, pour le prince, bienfaisante.


Des années passèrent. Le soi-disant Lamartellière avait su inspirer à son jeune élève, sur qui il avait pris le plus complet ascendant, autant d’affection que d’admiration. Il sut également inspirer à une autre personne de la petite cour un autre genre d’attachement…

Cette personne était une jeune parente de la comtesse de Lippe, que celle-ci aimait comme une fille et qu’elle gardait auprès d’elle.

L’abbé de Ganges, séduisant, entouré de la sympathie et de l’estime générales, paré de la poésie de l’exil et du malheur, dont l’action est si puissante sur une jeune âme romanesque, captiva l’intérêt de la jeune fille. Il voulut se faire aimer d’elle et y réussit pleinement. Il semble même qu’elle ne lui refusa rien…

L’abbé prit comme confident de cette aventure romanesque et utile, qui pour lui était inespérée (même s’il aimait sincèrement), son élève, qui atteignait alors sa seizième année.

Il se fit de ce jeune homme un allié sûr, un séide dévoué, décidé à lui apporter une aide entière, afin qu’il pût conquérir le but qu’il poursuivait : le mariage avec sa jeune maîtresse qui folle d’amour, souhaitait autant que lui cette consécration de leur union…

C’est elle qui, avec toute la fougue de la jeunesse, fit l’aveu de cet amour à la comtesse de Lippe. A celle-ci elle cacha, bien entendu, une part de la vérité, mais elle lui déclara son ardent désir d’épouser le séduisant précepteur.

La comtesse, malgré toute l’estime et aussi toute la gratitude qu’elle avait pour l’éducateur de son fils, qui aussi avait su rendre à l’État de si importants services, fut stupéfaite et même indignée.

Elle expliqua à sa jeune parente, et sans pouvoir cacher qu’elle était outrée, que c’était un peu trop d’ambition de la part d’un roturier dont on ne savait ni les origines, ni la famille, d’aspirer à s’allier avec une maison souveraine. La cousine de la comtesse de Lippe devenir Mme Lamartellière ! Une telle mésalliance était impossible !

Désespérée, la jeune fille alla rejoindre son amant et lui répéta les paroles de la comtesse de Lippe.

L’abbé de Ganges, on peut le croire, avait prévu cette réponse, et sa décision était déjà prise. Il avouerait son vrai nom, puisque sa naissance était le seul obstacle à un mariage qui assurerait son avenir.

Vaniteux, plein de confiance en l’influence qu’il avait acquise à l’égard de la maison du comte de Lippe, ne concevant peut-être pas quelle horreur avait été soulevée par son crime, – horreur que son nom évoquait ; – il se flattait, prouvant qu’il était gentilhomme, d’être immédiatement  agréé lorsqu’il aurait décliné sa vraie personnalité.

Dès que sa maîtresse lui eut fait part des objections de la comtesse de Lippe, il sollicita de celle-ci une audience. Reçu tout de suite, il demanda avec respect et assurance à la comtesse si, après les services qu’il avait rendus depuis sept ans, elle jugeait équitable, en récompense, de s’opposer à son bonheur ?

Elle lui dit qu’elle était prête à lui accorder toutes les récompenses qu’il méritait en effet, mais des récompenses raisonnables, et que son audace était grande d’oser ambitionner, étant donné le nom qu’il portait, un mariage qui le ferait son allié.

- Le nom que je porte n’est pas le mien, madame, répondit-il ; des circonstances fatales m’ont obligé à le prendre pour en cacher un autre trop connu, qui m’appartient en propre – et qui n’est pas le nom d’un roturier…

- Qui êtes-vous donc ? demanda la comtesse intriguée. Si, comme vous paraissez l’indiquer, vous êtes de « famille », ce n’est pas le manque de fortune qui s’opposera…

Il osa alors dire la vérité. Sans appréhension, semble-t-il, malgré quelques précautions oratoires, mais non sans orgueil, car ce nom de Lamartellière pesait à sa fierté. Il se croyait d’ailleurs indispensable et était sûr de triompher.

- Mon nom est connu de Votre Altesse. Je le lui ai entendu prononcer plusieurs fois à cause de la célébrité fatale qui y est attachée… c’est le nom d’un malheureux qu’un moment d’égarement, de passion irrésistible, et que je maudis, a poussé au crime… Je suis l’abbé de Ganges…

A cette révélation inattendue, la comtesse resta un moment sans voix, glacée d’étonnement, d’horreur et d’indignation. Elle regardait, éperdue, cet homme effroyable, dont le crime avait fait frémir l’Europe et qui, depuis des années, vivait chez elle, qui avait instruit et élevé son fils…

- L’abbé de Ganges… prononça-t-elle enfin d’une voix tremblante. Vous êtes l’abbé de Ganges ?... Vous êtes ce scélérat en exécration au monde entier ! Et je vous ai confié mon fils ! Et vous vivez sous mon toit depuis sept ans ! Ah ! si vous dites vrai, quittez à l’instant même le château, la ville, la principauté !... Mais non ! mon devoir est de vous faire arrêter et reconduire en France pour que vous y subissiez votre châtiment…

L’abbé, atterré malgré son habituelle maîtrise de soi, balbutiait quelques mots de défense quand son élève entra. Sa mère avait élevé la voix. Il venait défendre son cher précepteur, à l’égard duquel, malgré la révélation faite, il ne partageait pas l’horreur de la comtesse. Il pria et supplia celle-ci. Tout ce qu’il obtint, c’est que le faux Lamartellière eût licence de se retirer sans être inquiété, mais sur-le-champ, dans un autre pays, et qu’il ne reparût jamais.


L’abbé de Ganges, mesurant son erreur, reconnaissant l’opprobre à lui attaché, s’enfuit sans attendre. Il put indiquer toutefois à sa jeune maîtresse le lieu de retraite qu’il choisissait. C’était Amsterdam. La jeune parente de la comtesse de Lippe l’y rejoignit bientôt.

Elle savait qui il était, elle l’aimait néanmoins avec une ardeur fervente. Tous deux s’épousèrent. A Amsterdam, ils vécurent des subsides que leur faisait passer l’ancien élève de l’abbé, qui refusa toujours de voir en lui un criminel sans excuses.

La vie de l’ancien abbé de Ganges fut d’ailleurs exemplaire par la suite. Auprès de sa femme qui, quand elle fut majeure lui apporta quelques biens, il mena une conduite sans reproches… Repentir sincère ou prudence hypocrite ?... On ne l’a pas su… Mais, converti au protestantisme, admis au consistoire, versé dans les sciences et la philosophie, de mœurs rigides et paisibles, le fait est qu’il fut entouré, et cela jusqu’à sa mort, de l’estime générale… Sa psychologie réelle reste énigmatique… Ah ! s’il avait écrit ses mémoires… mais eût-il dit la vérité ?


Et le marquis de Ganges ? Son histoire, à lui aussi, fut mouvementée et singulière. Il avait été, nous l’avons vu, condamné à la confiscation et à la déportation.

Après l’arrêt, on le mena à la frontière de Savoie et, là, il fut laissé libre.

Il resta quelques années à l’étranger, puis, quand l’émotion provoquée par le crime fut atténuée, quand surtout sa belle-mère, Mme de Rossan, qui l’avait poursuivi avec tant d’acharnement, fut morte, il osa, avec discrétion du reste, rentrer en France. Il gagna, sans être trop remarqué, son château de Ganges et y vécut caché, sous la sourde protection de M. de Baville, intendant du Languedoc, qui savait qu’il avait rompu son ban, mais qui lui était favorable à cause du zèle religieux dont il faisait montre.


Douze années passèrent ainsi, et un événement nouveau vint animer l’existence monotone du marquis de Ganges. Son fils venait d’avoir vingt ans et venait de se marier. Riche des biens de sa mère, beau, aimable, il avait épousé Mlle de Moissac, fort riche elle-même et très belle. Mais, peu après son mariage, ayant été appelé aux armées, le jeune homme n’avait pas voulu laisser seule sa jeune femme, et il prit le parti de la conduire au château de Ganges, afin de la mettre sous la garde de son père, le marquis.

Fatale idée ! Protection bien mal choisie ! La jeune femme n’avait accepté qu’avec répugnance de se retirer dans ce château, théâtre d’un crime horrible, qu’elle connaissait comme tout le monde, et auprès de ce beau-père, le marquis de Ganges, complice de ce crime et dont elle avait tant de fois entendu, dans son enfance, prononcer le nom avec horreur.

L’aspect du marquis de Ganges l’étonna. Il avait la quarantaine un peu passée, mais il ne semblait pas trente ans, et il était toujours le plus séduisant des hommes. Ce n’était pas ainsi que la jeune femme avait imaginé un criminel aussi odieux.

Tout l’épouvantait cependant dans ce sombre château où son jeune époux l’avait amenée, puis laissée… Tout lui parlait du drame horrible dont sa belle-mère avait été victime… Elle habitait la chambre même où la marquise de Ganges avait lutté contre ses assassins, avait été contrainte de boire l’affreux poison. Elle couchait dans le lit d’où la malheureuse était sortie pour implorer ses bourreaux, où elle s’était rejetée, défaillante, essayant de se soustraire à la mort… Sous le fenêtre se trouvait la cour où la victime avait sauté pour fuir… Et, dans la ville, elle entendait les récits du crime que lui faisaient les dames qui y avaient assisté et qu’elle interrogeait avidement, avec une curiosité surexcitée par une terreur éperdue.

Elle avait peur… Elle avait peur surtout du marquis de Ganges, avec qui, à toute heure, elle se trouvait en tête à tête. Cet homme si beau, si séduisant, lui faisait horreur, – plus horreur que s’il eût été laid, vieux, contrefait. La surprenante apparence de jeunesse qu’il avait gardée semblait pour elle un artifice diabolique. Avait-il fait un pacte avec le démon ? Ou bien n’était-il pas plutôt un démon incarné… Devant lui, elle était tremblante, affolée…

Que devint-elle quand elle aperçut qu’il l’aimait ? Elle voulut d’abord ne pas comprendre le sens de certaines paroles, de certains regards…

Bientôt elle ne put plus douter. Le marquis, au mépris de tout sentiment paternel, s’était épris d’elle dès qu’il l’avait vue.

Dès après le départ de son fils, il chercha ouvertement à se faire aimer. Il renvoya une suivante, compagne d’enfance de sa belle-fille, que celle-ci avait amenée avec elle à Ganges. Seul avec la jeune femme, il put librement tenter de la séduire, et il devint si pressant qu’elle vivait dans l’angoisse, passant les nuits tout habillée, sans dormir, redoutant une intrusion violente de cet homme qu’elle comprenait capable de tout pour assouvir son désir.

A bout de forces, à bout de peur, elle se résolut, malgré sa gêne, à implorer la protection de son mari. Elle rédigea une lettre où elle disait l’effroyable aventure, et, pour déjouer la surveillance de son beau-père, fit écrire l’adresse par une dame de la ville et envoya porter secrètement la lettre à la poste de Montpellier.

Le jeune mari, quand il reçut cette missive, se trouvait à Metz (il était capitaine de dragons). Bouleversé par ce qu’il apprenait, revoyant soudain sa mère agonisante, se souvenant des accusations portées contre son père, il se maudit d’avoir confié à cet homme capable de tout la femme qu’il aimait. Sans hésiter, en toute hâte, il prit la poste pour Versailles et, là, demanda une audience au roi, aux pieds duquel il se jeta, montrant la lettre, suppliant qu’on forçât son père à retourner en exil, où il lui ferait tenir l’argent nécessaire pour vivre selon son rang.

Louis XIV ignorait que le marquis de Ganges fut rentré en France. Il donna aussitôt l’ordre qu’on l’arrêtât et qu’on instruisît son procès avec la dernière rigueur.

Le marquis put fuir cependant. Le comte de Ganges, son quatrième frère, ayant appris la décision du roi partit aussitôt pour Ganges et le prévint. Le marquis passa dans le Comtat Venaissin, où il se trouvait relativement en sûreté…

Ce fut sa dernière aventure. L’histoire de cet homme s’arrête-là…

Ce ne fut pas la dernière aventure par quoi la famille de Ganges se signala scandaleusement à l’attention du siècle. La fille du marquis et de la marquise eut aussi son roman… Mais ce n’est plus un roman de crime et de mort… C’est le roman passablement scabreux d’une très jeune femme très innocente et d’un très vieux mari assez immoral…

FRÉDÉRIC BOUTET.

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